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Introduction…

D’aucuns diront que peu de vies méritent d’être racontées. Moi, je suis d’avis qu’il ne faut ni être sublime et méga riche, ni moche, mais vraiment spéciale, pour être intéressante. On peut se trouver paumée au milieu de tout ça.

Moi, ça m’intéresse la vie des gens ordinaires.

La vie des filles un peu dépressives, mais pas vraiment. La vie des filles souvent incohérentes, qui achètent des légumes bio, mais vont aussi manger au McDo, qui trient scrupuleusement leurs déchets, mais oublient d’éteindre les lumières et prennent leur voiture pour faire cent mètres.

La vie des filles qui ont des gosses et qui adorent ça, mais aussi la vie de celles qui en ont et sont complètement à bout. Et puis, bien sûr, la vie de celles qui n’en veulent pas.

La vie des célibataires par choix, ou de celles qui en souffrent.

La vie de celles qui s’aiment bien et de celles qui s’aiment moins.

La vie de celles qui ont trouvé leur voie et puis la vie de celles qui sont complètement perdues.

La vie des filles ni rebelles, ni blasées, ni exaltées, ni putes ni soumises, mais à la rigueur un peu récalcitrantes...

La vie des vraies filles, quoi…

C’est schizophrénique parfois…

Samedi 8 décembre, 13 h 30 – Le Pain Quotidien, avenue Louis Lepoutre

— Toi évidemment, tu ne peux pas piger ! Les conflits identitaires et communautaires, ce n’est clairement pas ton problème ! répondis-je brutalement à Sidney, au Pain Quotidien, alors que nous déjeunions.

Certaines relations amicales ou amoureuses permettent ce type de liberté arrogante. C’est ce qui arrive quand on connaît quelqu’un tellement bien qu’on lui dit exactement ce qu’on pense, au moment précis où on le pense. Sidney est ce genre d’amie pour moi.

Face à cette réaction disproportionnée, ma pote, tacitement au courant de son statut de punching ball, crut bon de ne pas envenimer la discussion tendue qui nous animait depuis le début du lunch. Je suis d’origine marocaine et je me plains, dès que j’en ai l’occasion, de ma difficulté à retrouver un boulot, malgré un CV que j’estime être plus que correct. Pour des raisons de facilité évidentes, je préfère attribuer cette période de non-activité à l’hostilité du monde face à mon patronyme « orientalisant », plutôt qu’à ce qu’on pourrait appeler « ma propre incompétence passagère ». Je me plais également à ignorer superbement ce monstre sans visage que l’on appelle la crise et qui tient, entre ses griffes impitoyables, le marché de l’emploi européen. La crise, je m’en tape.

Excédée, j’en rajoutais sur la complexité de me sentir Marocaine en Belgique et Belge au Maroc. Je déballais mon lot de frustrations et, pour le coup, je n’étais pas simplement de mauvaise foi, j’incarnais la mauvaise foi.

— À Bruxelles, je suis toujours considérée comme une étrangère et à Casa, quand je vais voir mes grands-parents, je suis toujours la petite Belge trop gâtée et surtout trop occidentale. Je suis universitaire, j’ai fait un parcours décent, j’ai même essayé d’être prof. Et pourtant, je galère ! Et ne me parle pas de la crise, par pitié ! Olivia et Louise, elles enchaînent les jobs, elles. Limite, Oli a dû choisir entre deux offres afin d’accepter ce poste dingue dans une maison de disques. Bien sûr, je ne m’appelle pas Michiels ou Goosens, moi. C’est sûr que Nour Habani, c’est un peu plus exotique !

Sidney était agacée et elle mettait à nouveau en pratique ce truc qu’elle avait découvert dans un magazine et qu’elle prétendait très efficace : se concentrer sur un détail ridicule quand quelque chose vous exaspère. Elle me fixait intensément, de ses yeux aussi bleus que la pierre de la bague Yves Saint Laurent qu’elle portait à l’index, se concentrant sur les boucles brunes qui s’agitaient autour de ma tête pendant que je parlais. Ça marchait visiblement, car elle commençait à sourire. Et Sid est encore plus belle quand elle sourit. Ça sonne comme une évidence, mais ça ne l’est pas pour moi ! J’ai connu personnellement des gens dont le sourire, loin d’illuminer le visage, pouvait carrément l’enlaidir. Sidney était donc moqueuse, mais très belle ce jour-là. Je lui trouve très souvent une ressemblance avec l’actrice américaine Sienna Miller. Traits délicats, nez parfait, bouche fine, mais ourlée, regard rieur, elle pourrait être la petite sœur de la star.

— Je ne vois pas ce qui te fait rire, Sid. Je suis une marginale et ce n’est pas facile à vivre tous les jours. Je voudrais bien te voir à ma place !

Elle s’excusa, tout en pensant que, si je traversais un moment pénible depuis que j’avais été contrainte de quitter le petit appartement que j’habitais, pour retourner, faute de moyens, vivre chez mes parents et qu’elle se devait de tenter de me comprendre (la punching-ball-friend est, par définition, masochiste et, donc, aussi une amie compatissante), cela ne l’empêchait pas de considérer que les problèmes identitaires faisaient, au contraire, partie de son histoire familiale. Née d’une mère néerlandophone, issue d’un milieu très aisé, et d’un père francophone, lui-même très bourgeois, Sidney a grandi au cœur de tensions que j’ai toujours du mal à prendre au sérieux, tant elles me semblent absurdes. Sa mère a fait d’excellentes études en français et s’est toujours efforcée de le parler avec sa belle-famille, négligeant, dans la foulée, d’apprendre à sa fille la seconde langue nationale. Son père, quant à lui, ne maîtrise que peu le néerlandais, ce qui a d’ailleurs toujours rendu dingue la grand-mère maternelle de Sid. Celle-ci est, en effet, parfaitement bilingue, comme la plupart des néerlandophones, et se plaît à humilier son gendre, un ancien pilote de course reconverti en marchand de vin, en lui répondant systématiquement en français lorsqu’il tente quelques efforts pacificateurs en néerlandais. Le flamand approximatif de Sidney est le résultat de cette querelle linguistique familiale et d’un enseignement francophone pas vraiment à la hauteur du statut bilingue, voire même trilingue, de la Belgique.

