Le présent manuel adopte les principes didactiques des programmes du troisième degré de l’enseignement secondaire. C’est dire qu’il ne prétend pas fournir un savoir constitué ou synthétique de la matière, mais, tout au contraire, être la source de séquences ou de « situations-problèmes » permettant aux élèves de s’approprier du savoir littéraire. Il rassemble à cette fin des textes connus et moins connus, anciens et contemporains, des références, des suggestions, bref un matériau volontairement diversifié, décliné en de multiples séquences d’apprentissage. Toutefois cette variété n’est pas anarchique : elle vise à soutenir un enseignement structuré, avec des objectifs précis.
On trouvera donc dans ce manuel :
- des textes destinés à faire réfléchir l’élève aux enjeux citoyens liés à la langue et à l’identité subjective de celui qui vit en Belgique francophone ;
- des pistes pour un savoir littéraire articulé sur les mouvements littéraires les plus importants ;
- une série de domaines thématiques qui livrent des matériaux pour la diversité des apprentissages de la communication et de la littérature recommandés par les programmes du troisième degré.
Chaque extrait peut, à son tour, susciter des travaux personnels, tant en compréhension qu’en production, et faire l’objet de comptes rendus, de débats, ou être le point de départ d’une recherche personnelle ou en groupe. On a veillé particulièrement à lier la littérature avec d’autres médias ; la peinture et le cinéma ont été privilégiés. Une table des auteurs cités, et une liste de propositions de lecture complètent l’ouvrage. Les auteurs espèrent qu’il transmettra à ses lecteurs tout le plaisir qu’ils ont eu à le composer.
La plupart des notions historiques et théoriques utilisées dans ce livre sont explicitées dans :
Pour comprendre l’histoire littéraire belge :
Pour se documenter sur les auteurs belges à l’écran :
http://www.lamediatheque.be/the/auteurs_belges/auteurs/centauteurs.html
L’enseignement de la littérature belge est mentionné dans tous les programmes de français du troisième degré des Humanités générales des différents réseaux de l’enseignement en Communauté française. Il ne fait pourtant pas l’objet d’une rubrique séparée. Des courants littéraires particulièrement féconds en Belgique, comme le symbolisme, et quelques auteurs, comme Maeterlinck ou Simenon, figurent sur les listes de références proposées. Mais comme l’objectif des « compétences terminales » en ce domaine privilégie les « références culturelles françaises, belges et européennes », rien ne permet de distinguer les productions littéraires selon le champ national où elles prennent sens, et rien non plus ne les inscrit dans l’histoire des formes, de la langue ou des genres, bref dans la tradition qui permet de les comprendre effectivement.
Les auteurs de ce manuel sont convaincus de l’utilité des connaissances littéraires, et de leur nécessité dans la formation scolaire. Ceci suppose qu’elles ne soient enseignées ni comme un héritage figé, ni comme l’objet d’une admiration de principe. Les choses ont, à cet égard, beaucoup changé en une ou deux générations. La littérature a en effet perdu une part du rôle qu’elle jouait dans la formation citoyenne. Un homme de cour au XVIIIe siècle, ou un avocat du début du XXe siècle avaient ceci de commun qu’ils pouvaient faire montre de leur connaissance des classiques français (La Fontaine, Corneille…), et que cette connaissance était requise par leur état. Elle constituait en partie leur être social. Ils avaient appris des pages entières de poètes latins et français, et ils savaient les restituer ou en tirer des maximes à bon escient. De leur temps, la conversation lettrée, la fréquentation des théâtres, voire les jeux littéraires (charades, improvisations poétiques, etc.) étaient des vecteurs de sociabilité, donc des savoirs indispensables pour la vie en société. De nos jours, avec l’avènement des médias modernes de communication (télévision, internet…), avec également la quasi-disparition du cursus humaniste traditionnel, ces besoins ont sans doute disparu, ou, tout au moins, ils tendent à disparaître. Mais d’autres leur ont succédé, qui font de la littérature un média tout aussi indispensable, quoique différent.
La littérature est et reste le premier vecteur des usages divers de la langue. Elle permet de parler de soi et des autres, de polémiquer, d’admirer, d’aimer, de comprendre des expériences de vie que l’on n’a pas vécues directement. Elle manifeste les registres comportementaux dans toute leur variété : le rire, les larmes, le désir ou la haine. Elle forme l’argument initial d’autres médias : le scénario précède le film, comme le poème la chanson, le monologue ou le dialogue le théâtre. Elle est l’indispensable support de l’art moderne, à travers les commentaires critiques. Elle reste le média le plus économique et le plus démocratique — un crayon et un papier lui suffisent —, tout en étant requis par les techniques les plus modernes : pas de blog sans communication écrite ! Même des domaines comme ceux du commerce ou de la politique, en apparence bien éloignés du littéraire, mobilisent tous les jours les techniques rhétoriques et argumentatives dont il offre les modèles : ainsi la lettre, le rapport de synthèse, le discours…
Ces exemples relèvent autant des « compétences communicationnelles » que des « savoirs littéraires ». Il est juste et indispensable de dire qu’ils sont inséparables. Car une des définitions partielles possibles de la littérature est celle d’une communication écrite consciente de ses moyens. Le corpus littéraire que le cours de français peut et doit transmettre ne se borne donc pas à un corpus de grands textes ou de grands auteurs. Il en élargit les frontières traditionnelles par la prise en compte de propos argumentatifs ou philosophiques, et par la diversité des formes et des médias (scénarios, bande dessinée…). Pour ce faire, l’enseignant se doit de lier le savoir littéraire à l’histoire dans toutes ses dimensions : culturelles, économiques, politiques, etc.. Pour que les dernières modes ne s’imposent pas comme des vérités d’Évangile, pour qu’un discours critique puisse être construit et transmis, il faut comprendre que les formes et les usages ont une histoire, et que la connaissance de cette histoire est la condition première de la compréhension des textes et des enjeux littéraires. Comment comprendre Hugo sans avoir lu Shakespeare et Racine ? Stendhal sans les réformes linguistiques de la Révolution française ? Proust ou Breton sans la révolution symboliste ?
