Lorsque les pères s’habituent à laisser faire leurs enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors, c’est là, le début de la tyrannie.
Platon
Elle lui avait dit : « Je vais aller faire pipi. »
C’est alors que l’incendie avait démarré.
Aux premières fumées, elle l’avait entraîné en courant vers la voiture pour y prendre l’extincteur.
Elle n’était pas inquiète. Elle avait gardé son sang-froid. Aucun signe de panique. Même lorsqu’ils n’avaient pas retrouvé la voiture, elle avait gardé le sourire.
Elle l’avait guidé dans les taillis en lui tenant la main et finalement, comme par caprice, elle l’avait abandonné au milieu de nulle part, perdu, affolé.
Léger petit elfe diabolique, elle avait disparu derrière un écran de fumée bleue.
La broussaille d’un maquis recroquevillé par une sécheresse sans précédent, le vent jouant avec le feu, le massif de La Clape allait connaître un incendie de plus.
La voix neutre de Jeannette Gépéesse, me suggère :
au rond-point, deuxième sortie
Comme je suis dans les nuages, je réagis trop tard et me retrouve en face du troisième embranchement. Je décide donc de continuer à tourner sur ce rond-point tandis que la voiture qui me colle au pare-chocs arrière klaxonne. Son conducteur déboîte en me serrant contre la bordure à tel point que je ne peux pas me dégager pour prendre la fameuse deuxième sortie. Inquiète, je jette un coup d’œil au malotru. Je ne vois de lui qu’une main, le majeur bien tendu dans un geste sans équivoque.
Jeannette Gépéesse, imperturbable, continue :
deuxième sortie, tournez
Elle ne sait pas, la machine à guider, qu’un malotru m’empêche de suivre ma route comme je l’entends. Afin d’éviter un incident relationnel, je me faufile dans la première bretelle qui s’ouvre devant moi. Soulagée, je laisse derrière le râleur et j’embraye pour passer à la vitesse supérieure. Jeannette n’attend pas une minute pour me dire :
dès que possible, faites demi-tour
Bien sûr. C’est logique. Il faut que je revienne sur le rond-point, que je fasse attention à ne pas me tromper, que je retrouve cette fameuse deuxième sortie. Seulement, je n’ai pas envie de faire demi-tour. Je n’ai pas envie de me retrouver sur la même route que le connard mal embouché. Je n’ai pas envie de risquer un accident parce qu’un excité me trouvera trop molle au volant. Je n’ai pas envie de me presser, après tout, je suis en vacances. La nationale est quasiment déserte. Je roule à 80 à l’heure, ma vitesse de croisière à l’ombre de platanes aux troncs écaillés.
à l’embranchement, tournez à droite
puis encore une fois à droite
Jeannette a rectifié ses données. Je l’ai programmée, en quittant ce matin les Orgues de Flandre où j’habite, à Paris XIXe, pour qu’elle me guide jusqu’à Saint-Pierre-la-Mer par la route, et non par l’autoroute, afin d’y rejoindre pour les vacances, mes amies Josépha et Katherine ainsi qu’Elphie, ma filleule, et Olympe, ma nièce. « Ta garde rapprochée », disait jalousement la Princesse à l’époque où elle se permettait encore de juger de ma façon de vivre.
Elle n’en revenait pas de l’avoir coincé aussi facilement.
Elle voulait sa mort. Elle était restée face-à-face avec lui un long moment, jusqu’à ce qu’il saisisse enfin qu’il n’avait rien compris, n’avait rien vu venir, et c’est par ce regard homme, par ce regard étonné, qu’elle avait eu un pur moment de jouissance.
Il lui avait alors demandé pourquoi elle le détestait autant ? Que lui avait-il fait ?
Elle avait chassé les questions comme on chasse des mouches. Elle n’avait même pas cligné des paupières. Il n’avait pas eu droit à un seul geste de sa part, même pas un sourcil levé, interrogatif, pour lui demander des comptes, quelque chose qui l’aiderait, lui, à comprendre pourquoi elle avait fait ça. Non ! Elle savait qu’il n’avait pas senti venir le coup. Elle n’avait offert à son regard terrorisé que deux taches noires sous la frange de cheveux dorés, un regard muet, terrible de silence.