Elle tenta, tout de même, une petite dose du second degré prudent dont elle a le secret :

— Attends, mais être Belge de souche en Belgique, ce n’est pas non plus facile tous les jours. Nous sommes en guerre, sans blessés, O.K., mais en conflit communautaire tout de même !

Elle n’a pas vraiment tort, quand on y pense… Être Belge peut être tendance à l’étranger, quand tu t’appelles Dardenne, Poelvoorde ou Damiens, mais c’est également schizophrénique parfois pour certains d’entre nous.

Je n’avais, néanmoins, pas envie de le reconnaître et, pour toute réponse, je grognai, la bouche pleine.

Sid, qui, d’habitude, adore me faire sortir de mes gonds, se garda, cette fois, de me signaler qu’au-delà de mon nom de famille, je suis le propre frein à ma réalisation professionnelle. Je rêve d’un job qui me donnerait envie de me lever le matin, qui me permettrait de devenir, aux yeux de tous, le personnage passionnant que je suis convaincue d’être au plus profond de moi-même. Je rêve d’une vie moins morne et d’une carrière excitante à l’instar d’Olivia qui évolue dans le milieu qui la passionne depuis toujours : la musique. Je ne demande pas grand-chose ! Je n’ai juste pas vraiment envie de me faire chier au quotidien.

Elle eut également envie de me faire remarquer que Louise, elle, avait été moins exigeante, en acceptant un poste dans une administration communale. Mais elle ne dit rien. Elle n’avait visiblement pas la force de se battre pour me faire comprendre, mais surtout admettre, que la conjoncture économique impose certains sacrifices nécessaires, comme celui d’accepter, à l’instar de la plupart de nos camarades universitaires désabusés, un job alimentaire.

— T’as été faire un tour chez Kure récemment ? me dit-elle, espérant changer de sujet.

— Non, Sid, je ne mets plus un pied dans les magasins tant que je n’ai pas les moyens de subvenir à mes besoins.

Elle me scrutait à nouveau, pour trouver un détail divertissant sur lequel focaliser son attention et transférer son agacement. Je lui étais reconnaissante de ne pas me rappeler que j’aurais mieux fait de faire des économies, au lieu de dépenser des sommes dingues dans l’ameublement d’un appartement dans lequel je n’avais vécu qu’un an pendant que je n’étais qu’en CDD.

— Moi, en tout cas, je dois aller faire mes courses de Noël cet aprèm ! poursuivit-elle, imperturbable.

Coupant court à la tirade que je m’apprêtais à débiter sur la récupération commerciale de Noël, tout comme celle de la Saint-Valentin, jours de grâce pour les confiseurs et fleuristes, Yaël fit irruption dans le restaurant.

Nous étions installées au rez-de-chaussée du Pain Quotidien de l’avenue Louis Lepoutre, la plus parisienne des avenues bruxelloises, qui, avec ses airs de boulevard haussmannien, se trouve apparemment être un cadre prisé par les réalisateurs en quête d’un décor « français » à moindre budget.

Je déteste manger à côté de parfaits inconnus, comme le prévoit le principe de la table d’hôtes revisitée par l’enseigne belge, mais, l’établissement étant bondé, nous n’avions pas eu d’autre choix que de nous asseoir à la grande table centrale.

— Ma mère m’a libérée ! cria-t-elle, essoufflée, mais heureuse, ce qui me mit instantanément la chanson de La Reine des neiges en tête.

— Une mère juive, ça peut être méga envahissant, mais qui d’autre pourrait savoir, avant que je le lui annonce, que mon fils est malade ? Elle a débarqué chez moi et a décidé de s’en occuper cet après-midi. David, lui, bosse comme d’hab ! Du coup je me suis empressée de vous rejoindre juste après avoir dévalisé le magnifique magasin de déco pour enfants Mama’s Corner ! ajouta-t-elle, extatique.

Yaël est Juive et moi je suis à moitié Arabe et, croyez-le ou non, ce n’est absolument pas l’objet d’un quelconque débat. Nous ne sommes pas les porte-parole passionnées d’une possible paix au Proche-Orient, ni le symbole d’une tolérance interculturelle, nous sommes juste hyper potes.

Et comment ne pas l’aimer ? Yaël a probablement les plus beaux cheveux du monde. Ils sont longs et épais et elle en fait ce qu’elle veut. Elle peut les lisser ou y faire des boucles, le résultat est toujours réussi et naturel. Elle a également une peau d’un blanc parfait, celui qui est presque lumineux en hiver mais qui bronze au premier soleil. Elle a un long visage ovale, des yeux en amande presque verts et de très longs cils. Yaël pourrait jouer dans une série télé italienne, vous savez, le genre de programme où il n’y a que des canons.

Elle jeta bruyamment son sac Céline sur une chaise et son manteau sur une autre, faisant, comme d’habitude et probablement sans s’en rendre compte, de grands gestes qui ne pouvaient qu’attirer l’attention sur elle. Yaël se fait toujours remarquer, mais on ne peut pourtant pas s’empêcher de l’apprécier, elle est souriante et positive. Elle est aussi indécise, susceptible et snob, mais cela ne se remarque pas directement. Je pense souvent que, si je l’avais rencontrée aujourd’hui, son insupportable perfection apparente m’aurait rendue malade. En effet, tout semble lui sourire, elle est du genre de celles qui vous donnent des envies de meurtre. Diplômée avec succès, mais femme au foyer par choix, elle est mariée depuis plusieurs années avec son premier mec, David, jeune associé d’une entreprise d’import-export qui semble se développer malgré la crise. Mère depuis un peu moins d’un an, elle a décidé de se consacrer à sa famille tant que sa « situation le lui permet », comme elle se plaît à répondre avec humour à ceux qui voient en elle une jeune femme trop gâtée, au dressing trop rempli. Elle fait partie de ces mères impliquées, mais indépendantes, qui adorent laisser leurs mioches aux bons soins des autres.