La didactique du français vise à apprendre à apprendre. Mais apprendre, c’est d’abord mobiliser des savoirs pour aller plus avant. Dans le domaine littéraire, apprendre, c’est donc se documenter dans un cadre construit qui comprend notamment :
- la compréhension des productions littéraires dans leur contexte et dans leur histoire, ainsi que
- la maîtrise des composantes linguistiques et esthétiques de la littérature1.
Pour ce faire, il importe avant tout que la littérature soit intégrée par les élèves comme un objet familier, et non pas seulement comme une réalité produite par et pour l’école. Il faut leur montrer la part qu’elle prend dans leur consommation culturelle, dans le cinéma, la chanson, la télévision même. Mais il faut en même temps qu’ils apprennent à lire beaucoup et rapidement, c’est-à-dire sans effort. Aucune anthologie ne se substituera jamais au livre, au recueil de poèmes ou à la pièce de théâtre. Les œuvres doivent être lues dans leur intégralité. Il faut aussi faire découvrir des niveaux de langue et d’élaboration stylistique très variés. Pas question donc de borner les consignes de lecture à la « littérature de jeunesse », dont les qualités, bien réelles, ne vont pas sans diffuser un niveau de langue trop homogène. Il faut lire et faire lire comme une activité quotidienne, deux livres par mois au moins.
Quelle part la littérature belge prendra-t-elle dans cet apprentissage ? Doit-elle faire l’objet d’un apprentissage séparé ? Et pourquoi ?
Ces questions, notons-le, ne font pas l’objet d’un consensus comparable à celui dont jouit l’enseignement de la littérature en général. La question même de savoir s’il existe une « littérature belge », ou si celle-ci doit être considérée comme partie intégrante des lettres françaises a suscité et continue de susciter des polémiques. Les écrivains et les critiques l’ont envisagée de manière subjective, donc variable. Vers 1890, la conscience nationale belge avait largement progressé, et la littérature bénéficiait de ce mouvement des esprits ; vers 1950 au contraire, la tendance était à la négation de l’espace national et à l’intégration volontariste dans le monde littéraire français. De nos jours, de nombreux auteurs belges sont publiés à Paris et distingués par de grands prix littéraires, mais ils ne clament pas nécessairement leur origine nationale, non plus d’ailleurs qu’ils ne se sentent obligés de la nier. Pour autant, le classement de leurs œuvres dans les bibliothèques continue d’hésiter entre les casiers « littérature française », « littérature francophone » ou « littérature belge ».
Depuis les années 1980, de nombreux chercheurs ont pris la littérature belge pour objet d’étude. C’était déjà une nouveauté puisque leurs prédécesseurs exploraient plus volontiers les lettres françaises. Mais surtout leurs travaux ont tenté d’objectiver les débats littéraires. Ils ont renoncé à identifier des traits « spécifiques » par lesquels se reconnaîtraient les textes rédigés par des Belges. On a en effet longtemps mis en évidence la langue baroque d’un Ghelderode, le fantastique d’un Jean Ray, le réalisme magique d’un Paul Willems ou le surréalisme d’un Magritte en y voulant voir des traits « typiquement belges ». Mais que dire alors du classicisme d’un Charles Bertin ou d’une Suzanne Lilar, de l’engagement de Charles Plisnier ou de la modernité théâtrale de Jean-Marie Piemme ? Seraient-ils moins Belges que les autres ? Décidément, il faut renoncer à ces billevesées. Pour autant, il ne faut pas occulter le fait que des auteurs né en Belgique ont produit et ont adhéré à des représentations formulées en des termes semblables, ni qu’ils aient pris appui effectivement sur des thématiques vécues comme identitaires. Ce n’est pas un hasard si les premiers recueils de Verhaeren s’intitulent respectivement Les Flamandes et Les Moines : le poète a consciemment exploré ainsi les deux faces du « mythe flamand ». Mais il s’agit bien d’un choix et non d’une nécessité, d’un fait institutionnel et esthétique, et non pas d’une nature profonde.
