Raphaël Lesage savait que son existence allait bientôt changer de façon radicale. Il se gardait bien d’en avertir son entourage, surtout sa femme. Il demeurait le même, mais il était déjà, à l’intérieur de son être, si différent qu’il avait du mal à se reconnaître quand il se regardait le matin dans la glace pour se raser. Il était capable de faire bonne figure et de tromper son monde. Cette habitude, il l’avait héritée de son enfance. Chaque fois qu’il dédaignait un plat qu’avait cuisiné sa mère, il feignait pourtant de l’apprécier, de peur de perdre l’affection de celle qu’il aimait tant. « Me voici comme un serpent qui prépare sa mue », répétait-il sur un air de rengaine.
La révolution se préparait lentement, sans bruit. D’instinct, il avait compris que les décisions les plus bouleversantes de la vie se prennent toujours dans le silence. C’était ainsi. Il fallait qu’il fît attention à ne rien trahir de sa métamorphose. Le travail lui appartenait en propre. Les membres de sa famille devaient rester étrangers à cette transformation. Il reconnaissait cette part insaisissable de lui-même. Adolescent, il avait mis ses parents devant le fait accompli, de partir en Inde, seul, pendant un mois de vacances, avec des moyens de fortune. Les lamentations de sa mère n’avaient en rien entamé sa détermination. Au retour, le même scénario s’était reproduit au sujet de son orientation professionnelle. Le jeune homme de dix-huit ans avait annoncé qu’il ferait des études de médecine pour être « chirurgien ou rien ».
« Il me faut me dessaisir de ma vie. » Raphaël avait lu cette phrase quelque part ; il ne se souvenait pas vraiment dans quel ouvrage il avait pu glaner ce propos. Celui-ci sonnait bien, avait le ton des bonnes résolutions et contenait aussi un sens hermétique. Une voix intérieure lui avait intimé l’ordre de mettre à exécution cette sentence. Il la ruminait sans cesse comme par peur de l’oublier.
— Monsieur Lesage, il y a déjà trois patients qui vous attendent. Vous avez à peu près une heure de retard, déclara la secrétaire, sur un ton calme.
Et elle disparut.
— Merci, Victoire, merci. J’arrive.
Le neurochirurgien semblait avoir été tiré de sa torpeur. On eût dit qu’il fermait un rideau pour clore la scène de ses pensées. Il bondit de son fauteuil, comme un lapin qui voudrait échapper à la course-poursuite du chasseur, et se dirigea vers la salle d’attente.
Il appela la première patiente de l’après-midi. C’était une jeune femme d’une trentaine d’années, élégamment vêtue, qui referma aussitôt le roman qu’elle était en train de lire. Raphaël essaya d’en apercevoir le titre, mais il n’y parvint pas. Il vit seulement que c’était un ouvrage de Maupassant.
Mme Dubois s’assit, puis s’apprêta à sortir le dossier médical et une IRM de son sac plastique, à raconter l’histoire de la maladie et à transmettre la demande de consultation émanant de son médecin généraliste.
— Que lisiez-vous, madame ?
La patiente qui s’attendait à tout, sauf à cette question, se mit à fixer le chirurgien, comme si elle s’était trompée d’adresse.
— Cela vous intéresse ?
— Oui, beaucoup.
— C’est Une vie, de Guy de Maupassant.
— Et quelle en est l’intrigue, puisque j’ai vu que vous étiez très absorbée par la lecture de ce roman et presque arrivée à la fin ?
— C’est l’histoire d’un fils qui délaisse sa mère alors que celle-ci lui voue un amour infini… Je suis professeur de français, vous comprenez. Cet ouvrage est au programme pour l’épreuve du baccalauréat. Alors, je le relis.
— Et qu’aimez-vous dans ce livre ?
Mme Dubois se demandait où ce chirurgien si réputé voulait en venir, sans doute pas à l’objet de la consultation. Elle le regarda à nouveau et comprit qu’il attendait instamment une réponse.