Sans frémir, droite sur ses jambes, elle voulait le voir se rendre compte, non seulement de ce qu’elle lui avait fait, mais encore qu’il réalise qu’il n’en sortirait pas vivant. Il avait tendu les mains vers elle, psalmodié « mon tout petit, mon amour, ma chérie ». Il savait maintenant qu’elle ne l’aimait pas. Elle avait enfin vu la panique sourdre de lui. Elle s’en était allée satisfaite.
Elle ne lui devait rien, le faisait savoir, le tuait sans frémir.
Il y avait déjà trois ans que nous étions séparées, la Princesse et moi, avec déchirement et douleur, pour moi uniquement. Trois années chaotiques depuis ce voyage au Cameroun où mon univers avait basculé dans l’horreur.
Ne plus y penser. C’est plus facile à dire qu’à faire. Parfois, certaines nuits, le cauchemar de ce que j’avais vécu me réveillait encore. Après bien des mois et surtout une analyse menée sans complaisance avec Margot, la psy du groupe « Violences faites aux femmes », ma vie avait repris son cours, malgré les bouffées d’angoisse qui pouvaient me surprendre à n’importe quel moment, sans prévenir et que j’accueillais encore avec effarement. Comment avais-je pu me fourrer dans une telle galère ? Pourquoi autant de souffrance ? Je n’avais pas de réponse. Peut-être que je ne voulais pas entendre qu’elle ne m’avait jamais aimée ? Que je n’étais que l’une de ces crétines pleines de compassion, qui l’écoutait pleurer sur l’abandon dont elle avait été la victime à sa naissance ? Il y avait plus de cinquante ans qu’elle traînait son boulet et presque autant de temps à faire payer aux autres ce qu’elle n’arrivait pas à régler en adulte accomplie. Suffisait-il de penser que moi, je ne l’abandonnerai pas pour la rassurer et faire d’elle un être aimant et généreux et non cette personne toxique qui polluait tout ? Non. C’était trop et pas assez. Trop, elle refusait la consolation qui l’aurait désarmée. Elle s’était construite sur cet abandon. Pas assez elle voulait faire payer au monde entier le fait de n’être pas « comme les autres ».
Bavé ! J’en avais bavé et pourtant, avec le temps, je pouvais enfin rire avec ma bande, je pouvais suivre les aventures amoureuses de mes copines, je pouvais dire à Elphie qui venait d’essuyer sa première tempête et sa première rupture que oui, l’amour existe, que oui, être amoureuse c’est merveilleux, que oui, elle saura faire face maintenant qu’elle avait essuyé le baptême du feu.
Pour autant, si j’essayais d’être rassurante pour ma filleule, force était de constater que je vivais, depuis cette calamiteuse histoire, dans un désert amoureux à me faire béatifier comme abstinente de premier rang.
J’ai peur que l’on m’approche, une peur viscérale, tant il m’est difficile d’évacuer le viol dont j’avais été l’objet à Yaoundé, viol nié par la Princesse qui ne voulait pas prendre sa part de responsabilité dans ce qui m’était arrivé. De retour en France, elle avait oublié qu’elle m’avait laissée seule en pleine forêt, parce qu’elle était trop ivre et trop stoned d’avoir fumé du haschich très généreusement fourni par ‘Toto premier’, son connard de fils.
J’ai peur et je me tiens à distance de toute personne un peu tendre avec moi. Il faut préciser, pour être honnête, qu’à 55 ans, avec la silhouette de Simone Signoret et ma propension à mettre mon métier en avant, les candidates aux « câlins et plus si affinités », ne se pressaient pas à ma porte. Pourtant, je ne souffrais pas de cet état de fait. Josépha et Katherine, étaient toujours là. Je travaillais avec la première et comptais sur la seconde pour nous secouer et nous sortir de cet enfermement qu’est la spirale d’un travail fort prenant intellectuellement. Charge incombait donc à Katherine, la journaliste, de nous sortir, Josépha et moi, et de nous emmener souvent dans des fêtes argentines avec assado à la clé, chez ses amis Julio et Martine. Quant aux filles, elles grandissaient harmonieusement, parfois secouées par les tempêtes que vivaient leurs mère, marraine, tante, et amie. Elles venaient de passer le bac avec succès. Elphie, qui militait pour une terre propre et saine, désirait faire une carrière internationale dans le « développement durable ». Elle allait donc intégrer une grande école de commerce. Olympe était tentée par une carrière scientifique, et un désir de ramener l’ordre sur cette planète en défendant la veuve et l’orphelin. Elle s’était donc inscrite en fac de droit pour commencer.