La recherche scientifique travaille sur la langue, l’histoire et l’esthétique des textes littéraires belges. Dans ces domaines se révèlent une série de facteurs dont la convergence est significative. La Belgique n’a connu ni la centralisation française ni les comportements de la cour royale française. Elle a, au contraire, longtemps conservé une organisation politique et culturelle morcelée en villes ou provinces peu reliées les unes aux autres. Pour des raisons à la fois linguistiques et politiques, Bruxelles n’est pas devenu un pôle de référence national, malgré des échanges de plus en plus nombreux avec le reste du pays et d’autres zones culturelles. La ville est de, nos jours, la capitale à majorité francophone d’un pays fédéral, et, par ailleurs, une cité multiculturelle au cœur du dispositif européen. Si la langue et la littérature ont été, en France, les instruments du pouvoir royal, puis les relais de la conscience de soi, ni l’une ni l’autre n’ont joué ce rôle en Belgique francophone. Des différences comparables s’observent à tous les niveaux de la vie sociale : l’enseignement, la place de l’Église et des religions, la sécurité sociale et les négociations entre patronat et syndicats ne s’organisent pas de la même manière en France et en Belgique. C’est pourquoi, qu’on le veuille ou non, et en dépit de leur communauté linguistique avec les voisins français, les francophones de Belgique doivent prendre conscience de leur histoire et des traditions qui les ont constitués. Cela est vrai pour tous ceux qui vivent dans le pays, qu’ils soient Belges ou immigrés. L’enseignement de la littérature belge est un vecteur modeste mais nécessaire de la conscience identitaire. Elle ne conduit ni au nationalisme, ni à la haine de soi : tout au plus à la reconnaissance d’une réalité historique.
Un dernier argument plaide en faveur de cet enseignement, qui est celui de la proximité. Pour l’élève, l’écrivain reste un être un peu mystérieux, abstrait, dissimulé derrière le livre. Toute une part de l’apprentissage de la littérature vise à modifier cette image, à créer une relation de familiarité, voire de complicité, avec les auteurs. Le discours des médias sur la littérature va dans le même sens, parce qu’il se fonde sur l’interview plus que sur la critique. Ainsi se crée une attente sociale qui donne à la personne de l’auteur un statut prééminent, et qui se traduit dans un discours souvent stéréotypé (« qu’avez-vous voulu dire en mettant votre héros dans telle ou telle situation ? » ; « le personnage principal n’est-il pas inspiré par vous-même ? », etc.). Travailler avec les élèves sur la littérature belge permet de démystifier les agents du monde littéraire : le libraire, le critique, l’écrivain peuvent être invités, répondre à des enquêtes ou être confrontés aux interprétations proposées par la classe. Largement aidée par les pouvoirs publics, la littérature belge est une littérature accessible, en prise directe avec ses lecteurs.
1. Voir les développements dans : Paul Aron et Alain Viala, L’Enseignement littéraire, Paris, PUF-Que-sais-je ? n° 3749, 2005.
La langue française est la langue officielle de la Communauté française ; aujourd’hui, elle est parlée en Wallonie, par la majorité des Bruxellois et par certain nombre de personnes qui habitent en Flandre. Il faut toutefois savoir qu’elle a été, jusqu’en 1898, la seule langue officielle du pays. C’est ce qui explique le nombre important d’auteurs de langue française d’origine flamande.
Par ailleurs, les Belges francophones ont longtemps eu (ont encore ?) un complexe d’infériorité par rapport à la France et, singulièrement, à Paris : le sentiment que notre langue serait moins correcte, que notre accent serait ridicule, que nos particularismes locaux, belgicismes longtemps combattus par les instances officielles, seraient à bannir, tout cela a créé un malaise qui a influencé le rapport collectif à la langue.
Le français en Belgique, sous la direction de Daniel Blampain, André Goose, Jean-Marie Klinkenberg, Marc Wilmet, Louvain-la-Neuve, 1997.
Marie-Louise Moreau, Huguette Brichard et Claude Dupal, Les Belges et la norme. Analyse d’un complexe linguistique, Bruxelles, De Boeck, 1999 (Français & Société 9).
Face à cette difficulté, une première attitude est de prendre une position « puriste » ; c’est ce que suggèrent de nombreux grammairiens dont les œuvres font depuis longtemps autorité en Belgique mais aussi en France.
Dans cette optique, pendant de nombreuses années, eurent lieu des « Quinzaines du bon langage » sous le patronage de la Fondation Charles Plisnier (« ne dites pas… dites »).
– Conseil supérieur de la langue française,
– Service de la langue française,
– Association Charles Plisnier,
– Maison de la Francité.
Les Belges sont des insécurisés linguistiques. Ce n’est pas un hasard si aux Corrigeons-nous masochistes du P. Deharveng et aux litanies de Ne dites pas… mais dites… la Belgique a fait succéder le Bon Usage de Maurice Grevisse, le Dictionnaire des difficultés du français de Joseph Hanse ou le Dictionnaire de la prononciation française de Léon Warrant. Nous nous sentons surveillés du berceau à la tombe par une cohorte de censeurs à férule – instituteurs, professeurs, amateurs de « beau langage », puristes divers et bien intentionnés –, traquant le moindre écart, l’innovation, le glissement sémantique, l’étymologie populaire, la métaphore ou la métonymie ; rétrécissant l’éventail des « niveaux de langue » à un épicentre incolore, inodore et insipide. Allez vous étonner qu’il ne soit « bon bec que de Paris ».
