Pour Noémie et Jean-Christian, toujours présents,
Pour Pierre et Marie-Christine qui m’ont accordé leur confiance,
Merci.
— Mademoiselle Yolka ! Un moment, je vous prie. Je voudrais vous parler.
Rosa Feuerweg s’était redressée comme un diable hors de sa boîte en entendant la sonnerie de la fin des cours. Comme d’habitude, les raclements de chaises avaient recouvert sa voix. Les terminales S4 gagnaient déjà la porte en se bousculant, peu désireuses de s’attarder en compagnie de cette femme revêche. Madame Feuerweg suscitait peu de sympathie. Maigre, elle dispensait son savoir d’un ton monocorde en s’assurant sans cesse de la bonne tenue de ses vêtements. Plus préoccupée par son ridicule tailleur rouge que par les compétences de ses élèves, elle passait son temps à lisser sa jupe et à remettre en place les manches de son chemisier. Elle méritait bien le surnom de « Repasseuse » dont on l’avait affublée.
Sans compter que l’odeur qui alourdissait l’atmosphère aurait rendu même un putois malade. Le professeur examinait Sacha par-dessus ses lunettes, sans dissimuler sa répulsion. Le parfum que dégageait cette jeune fille surpassait celui des trente-cinq élèves confinés dans une salle surchauffée. Il prenait à la gorge, mélange subtil de chien mouillé et de vêtements mal lavés…
Sacha, ironique, soutint son regard en se rasseyant. Elle connaissait cette expression. Depuis son enfance, elle la rencontrait partout où elle passait. Dégoût et mépris… Avec sa sécheresse de criquet, la Repasseuse ne prenait même pas la peine de donner le change. D’habitude, Sacha se montrait indifférente. Mais ce matin, la tentation avait été trop grande. Elle avait choisi de porter son pull le plus abîmé pendant le cours de physique. Elle s’était retenue d’exploser de rire devant la grimace renfrognée que la Feuerweg avait arborée une heure durant. Comme elle aurait aimé lui raconter ses baignades dans la rivière glacée, au milieu des grenouilles qui coassaient en la lorgnant de haut en bas. La vieille bique en aurait eu une attaque !
Non, Sacha ne cadrait pas avec le lycée bon chic bon genre de cette banlieue d’Emeryville. Pourtant, sa grand-mère avait insisté pour l’inscrire ici. La jeune fille avait dû se résoudre à s’asseoir dans une salle de cours, avec des élèves qui la considéraient comme une verrue au milieu d’un visage. D’accord, elle ne se forçait pas pour être acceptée. Les jeans déchirés et les pulls sans forme avec lesquels elle s’habillait la rendaient peu attrayante. Comme elle refusait aussi de discipliner ses mèches noires, pourtant soyeuses, et de maquiller ses yeux bruns, elle ne risquait pas d’avoir beaucoup d’amis. Il suffisait de voir ses camarades gagner le couloir sans lui accorder un regard. Un ver de terre crotté ne les aurait pas davantage intéressés. Sacha se rassit avec un haussement d’épaules. Quelle bande d’abrutis !
De toute façon, leur vie étriquée ne l’intéressait pas. Elle, la romano Yolka, en avait appris bien plus en dix-sept ans qu’eux n’en assimileraient pendant toute leur existence. Ces fils à papa et ces filles manucurées ne connaîtraient jamais sa liberté. Ils ignoraient même la signification de ce mot. La surface des choses leur suffisait.
Une surface, en ce qui la concernait, guère reluisante, elle l’admettait volontiers. Même les professeurs se détournaient, mal à l’aise, lorsqu’elle passait, droite et fière, dans les couloirs du lycée. Selon eux, une caravane ne constituait pas une résidence décente pour élever une jeune fille. Heureusement, aucune des assistantes sociales qu’elle avait croisées jusqu’à maintenant n’avait eu l’idée malencontreuse d’essayer de l’en sortir. De toute façon, Meïré avait trouvé la parade. Elle et sa petite-fille ne restaient jamais plus d’une semaine au même endroit. Comment rendre visite à quelqu’un qui changeait d’adresse plus souvent que de chemise ? Les services sociaux, découragés, avaient fini par les laisser tranquilles… Et Sacha s’appliquait à jouer le jeu en raflant systématiquement les meilleures notes de sa classe. Tout valait mieux que de se retrouver enfermée dans un foyer rempli d’hypocrites !
— Il faut que je parle à votre tutrice, déclarait justement la Feuerweg en la détaillant par-dessus ses lunettes. Une assistante sociale doit s’occuper de vous…
Elle se terrait derrière son bureau, se mouchant pour ne pas respirer les effluves des vêtements de Sacha. La jeune fille, pas dupe, sourit avec insolence.
— Pourquoi ? Mes notes sont excellentes ! Et je n’appartiens pas à cette bande d’imbéciles qui sabote vos cours.
Touchée ! Le professeur avait pris l’habitude d’ignorer les bavardages et les boulettes de papier qui volaient sous son nez. Elle ne tentait même pas d’y mettre un terme. Sa joie d’enseigner était un vrai plaisir pour les yeux.
La Repasseuse avait serré ses lèvres si fort qu’elles avaient creusé un sillon presque invisible en travers de son visage. Elle semblait avoir ainsi une drôle de tête sans bouche. Bizarre…
— C’est vrai, reconnut-elle à contrecœur. Vous êtes une bonne élève. Mais votre… tenue…
— Quoi, ma tenue ? ricana Sacha en se levant et en tournant sur elle-même pour se laisser admirer. Vous n’aimez pas mon…
Le professeur l’empoigna et la rassit avec brusquerie. La jeune fille en eut le souffle coupé.
— Ça suffit ! J’exige de parler à votre grand-mère, vous entendez ? Où est-elle ? J’ai essayé de la contacter à plusieurs reprises, mais vous avez fourni une fausse adresse au lycée. Où est garée votre caravane ? Vous devez me le dire !