— Alors, qu’ai-je raté ? lança-t-elle, un rien trop enthousiaste à mon goût.

— Nour envisage de changer de nom de famille et de faire une grève de shopping symboliquement contestatrice.

— Et Sidney devient aussi peu marrante que les avocats pompeux qu’elle côtoie quotidiennement.

— Je vois que j’arrive au bon moment pour arbitrer une discussion plus qu’intéressante !

— Comment va le modèle réduit ? demanda Sid, soulagée de pouvoir se lancer dans une discussion moins tendue.

En effet, Yaël a parfaitement intégré que, n’ayant pas d’enfant, nous ne voulons pas vraiment savoir en détail comment va son bébé, en parler est donc souvent curieusement l’occasion de passer à un registre plus léger.

— Super ! Mon fils est le plus beau ! Non, mais vraiment ! Je ne dis absolument pas ça parce que c’est le mien, mais sérieux, vous avez vu ses yeux ?

Sa voix était montée subitement dans les aigus, ce qui avait fait se retourner brutalement le serveur. Il apportait à nos voisins de table un immense panier de viennoiseries, accompagné de toutes les pâtes à tartiner vendues également à la caisse. L’enthousiasme de Yaël m’arracha un sourire.

— Vous pensez quoi des parents qui partent en week-end sans leurs gosses ? lança-t-elle.

— Je pense que c’est encore leur seul moyen d’avoir un peu d’intimité dans un monde où l’enfant est roi et grignote l’espace vital des parents aussi vite que les épisodes de Twilight se sont enchaînés au ciné ! Regardez-moi, j’ai 30 ans et j’habite toujours chez eux, comment peuvent-ils espérer avoir une vie privée, avec ma présence dans les parages depuis plus d’un quart de siècle ? Sans compter que mes deux sœurs ont colonisé la région quatre ans déjà avant ma naissance ! Vous vous rendez compte que cela fait bientôt trente-cinq ans que mes parents ne sont plus un couple, mais une colonie ! répondis-je, toujours comblée de pouvoir donner mon avis.

Je suis la cadette d’une famille qui compte trois filles. Mes parents forment un « couple mixte », comme le désigne politiquement correctement le langage actuel. Mon père est d’origine marocaine, ma mère est Belge, j’ai été élevée le cul entre deux chaises et le cœur entre deux cultures. Je ne suis pas vraiment musulmane, mais je ne mange pas de porc, je ne suis pas catholique, mais j’adore Noël. J’ai les cheveux aussi frisés que ceux de ma grand-mère marocaine, mais ils ont chopé la couleur brune un peu fade de ceux de ma mère. Je trouve qu’il faut prendre soin de ses parents, mais je ne supporte pas la manie qu’ont mes tantes de penser que la famille est une entité unique, qui annule les individualités. Je suis culturellement bipolaire, je suis sûrement un peu apatride en même temps. Et je suis surtout infiniment reconnaissante envers mes parents d’être si tolérants à l’égard de ma personnalité particulièrement affirmée et de mon incapacité pathologique à me lancer dans la vie active.

— Il faut absolument bousculer un peu le schéma classique, balayer les a priori et tenter de redéfinir la famille comme une source d’épanouissement, et non d’oppression, dis-je, solennelle.

— Tu veux du schéma classique ? Écoute ça : la première fois que mes parents sont partis en week-end sans nous, j’avais 18 ans et mon frère 15. Bon, par contre, on a eu des baby-sitters tous les samedis soir depuis ma naissance, mais jamais plus d’une soirée, dit Sidney, consciente que ses parents forment un couple « autosuffisant » comme il en existe peu (ce qui n’a rien de rassurant, si on y réfléchit bien).

— Ma mère est partie plusieurs fois en vacances sans nous, cela ne me choque pas outre mesure, mais, à en croire ma chère belle-mère, je suis une mère indigne, rien que d’oser y penser ! s’exclama Yaël, ragaillardie par mon discours engagé.

— Suzanne est adorable, mais prête-lui le coffret collector de Sex and the City, qu’elle comprenne que la mentalité féminine a un tout petit peu changé ces vingt dernières années…, ajoutai-je, emballée.

C’était sans doute la remarque de trop, car elle m’ignora et poursuivit :

— David m’a donné carte blanche pour organiser un citytrip entre Noël et Nouvel An et, vous vous en doutez, à la simple évocation de ce petit voyage, ma mère a déjà équipé tout son appartement pour recevoir mon fils.

Nous avions perdu Sid, qui souriait sans vraiment écouter. Elle ne pouvait s’empêcher de songer, comme chaque seconde de chaque minute de ses journées, à Charlie, son patron. Sid bosse, depuis bientôt deux ans et demi, dans un petit cabinet d’avocats qui compte deux associés principaux, une jeune avocate (elle-même) et deux secrétaires. L’un des deux partenaires, Charlie, un homme d’une quarantaine d’années, marié et père d’une petite fille de 6 ans, est devenu l’objet de son obsession, depuis ce soir de juin où ils ont travaillé tard tous les deux sur un dossier. La chaleur, la fatigue (et le décolleté plongeant de Sid) aidant, Charlie, conscient que chaque parcelle du corps de Sidney vibrait pour lui (et probablement alerté par sa tenue), l’avait embrassée. Depuis, ils se voient épisodiquement, lorsque Charlie le décide. Pris de remords de manière quasi bimensuelle, il la menace de mettre un terme à leur histoire, mais revient toujours vers elle, une fois calmé.

Charlie est-il un salaud ? Je n’en ai aucune idée, je ne le connais pas.

Charlie est-il est un homme respectable, en proie aux doutes et à la culpabilité, victime de sentiments irrépressibles pour sa jeune collègue ? C’est possible.

A-t-il tout simplement envie de s’envoyer en l’air sans conséquences ? C’est probable.

Sidney n’en sait absolument rien non plus et je ne suis pas certaine qu’elle se pose la question. Elle n’a jamais osé nous en parler, prétextant une surcharge de travail lorsqu’elle voit Charlie en cachette.