En attendant leur première rentrée universitaire, nous avions décidé que nous passerions ensemble les dernières vacances de nos gamines devenues grandes.
Il va mourir parce que c’était ce qu’elle désire.
Elle n’est pas loin. Juchée à l’abri sur un pin hors de la zone sinistrée, elle arrive encore à le suivre des yeux.
Elle est contente. Il s’époumone à lui garantir que, s’il s’en sortait, elle aurait droit à une correction dont elle se souviendrait.
Elle se retient de rire. Il peut gueuler à pleins poumons qu’elle ne l’emportera pas au Paradis, il n’a aucune chance d’en réchapper. Elle a tout prévu.
Il en a mis du temps à comprendre, ce pauvre con, qu’elle avait manigancé ce traquenard pour l’éloigner de la voiture et le mener de droite à gauche, jusqu’à ce qu’il ne sache plus où elle était garée.
Elle le voit se tordre les chevilles sur le sentier ravagé par les ornières laissées par les VTT des vacanciers.
Il n’est qu’à environ trois cents mètres de son but. C’est terriblement loin lorsqu’on n’est chaussé que de tongs et non pas de chaussures de randonnée. Le vent, violent, tourne. De tous côtés, se dresse un mur noir, mouvant, qui se déchire par endroits au gré des flammes qui ravagent la pinède.
Tout à coup, elle l’aperçoit qui décide de dévaler du côté ravin pour couper les virages afin d’arriver plus vite. Il ne doit plus distinguer grand-chose. Les fumées rampent dans le vallon et commencent à l’encercler. Il trébuche, se relève, ne peut plus marcher qu’à cloche-pied. Il a l’air d’un canard décérébré. Elle connaît ça, ayant souvent rigolé, avec ses sœurs, lorsqu’on en tuait, jadis, à la ferme des cousins de la Sarthe.
Afin de ne pas être prise à son propre piège elle descend de son arbre et s’en va en courant, en lui souhaitant qu’il grille sur terre avant d’aller griller en Enfer
Jeannette Gépéesse, consciencieusement, avec sa neutralité agaçante, me tire de mes pensées :
restez à gauche, dans quatre-vingts mètres,
prenez le premier embranchement
Un coup d’œil sur le cadran lumineux m’indique que j’ai finalement retrouvé la bonne route. Béatement je pousse un soupir d’aise en conduisant tranquillement sur une route bordée de platanes gigantesques. La machine a cela de merveilleux : elle ne se met pas en colère lorsqu’elle répète pour la troisième fois, tournez à droite, sa voix égale, sans émotion, arrive au bout du compte à toujours retrouver la direction et à vaincre toutes les résistances. Elle ne juge pas, elle guide. C’est ce que je lui demande. Si seulement nous pouvions prendre modèle sur cette neutralité bienveillante pour éduquer nos jeunes.
Je hausse les épaules en soupirant. Je sais que je peux être d’une parfaite neutralité avec les enfants des autres, pas avec ceux de ma tribu. La composante affective de mon lien avec Olympe, fille de mon frère décédé quelques années auparavant, et de Elphie, filleule bien aimée, m’interdit de rester de marbre. Tout d’abord, parce que j’avais peur pour elles de ce qui pouvait leur arriver et, d’autre part, je me sentais responsable, en partie, de leur devenir. Mes injonctions étaient bien évidemment teintées d’angoisse, parfois lourdes de non-dits, souvent insistantes et aussi agaçantes que le zonzon d’un moustique. Les filles se défendaient en râlant, ce qui m’exaspérait au plus haut point ! Alors, parler de neutralité bienveillante, c’était du pur fantasme !
En septembre, nous allions mener, Josépha et moi, sous la houlette de Patrick Bouboulon, notre boss bien aimé, une étude sur les jeunes « des quartiers » Je déteste cette stigmatisation initiée par le discours gouvernemental qui, pour faire politiquement correct ne veut plus employer « ghetto », le mot approprié.
