
La Maison de Petichet
Evelyne Dress
La Maison de Petichet
Roman
Éditions Glyphe
Du même auteur, chez le même éditeur
Les Chemins de Garwolin
Les Tournesols de Jérusalem
Le Rendez-vous de Rangoon
Du même auteur
Fort comme l’amour, Pocket, 2003
Pas d’amour sans amour, Pocket, 2002
Les Tournesols de Jérusalem, Pocket, 2004
Chez le même éditeur (extrait)
Maurice Lecœur. Le Fantôme de Marie Laurencin
Maryline Martin. La Vie devant elles.
Préface de Hubert de Maximy
Olivier Nourry. Du destin des Parques
Frédéric Tournoux. Rosalie Lamour. Préface de Jean Tulard
Michel Wyn. Le Temps qui court
© Éditions Glyphe, Paris. 2017
85, avenue Ledru-Rollin – 75012 Paris
www.editions-glyphe.com
ISBN édition numérique : 978-2-36934-089-8
« La mémoire est toujours
aux ordres du cœur. »
Rivarol (1753-1801)
« Regretter le passé,
c’est courir après le vent. »
Proverbe Russe
Personnages
Du côté de chez Alma
Du côté de chez Jacques
Du côté de Petichet
1
Pour nous, Petichet était un petit bout de la Terre promise ; mes grands-parents maternels s’y étaient réfugiés pendant la dernière guerre. C’est ici qu’ils avaient ri, pleuré, aimé, tremblé, échafaudé des projets. Ils avaient d’abord loué, puis acheté un corps de ferme qui les avait abrités. Ce bâtiment tout en longueur, de pierre brute aux endroits écaillés du crépi, un toit en ardoise abritant un grenier à grains, des murs épais avec une porte étroite et deux fenêtres bardées de grilles pour se préserver des loups était devenu notre maison de vacances et s’était agrandi avec les naissances, transformé au fil des années.
Il fallait quitter la route Napoléon (entre Vizille et La Mure) vers la droite, et grimper un chemin sur deux kilomètres pour découvrir le hameau. Notre ferme se trouvait en retrait. Depuis la placette du vieux four à pain, un sentier en épingle à cheveux cahotait jusqu’à la maison avant de rejoindre la route à travers bois.
J’ai toujours été amoureuse de Jacques.
Il était le fils unique d’un médecin de Grenoble, et, comme nous, il passait ses vacances d’été à Petichet. Il habitait la grande maison bourgeoise qui se dressait au bout du chemin.
J’avais à peine dix ans ; Jacques, dix-sept.
Chaque matin, je me précipitais à la ferme voisine avec mon pot au lait, dans l’espoir de le rencontrer. Jacques venait, lui aussi, chercher le lait encore tiède de la Boucharde, la plus vieille des vaches de Madame Gontrier, mais celle qui donnait le plus de lait aussi. Ma sœur Jessica ne voulait boire que de ce lait-là.
Si Jacques tardait à paraître, je trouvais mille prétextes pour rester aux abords de la ferme. Je m’asseyais sur le banc de pierre adossé au mur de l’étable, à l’ombre d’un immense tilleul en fleurs, et je bavardais avec la fermière.
Les fesses posées sur un trépied, Madame Gontrier tirait sur les pis de la vache au rythme du cliquetis de ses bracelets – elle était très coquette – et du lait qui giclait en rafale dans un seau en métal.
L’odeur douceâtre du lait me donnait la nausée. Je préférais le parfum âcre du fumier, en tas dans la cour, au-dessus duquel les buses tournoyaient.
Une famille de Polonais, ne parlant pas français, s’était installée dans le village. Les enfants ne sortaient pas de chez eux et le père travaillait, sans doute, aux champs car on ne le voyait jamais. Seule la femme, un fichu sur la tête, le dos courbé, empruntait chaque jour notre chemin en poussant sa brouette.
Il me semblait que Petichet était une terre d’asile et les Gontrier de bons Samaritains. Même si le père Gontrier, édenté, le regard baveux derrière ses lorgnons, et la chique au bec, me faisait peur. Ce vieil homme sec portait, quel que soit le temps, un épais gilet de velours côtelé sur une chemise en pilou à gros carreaux et des bottes en caoutchouc. Il lisait le journal toute la journée, assis devant un grand bol de café, sans se soucier des poules qui entraient et sortaient de sa maison après y avoir abandonné leur fiente. Quelquefois, Madame Gontrier saignait un lapin, qu’elle attachait par les pattes à un crochet de la grange. Tirant sur sa peau, elle déshabillait la bête d’un geste expert. Le sang gouttait sur le sol en exerçant sur moi un sentiment à la fois d’attraction et de répulsion. Ce sang qui donnait la vie, il suffisait d’un trou pour qu’il s’échappe du corps, provoquant ainsi la mort. Un jour, le sang s’évaderait de mon corps, et je ne pourrais rien faire pour le retenir. J’aurai mes règles.