— Sid, tu ne vas pas me dire que je dois la laisser me traiter d’« arrogante petite séparatiste » ?

Dans un emballement théâtral qui me surprit moi-même, je ponctuai mon exclamation en déposant brutalement mon verre de limonade à la framboise sur la table. Sortie de sa rêverie, Sidney ne mit qu’une fraction de seconde à comprendre qu’il était question de l’avenir de la Belgique. Yaël, la Juive, et moi, la demi-Marocaine, toutes deux nées en Belgique, nous adorons ce débat. Yaël, attachée aux traditions, bilingue et convaincue que les Flamands ont beaucoup à nous apprendre en matière de mode, prône le maintien de l’union entre les différentes communautés. Tandis que moi, provocatrice née et fondamentalement francophone, je clame haut et fort que le rattachement de la Wallonie à la France n’aurait que des avantages.

— On aurait pu avoir Carla Bruni comme première dame, tu connais plus glamour ? Et puis, Yaël, tu dois te faire à l’idée que les Wallons et les Flamands, c’est un peu comme Roméo et Juliette, la Cigale et la Fourmi, Kim Kardashian et le basketteur insipide auquel elle a été mariée pendant cinq minutes avant Kanye West, bref une histoire qui finit mal.

— Nour, n’oublie pas que tu es Bruxelloise, le rattachement de la Wallonie à la France, si ça se fait un jour, ça se fera surtout sans toi. Et puis, comment peux-tu avoir envie d’être Française, alors que tous les Français rêvent, quant à eux, d’échapper à leur régime fiscal en venant s’installer chez nous ?

La serveuse nous interrompit.

— Bonjour, Madame ! Une tartine « saumon œufs mimosa » et un thé, comme d’habitude ?

Yaël acquiesça, en décrochant ce sourire dont seule elle a le secret et qui attire systématiquement la bienveillance des serveurs et vendeurs en tout genre.

— Comment tu expliques qu’elle nous dit à peine bonjour, alors qu’elle se rappelle carrément ce que tu aimes manger ? m’indignai-je.

Pour toute réponse, j’eus droit à ce même sourire et je compris, mieux que si Yaël m’avait tenu un long discours, que le charme est un atout inné et que celui de mon amie est sans conteste une arme redoutable.

L’être humain interprète souvent mal la sollicitude altruiste de son prochain…

Lundi 10 décembre, 18 h 45 – Delhaize Molière

J’errais depuis un bon moment dans les rayons du supermarché. Je devais cuisiner le lendemain pour deux copines et je n’arrivais pas à me décider, persuadée que l’inspiration me viendrait au détour des allées remplies de produits attirants. Tous les diététiciens affirment qu’il ne faut pas faire les courses le ventre vide, sous peine d’acheter n’importe quoi. Moi, après avoir bouffé, j’ai vraiment envie de tout sauf de faire des courses ; je vois donc difficilement comment le commun des mortels pourrait appliquer ce conseil absurde. Je vais donc au supermarché quand ça m’arrange, c’est-à-dire de manière tout à fait imprévisible.

Après une demi-heure ponctuée par divers coups de téléphone, j’avais finalement tranché. J’avais opté pour une lasagne et un gâteau au chocolat, que j’allais tenter de réaliser moi-même en m’inspirant des recettes que j’avais trouvées sur Internet pendant que je faisais mes courses. Cuisiner est loin d’être ma passion (je dois même avouer que ça me saoûle la plupart du temps), mais, en consultant les blogs d’amateurs ou en regardant Top Chef, j’ai toujours envie de croire que je suis, moi aussi, capable de réaliser des « muffins au caramel beurre salé et amandes croquantes » ou des « croustillants de langoustines à la verveine et leur bavarois de carottes », le tout sans avoir prévu le truc et en utilisant ce qu’il y a dans mes armoires. Consciente qu’il vaut mieux ne pas tester de nouvelles expériences sur des amies dont je ne souhaite pas la mort, je m’étais résignée et avais choisi une facilité toute relative pour la débutante que je suis.

À la caisse du supermarché, j’adore regarder ce que les autres clients ont acheté, considérant que le contenu d’un sac de courses en dit long sur une personne (pas comme lire dans les pensées de quelqu’un ou inspecter son historique de recherches dans Google, mais presque).

Cet homme devant moi par exemple : il avait déposé sur le tapis roulant un litre de jus d’orange fraîchement pressé, un plat préparé par un chef pour Delhaize à réchauffer au micro-ondes, une pizza surgelée aux fruits de mer, une bouteille de vin blanc, une petite brique de lait et un pot de glace Häagen-Dazs. Je décidai que cet homme était célibataire – plat unique et petite bouteille de lait – qu’il devait gagner sa vie relativement correctement – le jus d’orange frais était hors de prix, le vin semblait être un bon cru et il avait choisi la marque de glace la plus chère –, qu’il n’aimait pas perdre son temps à cuisiner ou qu’il ne savait pas cuisiner. Son emploi du temps devait être variable, car il semblait faire des courses au jour le jour et ne prévoir que peu de provisions. J’étais fière comme si j’avais gagné un truc. Mon analyse me semblait infaillible. J’étais proche de l’omniscience.

Emballée, je passai à l’examen des achats de la dame qui se tenait derrière moi, elle avait le profil type de la mère de famille débordée. Il était 18 h 45, l’heure à laquelle les femmes au foyer ont donné le bain à leur progéniture, cuisinent et évitent le supermarché ; elle devait donc travailler à pleins-temps. Son chariot débordait de courses : sucreries en tout genre emballées individuellement – sans doute les goûters pour l’école –, boissons sucrées, pâtes, surgelés ; elle devait avoir au moins deux enfants et ils devaient être en bas âge, si l’on en croyait les livres de coloriage qu’elle avait achetés. Elle était visiblement en couple, car elle avait acheté un déodorant masculin ainsi que de la mousse à raser. Je me fis la promesse solennelle que, si un jour je devais vivre avec un homme, je l’obligerais à m’accompagner dans l’éprouvante et angoissante expérience des courses de la fin de journée, voire pourquoi pas, à les faire à ma place. Je souris à cette femme avec la mine complice de celle qui croit avoir tout compris. Je voulais qu’elle sente que je connaissais sa situation, que je la félicitais et la remerciais de ne pas avoir emmené ses gosses avec elle, comme l’avait fait une grande partie des autres mères présentes. Au lieu de se sentir épaulée et soutenue, elle me lança le regard méprisant de celle qui n’a pas de temps à perdre. L’être humain est ainsi fait et interprète souvent mal la sollicitude altruiste de son prochain...