Sacha jura en elle-même. Que lui voulait cette femme ? Elle n’allait tout de même pas convoquer Meïré ! Bon sang, elle serait furieuse si la Repasseuse s’avisait de se plaindre au proviseur. Elle détestait les intrus !
— Écoutez, je veux vous aider, continuait Rosa Feuerweg d’une voix plus douce. Mais il faut que je voie votre grand-mère… Vous pouvez avoir confiance en moi, Sacha. Vous le savez, n’est-ce pas ?
Confiance ? Elle voulait rire ! Cette tête de rat aux cheveux gras ne respirait pas la sincérité. Elle se penchait sur Sacha, insistante, s’approchant si près… Elle avait légèrement poussé la table, immobilisant la jeune fille d’une manière plus efficace que si elle l’avait ligotée. Sacha était coincée. Une autre table derrière elle l’empêchait de reculer sa chaise pour s’échapper. Le visage de la Feuerweg se trouvait à quelques centimètres du sien. Ses prunelles invisibles derrière ses verres foncés la scrutaient au plus profond de son être. Sacha se sentit comme… hypnotisée… Son souffle ralentit. La sensation désagréable d’être vulnérable…
Non ! Dans un sursaut, elle repoussa le professeur. Celle-ci perdit l’équilibre et tenta de se raccrocher à une table qui se renversa. Elle roula à terre dans un cri de douleur. La jeune fille se précipita vers la porte sans attendre. La Repasseuse hurlait derrière elle, folle de rage :
— Revenez ici ! Vous ne vous en tirerez pas comme ça. Je trouverai votre caravane avec ou sans votre aide.
Sacha s’enfuit à toutes jambes. Les couloirs se vidaient. L’écho des cris de la Feuerweg se perdait à l’étage. La jeune fille courait, poussant les élèves qui ne s’écartaient pas assez vite. Elle franchit le portail juste au moment où le surveillant responsable le refermait, et s’élança hors de portée. Des filles bousculées l’injurièrent, mais quelques coups de sac bien ajustés suffirent pour qu’elles se taisent. Sacha tourna le coin de la rue et s’enfonça dans le square proche du lycée.
Au bout de quelques minutes, elle ralentit l’allure. Les chemins du petit parc étaient déserts. Quelques lampadaires jetaient un halo jaune autour des bancs. L’eau d’un minuscule étang clapotait sous les premières gouttes de pluie. Un regard derrière elle la rassura. Personne ne la poursuivait. Bon sang ! La Feuerweg commençait à lui courir sur les nerfs ! Cette folle s’était prise d’intérêt pour elle depuis la rentrée et ne cessait de l’observer. Les compliments et les sourires n’ayant eu aucun effet, elle employait maintenant la manière forte. Meïré n’apprécierait pas son initiative, pensa Sacha en gagnant son arrêt de bus désert.
Des voitures passaient en chuintant et projetaient des éclaboussures sur le trottoir. La pluie dessinait des larmes sur les parois de l’abribus. Sacha resserra plus étroitement sa parka. Ce vent insidieux qui se coulait dans son cou… Le froid et l’humidité allaient envahir la caravane cette nuit. Mais ce serait pire dehors. Elle soupira. Sa grand-mère n’avait pas choisi le meilleur temps pour disparaître, une fois de plus.
Car la vieille dame était une originale. Elle s’habillait toujours avec une série de jupes superposées qui lui donnaient l’air d’un abat-jour poussiéreux. Gitane. Romanichelle. Aussi loin que Sacha s’en souvenait, les gens ne l’avaient jamais appelée autrement. Ou plutôt si. La « folle » et la « cinglée » comptaient parmi ses surnoms. Ses mains aux ongles noirs qui s’agitaient en ponctuant ses monologues ne plaidaient pas en sa faveur. Meïré discutait seule, riait seule, insultait et grondait des êtres invisibles à la grande joie des gamins des environs. Rien que cela la distinguait des grands-mères classiques.
En réalité, le plus gros souci de Sacha consistait à cacher les fugues régulières de son aïeule. La jeune fille se réveillait souvent seule dans la caravane. Meïré partait sans prévenir, sans bagage, sans argent et sans provisions. Au début, elle l’avait cherchée avec terreur, en vain. Et à chaque fois qu’elle se décidait, désespérée, à prévenir la police, sa grand-mère réapparaissait. Un beau matin, Sacha la retrouvait, occupée à reprendre sa vie là où elle l’avait laissée. Pas un mot d’explication, pas une excuse. Comme si elle n’était jamais partie. Parfois, Sacha la croisait, arpentant les sentiers et marmonnant entre ses dents, suivie d’une horde d’enfants effrontés. Elle déambulait au hasard, titubait, glissait, s’étalait dans la boue. La joie de ses tourmenteurs ne connaissait alors plus de bornes. Ils se payaient même l’audace de la bombarder de mottes de terre.
La vieille femme ne s’en rendait pas compte. Elle vacillait, comme ivre. Pourtant, Meïré ne buvait pas. Les gamins s’acharnaient, s’excitant les uns les autres, pariant sur celui qui réussirait enfin par l’atteindre. La vase tombait comme de la grêle. Mais bizarrement, aucun projectile ne parvenait jamais à la toucher.
Sacha n’attendait d’ailleurs pas la fin de l’attaque. Quelques coups de pied généreusement distribués et une bordée de jurons suffisaient à éparpiller les gosses. C’est qu’elle cognait fort et vite, la Romano ! Cependant, sur le chemin du retour, Meïré ne manifestait aucune reconnaissance.
— Tu prendras soin des autres quand tu sauras veiller sur toi-même, grondait-elle avec colère. Je peux me débrouiller seule !
— Tu n’en avais pas l’air ! protestait Sacha. Tu tenais à peine debout. Qu’est-ce que tu as ? Tu es…
La main de sa grand-mère s’abattait sur son épaule, plus ferme qu’elle ne s’y attendait, et l’obligeait à reprendre sa marche. Elle ne racontait jamais ce qu’elle avait fait, où elle avait été. Sacha, frustrée, lui en gardait une profonde rancune. Après ses remontrances, Meïré déménageait et, quelques jours plus tard, s’esquivait à nouveau au milieu de la nuit.