Or, les accents mis à part (qui ne nuisent guère à la communication), la majorité des constructions et des vocables stigmatisés de « belgicismes » n’ont d’autre tort que celui de la minorisation. Avoir facile/difficile, vous me direz quoi ou l’empiétement du semi-auxiliaire savoir sur pouvoir sont des traits du Nord. Qu’est-ce que c’est pour… ? constituant d’aventure un flandricisme, se retrouve en Savoie. Condamnerons-nous vraiment de la confiture aux fraises (au lieu de de fraises) ? Ce serait méconnaître la polysémie des prépositions : le train de Paris désigne indifféremment celui qui y va ou celui qui en vient. Légumier confondrait le plat et le marchand ? Et café alors, mêlant l’établissement et la boisson ? Croller se révèle pittoresque, mettre en bouteille ou avoir un œuf à peler plaisants, etc. Affaire de goût. Libre à chacun, une fois informé, d’adopter ou de rejeter, au gré des circonstances et des situations.
À l’étranger, c’est vrai, le Belge redoute souvent le ridicule (beaucoup plus que le Québécois, qui n’a pas, ou n’a plus, de ces pudeurs). Son complexe d’infériorité langagière s’assortit à domicile d’une méfiance instinctive à l’égard des « beaux parleurs » et provoque en retour, croit-il, un complexe de supériorité du Français.
Jouant l’avocat du diable, je plaiderais plutôt la naïveté d’une équation dans le chef des Français de petite culture : France/français = Belgique/belge. Rien de très méchant. En outre, le Belge francophone cultivé, difficilement repérable en France, est situé, systématiquement, au septentrion de son interlocuteur, Lyonnais à Marseille, Parisien à Lyon, Lillois à Paris… et Tournaisien à Lille. Conséquence : les seuls Belges identifiés sont les Flamands (rappelez-vous l’Anversois Van Putzeboum d’Occupe-toi d’Amélie) ou les Bruxellois caricaturaux (Beulemans, Kakebroeck, Van den Boeynants…).
Même chose en ce qui regarde les écrivains. Simenon, Félicien Marceau, Henri Michaux ne sont pas localisés. L’auteur belge tant soit peu nationaliste, ou désirant — qui sait ? — se tailler à meilleur compte une place dans la jungle de l’édition parisienne, voudra accentuer son exotisme, souligner une inspiration flamande ou pseudo-flamande (voyez Ghelderode). Je me souviens du temps, pas si lointain, où l’Olympia annonçait en lettres flamboyantes le tour de chant d’un Bruxellois débutant : « Jacques Brel, le Flamand ».
Mesdames, Messieurs, à mon sens, ce double complexe éventuel est en voie d’extinction. Dussé-je vous étonner ou vous irriter, grâces en soient rendues aux media, à la radio, à la télévision, aux journalistes pressés qui font éclater le corset de la langue écrite et contribuent puissamment à unifier le français de France et le français de Belgique.
Uniformisation vers le bas, pensez-vous in petto ? Voire. Les termes expressifs dont usent les adolescents et les jeunes adultes (écoutez-les parler : elles assurent, il s’assume, ça craint, zonard, glander, je craque et même flipper) attestent la vitalité de l’idiome plus qu’ils ne signalent une quelconque dégradation. C’est l’acné juvénile des langues, vite apparu, vite effacé.
M. Wilmet, « Synthèse et conclusion », in Le français et les Belges, Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, 1989.
Découverte de Paris
On est sorti de la gare, Monsieur s’est dirigé vers un taxi, il a ouvert la portière d’autorité. « Rue Montgolfier ! Vite ! » Mais le type au volant ne semblait pas d’accord : ils se sont engueulés. Naturellement, je savais que c’était dans les mœurs, qu’à Paris on se bouffait le nez pour un oui pour un non, avec faconde, avec esprit, mais tout de même, quand le taxi est filé sans nous, qu’on est resté sur le trottoir avec nos valises, encore une fois j’ai été un peu déçu. Monsieur, lui, était furieux. Il avait voulu nous offrir d’emblée une petite engueulade jolie, à la parisienne, avec l’accent et tout, mais il était mal tombé : le chauffeur était Belge. Incapable de donner la réplique, tout de suite vulgaire.
Tant pis, on irait à pied. Ce n’était pas loin, et Monsieur connaissait Paris comme sa poche. On a traversé la grande place en zigzag, pour éviter les voitures, et on s’est mis à suivre une très large artère. Monsieur caracolait en tête. Pour sûr il tenait la pleine forme parisienne et il avait bien du mal à ne pas nous distancer, Madame et moi, engoncés dans notre provinciale lourdeur. Nos panards à sabots souffraient sur l’asphalte de la Ville lumière. En plus, malgré le poids de ma valise (en comparaison, celui de mon cartable n’était rien), il attendait de moi des signes d’ébahissement. Que mes yeux s’écarquillent, que des exclamations fusent ! Or je ne voyais toujours que de hautes bâtisses vraiment noires. De place en place, avec une odeur étrange de métal, nous parvenait un grondement sourd et prolongé. « Le métro ! s’écriait Monsieur. Tu entends ? C’est le métro ! » Je ne réagissais pas, j’étais trop épuisé. Tous les trente mètres, je m’arrêtais, déposais mon fardeau, ouf ! et pour lui faire plaisir promenais autour de moi des yeux éberlués. « Ça t’épate, hein ? — C’est grand, murmurais-je en me massant le poignet. — Et tu n’as encore rien vu !… Attention ! voilà des clochards ! On va faire un détour. »
Combien de fois, j’ai déposé ainsi ma valise : peut-être cent ? D’autant qu’on s’est un peu perdu, je crois, dans les détours et les raccourcis. Enfin on est arrivé rue Montgolfier. Plus rien n’était « grand » tout à coup : ni la rue ni l’hôtel… ni la chambre. Alors, là, ce fut ma première vraie surprise ! On allait dormir dans un grenier entre une table bancale et un divan crevé, tous les trois sous la même soupente, sous l’unique lucarne. Pour l’eau, c’était sur le palier, et dans les vécés, il fallait faire debout, toute une gymnastique, en garant ses bretelles. Là, vraiment, j’ai senti le dépaysement de l’étranger. Et, comme si je n’attendais que cela, ma réaction fut étrange.