Je surpris une adolescente acnéique dans la file d’à côté qui louchait sur mon panier. Je me demandai soudain quels secrets devait révéler l’analyse minutieuse de mes emplettes, tout en songeant que ma situation particulière de jeune adulte squattant à nouveau chez ses parents brouillait sans doute les pistes d’une analyse rationnelle.

En parfaite assistée, je ne fais les courses qu’en cas de nécessité absolue. Mes parents étant en vacances, je n’avais donc pas le choix. Je déposais méthodiquement sur le tapis roulant de quoi réaliser des lasagnes pour beaucoup plus que trois personnes, les ingrédients pour faire le gâteau au chocolat, mais en deux exemplaires, au cas où je foirerais ma première tentative, du Coca Light, du lait de soja (plus facile à digérer), des chips, du savon pour le lave-vaisselle, du papier toilette, des lames de rasoir pour mon père (j’avais pris la dernière pour me raser les jambes), le Elle Belgique, le Grazia et une tablette de chocolat Côte d’Or au lait, amandes caramélisées et pointe de sel, mon préféré entre tous.

Je jetais un regard de défi à la boutonneuse ; mes achats ne trahissaient pas la vie que je menais. Je n’étais donc pas si transparente ni classifiable d’ailleurs, et j’en éprouvais une sorte de fierté. À moins qu’il ne s’agisse d’une forme de soulagement ? Les magazines trahissaient mon intérêt pour la mode et le chocolat ma volonté, par ailleurs, de ne pas me soumettre aux diktats en vogue, qui vantent la maigreur et les régimes tout au long de leurs pages.

Je ne suis pas vorace, mais j’aime manger. Je conserve la ligne en évitant les excès à répétition et n’ai jamais fait de régime. La plupart de mes amies enchaînent les diètes, sans jamais trouver la formule idéale, alors que, selon moi, justement, la solution miracle (à l’instar du prince charmant, du père Noël et d’un sac de marque à un prix raisonnable), cela n’existe pas ! Une bonne crise (glaces et Nutella sont un must pour se remettre de n’importe quel coup dur) peut être compensée par un lendemain plus sain, c’est ma technique. Bien sûr, je ne peux pas comprendre l’enfer que vivent certaines filles au surpoids évident, mais, parallèlement, je crains les dérives qu’autorisent aujourd’hui médecine et chirurgie esthétique. Récemment, j’avais surpris une conversation complètement dingue dans le tram. Il s’agissait d’une fille, plutôt forte, c’était un fait, qui racontait à quelqu’un au téléphone qu’elle sortait de chez un médecin. Celui-ci lui avait dit qu’il lui manquait dix kilos pour pouvoir prétendre à l’ablation d’une partie de l’estomac ; elle avait ajouté, pour conclure cet échange, qu’elle se donnait deux mois pour les prendre. J’avais découvert avec stupéfaction que la santé est devenue une donnée négligeable qui, sur une échelle de valeurs, se situe bien plus bas que l’apparence.

Une annonce au micro se fit entendre, conseillant aux consommateurs de se rendre aux caisses automatiques pour désengorger les caisses traditionnelles. D’habitude, j’adore ce nouveau système ; il me rappelle mon enfance, lorsque je jouais à la marchande avec mes grandes sœurs. Aussi puéril que cela puisse être, je trouve jouissif de passer les codes-barres de chaque article sur l’infrarouge. Le bip et l’apparition du nom de l’article sur l’écran me procurent une sensation de contrôle et d’indépendance, à propos desquels je devrais clairement m’entretenir avec un psy. N’y a-t-il pas plus de fraude avec ce système ? Est-il possible d’ « omettre » de scanner un article ? Je n’ai jamais osé tester la fiabilité du système, n’ayant clairement pas l’âme d’une aventurière. Alors que la plupart de mes copines ont, toutes, déjà ressenti le frisson du vol à la tire, je n’ai jamais pu m’y résoudre. Je fais partie de ces gens qui signalent une erreur en leur faveur à la caisse d’un magasin, ce qui a le don d’horripiler Sid et Yaël. Elles prétendent que chacun est responsable de son boulot et que les caissières n’échappent pas à cette règle. « Tu crois que, dans la situation inverse, on te ferait remarquer que tu t’es trompée ? La vie, c’est la guerre », a l’habitude de me dire Sidney. Dans ma lancée humaniste, je pense, au contraire, que, si plus de gens pensaient et agissaient comme moi, il y en aurait moins, justement.

Oui, j’adore les caisses automatiques, car elles évitent de devoir lutter avec une caissière qui scanne exprès les articles beaucoup trop vite pour qu’on puisse les emballer en même temps. Je suis prête à parier que certaines d’entre elles trouvent jubilatoire de nous annoncer le montant exorbitant à payer, alors qu’on a à peine empaqueté un dixième de nos courses. Vraiment j’adore les caisses automatiques, mais, aujourd’hui, j’étais trop fainéante pour m’y rendre.

On n’a plus la même définition de ce qui est dingue…

Lundi 10 décembre, 19 h 30 – Appartement de Yaël et David

— T’es mignonne d’être passée nous voir, mais avoue que c’est un peu pénible le moment du bain, non ?

Yaël tentait de garder la face, mais elle était trempée. Son fils Sacha était particulièrement actif dans l’eau et il semblait prendre un malin plaisir à balancer ses jouets précisément au moment où sa mère se penchait vers lui pour tenter de savonner son petit corps dodu.