Sept ans auparavant, Sacha avait voulu percer son secret. Leur caravane était alors garée près d’un étang. Toute la soirée, le regard de la vieille femme avait fui le sien. Elle préparait un nouveau départ. Mais la jeune fille se tenait prête. Dès qu’elle avait cru sa petite-fille endormie, Meïré était sortie sans bruit. La pleine lune se reflétait dans le miroir de l’eau. Un vent doux secouait les feuillages des quatre grands peupliers plantés sur les rives. La caravane était à une dizaine de mètres, entre les buissons d’un petit bois. De la fenêtre, Sacha voyait la surface de l’étang ourlée par la brise nocturne, les quatre arbres plantés en losange et sa grand-mère qui s’approchait de la rive.
Meïré avait posé le pied sur la surface… sans s’enfoncer. Sacha, stupéfaite, avait retenu son souffle. La vieille dame flottait comme un fantôme au-dessus de l’eau ! Son reflet ondulait sur les vagues. C’était… irréel. La jeune fille s’était frotté les yeux, incapable de croire ce qu’elle voyait. Elle allait sortir pour l’appeler quand sa grand-mère s’arrêta au centre de l’étang. Des feuilles arrachées aux peupliers dansaient autour d’elle. Meïré les avait chassées d’un revers de main avant de dessiner un cercle dans l’air. Soudain, un puissant geyser avait fusé comme un boulet de canon jusqu’à la cime des arbres. Sacha avait poussé un cri de frayeur.
Aussitôt, sa grand-mère s’était retournée vers la caravane. Son doigt s’était pointé dans sa direction, comme une menace. La vitre s’était ternie. Mais la petite fille avait eu le temps de distinguer dans l’avalanche liquide une autre femme aux cheveux longs. Une bille étrange et lumineuse voletait comme une luciole autour de sa tête. La vision fut très fugace. La seconde d’après, sa grand-mère et l’apparition s’étaient évanouies entre les roseaux.
Meïré n’avait rien dit lorsqu’elle était revenue. Évidemment. Elle avait agi comme si ce qui s’était passé n’avait été qu’un rêve. Sacha s’était tue, sachant qu’elle n’aurait aucune explication. Elles avaient déplacé la caravane une fois de plus. Mais Sacha n’avait jamais oublié : sa grand-mère marchait sur l’eau… Elle ne croyait pourtant ni aux fées, ni aux sorcières. Au fil du temps, elle s’était donc convaincue qu’elle avait rêvé. La vision de cette nuit-là n’avait été qu’une hallucination…
À présent que Meïré était partie, l’épisode lui revenait en mémoire. Sacha était seule depuis plus de dix jours. Elle ne s’absentait jamais aussi longtemps…
Le brouillard s’était levé et étouffait les bruits. Les voitures chuintaient sur l’asphalte mouillé. De l’autre côté de la place, un réverbère jetait un halo pâle sur l’arrêt de bus. Sacha se blottit en frissonnant sur le banc.
Elle entendit le ronronnement du moteur avant d’apercevoir le véhicule. Il surgit du brouillard tel un fantôme et s’arrêta devant l’abri. Ses portes s’ouvrirent avec un sifflement poussif. Il était vide. Sacha monta en ignorant le regard réprobateur du conducteur.
— Certaines personnes pourraient faire des efforts, grommela-t-il.
La jeune fille haussa les épaules. Le chauffeur renifla d’un air méprisant en reprenant son volant. Après tout, puisqu’elle s’installait au fond, il n’aurait pas à subir son odeur… Dès qu’il eut contourné le square, le bus s’engagea sur la route qui longeait la berge du fleuve. De fortes averses tombaient sur la ville depuis des jours. Le cours d’eau avait quitté son lit et inondait ses rives, s’arrêtant à cinq ou six mètres de la chaussée. Si le temps continuait ainsi, il faudrait interdire cette route à la circulation. Déjà, ce soir, en dehors d’eux, la voie était déserte. La pluie redoublait d’intensité en s’écrasant sur les vitres de l’autobus. On aurait dit une symphonie de claquettes s’abattant sur la tôle.
Sacha regardait dehors en pensant à Meïré. Les réverbères peinaient à chasser la nuit. Tout était si sombre qu’ils semblaient rouler dans un tunnel. Soudain…
Surprise, elle pressa son visage contre la fenêtre. Là, à l’arrière, une lumière ronde scintillait. Son éclat l’empêchait de distinguer ce que c’était, mais la chose bougeait. Elle se pressait contre le verre comme si elle voulait le traverser et entrer. Sacha se leva en se tenant aux barres et s’approcha de la porte à soufflets. Elle se penchait pour tenter d’examiner la boule quand…
Un visage se plaqua contre le sien ! Deux yeux pâles luisaient dans une face grise de l’autre côté de la vitre. La silhouette, du toit du bus, s’accrochait aux bandes caoutchouteuses de la porte et rampait vers la poignée. Vers l’objet lumineux. Sacha poussa un cri aigu.
Le chauffeur jeta un coup d’œil dans son rétroviseur et jura. Il braqua le volant, les freins crissèrent. Le véhicule tangua, percuta un réverbère et rebondit sur le bas-côté. Les roues s’engagèrent sur la berge instable. Sur le tableau de bord, la tête du conducteur bringuebalait, inerte. Il avait lâché le volant, mais sa ceinture de sécurité retenait son corps. L’autobus continuait sur sa lancée. Emporté par son poids, il tomba dans le fleuve.
Le temps se figea. L’impact fut violent. Une forte lumière aveugla la jeune fille. Son front heurta un siège et elle s’affala. La douleur envahit son crâne. Les fauteuils avaient pris la place du plafond. Elle-même était coincée sur le marchepied arrière. Elle tenta de tirer la poignée d’urgence, mais la porte resta close. La lumière vive de l’étrange boule avait disparu. À présent, l’obscurité était presque totale. Soudain, elle sentit quelque chose ruisseler sous ses fesses. Elle toucha l’interstice entre les portes battantes. L’eau ! Elle envahissait l’habitacle.