Comme l’hôtelier – je le revois campé dans son décor pisseux, la pantoufle molle, la cigarette veule, cordial et dégueulasse – comme il nous demandait ce que nous prendrions pour notre petit-déjeuner, café-thé-chocolat, je suis resté muet.
– Et pour ce petit ?
Muet, l’œil rond, la bouche entrouverte.
– T’aimes pas le chocolat !
J’ai avalé ma salive, je l’ai regardé en pleine chassie. Puis, niaisement, j’ai proféré :
– J’sais pas ce que c’est, m’sieur, du chaud cola.
– Quoi ? Mais il en boit tous les jours !
C’était faux : je n’en buvais jamais. L’indignation faisait mentir Monsieur. En revanche, le bougnat avait l’air de trouver mon ignorance sympathique. Il aimait les vérités qui sortent de la bouche des enfants.
– Alors, comme ça, t’as attendu de venir en France pour boire du chocolat ? Si c’est pas mignon ! Tu vas voir, p’tit bonhomme, on va t’en faire un fameux, du vrai Martougin français !
– Avec un pistolet, M’sieur ?
– Ce n’est pas possible ! Il en boit tous les jours !
En attendant je buvais du lait. Mais quand on s’est retrouvé entre nous, Monsieur a véritablement éclaté : « Qu’est-ce qui t’a pris ? Tu ne connais plus le français ! Réponds ! Ou alors, tu as voulu nous ridiculiser, hein, petit crétin ? » Etc. Etc. Il aurait bien piqué une bouderie maison, je pense, mais sous la lucarne, c’était difficile. Manque de champ.
Au fait, oui, qu’est-ce qui m’avait pris ? Je me le demande encore. Le désir de faire l’étranger, sans doute, l’importé de loin. Un zeste de provocation peut-être ? Devant Monsieur qui parisianisait, poisson dans l’eau, soudain le besoin de me singulariser. Au fond, c’est marrant, mais je revendiquais ma « belgitude », quarante ans avant la lettre, La bouilloire de Papin ! Et du même coup, je découvrais ceci : les Français nous aiment dépaysés dépaysant, légèrement exotiques, nés au revers du glorieux nénuphar.
Mais pour Monsieur, bien sûr, ça avait été un moment extrêmement désagréable. Ingratitude et provocation, oui. D’entrée de jeu, au lieu de mesurer ma chance, d’en rendre grâce, j’avais lourdement mis mon pied rustique dans son plat parisien. Et davantage même, bien davantage. Car il était formel là-dessus : parmi toutes les négations qui nous définissaient, une affirmation au moins s’imposait avec force : notre patrie, c’était notre belle langue. Notre mission consistait à l’apprendre, à la pratiquer, à l’enseigner dans toute sa pureté. Et j’avais osé demander un pistolet ! Pourquoi pas de la tête pressée avec des boules sûres ? Petit sauvage !
Certes, notre langue était difficile, pleine d’embûches et de traquenards. Heureusement d’ailleurs : s’il en avait été autrement, nous aurions eu moins de mérite et de raisons d’être, notre ligne de conduite eût été moins évidente. Le « bon français » était comme un labyrinthe dont nous possédions les clefs. Un énorme trousseau ! C’est pour le faire visiter, que MM. Clauzius et Petitpas avaient composé une grammaire, et que j’en composerais une à mon tour, mais oui ! le moment venu, (Avec la poésie, n’est-ce pas une de nos meilleures spécialités nationales ?) La leur, par exemple, était dite « simple et complète ». Complète sûrement mais simple ? Personne n’avait intérêt à simplifier les choses outre mesure. La règle était notre lot, et ses exceptions, notre pain quotidien.
Pleine d’enseignements, en vérité, cette anecdote parisienne.
Jean Muno, Histoire exécrable d’un héros brabançon, Labor, coll. Espace Nord.
Certains auteurs d’origine flamande éprouvent une réelle difficulté à s’inscrire dans la langue française, parce qu’elle est le signe d’une coupure avec le parler populaire ; pour eux, inventer une langue peut être ressenti comme une nécessité, ainsi qu’en témoigne Paul Willems :
Le français des francophones de Flandre
Un auteur dramatique flamand, écrivant en français, est confronté avec un problème qui semble insoluble : celui de la langue. La langue parlée qu’il s’agit de transposer en langue de théâtre. La Belgique est un pays où le langage est remplacé par une bouillie bilingue. Notre mémoire est engluée d’à peu près et souillée d’abominables phrases affichées partout : « Chez nous Madame, il fait propre dans les coins »… Ce sont moins les fautes de français qui nous gênent (on s’en fiche, après tout) que le sirop, la gangue, les amoncellements mous qui encombrent le langage. La pensée s’y englue. Jamais rien de net. « Chez nous, il fait sale dans les coins ».