— Tu rigoles ? J’adore te voir galérer un peu et rentrer chez moi relax, en me félicitant de ne pas avoir d’enfant. Non, franchement, j’apprends beaucoup en t’observant et surtout, quel plaisir de voir Sacha, tout nu, qui fout le bordel dans votre salle de bains digne d’un magazine de déco !

— T’es vraiment sadique parfois, mais je ne peux pas me permettre de te chasser comme une malpropre ; j’ai trop besoin de parler à une personne dont l’âge ne se compte plus en mois. Raconte-moi ta journée, je ne suis pas sortie depuis deux jours, depuis notre déj, en fait. Le petit n’était pas en forme… J’ai besoin d’infos en provenance du monde réel !

— Hum, ce midi, je suis allée me chercher un sandwich chez Caseus, la méga bonne fromagerie, rue Vanderkindere, tout près du bureau de Sid, tu vois ? Je l’ai pris au brie, avec du miel et de la roquette, un délice. Je l’ai mangé en marchant, parce que je n’assume pas encore de déjeuner seule comme une paumée dans l’établissement. J’ai effectué un bref passage de déculpabilisation à la salle de sport, histoire de dépenser la matière grasse ingérée. Non, je déconne, je suis allée chez Zara pour baver un peu et ne surtout rien acheter et puis au Delhaize et… voilà… Tu vois, rien de dingue, la vie d’une célibataire au chômage.

Sacha se débattait pour ne pas sortir du bain. Yaël le tenait sous les aisselles, pendant que le petit lui donnait des coups de pied, mouillant son tee-shirt blanc, qui était à présent totalement transparent.

— On n’a plus la même définition de ce qui est dingue, c’est ça le truc. Pour moi, sortir de la maison est une expédition. Manger autre chose que la purée de légumes, ou les panades de fruits de Sacha, me demande autant d’efforts que si je me cuisinais un repas gastronomique. Je ne suis plus allée chez le coiffeur depuis neuf mois. Je ne te parle même pas de la dernière fois que je suis allée chez l’esthéticienne, parce que je ne m’en rappelle plus. Et si tu évoques ma vie sexuelle, il est probable que je tente de te noyer dans les dix centimètres d’eau tiède dans lesquels mon fils vient sans doute de pisser. Donc, pour moi, tu vois, ta vie est complètement dingue, justement.

Je suivais Yaël, qui se dirigeait vers la chambre de Sacha pour l’y mettre en pyjama et je tentais de la rassurer.

— Je trouverais apaisant, moi, de pouvoir dire que j’ai un mari que j’aime et qui m’aime et un top petit garçon ! Et puis, c’est normal de ne pas faire souvent l’amour quand on est un vieux couple, ce n’est pas de votre faute si vous vous êtes connus à 17 ans. Moi, tu vois, il est encore possible que je finisse seule, vieille, avec plein de chats.

— Qu’est-ce que tu racontes, Nour ? Tu détestes les chats.

— Je crois que, tout comme on peut se résoudre à rester avec quelqu’un que l’on n’aime plus, on peut un jour décider de prendre un chat – ou même plein de chats – pour tromper la solitude…

Sacha n’appréciait visiblement pas qu’on l’habille ; il hurlait comme un possédé, ce qui ne semblait pas perturber sa mère, qui continuait à discuter.

— Tu pourras toujours garder mes gosses pour combattre cette solitude qui semble déjà te peser ; on commence ce week-end ?

— Je te remercie, mais je ne me sens pas vraiment seule pour le moment ; je te rappelle que j’ai la chance d’être retournée vivre chez mes parents.

— Il paraît que le principal, c’est que tu aies un projet de vie ! C’est hyper tendance de faire des projets ! Tu as un projet de carrière, un projet d’éducation pour tes enfants, un projet pour ton couple… Tu prévois absolument tout, comme si c’était possible, comme si la vie, un jour, ne pouvait pas décider de foutre la merde dans ton utopie bien organisée…

Yaël regardait son fils, soudain pensive ; il s’était calmé et tentait de faire entrer l’entièreté de sa main dans sa minuscule bouche.

— Moi, en tout cas, je suis mal barrée niveau utopie, le chômage et le squattage chez les parents à 30 ans, ce n’était pas tout à fait planifié. Bon, faut que je file, je vais au ciné avec ma sœur et Fred.

J’embrassai Sacha sur le front (pour éviter la bave qui luisait sur la moitié inférieure de son visage) et Yaël sur la joue et quittai la chambre du bébé en songeant que, si je ressentais clairement l’envie de quitter définitivement la maison de mes parents, je n’étais pas du tout prête à envisager de fonder, à mon tour, une famille.

Comment pourrais-je en avoir envie, alors que je n’avais clairement pas fini de me construire moi-même ? Certaines filles placent-elles la famille au-dessus de leur propre épanouissement ? Peut-on se dévouer aux autres sans s’être consacré à soi-même d’abord ? Peut-on se dévouer aux autres pour se consacrer à soi-même ensuite ? J’étais loin d’être au point sur la question.

Une paire de Louboutin et des vacances au soleil ?

Mardi 11 décembre, 23 h 30 – Maison de mes parents

Il faisait vraiment froid ce soir, la neige tombait depuis des heures et, si le dîner n’avait pas eu lieu chez moi, je me serais probablement défilée. Je crève de trouille et, au moindre flocon, je n’ose pas prendre ma voiture. Quand je dis « ma voiture », je sous-entends la voiture de ma mère, parce que, moi, je n’ai pas du tout les moyens de m’en acheter une, c’est évident. Je n’ai donc pas de voiture et pas beaucoup de fric et je déteste conduire dans la neige, ce qui est loin d’être un problème pour Olivia, qui s’était dévouée pour aller chercher Louise et la ramener.

Chaque année, depuis le début de nos études, nous avons pris l’habitude de nous réunir pour un dîner de Noël avant l’heure. On s’échange des cadeaux dont le budget ne peut excéder vingt euros et on se rend dingue pour trouver le plus original. Cette année, j’ai reçu un vibromasseur et un bon pour une inscription gratuite sur un site de rencontre payant. À la mine un peu gênée de Louise, j’ai deviné tout de suite qu’Olivia s’était chargée de mes deux cadeaux. J’avais compris le message et c’était un peu désagréable.