Ils coulaient !
Elle se démena pour s’extirper des marches. Le niveau montait vite ! Elle parvint à se dégager et se propulsa vers l’avant. Le corps du chauffeur glissait à travers le pare-brise éclaté. Du sang coulait de son front. Elle débloqua sa ceinture, l’empoigna par le col et tirant, poussant de toutes ses forces, elle acheva de le hisser à l’extérieur.
Le courant glacial faillit la forcer à lâcher l’homme. Sacha serra les dents. Les remous l’entraînaient vers le bus qui s’enfonçait. Elle assura sa prise sous les bras du chauffeur et, s’éloignant du véhicule, elle se mit à nager.
Un jour blafard s’insinuait entre les volets. Quelle heure était-il ? Très tôt sans doute. Dans les cuisines du sous-sol, les employés devaient s’activer à préparer le petit-déjeuner de la cinquantaine de personnes vivant dans ce foyer. Cinquante ! Un cauchemar ! Rien que l’idée de demeurer ici plus longtemps lui donnait des envies de meurtre.
Sacha avait écouté la pluie marteler les tuiles toute la nuit. Depuis deux jours, le vent soufflait en tornade dans les rues vides. À moins d’une raison urgente, personne ne se risquait à mettre le nez dehors. Le fleuve avait envahi les champs aux alentours. L’eau continuait à monter dans certains quartiers évacués.
Deux jours aussi qu’elle s’appliquait à tenir son rôle d’héroïne obéissante. D’abord, détourner leur attention. Se soumettre. Gentiment, elle avait tout accepté : la promiscuité de cette chambre, les bavardages futiles des filles, les moqueries des garçons à son passage… Juste être discrète. Passer pour une fille timide et modeste. Sacha excellait dans l’art de la dissimulation. Cela, elle le devait à Meïré.
Son sac était prêt. Elle l’avait sorti de son armoire la veille, lorsque sa camarade de chambre s’était endormie. Un jean, un pull, une paire de baskets et, surtout, le contenu de la petite boîte secrète que Meïré gardait cachée sous l’évier de leur caravane. Toute sa richesse. La vieille dame avait toujours été prévoyante.
— Si un jour, je devais ne pas revenir, lui avait-elle expliqué, prends l’argent et file. Ne laisse personne t’enfermer.
Facile à dire… Maintenant qu’elle se retrouvait seule, Sacha se demandait si sa grand-mère n’avait pas prévu de l’abandonner depuis longtemps.
Madame Feuerweg s’était empressée de révéler son dénuement aux gendarmes, lorsqu’on les avait récupérés, le chauffeur et elle, agrippés à l’une des piles du pont. Par bonheur, l’homme avait suffisamment repris conscience pour s’accrocher tout seul, car elle n’aurait pas pu le retenir très longtemps. Tout le monde avait loué le courage de la jeune fille. Mais pour elle, c’était une catastrophe.
Elle avait protesté en voyant la Feuerweg escorter leur petit groupe jusqu’à son campement. Cette sale fouineuse ne l’avait pas quittée d’un pas. Comme Sacha avait ri à la vue de sa mine dépitée devant leur caravane vide ! Par malheur, tout le monde savait à présent qu’elle était seule. Et cela n’avait pas raté. L’assistante sociale du lycée lui avait trop vite trouvé une place dans ce foyer. Elle n’avait disposé que de quelques minutes pour rassembler ses affaires et subtiliser l’argent de la boîte dissimulée sous l’évier. Mais cette saleté de baraque ne serait qu’une étape. Meïré avait été formelle. Elle devait partir au plus vite.
Sa compagne de chambrée ronflait dans le lit voisin. Même sans ordre, Sacha n’aurait pas pu se résoudre à rester. Leur chambre était jolie et propre. Elle disposait d’une douche personnelle. Mais partager son intimité était au-dessus de ses forces. Le savon parfumé de la salle de bains ne valait pas la liberté. Elle s’habilla sans bruit et balança le sac sur son dos. La dormeuse, dont elle n’avait pas pris la peine de retenir le nom, suçotait son pouce. Elle se retourna sous sa couette, soupira et se remit à vrombir. Écœurée, Sacha se faufila dans l’escalier.
Le linoléum assourdissait ses pas. Personne n’était encore levé. La porte d’entrée était fermée, mais forcer une serrure ne lui posait aucun problème. C’était l’un des nombreux secrets que lui avait enseignés Meïré : ouvrir une porte sans clé, escalader des murs, mentir… Ses professeurs du lycée n’auraient pas apprécié son étrange formation.
Elle prit soin de rester à couvert sous les arbres du parc. Le vieux manoir reconverti en centre d’accueil se fondait dans la brume. La lumière brillait dans les cuisines, mais cela ne l’inquiétait pas. Elle savait disparaître dans la nature sans laisser de trace. Encore une leçon de Meïré…
Son plan était simple. Cette bulle de lumière et cette forme grise aperçues juste avant l’accident ne cessaient de l’obséder. Le chauffeur les avait décrites en long et en large, de plus en plus véhément à mesure que les gendarmes montraient leur incrédulité. Aucune trace de la créature inconnue n’avait été trouvée sur les berges, ni sur le bus. Le capitaine était formel : la mauvaise visibilité constituait la véritable cause de la perte de contrôle du véhicule. De son côté, Sacha avait prétendu ne se souvenir de rien.
Mais ce n’était pas une hallucination. Meïré avait rejoint une bulle semblable dans un étang, des années auparavant. Aujourd’hui, sa grand-mère avait disparu et une bille volante se manifestait à nouveau. La coïncidence était par trop étonnante.