Cette étude concerne la montée de la violence chez les filles. Les journalistes se délectaient de surenchères sur des faits divers tels que des braquages en bandes organisées de filles qui n’attaquaient pas que des magasins de friandises De plus en plus d’adolescentes, de plus en plus jeunes aussi, se retrouvaient devant les tribunaux pour « actes de barbarie ».
Bien, bien, bien… A creuser…
Pour l’instant, je chasse ces statistiques alarmistes de ma tête afin de ne penser qu’à une chose : mes vacances. Je vais rester un mois à ne rien faire, même pas la bouffe qui sera assurée par notre Josépha, d’origine Lyonnaise et reine de la cuisine, la vraie ! Les jours où elle n’aura pas envie d’être aux fourneaux, nous irons nous faire, comme l’année dernière, une éclate de moules sur le port de Gruissan, des grillades à L’Auberge de la Garrigue tenue par un exilé argentin qui sait ce que veut dire « viande grillée ». Ou bien, aller passer un bon moment à Sallèles d’Aude, retrouver Aux Écluses, Peter et Xénia qui ont eu le courage d’ouvrir un restaurant gastronomique au pays des pizzas, sandwichs, et autres aliments rapides et néfastes pour la ligne, mais tant appréciée des mères de famille, en vacances, elles aussi.
La ligne ! J’ai des kilos à perdre C’est évident ! Un médecin a tiré la sonnette d’alarme lors de ma dernière visite à la Médecine du travail. Il me menace des pires maux associés à ce surpoids : maladie cardio-vasculaire, diabète, articulations fragilisées À l’entendre, je serais dans la tombe dans très peu de temps.
Je ne suis pas partante pour une mise en bière prématurée. Pas envie ! J’avais échappé au pire en Afrique, ce n’était pas pour me tuer maintenant à coups de gueuletons et de petits en-cas qui tombent directement sur les hanches et bouchent les artères Surtout si je peux aider la nature en m’organisant pour aller marcher dans le massif de La Clape, au moins une heure par jour. On me l’a certifié : un peu d’exercice ne peut que me faire du bien.
Je roule tranquillement. Je sais que je suis presque arrivée et que Jeannette Gépéesse ne me sera plus d’un grand secours. Je la fais taire en éteignant le cadran du TomTom où se dessinait mon trajet en temps réel.
Le ciel, jusqu’alors d’un bleu sans nuages, se couvre subitement. Un voile noir apparaît au-dessus du massif de La Clape, dernier obstacle à franchir avant d’arriver à Saint Pierre la Mer. Je ne réalise pas tout de suite ce que cela signifie. Il me faut encore le vrombissement saccadé d’un hélicoptère et les hurlements des sirènes de pompiers pour que je comprenne qu’un incendie de forêt s’est déclaré. Je viens tout juste de quitter Narbonne et de m’engager sur la départementale 168 lorsqu’un barrage policier se dresse sur la route.
Un flic, qui n’a pas la voix lénifiante de Jeannette Gépéesse ni le geste rassurant d’un gardien de la paix posté à son carrefour depuis vingt ans, m’ordonne de faire demi-tour. Il hurle dans un porte-voix qu’on ne peut pas s’engager plus loin. Il oblige les conducteurs à faire tout leur possible pour laisser passer les véhicules de secours. Moi, je veux bien, mais je suis coincée entre deux camions sur le bas-côté de la route. D’autres voitures viennent se faire prendre au piège comme des fourmis attirées par du miel C’est la pagaille ! Les barrages n’ont pas été disposés à temps pour empêcher le flot continu de vacanciers prenant cette départementale, l’une des deux seules routes qui mènent à Narbonne-Plage et à Saint-Pierre-la-Mer, sans passer par le littoral.
L’incendie, à ce que j’en distingue par les fumées de là où je suis, n’est pas tout proche. Je comprends alors que le seul véritable souci de cette situation, c’est de se retrouver coincé dans un micmac de véhicules aussi alertes que des hannetons sur le dos.
Un routier, arrivant dans l’autre sens, c’est-à-dire de Saint-Pierre, informe à la cantonade :
— L’incendie est au plus fort à Combe Longue. Impossible de circuler, trop de fumée !