— L’affection de cette mère est silencieuse, bienfaitrice, à l’inverse de l’attitude du fils, laquelle est prodigue…
Le mot « silencieuse » résonna dans le cœur de Raphaël comme si la scène qu’il venait de repousser s’ouvrait de nouveau sur le spectacle de sa vie intérieure. « La quête de signification, personne n’y échappe », pensa-t-il. Il lui fallait retrouver du sens dans sa propre existence afin de réinsuffler de la vie à cette patiente en attente de soins, avec comme préalable que l’enseignante ait manifesté le désir d’être vraiment guérie.
— Ah oui ! Je comprends.
Un espace de profondeur venait de se créer, ce qui eut pour effet de lui réchauffer le cœur.
— Expliquez-moi ce qui vous arrive. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— J’ai un anévrisme cérébral découvert à cause de violentes migraines. Mon médecin traitant m’a dit de prendre un avis auprès d’un neurochirurgien, car il se pourrait qu’il y ait un risque de rupture.
Le professeur Lesage sortit le CD de l’IRM et se mit à examiner attentivement, sur son ordinateur, les différentes coupes du cerveau. Puis il fit allonger la patiente.
— À ce jour, l’examen neurologique est cliniquement normal. L’anévrisme que vous présentez peut très bien rester quiescent toute votre vie ou se rompre de façon brutale. L’intervention comporte aussi un risque : celui d’une hémorragie. Il est de mon devoir de vous informer.
— Et si l’anévrisme venait à se rompre, que se passerait-il alors ? demanda-t-elle, l’air inquiète.
— Vous risquez, pour le moins, de présenter une aphasie, c’est-à-dire la perte de l’usage de la parole, qui pourrait être régressive ou définitive. Et au plus, vous pourriez avoir une hémiplégie bilatérale ou décéder brutalement ! Voilà qui est dit !
— Vous avez la réputation d’une grande habileté… Alors, allons-y pour l’intervention chirurgicale, précisa tout de go Valentine Dubois, qui comprit tout à coup à quoi servait le grand calendrier comportant des zones hachurées et disposé devant elle.
— Fixons un jour, s’il ne vous faut pas plus de réflexion… Souhaitez-vous un délai rapide ou long, sachant que la première date disponible n’est pas avant un mois et demi ?
— Si c’est possible, je souhaiterais le 1er octobre.
— Disons le 1er octobre à huit heures trente ; vous rentrerez la veille. L’infirmière vous donnera des explications pratiques après la consultation ainsi qu’un rendez-vous d’hospitalisation. Mais, au fait, puis-je savoir pourquoi vous choisissez cette date ?
— Pour deux raisons : c’est mon anniversaire – j’aurai trente ans – et, deuxièmement, c’est la fête de sainte Thérèse de Lisieux, une sainte très populaire…
— Je vois, je comprends…
Sur ces propos, l’enseignante quitta le chirurgien. Ce fut au tour du patient suivant. C’était une femme forte, d’une cinquantaine d’années, et qui lisait une revue people sur les jumeaux de la princesse Charlène.
Le même scénario se reproduisit. Le professeur Lesage introduisit Monique Burzette dans son bureau, la regarda, lui sourit tout en lui demandant :
— Ils s’appellent comment ?
La femme parut perplexe et ne comprit pas immédiatement le sens de la question.
— Pardon ? fit-elle.
— Les jumeaux de Monaco. Quels sont leurs prénoms ?
— Jacques et Gabriella. Mais je n’ai quand même pas attendu la consultation pendant plusieurs mois et je ne suis pas venue vous voir pour évoquer l’actualité des people…
— Détrompez-vous, c’est un sujet qui peut m’intéresser !
Et à peine eut-il reçu une réponse qu’une autre question suivit. Il s’aperçut que sa patiente était incollable sur le couple de Monaco, qu’elle se nourrissait de tous ces savoureux détails et les mémorisait. Elle lui expliqua que, effectivement, elle suivait la vie de la dynastie du Rocher. C’était pour elle comme une deuxième famille. Tous les événements piquaient sa curiosité et la divertissaient d’un mortel ennui, depuis qu’elle était veuve et qu’elle avait perdu une de ses filles.