Sacha marchait vite. Avant de mettre de la distance entre elle et le foyer, il fallait qu’elle sache. Elle rejoignit rapidement la route au bord du fleuve. L’eau, qui avait encore monté, clapotait au milieu de la chaussée. Les habitants des quais avaient empilé des sacs de sable le long des portes et des fenêtres se trouvant au rez-de-chaussée. Dérisoire… La météo annonçait de nouvelles tempêtes dès le milieu de la journée.
Les vagues frisaient le courant du fleuve. Sacha reprit le chemin qu’avait suivi le bus. Sur l’autre rive, découpée sur le ciel, une colline coiffée d’un clocher émergeait des champs inondés.
Elle atteignit le dernier pont à la sortie de la ville. De longs rubans de plastique rouge et blanc interdisaient l’accès à la berge. Elle se faufila dessous en pataugeant jusqu’aux genoux.
Hormis quelques pierres arrachées, il restait peu de traces de l’accident. Des empreintes dans la boue, un arbre déchiqueté… L’autobus avait coulé corps et biens. Un peu plus bas, l’eau s’engouffrait entre les piles du pont. La jeune fille entreprit de rejoindre le fleuve.
Soudain, son pied heurta une pierre. Elle trébucha et se rattrapa de justesse aux herbes. En se redressant, elle saisit du coin de l’œil le mouvement d’une ombre près du pilier. Elle se figea.
— Qu’est-ce que… Qui est là ?
Les buissons submergés ondoyaient. Sacha reprit son équilibre et… manqua hurler. Il y avait vraiment quelque chose ! Quelqu’un ! Une silhouette réfugiée sous l’arche, dégoulinante et grise qui l’observait sans bouger. La jeune fille dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas fuir.
Haletante, elle se cramponna à son sac comme à une bouée. C’était la créature du bus. Elle ressemblait à un garçon de son âge, mais sa figure, ses vêtements, son corps entier étaient formés d’une sorte de brouillard dense d’où l’eau ruisselait. Une ombre en volume… L’être paraissait aussi effrayé qu’elle et se rencognait contre les pierres.
— Tu n’es pas une Luzienne, n’est-ce pas ?
Cela parlait ! La voix un peu rauque semblait sortir d’un trou. La jeune fille se força à calmer ses tremblements.
— Qui… qui es-tu ? D’où viens-tu ?
— La luze…, murmura le garçon gris sans paraître l’entendre. Où est-elle ?
— La luze ? répéta Sacha, déconcertée. Qu’est-ce que c’est ?
— La bulle de lumière, voyons ! Le mur d’eau l’a engloutie. J’ai voulu la rattraper… Il y a eu un choc, je suis tombé et… je l’ai perdue…
Une bulle… Une luze… Soudain, Sacha comprit. Il parlait de cette boule accrochée à la portière du bus. Inexplicablement, la peur la quitta. Elle n’avait rien inventé ! Cette lumière existait. Et cette créature avait un lien avec la scène qu’elle croyait avoir rêvée des années auparavant.
Le garçon tremblait. Elle était certaine qu’il n’avait pas osé bouger de cet endroit depuis l’accident. D’où sortait-il ? C’était un miracle qu’il n’ait croisé aucun gendarme. Avec son allure, il n’aurait pas tardé à être à la une des journaux. Elle n’aurait eu aucune chance d’avoir les renseignements qu’elle cherchait. Il semblait néanmoins terrifié. Elle lui présenta sa main, paume en l’air, apaisante.
— N’aie pas peur… Je peux t’aider…
Pas convaincu, il se pressait contre le mur comme s’il voulait s’y fondre.
— Tu n’es pas une Luzienne, tu n’as pas de luze. Cet endroit ne ressemble pas à l’Erluzen. Il s’est passé quelque chose quand j’ai traversé l’eau… C’était une sorte de passage, n’est-ce pas ? Où suis-je, ici ?
— Écoute, dit-elle en s’efforçant de garder une voix calme. Je m’appelle Sacha. Je ne sais pas ce qu’est une Luzienne. Je n’ai jamais entendu parler de l’Erluzen non plus. Tu es trempé… Viens avec moi, tu n’as rien à craindre.
— Tu connais un Monastère ? dit le garçon gris avec espoir. Tu sais où je peux trouver un gardien ?
— Un gardien ? Un monastère ? reprit Sacha, de plus en plus étonnée. Je ne…
Tout à coup, elle eut une idée.
— Cela te rassurerait d’aller dans un couvent ? Il en existe un très vieux en haut de la colline. En fait, il est en ruine. Mais l’église a été restaurée. Tu y seras en sécurité.
Au même moment, le vent apporta le son d’une cloche qui sonnait la demie de huit heures. Le garçon gris se figea.
— Un Monastère, souffla-t-il. C’est bien ça, n’est-ce pas ? Il y a forcément un gardien là-bas. Je dois le trouver !
Il s’élança sous la pluie battante. Sacha se rua à sa poursuite en jurant.
Depuis la dernière guerre, quelques moines passionnés s’étaient mis à restaurer l’église puis le couvent juchés au sommet de la colline d’Emeryville. Le sanctuaire avait aujourd’hui fière allure. Les pierres blanches de son clocher abritaient des cloches de bronze magnifiques. Les vitraux avaient été remplacés et le cloître déblayé. Le chantier se poursuivait aujourd’hui par la réfection du couvent. Mais les pluies diluviennes avaient chassé les ouvriers. Sacha en fut soulagée.
Le garçon d’ombre avait déjà pénétré dans l’église lorsqu’elle y entra à son tour. Un lourd silence régnait dans les travées. Les bougies allumées dans la chapelle près de l’entrée dégageaient une forte odeur d’encens. Les bancs avaient été empilés le long d’un mur pour dégager le chœur. Le garçon gris se faufilait d’une colonne à l’autre. Elle l’observa alors qu’il inspectait les confessionnaux du bas-côté. Que cherchait-il ? Il s’arrêta au bout de l’allée, près du porche. Au-dessus de sa tête, l’or des tuyaux d’orgue brillait dans la pénombre.