Quand on est célibataire, nos proches peuvent facilement savoir depuis combien de temps on n’a pas couché avec quelqu’un et, si on y réfléchit bien, c’est vachement intrusif. En couple, on est supposé avoir une vie sexuelle active, mais néanmoins privée. Célibataire, on devient, dans l’esprit des gens, soit abstinent, soit susceptible d’avoir l’habitude de coucher à droite ou à gauche, et libre à eux de vous ranger dans l’une ou l’autre de ces sympathiques catégories. Je souris jaune à cette idée, tout en mesurant le risque de coma hyperglycémique qui me pendait au nez si je finissais le gâteau au chocolat toute seule, là maintenant. Est-il possible de se suicider au chocolat ? Je décidai de continuer à vivre assez longtemps pour, au moins, décrocher un contrat à durée indéterminée et emballai les restes dans du papier aluminium.

Quand j’étais petite, je partais avec mes parents au Maroc, durant les vacances d’hiver, et ils s’y trouvaient d’ailleurs en ce moment. Mes grands-parents maternels sont morts avant ma naissance, ma mère est enfant unique, ma grande sœur célèbre cette fête avec la famille de Fred, son mari, ce qui ne m’emballe pas des masses. Nous avons donc peu de famille avec laquelle fêter Noël, excepté celle de mon oncle Medhi, qui habite à Paris et est marié à une Française. Pourtant, aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai toujours aimé l’effervescence qui anime Bruxelles à l’approche des fêtes de fin d’année. Les décorations kitsch sur les façades des maisons et dans les rues m’agacent en même temps qu’elles me ravissent, les chants de Noël dans les supermarchés me donnent l’impression de vivre aux États-Unis, et j’adore tomber sur un film de Noël à la télévision. Tout ce qui, normalement, devrait m’écœurer au plus haut point me rend finalement un peu émotive.

Depuis quelques années, je suis invitée chez la grand-mère de Sidney et je dois dire que c’est plutôt sympa de passer des moments avec une famille aussi différente de la mienne, une famille dans laquelle les rapports humains semblent aisés et où il est possible de communiquer sans beugler.

La sonnerie de mon iPhone me fit sursauter. Je reconnus l’image que j’avais attribuée à Sidney quand elle m’appelait et dont la simple vision me faisait marrer. Il s’agissait d’une photo prise lors d’une soirée déguisée, durant laquelle elle s’était glissée dans un déguisement du personnage de dessin animé Bob l’éponge, seuls son visage et ses bras dépassaient de l’énorme forme jaunâtre et elle faisait un doigt d’honneur au photographe.

— Hey, Sid ! Ton appel tombe au parfait moment ; Olivia et Louise sont parties et je viens de finir de débarrasser la table. J’ai de nouvelles anecdotes dingues sur le boulot de Louise à la maison communale, tu vas adorer.

— Cool…, répondit Sid sans entrain.

Il ne m’en fallut pas plus pour comprendre qu’elle n’était pas en forme, ce qui d’ailleurs était rare, mais néanmoins de plus en plus fréquent ces derniers temps. Je la questionnai sur les raisons de ce manque d’enthousiasme, interrogations qu’elle éluda avec la pudeur qui m’énervait et que je ne lui connaissais que trop.

— T’as pas plutôt des infos sur les stars que côtoie Olivia dans les soirées branchées organisées par la maison de disques pour laquelle elle bosse ? dit-elle, pour couper court à la discussion qui l’embarrassait.

Je me résignai et lui répondis sur un ton que j’espérais naturel :

— Tu seras ravie de savoir que je suis conviée à une fête de ce genre le soir du Nouvel An. Oli l’organise depuis des mois. Je te raconterai tout en détail, mais là, tout de suite, je vais t’expliquer quand même que, tous les trois mois, les fonctionnaires qui vont donner du sang récupèrent une journée off. Tu te rends compte ? Ça fait quatre jours en plus par an ! Je crois que Louise a eu quarante-cinq jours de vacances cette année ! J’hésite presque à lui donner mon CV…

Sidney embraya directement :

— Eh bien, tu devrais sérieusement y penser. Je sais que tu nourris d’autres ambitions pour ta carrière, mais, en période de crise, il faut se montrer moins difficile ! Les agences de com et les magazines féminins sont assaillis de candidatures et, pendant ce temps, toi, tu attends qu’on te rappelle ! À ce rythme-là, tu n’es pas près de déménager de chez tes parents !

Je regrettai instantanément de lui avoir fourni le bâton avec lequel elle me battait à présent, j’aurais pu lui répondre sur le même ton et provoquer une crise mémorable, mais je choisis de l’épargner et de mettre un terme à cette discussion désagréable.

— Je sais, Sid, tu as tout à fait raison, Louise part quelques jours au ski demain, mais, dès qu’elle rentre, j’en discute sérieusement avec elle. Tu sais de quoi je rêve à l’instant ?

— D’une paire de Louboutin et de vacances au soleil ? tenta Sidney.

— Je ne dirais pas non, naturellement, mais on ne peut pas toutes vivre la vie de Yaël ; plus modestement, je kifferais de boire un chocolat chaud devant un épisode de Gossip Girl

— T’as toujours pas fini la dernière saison ? Ça fait genre cinq ans qu’elle est en ligne… Bref, O.K., je te laisse. Bye.

— On annonce une suite à la série, je veux absolument être à jour ! répondis-je, trop tard, car Sidney avait déjà raccroché.

Cette situation de clandestinité lui pesait de plus en plus. Depuis notre rencontre à l’école secondaire, il y a quinze ans, Sidney et moi avions toujours tout partagé et il était vraiment pénible pour elle de ne pas parler de Charlie et de la relation (si tant est qu’on pouvait appeler ça une relation) qu’elle entretenait avec lui. Elle se sentait devenir l’une de ses femmes qui vivent dans l’ombre du bonheur d’une autre et cela ne lui ressemblait pas du tout. Elle n’avait jamais été le genre de filles qui s’effacent. Confiante, elle avait tout d’abord snobé Charlie, ce qui avait eu le don d’aiguiser son intérêt pour elle. Tout avait basculé en l’espace d’une soirée et, depuis, elle se sentait perdre pied.