Raphaël aimait s’introduire au cœur de l’existence de ses malades avant de faire effraction dans leur corps. La patiente présentait une hernie discale lombaire hyperalgique qui, en plus de la douleur, entraînait une relative impotence fonctionnelle, limitant notamment ses déplacements. Il était important que Monique Burzette retrouvât l’usage de la marche afin d’élargir son périmètre pour des balades dans la campagne. Et cette fois-ci, la première date libre fut acceptée, à condition que ce ne fût pas un vendredi.
Le célèbre chirurgien ne concevait pas de réaliser simplement une prouesse technique. Il fallait que son acte fût empreint de compréhension et de sympathie pour le patient. Toute cette stratégie intérieure lui demandait beaucoup de mobilisation, d’attention à l’autre et de temps. Mais maintenant il n’imaginait pas faire autrement.
* * *
C’était l’heure de la visite. Raphaël Lesage aimait particulièrement ce moment qui lui permettait déjà d’avoir un aperçu des résultats obtenus par ses patients. Un instant de vérité, mais, qui plus est, une rencontre authentique avec l’être humain se cachant dans le malade. Le praticien se sentait ainsi assuré d’enlever toute la charge négative que ce dernier avait pu ressentir au cours de son séjour hospitalier. Il voulait en quelque sorte donner à cet épisode particulier de la vie la saveur d’un souvenir agréable. Nul ne lui avait jamais dit s’il y était parvenu. L’important était sans doute, pour lui, qu’il eût mobilisé toutes ses forces pour tenter d’atteindre cet objectif.
— Bonjour, monsieur Delheure. Combien comptez-vous de doigts ?
— Trois.
— Parfait. L’intervention a réussi. Le chiasma optique est indemne. Vous pourrez reprendre bientôt vos marathons… Ils sont toujours d’actualité ?
— Tout à fait. Vous avez bonne mémoire, professeur.
Le chirurgien se dirigea vers la chambre suivante.
— Séverine, pouvez-vous aller récupérer, dans la salle d’attente de consultation, une revue Gala sur la famille de Monaco ? Je l’ai entraperçue hier après-midi. Elle a des chances de s’y trouver encore, si personne n’a eu l’idée de la subtiliser.
L’infirmière s’exécuta et revint très vite avec le magazine en question. C’est alors que le praticien dit à toute la cohorte qui l’accompagnait :
— Maintenant, nous pouvons entrer.
Il tendit l’hebdomadaire à sa patiente.
— Bonjour, madame Burzette. Vous pourrez ainsi me donner des nouvelles de la famille princière.
Elle ne sut comment elle devait réagir, face à ce geste si familier qui lui faisait terriblement plaisir. Après quelques instants d’hésitation, encore sous l’effet de la surprise, elle se risqua à demander :
— Mais comment savez-vous que cela m’intéresse ?
— Vous lisiez une telle revue, lors de votre première consultation.
— Oui, fit-elle, tout étonnée.
— Avez-vous encore votre sciatique dans la jambe droite ?
— Non. Quand je me suis réveillée après l’opération, j’ai tout de suite senti que la douleur avait disparu.
— Très bien, je vous félicite. L’intervention chirurgicale a parfaitement réussi. Je vous complimente d’avoir été une bonne patiente !
— Mais je n’ai rien fait, moi. C’est vous que je dois féliciter ! rétorqua tout de go la quinquagénaire.
Ne voulant pas s’attribuer de mérites qui lui semblaient ordinaires, Raphaël fit un petit signe de la main et sortit de la chambre. Et tout l’équipage de blouses blanches disparut avec lui, laissant Mme Burzette pantoise, perdue au milieu de mille pensées. Ses collaborateurs restaient toujours perplexes devant sa façon de procéder, ignorant de quelle façon le professeur Lesage arrivait à se souvenir des détails qui habitaient la vie de ses nombreux malades. C’est ainsi qu’il pouvait demander d’emblée des nouvelles du chien de Mme Amélie Loiron qui avait été quelque peu hésitante à se faire opérer de sa tumeur cérébrale, n’ayant trouvé personne pour la garde de son épagneul breton. L’assistante sociale du service avait été chargée d’apporter une solution de toute urgence… avant la survenue de potentielles complications.