Sacha se disposait à le rejoindre quand une porte s’ouvrit au fond du chœur. Un jeune homme repoussa la tenture qui protégeait le battant. Le garçon gris se réfugia sous les marches d’un escalier raide qui menait à la tribune. Le nouveau venu devait avoir une trentaine d’années. Vêtu d’un jean savamment lacéré et d’un chandail noir, il agitait ses mains fines en la saluant.
— Bonjour ! dit-il avec amabilité. Il me semblait bien avoir entendu du bruit. Je doute que tu sois une visiteuse par ce temps. Je peux quelque chose pour toi ?
— Non, grommela Sacha, contrariée. Je suis entrée me mettre à l’abri…
— Tu te promenais ? Par cette tempête ?
Son regard trop bleu la mit mal à l’aise. Son compagnon gris allait s’enfuir si l’intrus ne partait pas tout de suite. Cependant, il n’en manifestait guère l’intention. Un sourire se dessinait sur ses lèvres.
— Mais… ne serais-tu pas cette jeune fille, rescapée de l’accident d’avant-hier ? J’ai vu des photos de toi et du chauffeur dans le journal.
— En quoi ça vous regarde ? l’interrompit-elle, consciente de se montrer impolie. D’ailleurs, qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Théophile Arlen, répliqua le jeune homme sans broncher. D’une certaine façon, j’appartiens à la communauté des moines. Les tuyaux de mon orgue nécessitaient une petite vérification.
— Un moine ? ironisa Sacha. Vous n’en avez pas l’air ! Eh bien, votre boutique est ouverte à tout le monde, n’est-ce pas ? Retournez donc à l’inspection de votre piano.
— Mon orgue, rectifia-t-il machinalement. Et je ne suis pas moine, plutôt organiste.
La perplexité se lisait sur son visage.
— Dis-moi, reprit-il après un silence, sais-tu pourquoi le chauffeur a perdu le contrôle de son bus ? Il paraît qu’il aurait vu quelque chose…
— Il n’y avait rien à voir ! coupa-t-elle, irritée. Juste une route glissante et de la boue partout. Rien de bizarre là-dedans.
Son agacement n’eut d’autre effet que de tirer au jeune homme un sourire moqueur.
— J’ai dit quelque chose ? C’était une erreur. Peut-être aurais-je dû dire… quelqu’un ?
La jeune fille sursauta. Croyant qu’elle voulait s’enfuir, Théophile Arlen la saisit par le bras.
— Attends ! Je ne vous veux aucun mal, à toi et à ton ami.
— Je n’ai pas d’ami !
— Bien sûr que si. Lui…
Il désignait du menton le recoin où le garçon gris se terrait. Sacha s’immobilisa, le cœur battant. Il ne pouvait pas l’avoir vu. C’était impossible ! Son compagnon observait un silence total et l’obscurité de l’escalier masquait son corps.
Théophile Arlen la lâcha. La lueur des vitraux colorait ses cheveux de bleu et de rouge. Il cligna de l’œil en posant un doigt sur ses lèvres.
— Vous semblez avoir besoin de réconfort tous les deux. Tenez, j’ai une idée ! Aimeriez-vous entendre mes orgues ? Elles ont le pouvoir de guider les êtres perdus.
Sans attendre sa réponse, il se dirigea vers les marches raides qui montaient le long du mur. Il lança par-dessus son épaule :
— Tu es très bien placée pour apprécier leur musique, juste au milieu du chœur. Surtout ne bouge pas. Sais-tu que cet instrument est unique ? Je l’ai monté moi-même en intégrant quelques touches personnelles. Par exemple, il possède un registre inédit que j’ai baptisé le Gardien…
Il réapparut, appuyé sur la rambarde. Un rire muet détendait son visage.
— Dis à ton ami sombre de te rejoindre, s’écria-t-il. Il n’a rien à craindre ici.
Il disparut derrière les tuyaux d’orgue. Sacha se pencha sous l’escalier. Le regard du garçon gris croisa le sien.
— Fichons le camp d’ici ! murmura-t-elle. Je n’ai pas confiance en cet homme. Comment a-t-il su que tu étais là-dessous ? Il n’a pas pu te voir.
Elle prit son ton le plus persuasif.
— Partons. Il ne peut rien pour toi.
— Si, au contraire, chuchota l’autre. Il a parlé d’un gardien. Il va peut-être le chercher…
— Mais non ! balbutia Sacha, interloquée. Il parlait de son orgue. C’est un registre… une musique !
— Non. Les gardiens doivent protéger ceux qui le demandent. Il le sait. Comme il sait aussi qui je suis.
— Quoi ?
Le garçon gris sortit de sa cachette pour gagner le milieu du chœur. Le dallage dessinait à cet endroit un labyrinthe circulaire. Les lignes noires et blanches s’entrecroisaient en une figure compliquée. Le garçon s’assit au centre et se concentra sur les tuyaux de l’orgue. Théophile Arlen s’était installé sur son banc, le dos tourné. Ses mains immobiles sur les claviers ressemblaient à deux oiseaux prêts à s’envoler.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Sacha en fixant la nuque de l’organiste. Il te connaît ?
— Il a prononcé le nom de mon peuple. Il a dit : « Ton ami S’Ombre ». Je m’appelle Lexter et je suis un S’Ombre.
Le premier accord les prit par surprise. Sacha se boucha les oreilles. Des voix profondes vibraient dans les tuyaux, bientôt rejointes par des geignements aigus. L’orgue jouait fort… trop fort. Elle tomba à genoux en gémissant. Elle voulut appeler l’organiste, lui demander d’arrêter… Elle tendit la main vers la rampe… et se mit à hurler.
L’église ondoyait. Les statues du chœur se déformaient et ruisselaient, tel le courant d’une rivière. Sacha, terrifiée, vit le sol se plisser, soulevé par un mouvement venu des profondeurs. Le flux atteignit d’abord le garçon gris. Il hurla à son tour, luttant contre le vide. Très vite, il devint flou. Elle vit son corps se désagréger, puis couler comme un liquide. Elle s’effondra à son tour. À sa grande horreur, elle vit ses propres doigts traverser les dalles. Elle leva la tête avec peine. Théophile Arlen était debout, les mains posées sur la rambarde. Derrière lui, l’orgue poursuivait seul sa terrible symphonie.