Tout écrivain belge pense avec nostalgie aux pays de grande culture, où la langue vient du peuple même. […]
Or, quels sont les problèmes essentiels du théâtre ? Le temps, le lieu et le langage (la langue étant une forme de l’action).
La solution classique, la règle des trois unités, est purement formelle. Recette plutôt que solution. De bons cuisiniers dans la cuisine de la convention théâtrale, faisaient mijoter d’excellentes tragédies.
Les conventions ont éclaté. L’auteur contemporain est démuni de toute recette, de toute référence. Il faut qu’il invente pour chaque œuvre un temps, un lieu, une langue. L’œuvre contemporaine puise ses matériaux dans la réalité et les soumet à ses propres lois. C’est que se pose un problème supplémentaire pour un homme de théâtre belge.
La langue de sa pièce ne peut, sous peine de mensonge, se référer à la réalité belge sans avoir été transposée. Le problème se pose dans les moindres détails. Par exemple, le nom des personnages. Si un Français appelle un de ses personnages Monsieur Dupont, ce nom seul le situe spécialement et commande déjà son langage. De même pour M. Smith en Angleterre ou Herr Müller en Allemagne. Nous n’avons en Belgique que M. Beulemans.
Les auteurs belges ont trouvé des solutions parfois idiotes mais unanimes […]. Le choix même du pseudonyme « Michel de Ghelderode » est aisément analysable et révélateur de tout un esprit qui nous est commun en Belgique. Ne disposant pas d’un langage de référence, l’auteur belge est en même temps privé de lieu et de temps.
Comment faire dire à un personnage qui vit à Anvers « Il pleut », alors que nous savons tous qu’en réalité il dit « Het regent » ?
Les solutions sont diverses. Mais elles ont toutes un dénominateur commun : la transposition qui va jusqu’à l’aliénation.
L’action de Pelléas se passe dans une forêt imaginaire mais c’est tout de même la Flandre.
La description que fait Crommelynck de ses décors est un arrachement violent à toute réalité, mais on y sent tout de même notre pays.
Ghelderode, lui, a pris un parti absolu. La Flandre est un songe paraît aux Éditions Durendal en 1953. Titre révélateur […] Oui, Ghelderode trouve la solution, comme beaucoup d’entre nous, dans le songe : Flandre du XVIe siècle rêvée, Espagne rêvée, Jérusalem rêvée. Temps, Lieux, Langage rêvés.
Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de pièces historiques. Il s’agit de nos propres angoisses, de nos propres fantasmes, totalement dépaysés, parce qu’il est impossible à un auteur flamand écrivant en français de situer autrement son œuvre. Dans cette fuite, Ghelderode trouve aussi sa force. […]
L’agression du « langage belge », cette sorte de poubelle linguistique de l’Europe, est si impérieuse, que la plupart y succombent, mais lorsque des hommes comme Ghelderode ont la force du refus ou l’audace de la fuite, ils retrouvent la liberté absolue, la liberté de la poésie. Ceux qui vivent dans un pays de grande langue, qui peuvent nommer leur personnage Monsieur Dupont, sans arrière-pensée, atteignent rarement à ce monde-là.
In Marginales, n° 112-113, mai 1967, pp. 105-106.
D’autres écrivains refusent la voie du purisme. Ils préfèrent la créativité linguistique, au risque d’échapper au « bon usage ». Certains exploitent les belgicismes dont il a été question plus haut. Parfois, il s’agit également d’inventions lexicales ou d’audaces syntaxiques.
Les textes qui suivent illustrent l’invention linguistique dont les écrivains belges ont souvent fait preuve. Vous retrouverez dans les textes de Charles De Coster et de Francis Walder des traces d’archaïsmes soigneusement recréés, et donc des traits stylistiques de la langue des XVIe et XVIIe siècles. La fable de Pietje Schramouille et le poème trilingue de Louis Scutenaire montrent le choc de plusieurs langues. Enfin, la nouvelle de Jean-Philippe Toussaint caractérise la manière dont un écrivain contemporain compose une scène en communiquant à son lecteur l’importance des mots qui la font matériellement exister.
Titus Bibulus Schnouffius
Novembre était venu, le mois grelard où les tousseux se donnent à cœur joie de la musique de phlegmes. C’est aussi en ce mois que les garçonnets s’ébattent par troupes sur les champs de navets, y maraudant ce qu’ils peuvent, à la grande colère des paysans qui courent vainement derrière eux avec des bâtons et des fourches.
Or, un soir qu’Ulenspiegel revenait de maraude, il entendit près de lui, dans un coin de haie, un gémissement. Se baissant, il vit sur quelques pierres un chien gisant.
- Ça, dit-il, plaintive biestelette, que fais-tu là si tard ?
Caressant le chien, il lui sentit le dos humide, pensa qu’on l’avait voulu noyer et, pour le réchauffer, le prit dans ses bras.
Rentrant chez lui il dit :
- J’amène un blessé, qu’en faut-il faire ?