Il fut content de terminer sa visite aux récents opérés, pour se retrouver seul un instant dans son bureau. D’une manière tout à fait inattendue, il se mit à écrire quelques lignes à l’ordinateur dans un dossier qu’il créa et qu’il intitula Nouvelle maladie. Il se demandait depuis quand cet étrange mal, solidaire de ses moindres mouvements et de ses plus infimes pensées, qui habitait toutes les sensations de son corps et qui ne le quittait plus désormais, s’était emparé de lui. L’urgence était de le consigner par écrit comme pour l’épingler et empêcher sa diffusion, voire sa contamination. Il ignorait de quand datait l’incubation – sans doute –, lente, secrète, torpide, du mal dont il souffrait et qui commençait à se répandre largement dans tous les secteurs de sa vie.
La revue people venait d’avoir eu pour effet de réveiller tout un pan de son existence. Il se revit une vingtaine d’années auparavant, jeune chirurgien débutant et qui, à l’aube de ses trente ans, avait épousé Anne Lafleur. C’est sans doute son aspect secret qui avait séduit la jeune femme. En effet, Raphaël n’était pas de nature à s’emporter. Il était posé et semblait avant tout réfléchir.
Anne avait rencontré son futur mari dans une soirée entre étudiants. Sa meilleure amie, Léa, en faculté de lettres, comme elle, fréquentait à l’époque un étudiant en médecine. Anne s’était trouvée très vite sous le charme de Raphaël, sans doute parce qu’il n’avait pas tendance à fanfaronner, à se mettre en valeur, mais qu’il en imposait néanmoins par son silence ainsi que par sa qualité de présence. Elle aimait ce charme discret qui donnait une large place à l’autre et le faisait exister à la mesure de sa demande. Elle considérait Raphaël comme un être profond et aimant. À la vérité, près de lui, elle se sentait rassurée. Très vite, elle avait compris qu’il serait l’homme de sa vie, probablement parce que cette certitude se logeait dans l’implicite, comme si toutes les certitudes devaient se construire au lieu d’être évoquées à peine ébauchées. Avec cet homme, son aîné de deux ans, Anne avait trouvé un équilibre et une force secrète et tranquille. Elle n’allait pas lui demander d’exprimer ses émotions, car il ne l’avait jamais fait auparavant. Très économe de ses paroles, il lui avait pourtant témoigné une attention et une délicatesse sans mesure. Tous deux semblaient se comprendre sans avoir besoin de se parler. C’est sans aucun doute cette complicité qui les unissait.
Un an après leur rencontre, ils avaient décidé de se marier. Pour Raphaël, c’était comme une évidence, peut-être en raison des qualités de douceur et de sérénité dont Anne faisait preuve. Il entamait alors son internat pour devenir chirurgien. Le jeune homme qu’il était savait que ses parents auraient préféré qu’il attendît la fin de ses études. Mais il ne s’en remit pas à leur choix. Les réflexions des aînés, une fois encore, n’avaient eu aucun effet sur la détermination prompte et certaine de leur fils. Celui-ci avait toujours eu la propension à décider seul, vite et bien, sans laisser les réflexions des uns ou des autres, si opportunes fussent-elles, influencer son choix. À vrai dire, il comprit, quelques années plus tard, qu’il avait toujours voulu ne pas dépendre de ses parents et orienter sa vie avec des goûts et des valeurs fort différents des leurs. Mais, comme un fils bien éduqué, il n’avait pas souhaité faire de vagues, entrer en conflit ouvert avec ses aînés.
Anne lui permettait justement de pouvoir réaliser ce à quoi il aspirait, sans questionnement, sans intrusion, avec un respect total de sa personne. Raphaël avait compris qu’avec elle il existait, la plupart du temps, un accord implicite, tant leurs personnalités abritaient les mêmes valeurs.