J’avais, quant à moi, raccroché, songeuse et déprimée. Sidney avait raison, je vivais dans l’attente que ma candidature soit repérée parmi une foule d’autres bien plus intéressantes (et plus jeunes), et cela paralysait mon évolution. J’avais postulé auprès de tous les magazines féminins de Belgique, tenté ma chance auprès des agences de communication les plus renommées, mais, en vain, personne ne m’avait encore rappelée. C’était plus qu’une évidence, je devais me prendre en main et arrêter de croire que les rêves que j’avais en tête suffiraient à me démarquer de toutes les filles dont les dents rayaient le parquet, tant elles voulaient, elles aussi, un job sympa. Une boule au ventre, je me lovai dans un des canapés du salon, mon ordinateur sur les genoux et ne me calmai qu’en apercevant à l’écran les silhouettes over fringuées de Blair et Serena, héroïnes de cette série que je détestais adorer. À quel gosse de riche pourri jusqu’à la moelle allaient-elles devoir se mesurer, perchées sur leurs talons de douze centimètres ? Quel complot machiavélique et absolument pas crédible menaçant l’Upper East Side allaient-elles encore devoir déjouer ? C’était tout ce à quoi je voulais bien penser à présent.

Le temps passe tellement vite…

Vendredi 14 décembre, 2 heures – Appartement de Yaël et David

« Je l’aime plus que tout, je l’aime plus que tout, je suis une mauvaise mère si je m’énerve sur lui, pauvre Sacha, ce n’est pas de sa faute s’il pleure en pleine nuit », se répétait Yaël, comme pour s’en convaincre, en traversant le couloir qui menait à la chambre de son fils. Son pied heurta un jouet qui traînait et, bien que cela ne lui fît pas vraiment mal, elle se mit à pleurer à chaudes larmes comme une gamine. Lorsqu’elle pénétra dans la chambre, les pleurs du bébé se firent encore plus puissants, ce qui fit redoubler ses propres sanglots. Elle se pencha, impuissante, sur le lit et se rendit compte que, si quelqu’un avait pu la voir à cet instant précis, il aurait certainement appelé les services sociaux. Il n’y avait aucun risque que ce « quelqu’un » soit David, il dormait comme un mort. Yaël pourrait aussi bien se faire égorger par un serial killer dans leur lit, juste à côté de lui, qu’il ne se réveillerait pas.

Elle prit finalement son fils dans ses bras, il était brûlant. Elle accomplit les gestes qui étaient devenus mécaniques depuis quelques mois et avaient remplacé ceux qu’elle avait l’habitude d’exécuter quand elle n’était encore qu’une fille sans enfant, comme se maquiller, se vernir les ongles, se faire un brushing, taper des messages très vite sur son iPhone ou se verser un verre de vin. Elle lui enleva son pyjama humide, le troqua contre un sec et en profita pour changer sa couche. Elle s’assit, le tenant dans ses bras, sur le fauteuil à bascule vintage qu’elle avait déniché aux puces. Bercé pas les balancements réguliers et le fait que sa mère avait repris ses esprits, le bébé se calma. Yaël le regardait, le cœur serré par la culpabilité. Il était si mignon, même s’il la réveillait plusieurs fois par nuit depuis sa naissance, dix mois auparavant. Elle se sentait honteuse, pensant à celles qui, trois mois à peine après l’accouchement, doivent reprendre le travail et vivent, sans doute, malgré tout, des nuits comme les siennes. Envahie par ce flot d’émotions contradictoires, elle se remit à pleurer. Elle avait pourtant de la chance, elle avait un mari gentil et protecteur, qui travaillait comme un forcené et souhaitait plus que tout la voir élever leurs enfants. De la chance, oui, certainement. Et si ce n’était pas du tout ce qu’elle souhaitait, finalement ? Et si ces trois dernières années avaient simplement été une pause sympa dans une carrière inachevée ? Sacha s’était rendormi, mais Yaël était bien réveillée à présent et elle continua à se balancer dans le noir. Elle se remémorait la fête de départ que ses collèges lui avaient organisée pour la remercier de ses quatre ans d’efficace collaboration chez L’Oréal. Ils lui avaient offert un iPad et un bon d’achat chez Louise 54, un magnifique magasin de l’avenue Louise. Elle avait été émue de les quitter, mais elle était convaincue que c’était nécessaire pour organiser son mariage dans les moindres détails et préparer la venue du bébé qui s’était fait finalement attendre, mais qu’elle avait voulu mettre en route le plus rapidement possible. En étaitelle vraiment convaincue, dans le fond ? En tout cas, David l’était. Il n’appréciait pas qu’elle rentre souvent tard le soir et il estimait gagner suffisamment bien sa vie pour subvenir aux besoins de sa future femme. Sa mère n’avait pas été favorable à cette idée, qui était aux antipodes des valeurs qu’elle avait tenté d’inculquer à ses filles. Pour Miriam, une femme doit assurer ses arrières et préparer son indépendance, trouver sa place à côté de son mari, et non juste en dessous de lui et, pour ça, il faut gagner sa vie. Sa belle-mère, beaucoup plus conservatrice, avait avancé qu’elle pourrait toujours retourner travailler si l’envie lui prenait. Elle n’avait pas écouté sa mère...

Tout ça lui semblait loin, maintenant. Plus lointaines encore, ses études à l’ICHEC Brussels Management School. Elle y avait passé cinq années intenses et, au terme de celles-ci, elle avait été directement engagée chez L’Oréal. Elle avait postulé au bon endroit au bon moment et avait eu un excellent feeling avec le recruteur. Aurait-elle encore la même assurance lors d’un entretien d’embauche ? Elle chassa aussitôt cette idée de son esprit, pensant à la réaction négative que David aurait si elle lui en parlait.

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