- Le panser, répondit Claes.
Ulenspiegel mit le chien sur la table : Claes, Soetkin et lui virent alors, à la lumière de la lampe, un petit rousseau du Luxembourg blessé au dos. Soetkin épongea les plaies, les vêtit de baume et les enveloppa de linge. Ulenspiegel porta l’animal dans son lit, quoique Soetkin le voulût avoir dans le sien, redoutant, disait-elle, qu’Ulenspiegel, qui se remuait alors comme un diable dans un bénitier, ne blessât le rousseau en dormant.
Mais Ulenspiegel fit ce qu’il voulait et le soigna si bien qu’au bout de six jours le blessé marchait comme ses pareils avec grande suffisance de roquetaille.
Et le school-meester, maître d’école, le nomma Titus Bibulus Schnouffius : Titus, en mémoire d’un certain bon empereur romain, lequel ramassait volontiers les chiens errants ; Bibulus, pour ce que le chien aimait la bruinbier d’amour ivrognial, et Schnouffius, pour ce que reniflant il boutait sans cesse le museau dans les trous de rats et de taupes.
Charles de Coster, La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs, Labor, coll. Espace Nord.
Les Prumes
Tichke dans l’jardin de s’monpère
Promenait sur in beau matin.
On l’avait dit : « Te peuïe ça faire,
Mo te peuïe pas toucheïe à rien. »
Et Tichke se tenait bien couche,
Y marchait des p’tits pas, sans bruit.
Mo v’là l’eau qui vient dans sa bouche :
Y voi’ in prumier plein du fruit !
« Je poudrais foutt’ in’prum’ par terre,
En schuddant l’arb’ in peu, comm’ ça !
Mo si Poupa me voit ça faire,
Y va m ‘taper mon pette en bas !
« Allo, qu’y dit, ça s’rait ‘n malchance,
Si Poupa irait m’ spionner.
Je vas joueïe un peu balance
Avec l’arb’, in’ prum’ va tomber ! ! !
« Mo non, au fond, ça peuïe pas yett’
— Dit Tichke n’a lui-mêm’ tout bas —
Avant tout, y faut’ yett’ honnêt’ :
L’honnêteté, ça c’est la loi ! »
Mo Poupa, qui tenait l’silence,
Y voyait Tichke ses façons,
V’là sir in deuïe trwa qu’y s’élance
De derrièr’ in épais buisson :
« Tichke, em’n’enfant, je t’aime,
— Qui dit comm’ça su s’ton calin —
Je vas schudder l’arbre moi-même,
Et t’oûras des prum’s plein tes mains ! »
Poupa sécoue l’arbre bien vite,
Et tant du fruit a triboulé,
Que Tichk’ a iu huit jours la chite.
V’là ioù conduit l’honnêteté ! ! !
Roger Kervyn, Les Fables de Pitje Schramouille ; suivies de El sièg’ de Trwa ; El Cid ; Des emmerdants que ça sont !… ; La lettre de Madame Bollemans, Labor, coll. Espace Nord.
Poème des miliciens rouges soulevés en Belgique pendant la guerre de 1936-1938 russo-espagnole contre l’Europe capitaliste
Nous avons faim nous avons soif nous avons froid
Nos avons fagne nos avons soû nos avons froû
Wij hebben honger wij hebben dorst en wij zijn koud !
Mais nom dê Diûe nous allons les temmen
Les noirs pastoors de lange Jésuites et les putains d’nounettes
No leû soulvrons leû cottes et leur foutrons des kindjes communistes !
Hier nous avons spottïe dix maîtres de carrières
En tegen den muur geplakken chinq métes carbounies
Nous voyons clair car partout à la ronde
Les cloquies flam’tent et les meules verbranden
« Mais s’ils s’obstinent ces cannibales
À faire de nous des héros
Ils verront vite que nos balles
Sont pour nos propres généraux »
C’est ée cantant deze schoone paroles
Que les sodards se sont mis avec nous
Les officies on les a descleffés !
Nous avons honger mais wij hebben des balles
Nous avons dorst nos buvrons no pichatte
Nous avons froû nos bittes nous tiennent chaud !
Courage et confiance wij zullen zijn vainqueurs !