Mon père, tailleur sur mesure, ayant des accointances avec les grossistes du Sentier à Paris, faisait, deux fois par an, aux changements de saison, une razzia de vêtements pour la famille. Il n’achetait à ma mère que des robes de chambre en faux cachemire, lui signifiant ainsi qu’il ne tenait pas à ce qu’elle sorte de la maison. Pour ma sœur et moi, il faisait l’acquisition de robes à volants de couleurs pastel, aux motifs croquignolets (petits éléphants ou cartes à jouer). Jessica aimait beaucoup ces robes – elle adorait, sans discernement, tout ce qui venait de notre père. Moi, je les détestais. Je rêvais de fourreaux en velours noir enchâssant les hanches, qui mettraient en valeur ma poitrine naissante et la rousseur de mes cheveux.
Dès le début de l’été, on allait au marché de La Mure pour faire provision de nouveautés. Alors que Jessica faisait une descente dans la grande librairie où notre père lui conseillait telle ou telle lecture, notre mère, dans une boutique voisine, s’évertuait à changer les étiquettes des vêtements qu’elle convoitait, pour les payer moins cher.
Pendant ce temps, ma grand-mère m’aidait à choisir dans le parapluie d’un soldeur des robes provocantes, que nous employions l’après-midi à retailler. Ma seule préoccupation étant l’objet de mon amour, je passais des heures devant mon armoire à choisir une robe nouvelle chaque jour.
Jacques était un prince. Sa longue silhouette ondulait comme une liane au bout du chemin. Je le regardais s’avancer, le pot au lait à la main. Joram, son jeune épagneul roux, le suivait en cadence. Mon cœur battait. Je n’avais jamais osé lui parler. Je plongeais effrontément mes yeux verts dans les siens, noirs, et j’attendais. Jacques ne s’attardait jamais chez la fermière.
Quelquefois, il était accompagné par sa tante.
Mes parents n’avaient pas de rapports avec sa famille ; nous n’étions pas du même monde. Ma mère, très volubile, encline à tenir conversation avec tout le voisinage, aurait aimé se mêler à la bourgeoisie, mais la bourgeoisie de province ne se mélange pas. Les Trenchaud restaient entre eux.
Certains matins, Jacques hochait délicatement la tête en guise de « Bonjour ». Je chavirais, prenant ce signe pour une preuve d’intérêt. Je courais à la maison, éperdue, déposer mon pot au lait sur la table de la cuisine, et je ressortais aussitôt, pour aller le guetter sur le sentier. J’arpentais la pierraille des journées entières, pour surveiller ses allées et venues.
Parfois Jacques allait promener son chien vers le camp des Russes blancs – aristocrates échappés de la révolution d’octobre 1917 – qui campaient, pour les vacances, sur un terrain au sommet de la colline. Si, en sortant de sa maison, il prenait cette direction, je faisais volte-face à toute allure, je repassais devant chez les Gontrier et m’enfonçais dans le sous-bois pour le croiser « innocemment » plus haut sur la route.
Je raffolais de cette course effrénée qui me procurait des sensations fortes. Jamais je n’aurais osé, à tête froide, m’enfoncer seule dans ce bois. J’avais trop peur des loups qui hurlaient la nuit et des vipères qui se cachaient dans les broussailles.
Un jour, comme je posais mon pied nu sur la peau d’un serpent qui venait tout juste de muer, l’ovipare mécontent se retourna vers moi, le venin à bout de crochets. L’apparition de Jacques dans le virage me fit oublier instantanément le rampant. Déçu sans doute par mon indifférence, le serpent s’éclipsa.
Sur une feuille de cahier à petits carreaux, j’avais griffonné d’une écriture mal assurée : « Je suis petite, mais mon amour pour toi est immense » et j’avais laissé tomber, aux pieds de Jacques, la boule de papier froissé. J’étais inquiète de mon audace, mais fière de mon insolence. Je brûlais de lire sa réponse. Le lendemain, comme je le croisai, il me rendit ma missive par le même procédé, sans ajouter un mot.