Un type de la Protection Civile lui demande s’il est le dernier véhicule à être passé ?
Le routier ne sait pas. Il a vu des voitures venant de Narbonne-Plage monter vers les crêtes pour se garer à proximité de la table d’orientation qui surplombe la station balnéaire, c’est-à-dire à quelques kilomètres du départ de feu. Il précise :
— Pour l’heure, ce n’est pas dangereux, le vent souffle dans l’autre sens. Y’a des malades qui posent leurs culs sur leurs pliants et qui restent là, à admirer la forêt brûler. C’est pas un numéro de cirque, quand même !
J’écoute, inquiète, ce que raconte ce routier. Coincée comme je le suis, entre les deux camions, un fossé sur la droite et un Land Rover sur ma gauche, je ne peux absolument pas me dégager. En attendant des moments meilleurs, il ne me reste que le téléphone portable pour joindre les filles qui sont à Saint-Pierre depuis une semaine et les prévenir que je serais retardée. Pourvu qu’elles ne soient pas allées faire une balade dans la garrigue ! J’appelle Olympe Le répondeur me dit qu’elle est partie faire une bronzette sur la plage de Mateille. Je tente de joindre Elphie qui a le même discours. Si elles ont suivi leur programme, elles sont à l’abri de l’incendie. Pas besoin de joindre Josépha et Katherine qui ne risquent rien puisqu’elles devaient se rendre aujourd’hui à La Jonquera, en Espagne, afin de faire le plein dans les supermercados de la frontière. Théoriquement, elles y passaient la journée et partaient ensuite sur Figueres, visiter le musée Dali. Elles ne devraient rentrer que demain dans la soirée. Donc, pas de panique, ma tribu est à l’abri !
Le conducteur du Land Rover descend sur la chaussée. Il semble avoir très chaud. Il est rouge, en nage. Il vient vers moi et me demande si j’ai une bouteille d’eau à lui passer. Il précise :
— Je suis diabétique, j’ai vraiment très soif. Je n’avais pas prévu que nous resterions coincés sur cette route
Il fait peine à voir. Je descends de ma voiture à mon tour pour accéder au coffre et sortir une bouteille de Perrier qui se trouve dans la glacière que je m’étais préparée avant de quitter les Orgues de Flandre. Je la lui tends et il se met à boire si vite que j’ai peur de le voir s’étrangler. Il me rend la bouteille, presque vide, en me remerciant. Tout à coup, j’aperçois une gamine, qui jaillit du 4x4 via la portière laissée ouverte par son conducteur. Sans vergogne, elle court sur mon capot, vive comme une savonnette mouillée, et glisse comme sur un toboggan vers le fossé qui borde la route.
J’en reste sans voix.
Le conducteur du Land Rover hurle quelque chose que je ne comprends pas. Il me montre du doigt la gamine qui dévale la pente et dont nous n’apercevons plus que le rose fluo du haut de sa casquette.
— Elle m’a piqué mon…
Le reste m’échappe, noyé dans des imprécations en catalan, langue que je ne connais pas. Je devine cependant que cette gosse, d’une dizaine d’années tout au plus, lui a volé son portefeuille. Il est furieux et, au moins, aussi rouge qu’avant de s’être désaltéré.
S’approchant de ma portière, il me prend à témoin :
— Vous avez vu comment ils ont vite fait de vous piquer vos affaires ? Celle-là est vraiment jeune
J’acquièsce, encore sidérée par la rapidité avec laquelle cette petite a saisi l’opportunité de monter dans la voiture et de se sauver sans être le moins du monde gênée, dans sa fuite, par ma voiture lui barrant le chemin.
— Tiens ! En voilà d’autres ! hurle le conducteur spolié. Il montre du doigt deux ados qui se faufilent entre les véhicules. Vifs comme des ablettes, ces derniers disparaissent eux aussi sur les traces de la petite. L’homme continue à vociférer, moitié en catalan, moitié en français, en me prenant à témoin. Je ne dis rien. Je ne sors même pas de ma voiture pour constater d’éventuels dégâts sur mon capot, dégâts occasionnés par le passage de la voleuse. Cet incident incite les conducteurs descendus de leurs véhicules à reprendre leurs places et à se boucler dans leurs habitacles.