— Pitié ! hurla Sacha. Arrêtez !
Elle n’entendit pas sa propre voix. L’organiste secoua la tête. La dernière chose qu’elle vit avant de sombrer fut le jeune homme qui la saluait avec un respect incompréhensible, les mains croisées sur sa poitrine…
L’obscurité l’oppressait… Un noir plus noir que les ténèbres. Comment était-elle arrivée dans ce néant ? Quelqu’un la secoua. Sacha voulut crier.
— Réveille-toi ! Non. Ne dis rien.
Elle se débattit, ouvrit les yeux. Un visage sombre se penchait sur elle. Ses souvenirs affluèrent. La créature grise… l’église et l’organiste Théophile Arlen… Elle cligna des yeux. Les murs du chœur avaient disparu. Elle était allongée par terre, la tête posée sur son sac.
Son compagnon l’aida à se redresser. Elle frissonna au contact de ses mains de brume. Selon les bribes de ses souvenirs, il lui semblait les avoir senties s’accrocher à elle pendant la fascinante musique de l’orgue. Et maintenant, le froid… si intense.
Elle s’assit sur le sol sablonneux. Des buissons touffus brouillaient le paysage. Au loin, des chênes se pressaient de part et d’autre d’un chemin serpentant dans un jardin abandonné. Les nuages cachaient le ciel, mais la pluie avait cessé. Le jour finissait. Sacha éternua. Une odeur marine lui chatouillait le nez. Où se trouvaient-ils ?
Un brusque coup de vent agita les arbres. Le gravier crissa. Pris de peur, le garçon d’ombre l’obligea à se coucher sous les broussailles.
— Chut ! Quelqu’un vient. Par les Cavernes, tais-toi !
Il s’efforçait de calmer sa respiration, mais ses mains tremblaient. Le cœur battant, elle jeta un œil entre les feuilles.
La terreur la plaqua au sol. Un oiseau gigantesque sautillait dans l’allée, un corbeau noir comme elle n’en avait jamais vu. Ses petits yeux ronds furetaient partout. Ses ailes immenses fouettaient les arbres de chaque côté. Comment une bête pareille pouvait-elle exister ? Sacha se sentit brusquement dans la peau d’un misérable lièvre pourchassé par un rapace. Le volatile les cherchait, elle en était certaine. Pire, elle distingua une de ces mystérieuses bulles lumineuses qui tourbillonnait autour de lui.
Le corbeau noir tourna son œil bleu dans leur direction. Il les avait aperçus ! Le garçon d’ombre, pris de panique, fit demi-tour et tenta de se frayer un passage entre les branches. Sacha se débattit pour se dégager, mais l’oiseau était déjà sur eux.
Un son aigu jaillit de sa gorge. La bulle se mit à grossir. Incapable de courir, Sacha tomba à côté de son compagnon, les tympans déchirés. Elle se mit à ramper en hurlant de terreur. La sphère lumineuse s’étirait sous l’effet d’une poussée intérieure. Elle allait les atteindre. Le garçon d’ombre, prisonnier des buissons, était immobilisé.
Lorsque la bulle les toucha, Sacha perdit connaissance.
Elle eut l’impression de se réveiller tout de suite. Dehors, la nuit s’était posée. Dehors ? Elle se souleva… et roula, jambes par-dessus tête. Le sol tanguait. Elle n’arrivait même pas à s’allonger. Roulée en boule, elle finit par se tenir tranquille et attendit de se stabiliser.
Pendant qu’elle se balançait, elle explora des doigts la chose qui l’enveloppait. C’était une sorte de peau translucide parfaitement sphérique qui planait au-dessus du sol. Elle se sentait comme une décoration de Noël suspendue à un sapin. Excepté qu’il n’y avait pas d’arbre. Le peu qu’elle parvenait à distinguer à travers la membrane était une deuxième boule qui tournait à côté de la sienne. À l’intérieur, la silhouette du garçon gris flottait en suspension. Un dôme de verre couronnait la pièce circulaire où d’étroites meurtrières laissaient entrer la clarté de la lune. La vue de l’astre la réconforta. Au moins, il existait aussi dans ce monde.
Car elle n’en doutait plus, ces volatiles inquiétants et ces choses rondes n’existaient pas dans son univers. Elle ne parvenait pas à trouver une autre explication à tout cela.
— Psitt !
Le garçon avait repris conscience. Elle l’observa, perplexe. Comment s’appelait-il déjà ? Lexter le S’Ombre… Il tordait l’enveloppe transparente entre deux doigts, tirant la membrane comme du chewing-gum. Elle se fendit sur toute sa hauteur avec un gémissement de ballon se dégonflant. Le S’Ombre repoussa les lambeaux de peau et sauta sur le sol dallé.
Il atterrit sans bruit, sur la pointe des pieds et des mains, comme un chat à l’affût. Sacha s’empressa de l’imiter. Elle se reçut près de lui, titubant un peu et serrant la lanière de son sac qu’elle n’avait pas abandonné.
— Où sommes-nous ? Tu connais cet endroit ?
Les grosses pierres des murs paraissaient plus imposantes à présent que la bulle ne déformait plus les perspectives. C’était une salle bordée par une rangée d’arcades sculptées, elles-mêmes fermées par des portes sans serrure. Dommage, pensa Sacha. Les leçons de cambriolage de Meïré ne s’avéreraient d’aucun secours ici.
Une ouverture carrée creusée dans le sol laissait apparaître les premières marches d’un escalier menant jusqu’à une porte en ogive. Là encore, ni serrure, ni clé. La jeune fille descendit pousser le battant. Sans succès.
— C’est inutile, chuchota Lexter. Les portes de la tour d’Oël ne s’ouvrent que si l’on chante une clé particulière.