Parfois, il descendait vers le lac pour se baigner. S’il allait à la plage, je fonçais à la maison prendre une serviette de bain, et j’implorais mes parents de m’accompagner au bord de l’eau. Ma famille se prêtait de bonne grâce à mes extravagances. Nous installions nos parasols et serviettes non loin de Jacques et je suppliais mon père de me photographier avec mon amoureux en arrière-plan. Les photos prises par mon père avec un vieux Zeiss Ikon – qu’il avait échangé contre un paquet de cigarettes au temps de sa captivité en Allemagne – s’entassaient dans une boîte à secrets où je gardais mes reliques amoureuses.
Du passé de notre père, nous ne savions pas grand-chose. Il n’aimait pas se confier et gardait pour lui ses blessures et ses chagrins. Il était arrivé de Pologne à l’âge de quatre ans, avec ses parents, ses deux frères et ses quatre sœurs. Le rêve du petit Samuel (mon père) aurait été d’être médecin, mais après le certificat d’études, son père, Jacob, le mit au travail derrière une machine à coudre.
Blond aux yeux verts, un nez droit, une bouche ourlée et une mâchoire carrée, notre père était beau. Mais ce qui le caractérisait surtout, c’était sa douceur, la tendresse qui émanait de son regard, sa gentillesse. Dans mon inconscience juvénile, je prenais ces qualités pour de la mollesse. Je préférais notre mère, impétueuse, caractérielle, audacieuse, qui, sans être d’une beauté parfaite, dégageait un charme fou.
Nos parents s’étaient mariés un peu avant la guerre. Samuel venait tout juste de terminer ses deux années de service militaire et aurait aimé profiter, un temps, de sa liberté retrouvée, mais ma mère, pressée d’échapper au couple infernal que formaient ses parents, avait utilisé tous les artifices possibles pour le séduire.
Nos grands-parents maternels avaient émigré en France dans les années vingt. Avec une voix de ténor et des illusions plein la tête, notre grand-père Sandor, arrivé seul de Hongrie, était parti pour conquérir la grande Amérique. Son voyage s’arrêta à Biarritz.
Sa femme, Roji, restée à Budapest avec leurs deux fils, lui manquait. Elle dut faire ses valises pour rejoindre le mari prodigue, sans attendre qu’il ait fait fortune.
Pourquoi rester à Biarritz quand on est maroquinier-sellier, et qu’on a déjà abusé de toutes les jolies filles de la côte Basque ? s’était demandé Sandor. Il installa sa petite famille rue du faubourg Saint-Antoine, à Paris. Et, puisqu’il s’était intégré et commençait à gagner sa vie, il fit venir aussi mère, sœurs, beaux-frères, belles-sœurs, oncles et tantes. Tandis que Rébecca, notre mère, voyait le jour à l’Hôpital Saint-Antoine, française de naissance, ses frères apprenaient la langue de Molière au fil de leurs activités : Georges, l’aîné, était ébéniste, Désiré, le cadet, coiffeur pour dames.
Chaque soir, la tribu se retrouvait chez Sandor et Roji, dans la gaieté et la bonne humeur. Roji, ex-maîtresse d’école en Hongrie, cuisinière hors pair, femme active et inventive, acheta une bicoque en bois à Montfermeil, dans l’idée d’être gardienne d’enfants en hiver, et loua un camping à Noisy-le-Grand pour y installer un restaurant en été.
C’était le temps des guinguettes et de la pêche au bord de l’eau. La baignade était gratuite et la télévision n’existait pas. On s’amusait d’un rien, les uns avec les autres, les uns près des autres ; cinéma au Rex, sur les grands boulevards, le samedi à minuit ; petit tour de barque le dimanche après-midi sur le lac des sept îles, juste en face de la maison de Montfermeil, et pour terminer le week-end, quelques pas de fox-trot au Coq Hardi en mangeant des frites cuites à la graisse de cheval. C’était la belle vie, le commerce était florissant, et Roji élevait de plus en plus d’enfants chétifs, que l’air de la campagne, à douze kilomètres de la capitale, revigorait.
Elle avait eu en garde Fanny, une blondinette d’un mois, parce que sa mère, dépressive après l’accouchement, avait dû impérativement travailler pour soigner ses nerfs. Fanny était arrivée si menue, le teint si transparent qu’elle paraissait vidée de son sang. Rébecca s’était attachée à cette poupée de porcelaine de cinq ans sa cadette, et l’avait tout de suite considérée comme une sœur.
Lorsque, quatre ans plus tard, Roji avait dû rendre Fanny à sa mère, la petite refusait de manger et se laissait mourir de faim. Roji fut obligée d’aller habiter chez elle avec Rébecca, le temps que l’enfant se réhabitue à vivre avec ses parents. Depuis ce moment-là, Rébecca et Fanny ne s’étaient plus jamais séparées.