Perplexe, je me demande d’où venaient ces jeunes. Étaient-ils dans l’une des voitures coincées plus haut ? Venaient-ils de la forêt ?
Un 4x4 de l’ONF, sorti de nulle part, arrive à se faufiler dans l’espace libre entre la route et la forêt. Le conducteur a les traits tirés. Il gueule un ordre pour couvrir le tumulte des klaxons de ceux qui n’ont pas compris que nous sommes pris au piège sur cette étroite route à deux voies. Les forestiers prennent l’embouteillage en main. Une demi-heure plus tard, tout le monde a fait volte-face et nous roulons maintenant à vingt kilomètres à l’heure sur la D32, qui longe le littoral.
Mes vacances commencent bien !
Je retrouve avec plaisir la maisonnette de pêcheur que nous avions déjà louée à plusieurs occasions, notamment pendant les vacances du printemps dernier. Les filles ont oublié de déposer la clé dans la boîte à lettres qui ne ferme pas.
— Pas de problème, nous avait précisé l’agence, il n’y a pas de voleurs à Saint-Pierre !
Par chance, le galet magique, c’est-à-dire creux, destiné à recevoir des clés, est bien là, caché dans le tas de pierres qui se trouve à l’angle du portail.
Lorsque j’avais râlé que la boîte à lettres était ouverte à tout vent, la responsable nous avait débité un couplet parfaitement élogieux sur les avantages de cette station balnéaire : cabinet médical, pharmacie, commerces de proximité, La Poste, deux DAB*, et des terrains de camping biens entretenus. On nous a vanté aussi une ambiance familiale, des plages immenses, un marché tous les jours, une fête foraine pour les longues soirées d’été, des terrains de tennis, une école de voile parfaitement sécurisée sur un plan d’eau qui sert aussi d’aire de jeux aux amateurs de kitesurf et de planche à voile. Enfin, le chic du chic, le Rex, un cinéma de plein air au cœur de la ville !
La maison est vide. Elle semble même abandonnée, comme si elle n’était pas habitée depuis trois semaines par quatre personnes, dont deux ados, pas spécialement ordonnées. Pourtant, certains détails m’interpellent. Dans la cuisine, je trouve une gamelle d’eau et un os en caoutchouc. Je suis tout autant perplexe devant un grand panier à chien qui trône au milieu du salon. Sur le canapé est posé un collier de cuir rouge d’une circonférence qui indique que la bête à laquelle il appartient est d’un modèle plus proche du danois que du chihuahua.
Bien, bien, bien, il y aurait donc un chien dans la maison ? J’espère qu’il ne s’agit que d’une garde temporaire J’imagine assez bien que c’est le toutou d’une copine partie en vacances dans un lieu où l’on n’accepte pas les animaux de compagnie. Ma main à couper que c’est certainement Olympe, ma sans-peur, qui aura pris la décision de s’occuper de ce qui me semble être un monstre compte-tenu de sa taille supposée.
Je hausse les épaules. Si elles ont un chien, elles devront s’en occuper, et, qu’on se le dise, on ne le ramène pas à Paris. Je ne partage pas mon canapé Chesterfield en vieux cuir vert anglais, ni ma chambre et surtout pas mon lit, que je viens tout juste recouvrir d’un patchwork de soie indienne d’un prix à défriser un caniche. Je ne veux pas à avoir à descendre la chose, du huitième étage et, au moins, deux fois par jour afin qu’elle fasse ses « petits besoins ». Les trottoirs de la rue de Flandre sont déjà assez encrottés, et les minuscules espaces verts, au pied des Orgues, suffisamment sales pour refiler le tétanos, le ténia, et la furonculose à au moins trois générations de gamins.