L’épouse, de deux ans plus jeune, venait d’obtenir son agrégation de lettres et sa nomination à la faculté. Tout semblait sourire à ce couple qu’aucun heurt au quotidien n’abîmait. Pourtant, un an après le mariage, ce fut la première grossesse d’Anne ; celle-ci fut fort compliquée, en raison d’une naissance gémellaire et d’un diabète gestationnel. Un des faux jumeaux mourut in utero, et seul survécut Alexandre, né par césarienne et de façon prématurée. Raphaël, qui n’avait jamais imaginé une telle situation, se trouva fort déçu de cette difficile venue au monde de son fils. Mais il n’avait jamais voulu épancher ses états d’âme, notamment auprès de sa femme, ce qui aurait eu pour effet d’alourdir les circonstances de la naissance. Pour lui, cet épisode était en quelque sorte un échec. Et en revivant ces émotions, il comprit combien secrètement il avait souffert de la perte de cette fausse jumelle.
Deux ans plus tard naquit Sophie. Le couple Lesage fut au comble du bonheur, à l’arrivée de cette petite fille, née sans problème particulier. « Sophie ? avait récriminé Anne. Tu veux donc qu’elle soit doublement sage, à porter un tel prénom qui rappelle le sens de son patronyme. Il n’y a vraiment rien d’autre qui te plaise ! » Raphaël, comme à son habitude, s’était obstiné. Anne n’avait pas tenté d’infléchir l’avis de son mari, car elle savait d’avance que c’était peine perdue. Au fil du temps, elle avait compris que Raphaël avait une autorité naturelle. Elle en acceptait les effets, car, à ses yeux, il ne s’agissait jamais d’un comportement tyrannique mais de la certitude absolue d’avoir fait le meilleur choix, sans hésitation préalable et sans révision nécessaire. Elle avait donc accepté de bonne grâce ce prénom qui, au demeurant, ne lui déplaisait pas.
Il lorgna la pendule qui lui faisait face. Il devait retourner dans le service et descendre au bloc opératoire pour ne pas être trop en retard. Dans son bureau, lorsqu’il travaillait, le tic-tac relativement bruyant remplaçait la douce voix de Victoire qui avait l’habitude de lui rappeler ses rendez-vous et qui veillait sur lui comme une vraie gouvernante. Il ferma le dossier enregistré dans ses notes personnelles, puis il sortit de la pièce, se dirigea vers l’office, y avala à toute vitesse un café bien corsé et descendit les cinq étages très rapidement. Car jamais il n’utilisait l’ascenseur. Il profitait de l’usage de ses membres, se plaisait-il à dire. Par son métier, il comprenait la souffrance de ceux qui ne peuvent pas se mouvoir. Il en tirait parti, comme une course contre la montre.
Dans le sas opératoire, un patient attendait. Le professeur Lesage alla le saluer avant qu’il ne sombrât totalement dans le sommeil de l’anesthésie. Puis il se prépara. En se lavant les mains et en se brossant les ongles, il éprouva une étrange sensation : celle de découvrir ses mains comme pour la première fois. Il inspecta la longueur de ses phalanges émaciées et la couleur de la peau. Il lui sembla que ses extrémités n’étaient pas les siennes. À l’instant, il se demanda comment il allait pouvoir manier le bistouri si celui-ci ne lui obéissait pas. Il se prit alors à penser à sa petite chienne, Nadoune, qu’il avait caressée avant de partir au travail, à la texture de son poil ras et soyeux. Et la sensation bizarre disparut alors. Il mit sa tenue de salle d’opération et l’infirmière vint l’aider.
L’homme qu’il était en train d’opérer s’était tiré une balle dans la tête. Celle-ci était venue se loger près du rocher, en regard du nerf facial. De façon certaine, il en résulterait une paralysie faciale droite définitive qui ferait grimacer le quinquagénaire désabusé. Mais ce dernier était en vie. Que fallait-il demander de plus ? Le chirurgien extirpa la balle, la regarda comme un trophée et ne sut que penser. Il devint perplexe et dit seulement à l’équipe qui l’entourait :
— Gardez-moi le projectile et faites-le déposer dans mon bureau.