— Comment ? C’est quoi, chanter une clé ?
Le garçon s’adossa au mur pendant qu’elle remontait. Son regard passait d’une arcade à l’autre, comme s’il s’attendait à ce qu’un corbeau géant lui tombe dessus.
— Cette tour est l’un des lieux les plus importants de l’Erluzen. Les non-initiés n’ont pas le droit d’y pénétrer. C’est là que les Luziens conservent une partie de leurs secrets. Ils…
Sacha crut qu’il allait cracher sur les dalles.
— Ils agissent sur leur environnement en utilisant l’énergie de leur voix. Leur sacro-sainte voix… Mais c’est plus que ça : un sens, ou plutôt leur identité. Ils la modèlent sous la forme d’une bulle de lumière. C’est leur luze.
— Alors, nous avons vraiment changé de monde ? Ce corbeau qui nous a attaqués, c’était un Luzien ?
— Non, murmura Lexter d’un air effrayé. J’ignore ce que c’était. Je n’ai jamais vu un oiseau pareil. Le plus incroyable est qu’il avait une luze. Un animal avec une luze alors que nous, les S’Ombres…
— À quoi ressemble un Luzien, alors ?
Le S’Ombre la jaugea des pieds à la tête.
— À toi, fit-il, l’air hostile. Mais eux possèdent une luze. Ils sont fiers de leur pouvoir, orgueilleux au possible. Rien ne possède plus de valeur à leurs yeux que cette voix qui leur permet de tout contrôler.
Il soupira.
— Parfois, pourtant, certains Luziens n’en ont pas. Ils ne savent pas chanter, ou bien leur luze tombe malade et meurt. On les chasse alors de la Cité et ils sont bannis dans les cavernes d’Ombrune.
— C’est là que tu vis, dans ces cavernes ? Tu es donc un Luzien sans luze. Et ils te font peur…
— Si tu les connaissais, tu les craindrais aussi ! rétorqua-t-il avec hargne. Ils ignorent la pitié. Ici, les gens dépourvus de luze sont chassés comme des animaux. Ils deviennent des S’Ombres, des parias comme moi. Prends bien garde, insinua-t-il. Sans luze, tu ne vaux rien…
Sacha haussa les épaules.
— Toi non plus, si j’ai bien compris ! Dis-moi, c’est bien cette chose dont tu parles que tu cherchais à attraper sur la porte du bus, n’est-ce pas ? Pourquoi ? Pour entrer dans les bonnes grâces des gens d’ici ? Tu ne voulais plus être un S’Ombre. D’ailleurs, j’y pense, tu n’aurais pas cherché à piquer cette luze à quelqu’un, par hasard ? Cela expliquerait pourquoi cette saleté de bestiole t’a enlevé. Tu es un voleur.
Elle se représentait fort bien le scénario qui avait pu se dérouler dans ce monde. Le S’Ombre avait poursuivi sa victime. Elle n’osait pas imaginer comment il avait réussi à s’emparer de sa luze. Puis, quelque chose s’était produit qui les avait propulsés sur Terre, lui et la bulle qu’il convoitait.
Ensuite, Théophile Arlen s’était empressé de renvoyer le S’Ombre chez lui, comme s’il craignait qu’on ne le découvre. Comment l’organiste connaissait-il cet endroit ? Et pourquoi l’avait-il forcée, elle, à suivre le même chemin ?
Ses réflexions s’arrêtèrent de façon plutôt brutale. Visiblement, le garçon gris n’avait pas apprécié ses accusations. Il s’était levé et avançait sur elle, poings serrés, prêt à les lui balancer à la figure. Sacha sursauta. Si ses déductions se révélaient justes, elle avait intérêt à bien réfléchir avant de parler.
Diplomate, elle esquissa un pas en arrière en levant les mains pour l’apaiser.
— Au fond, tu sais, ce n’est pas mon problème, hein ! Je n’ai rien contre les voleurs de luze, moi. La priorité, c’est de filer d’ici le plus vite possible. On est bien d’accord, n’est-ce pas ?
Le S’Ombre se détendit. Sacha respira. Les leçons d’autodéfense de Meïré n’auraient pas été très utiles face aux muscles du garçon.
Elle l’observa tandis qu’il explorait les murs de la pièce en tapotant les pierres. Sa méfiance grandit d’un cran. Il semblait bien connaître les lieux pour quelqu’un interdit de résidence par des bourreaux luziens.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— Toutes les issues sont condamnées par les chants. Il ne reste qu’à trouver un passage secret ou autre chose qui nous permette de déguerpir d’ici. D’ailleurs, tu devrais m’aider au lieu de rester plantée là comme une idiote ! Cet oiseau obéit aux Luziens et peut très bien revenir. Alors, cesse de poser des questions et cherche…
Il n’avait pas tort. Lexter se figea alors qu’un hurlement terrible retentissait à l’extérieur. Le cri ne ressemblait pas à celui de l’oiseau ravisseur. C’était un appel chargé d’une peur viscérale…
Il se coula vers l’une des fenêtres en signalant à sa compagne de l’imiter. Sacha se plaqua contre le mur, de l’autre côté du battant. La lune avait disparu sous un épais amas de nuages. Des éclairs d’orage cisaillaient l’obscurité. Soudain, une ombre se profila dans la nuit.
L’oiseau !
La bête qui les avait attaqués traçait des cercles autour de la tour en poussant des croassements menaçants. Tantôt elle piquait sur le mur comme une fusée, tantôt elle remontait en flèche, soulevée par le vent. Lexter, terrorisé, parcourut la salle du regard, cherchant avec désespoir un objet pour se défendre. Mais la pièce était vide.
Tout à coup, la bête plongea vers la fenêtre. Sacha, à genoux, serrait son sac sur sa poitrine, protection dérisoire contre la charge du volatile. Elle ferma les yeux, guettant avec effroi l’éclatement du carreau, sentant déjà le bec acéré fouiller son corps. Mais… rien ne se produisit. Un nouveau cri la jeta contre la vitre.