Je vais à l’étage poser les valises dans la chambre que l’on m’a attribuée par tirage au sort. Elle est minuscule. Les espaces de ces maisons de bord de mer sont calculés selon la portion congrue. D’un coup d’œil, je calcule qu’elle doit faire environ huit mètres carrés. Le lit a l’air confortable mais il n’est que de cent vingt de large, ce qui confère à la pièce le titre de « chambre d’ami » sur le contrat de location. Je pense aux filles qui ont droit au placard, c’est-à-dire un espace fermé par des portes en accordéon de plastique marronnasse dans lequel se logent deux lits superposés de quatre-vingts centimètres de large et un mètre quatre-vingts de long. Une autre chambre intitulée « suite parentale », est nettement plus grande. Les propriétaires ont certainement abattu trois cloisons pour obtenir un peu plus de surface au sol, royalement meublé d’un véritable lit en cent quarante. Josépha a été bien servie par le tirage au sort que nous avions organisé par souci d’équité. Katherine loge dans la véranda, elle s’estime heureuse de l’opportunité qu’elle a d’avoir une chambre qui donne sur l’extérieur. Elle peut donc à loisir entrer et sortir de la maison sans passer par les autres pièces. On sait bien que Katherine est une chatte qui va, qui vient, en toute indépendance : c’est le maître mot de sa personnalité, d’ailleurs !
La cuisine est bien rangée Les filles ont dû déjeuner à l’extérieur. Sur une ardoise, je repère les numéros de téléphone pour les urgences : pompier, médecin, ainsi que celui de Peter et Xénia, aux Écluses. Je suis fatiguée par cette longue route, pourtant je ne résiste pas à l’idée de me rendre à Sallèles-d’Aude, embrasser les amis et me régaler de la terrine de tête de veau à l’huile de cèpes, une merveille de goût, de parfum et de moelleux, cuisinée par Peter. Je m’apprête à téléphoner pour les prévenir de mon arrivée lorsque le moteur d’un Canadair me rappelle qu’une partie de la montagne est embrasée.
Trop heureuse d’arriver à bon port, j’avais fait l’impasse sur cet incendie et oublié que des hommes se battaient pour le circonscrire.
La Clape est en feu et nul dans la petite station ne semble y accorder la moindre attention. J’avais longé des plages où les baigneurs, les enfants sous les parasols, les cafés et restaurants en bordure de mer vivaient tranquillement leur belle journée d’été. Parfois, on oublie vite l’horreur.
Je n’irai donc pas au restaurant. Tant pis ! Il est déjà dix-neuf heures et les filles ne rentrant toujours pas je me retrouve à inspecter le frigidaire. Les bourriques ! Il n’y a rien de mangeable. Pas de pain non plus. Il reste deux tomates, un bout de concombre et du fromage blanc. Pas de quoi nourrir une voyageuse qui vient de se taper huit cent cinquante kilomètres, en zappant les autoroutes pour emprunter les routes secondaires, guidée par un GPS, tout neuf et donc pas encore bien maîtrisé afin d’éviter la pagaille de la grande transhumance des juilletistes croisant les aoûtiens.
Les placards sont aussi vides que le réfrigérateur, pas de boîte de cassoulet, pas de raviolis, pas de quenelles, ni même de haricots verts Constatant cette disette estivale, je me résigne à aller chercher une pizza chez Momo, l’un des bars de la plage.
Je veux bien croire qu’il n’y a pas de voleurs à Saint-Pierre, cependant je ferme soigneusement les portes de la maison, ainsi que la grille de la cour. Je n’ai pas envie que mon ordinateur, mon appareil photo et autres petits objets, chèrement acquis sur mes émoluments rachitiques d’intellectuelle précaire, fassent les beaux jours de cambrioleurs non répertoriés parce que non repérés par l’employée de l’agence immobilière.
Sur la chaussée, en face de la résidence “l’ Œil Doux”, des gamins entre dix et douze ans, pas plus, s’amusent. Un vieux monsieur leur fait une réflexion par-dessus le mur :
— Allez faire du boucan ailleurs !
Les mômes font mine de ne pas entendre et continuent leur jeu, pas si bruyant que cela, soyons juste. Je passe entre eux en leur souriant et sans dire un mot. La seule chose que l’on puisse leur reprocher, c’est qu’ils monopolisent toute la chaussée, d’ailleurs très peu passante. La rue n’a que six numéros et, seuls ceux qui habitent là l’empruntent. Le vieil homme, se sentant incompris, tente de capter mon attention. Il m’interpelle en bougonnant :
— Ils ont une plage de seize kilomètres de long à leur disposition et il faut qu’ils restent ici toute la journée à foutre le bordel !