Dans sa jeunesse, notre père habitait dans le quartier juif, rue des Rosiers, sur le même palier que les parents de Fanny. Comme il était souvent sans argent, il était invité à dîner chez ses voisins. Mon père et ma mère se rencontrèrent, naturellement, un soir, chez Rachel et Henri, les parents de Fanny.
Samuel était si timide que la sueur perlait au-dessus de sa lèvre supérieure quand il croisait le regard de Rébecca. Cette créature volcanique le subjuguait et l’effrayait en même temps. Rébecca était imposante du haut de son mètre soixante-cinq. En réalité, sans la mode qui imposait aux femmes de se rajouter une moumoute en hauteur sur le crâne et de se percher sur des semelles compensées, elle aurait mesuré un mètre cinquante. Dans les yeux de cet homme si élégant (et pour cause, puisqu’il confectionnait lui-même ses costumes), elle découvrait qu’elle était belle. Elle aurait aimé que Paris tout entier reconnaisse sa beauté et, comme la vie à Montfermeil ne lui convenait pas, elle chercha très vite un appartement décent dans la capitale pour abriter leur idylle. Elle tomba enceinte avant la publication des bans.
La naissance de ma sœur Jessica fut un enchantement pour notre père. Ce bout de femme en miniature le fascinait, il ne se lassait pas d’admirer ses petites mains, ses petits pieds. Il était bouleversé par la fragilité de cet être qui n’avait pas demandé à vivre et qui avait besoin de sa protection. Il en aima davantage notre mère de lui avoir donné cette reproduction vivante d’elle-même. C’était le bonheur.
Mais les affiches antisémites commencèrent à tapisser les murs de Paris. La famille de Sandor et Roji se dispersa dans la zone libre. Les uns choisirent les Alpes, les autres les Pyrénées, mes parents s’arrêtèrent à Grenoble.
Les Italiens, installés dans la capitale dauphinoise, trop laxistes au goût de l’envahisseur, furent très vite remplacés. Les Allemands déculottèrent les hommes dans la rue pour contrôler que leur sexe n’avait pas été « raccourci » à la naissance. La carte d’identité des Juifs devint identifiable et le port de l’étoile jaune obligatoire.
C’est ainsi que nos parents, avec meubles, bagages et enfants, déménagèrent à nouveau et s’installèrent à Petichet.
Un jour, alors que Rébecca et Samuel accompagnaient Désiré, ainsi qu’un oncle et une tante descendus en voiture à Grenoble pour faire des courses, une patrouille allemande les arrêta pour une vérification d’identité. Désiré, pris de panique, sauta du véhicule et se mit à courir dans la campagne. Les Allemands le tirèrent comme un lapin, sous l’œil pétrifié de sa famille. Tous avaient de faux papiers. Rébecca s’appelait Simone Verdier, et était censée n’avoir aucun lien de parenté avec les autres. Elle fut obligée de creuser un trou pour y enterrer son frère, sans même pouvoir lui dire adieu, sans avoir le droit de verser une larme.
De son côté, Samuel, qui « s’appelait » Denis Bourgeois, fut suspecté et embarqué, sans avoir pu embrasser la femme qu’il adorait plus que tout au monde. À cet instant, il aurait voulu être un personnage de Chagall et s’envoler dans les airs pour fuir la misère humaine. Prisonnier en tant que Juif et résistant, il dut, sous la menace, confectionner des uniformes vert-de-gris. Grâce à son métier, notre père échappa aux camps de la mort, mais il en garda une douleur indélébile et les démons de la guerre continuèrent, longtemps après sa libération, à le poursuivre dans ses cauchemars.
Je suis née six ans après ma sœur.
Les séquelles de la guerre – Samuel ne se remettant ni de l’extermination de son peuple, ni de son passage dans les camps de travail –, les soucis d’argent (l’aiguille et le fil ne rapportant pas de quoi élever richement une famille), l’ambition démesurée de notre mère, qui voulait posséder appartement, magasin et maison à la campagne, n’aidèrent pas notre père à sortir de ses dépressions à répétition et finirent par lui retirer tout appétit vital. Je suis la conséquence des vitamines B12 que notre médecin de famille lui prescrivit à haute dose pour le soigner de son impuissance passagère. Ma naissance lui redonna confiance et le couple fut régénéré par cette nouvelle descendance.
C’est donc à quatre que nous arrivions chaque été, pour des vacances économiques, à Petichet.