Il observa ses mains couvertes de sang et réfléchit à la tentative de suicide de l’homme esseulé. Il avait mis tout son talent au service de l’acte opératoire. Et pourtant, pendant que certains réparaient, d’autres détruisaient. « Quel travail de Sisyphe ! pensa-t-il. Quel désespoir pouvait donc bien habiter cet homme pour qu’il en vînt à agir ainsi ? »
Il lui sembla qu’une douleur pareille à une décharge électrique venait de diffuser dans sa joue droite, comme par magie. Il n’y fit pas attention, mais une deuxième secousse d’intensité plus violente se produisit.
À la visite, le lendemain, il s’avança, seul, vers la chambre du suicidant, ignorant encore de quelle façon il allait aborder le patient sans l’offenser. Il frappa. Aucune réponse ne lui fut donnée en retour. Il fit retentir les coups de façon plus intense, mais seul le silence lui fit écho. Il recommença une troisième fois et, devant l’absence de réponse, il se risqua à entrer.
— Bonjour, monsieur, fit-il à l’homme enfoui dans ses draps, sans doute honteux d’avoir à échanger avec le chirurgien. Je suis le professeur Raphaël Lesage ; c’est moi qui vous ai opéré.
Le malade lorgnait le badge fixé à la blouse et semblait ne plus vouloir en décoller les yeux, comme pour mémoriser de manière définitive le nom de son bienfaiteur. Et peut-être le maudire en secret.
— Comment allez-vous ce matin ?
Paul Delval soupira et répondit d’une voix caverneuse :
— Je suis encore là !
Le professeur Lesage avait plongé les mains dans ses poches et enserrait la mitraille qu’il avait extraite du crâne de son patient. Ce dernier le fixa au fond des yeux. Son regard était rempli d’une profonde détresse.
— Avec quelle arme avez-vous fait cela ?
— Un fusil de chasse, celui de mon père.
— Et pourquoi donc ?
— C’est une longue histoire ! Ce n’est pas votre métier d’écouter ce genre de discours…
— Détrompez-vous ! Cela peut m’intéresser.
— À quoi bon vivre ?
— Et à quoi bon mourir ? pourrais-je vous rétorquer.
— C’est tellement difficile…
Et le chirurgien n’en sut pas davantage. Il sortit alors la balle de sa poche et la lui montra.
— Regardez ! Ce morceau de plomb a mieux à faire que d’aller se loger dans votre tête ! Ne serait-ce que de rester tranquillement à dormir dans une armoire fermée à clé!
L’homme voulut toucher son crâne, mais il s’aperçut que celui-ci était protégé de bandes qui devaient lui donner une apparence de momie.
— Bien sûr, on a dû vous raser le crâne…, mais cela n’est pas important. L’intervention a bien réussi. Promettez-moi…
Raphaël n’eut pas le temps de terminer sa phrase, car son patient poursuivit :
— De ne pas recommencer !
— Oui, c’est exactement ce que j’allais vous dire, car vous auriez pu mourir ! Je garde le projectile, si vous n’y voyez pas d’inconvénient ! Je le mets dans mon bureau, dans la vitrine. Mais il vous appartient. Disons que c’est « un bien » que nous aurons en commun ! fit-il en affichant un large sourire que lui rendit Paul Delval. Je vous reverrai en consultation dans trois semaines. Vous aurez quelques soins à votre sortie.
— Si je suis encore là…
Le professeur Lesage retourna dans le couloir où l’attendaient les autres médecins. Il leur montra la munition.
— Sans commentaire !
Et toute la cohorte se dirigea vers la chambre suivante.
* * *
Les patients que le chirurgien avait rencontrés en ce jour avaient ouvert sans le savoir et sans le vouloir une porte sur sa vie intérieure. Avec le temps, celle-ci était de moins en moins robuste et de plus en plus poreuse. Il lui semblait que celui qu’il était resurgissait malgré lui, avec l’utilisation d’un mot, d’une expression. Et le plus souvent au moment le plus inopportun. Son enfance jaillissait comme une source sous pression. Elle avait la saveur d’un délice dégusté à contretemps. Et toutes les paroles avaient le pouvoir d’irriter et de réveiller des souvenirs, des sensations oubliées. Ce n’était alors plus un roman de Maupassant dont il s’agissait, ou une revue people, mais bien une intrusion dans la biographie de Raphaël Lesage. Et son silence le plaçait face à cette quête de sens, sans cesse différée, mais que les propos des patients venaient désormais interroger. Les propos des patients résonnaient en lui comme autant de brèches faites dans un mur de béton.