Notre officier est un ancien comptable
Quand il nous spreekt no t’ bloed ne fait qu’un tour
I s’explique bie co mieux qu’ée n’avocat
Et pour gevecht y en a pas deux com’ lui
C’est vriend Paul qu’el batayon l’appelle
Et zijn vrouw kleine madame Denise
Verse sur nos cochûres des verres dê teintûre d’iode
No caporal c’est ée noumé Magritte
Een man van Lessen in province Hennegouw
Le mois dernier il a fichu le feu
Aux Ecuries du Roi boulevard Bischoffsheim
Et de sa propre hand au bischop de Tournai il a tranché le hals
Le médecin s’appelle l’oncle Paul
C’est un chimisse plus malin qu’un docteur
Met zijne brillen hij ziet waar zijn de ballen
Et les extrait d’un habil’ tour de main
Allons ! enfants de la faucille
Le jour du sang est arrivé
Le feu vole de meule en meule
Le capital est aux abois
Ah oui weldra zullen wij zijn meester van de wereld
Onze Staline va traverser le Rhin en zal ons apporter
Du pain et des capotes et de l’arcol pour nous boire
Alors d’un coup nous sautrons en Espagne
Et l’on verra l’omelette qu’on va faire
Des fachisses et des rijken t’entendras pu parler
Et toi enfant op de banken der scholen
Tu t’éton’ras du régime inhumain qui nous pesait
Et qu’nos avons destruie aveu nos magnes
De travailleurs sans angst
Com’ député au soviet de Bruxelles
Nous choisirons Sylvère Maes et Neuville
Qui sont courriers de l’arbeidersche leger
Et l’oncle Paul Magritte et Colinet
Seront aussi délégués par nous autes
En attendant brûlons bien les églises
Et les banquiers et leû putains d’fumelles
Des prisonniers il ne faut pas en faire
Chaqu’ ennemi on l’fusille aussitôt
Qu’il soit oud qu’il soit jong qui il soit mâle ou sans couilles
Avec leur viande nous faisons des boulettes
Dat geeft ons de la force et nous permet d’tenir
Cette poésie je l’écris dans les bois
Les schraphnells volent et les feuilles trouées
Tombent op de papier mais t’es nie dat qui nous arrêtera !
On est lancé on est comme un orage
Qui toujours durerait.
Louis Scutenaire, La citerne, poèmes complets, Bruxelles, Brassa, 1987.
Ce poème cocasse à usage interne du groupe surréaliste (voir IIe partie, chapitre « Surréalisme ») est un rare exemple de poésie trilingue. Il contient de très nombreuses allusions à l’histoire contemporaine (voir IIIe partie, guerre d’Espagne), mais également aux engagements des écrivains surréalistes (voir IIIe partie, « Engagement »).
Pour Saint-Germain ou la négociation, Francis Walder a obtenu le prix Goncourt en 1958. Le narrateur de ce roman est un négociateur du roi (catholique) de France, chargé, aux côtés de son collègue Monsieur de Biron, de négocier une trêve dans les guerres de religion qui font rage.
Je tombai dans une grande indifférence au sujet de toute cette affaire, lorsque les négociations reprirent sur la base équivoque dont j’ai parlé. J’accompagnais monsieur de Biron en ses déplacements, n’ayant pour objet que d’éviter, au cours des conversations, le retour aux positions de principe, je veillais à étouffer toute allusion qui pouvait y être faite et à maintenir les entretiens dans le cadre positif des concessions territoriales.
Les pourparlers de ce genre traversent toujours en leurs débuts une phase de grande confusion. Les jeux étant loin d’être faits, chaque parti s’efforce d’obtenir beaucoup, et demande au-delà de ce qui est raisonnable en songeant aux reculs futurs. Des prétentions diverses voient le jour, qui n’ont d’objet que de sonder les susceptibilités de l’adversaire. Ce n’est qu’au bout d’un temps, lorsque se sont dégagées les lignes maîtresses des volontés en présence, que s’ouvre une phase plus claire, et beaucoup plus délicate où se jouera le sort de la partie. Chacun ayant donné ce qu’il était d’avance résigné à perdre, refusé ce qu’il avait pour mission de n’accepter à aucun prix, le problème flottant et marginal se pose, des attributions indécises qu’il s’agira de partager. C’est l’instant qui convient au joueur de race. J’attendais cet instant.
Pour monsieur de Biron, il donna dans cette période sa pleine mesure. Jamais homme petit n’occupa tant de volume, jamais infirme de la jambe ne couvrit tant d’espace. Châlons, Pont-Saint-Esprit, Autun retentirent du bruit de son épée. Paris suivit le cours des entretiens par le fracas de ses équipages. Les huguenots demandaient huit places fortes, ils exigeaient le double, on en accordait six, on voulait en donner quatre : les nouvelles les plus changeantes étaient annoncées à chaque retour de la délégation. On en disputait dans les milieux de la cour et en conseil du roi. On avait tort, car il allait de soi que ces dispositions étaient temporaires, et tomberaient pour faire place à d’autres.
Vers le milieu de l’été, la situation mûrit. Il devint apparent que quatre places fortes devraient être laissées aux huguenots, et malgré les appréhensions de certains on s’y résigna. Restait à trancher lesquelles. Autour de cinq ou six noms se noua la phase aiguë de cette discussion. Comme si les deux partis avaient senti le tour décisif que prenaient les pourparlers, et voulu en marquer la solennité, on changea de cadre et une délégation de huguenots vint achever les débats au château de Saint-Germain.
Francis Walder, Saint-Germain ou la négociation, Paris, Gallimard, coll. Folio.
Les Berlinois ont la réputation d’être secs, impatients, peu aimables. Lorsqu’on entre dans un magasin, il faut, dit-on, après s’être essuyé les pieds, s’excuser presque de vouloir acheter quelque chose. Lorsque l’on parle aussi mal allemand que moi, et avec un fort accent (encore que la question de l’accent soit toute relative), on est généralement traité avec bien peu de patience, et si, à l’audace de vouloir acheter quelque chose, on ajoute la témérité de faire répéter la question par un pourtant parfait petit « Wie bitte ? », on se fait d’autant plus rabrouer que l’on jette un soupçon sur la manière dont la question a été formulée, pourtant dans un allemand parfait, jugez vous-mêmes : Wie dick, die Scheibe