Et il se mit à penser au fils indigne de Maupassant. Et si c’était lui ? Et s’il en abritait des pans entiers de ressemblance ? Raphaël était né après un frère, Patrick, de trois ans son aîné. Ses parents qui n’avaient voulu que deux enfants avaient secrètement espéré que le deuxième serait une fille. C’est pourquoi Raphaël avait porté un prénom mixte qui avait été choisi bien avant sa naissance que le nouveau-né soit fille ou garçon.
Il avait conclu que son arrivée avait laissé ses parents dans l’insatisfaction et le regret. Nourrisson et déjà décevant ! Il l’avait compris quand à l’école, plus tard, à l’appel, la nouvelle enseignante cherchait du regard dans la colonne d’élèves à qui correspondait ce prénom. Il n’était jamais certain d’habiter l’identité qui était la sienne. Ainsi, le concernant, le destin s’était trompé de sexe. À se partager la fratrie avec une fille, la place de chacun eût été plus simple. Mais très tôt il lui apparut que rien ne serait facile dans sa vie.
Il apprit de sa grand-mère maternelle que sa mère avait failli mourir à sa naissance. Il était donc celui par qui la difficulté advenait. C’est sans doute pour cette raison également qu’il avait choisi une profession compliquée.
Il se souvenait que, dans son enfance, il avait toujours été rêveur et relativement secret. Il rechignait à se livrer. Ses parents avaient beau insister pour connaître le contenu d’une journée à l’école, ils étaient renvoyés à la case départ, comme une fin de non-recevoir. Ces adultes qui l’entouraient semblaient ne rien comprendre à l’enfant sage qu’ils avaient et qui se comportait déjà comme un petit adulte. En somme, Raphaël ne réclamait rien, comme s’il était d’ailleurs et qu’il ne voulût pas faire connaissance précisément avec les grandes personnes qu’étaient ses parents.
Il se rappelait avoir surpris une conversation entre eux alors qu’il avait huit ou neuf ans. « On dirait qu’il ne nous aime pas, disait sa mère, et qu’il ne se sent pas bien avec nous. » Raphaël n’avait jamais essayé de se sentir proche d’eux. Pourtant, ceux-ci cherchaient à avoir des activités de loisir avec lui. C’est ainsi qu’il avait appris le tennis avec son père. Il aimait le battre, se montrer plus habile, plus rapide que lui. En peu de temps, le fils avait compris la technique, l’avait maîtrisée. Il avait dépassé son père. Ce n’est pas tant ce sport que Raphaël appréciait surtout, mais davantage la compétition avec son aîné.
Raphaël s’était souvent demandé si la communication avec ses parents n’eût point été plus facile si ceux-ci n’avaient pas été tous deux instituteurs. Ce métier avait pour lui un air de gravité et de devoir. Pour les parents, il leur semblait être passés à côté de leur enfant, sans en percer le mystère.
Désormais, plus le temps passait et plus Raphaël paraissait ne plus vouloir rien manifester de ce qui se produisait en lui. Pourtant, un bouillonnement intérieur était à l’œuvre. Raphaël éprouvait des sensations étranges qui lui donnaient l’amère impression de ne plus habiter son corps. Il avait noté que des décharges électriques sillonnaient de façon très fréquente sa joue droite, que de fortes migraines le tenaillaient, qu’une torpeur intense s’abattait soudain sur lui et l’empêchait de se mouvoir à sa guise.
Mais pendant combien de temps allait-il pouvoir faire semblant et sauver l’apparence et le cadre de sa vie quotidienne ? Sa maison lui semblait bien vide depuis la rentrée. Ses enfants étaient désormais étudiants. Ils avaient quitté le domicile parental et vivaient à Paris, au cœur du Quartier latin, dans un petit appartement situé dans un immeuble laissant découvrir le parvis de la basilique Notre-Dame. Pour lui, plus encore sans doute que pour son épouse, ce départ avait été difficile. Il lui apparaissait que la vie avait tout simplement déserté son domicile et qu’il lui fallait réinventer un autre style d’existence. Cette solitude lui rappelait par bien des aspects celle de son enfance dans les affres de la communication avec ses parents. Et il cherchait à en comprendre le sens.
Il lisait de plus en plus souvent des livres de philosophie. Il ne parvenait plus à demeurer au seul niveau de son acte technique opératoire. Il lui fallait désormais accéder à une dimension de sens qui lui permettrait de saisir l’aspect caché des occurrences. Il voulait bien comprendre pourquoi Paul Delval avait souhaité réduire à néant son existence. Il connaissait le plaisir de faire revivre, de redonner au corps le plein exercice d’une fonction tandis que d’autres s’acharnaient à vouloir amputer et limiter cet organisme vivant. Deux logiques radicalement opposées s’affrontaient !
Peut-être allait-il trouver, dans le Traité du désespoir du philosophe Kierkegaard, des éléments de réponse ? Il avait toujours désiré chercher l’usage et la signification des choses. C’est ainsi qu’il s’était passionné pour l’anatomie afin de comprendre les différentes fonctions du corps et les observer de visu dans l’acte opératoire.
Jusqu’à présent, il ne s’était jamais vraiment posé de questions essentielles, celles qui sont dérangeantes et qui restent sans réponse et sans certitude. Désormais, il éprouvait une vraie soif de vérité, une faim de plénitude. Il restait un irréfragable affamé et assoiffé de beauté, de mystère, de quête de lui-même et des autres.
Comment allait-il réussir à conserver pour lui-même un état d’être vivant, à maintenir un lien au plus profond avec ses propres sensations ? Les souvenirs se dévidaient et prenaient une acuité impressionnante. Il n’arrivait plus à contenir toute cette charge émotionnelle. Il lui fallait donc rompre avec cette charge de plomb et recommencer autrement une nouvelle vie.
* * *
Quand Raphaël revint chez lui, la nuit était tombée depuis longtemps en ce mois de novembre. Comme à son habitude, il avait passé le plus clair de son temps à l’hôpital. À sept heures le matin, il quittait son domicile pour être sûr d’être à l’heure au bloc opératoire où un programme toujours chargé l’attendait. L’après-midi était consacré aux consultations ou aux cours qu’il donnait à la faculté en sa qualité d’enseignant. Tout au long de l’année, ses journées étaient ainsi remplies par un excédent de travail, mais elles étaient aussi dédiées à une passion : celle de sauver des vies humaines, de soulager des souffrances, de rectifier certaines erreurs de la nature, d’infléchir la trajectoire d’accidents de parcours.
Telle était l’existence du professeur Raphaël Lesage. Et le quinquagénaire ne trouvait rien à redire à ce rythme effréné. Il n’avait pas vu passer les années depuis son mariage avec Anne et faisait encore, à cinquante ans, comme s’il en avait vingt de moins, sans jamais ménager ses efforts.
— Tu rentres de plus en plus tard, lui lança son épouse. C’est une constatation. Ce n’est pas un reproche. Tu dois être exténué !
— Je ne sais pas. À la vérité, je ne me pose jamais cette question. De toute façon, j’aurai l’éternité pour me reposer outre-tombe !
— Oui, mais avant ce futur, il y a le quotidien, le présent…
Raphaël devenait de plus en plus laconique au fil du temps, aussi bien avec sa famille qu’avec ses amis. Il n’avait plus rien à dire, il paraissait avoir fait le tour de tous les sujets. De façon de plus en plus fréquente, il rechignait à sortir le dimanche, lui qui adorait traîner dans les musées ou se promener dans la nature.
— Tu sais, lui dit Anne, il y a en ce moment une exposition sur Klimt. Il ne faut pas que nous la manquions.
Il revenait maintenant à Anne de rappeler à son mari ce genre de divertissements, ce qui ne se serait jamais produit auparavant.
— Je ne crois pas que je t’accompagnerai…
— Ah bon ? Et pourquoi donc, Raphaël ? Ce serait bien la première fois…