Puis, furieux de constater que je reste de marbre devant sa mauvaise humeur, il me lance un rageur :
— Dites à vos amies que leur chien doit être tenu en laisse et qu’il doit avoir une muselière, c’est la loi pour ce type de molosse !
Un molosse ? Un chien de catégorie 1, genre pitbull ? Là, je commence à être inquiète. Pourtant je ne laisse pas deviner l’angoisse qui m’a saisie en comprenant que l’animal dont j’avais repéré les signes de cohabitation avec mes copines, puisse être un chien dont on parle régulièrement dans les faits divers sanglants. Je descends jusqu’à la plage en ruminant des mesures de rétorsion s’il est vrai que mes bourriques patentées ont en garde un chien « potentiellement dangereux ».
Il est maintenant vingt heures trente et, ni les filles, ni les copines n’ont donné signe de vie. J’ai chaud. La température extérieure est de trente degrès. Dans la cuisine de la maison, c’est encore pire. Seul point positif : le vent souffle de la mer et l’odeur des fumées de l’incendie n’arrive pas jusqu’à nous.
Je m’installe devant la télé avec ma pizza et un grand verre d’eau minérale. Aux infos, il est question de l’incendie qui ravage et détruit des centaines d’hectares dans La Clape, en ce moment. Pour l’instant, on ne déplore aucune victime. Les pompiers de Narbonne et de Montpellier arrivent à maîtriser les flammes. Dehors, les enfants rencontrés tout à l’heure continuent à occuper la chaussée. Ils font beaucoup moins de bruit que la fête foraine avec ses manèges et son crieur hurlant : « Aaaattachez vos ceintures, la chenille va démaaaarrer ! »
En fait, tout est normal si l’on excepte le fait que, tout près d’ici, c’est l’enfer pour la nature et que des hommes mettent leur vie en danger pour tenter de la sauver.
Je suis fatiguée. Vautrée sur le canapé du salon, je m’endors devant une moitié de pizza, suant dans son carton.
* distributeurs de billets
Elle sait désormais qu’il n’arrivera pas au parking des caravanes. La fumée et la chaleur du brasier l’empêchent d’avancer.
Elle se couvre le visage avec son tee-shirt. Elle sait qu’il ne doit même pas savoir où il se trouve, contrairement à elle qui connaît si bien le terrain. Elle l’imagine se demander s’il doit tourner vers la droite ? Vers la gauche ?
Elle ne pense qu’au désir qu’elle a de le prendre au piège.
Il est vraiment con. Il aurait dû se douter qu’elle lui préparait un tour de cochon. Bien sûr, il ne pouvait imaginer qu’elle irait jusqu’à le tuer. Impensable !
Elle avait été si gentille avec lui ces derniers jours. Si câline. C’est elle qui lui avait proposé cette balade dans la montagne. C’est elle qui l’avait entraîné, en lui prenant la main et en le guidant sur les sentiers qu’il n’avait jamais empruntés auparavant. Il n’était pas d’ici. Il venait de Belgique. Elle se moquait souvent de son accent. Il ne s’en offusquait pas, il savait rire de lui.
Elle connaît la garrigue comme personne. Petite, elle y accompagnait son grand-père à la chasse. Ce vieux fou, qui lui avait mis un fusil entre les mains Elle n’avait pas cinq ans ! Elle n’était qu’un bébé, un bébé auquel on avait appris à tuer.
Elle lui avait raconté cette enfance particulière. Il avait douté de la véracité de ses dires. Il lui avait dit qu’elle inventait ça pour se faire remarquer. Il disait douter qu’elle ait eu la force de porter un fusil.
Vexée, elle avait donné tant de détails, par exemple, que c’était le grand-père qui tenait le fusil à sa hauteur et qu’elle n’avait qu’à appuyer sur la gâchette. Comme elle la trouvait trop dure, alors, le gros doigt du vieil homme écrasait l’index de l’enfant. Ils tiraient à deux. Finalement, il avait fini par la croire. D’ailleurs, aujourd’hui il devait être en train de réaliser qu’elle savait comment faire pour tuer
Elle est devenue une tueuse, elle n’en est même pas étonnée ! Elle a fait plus fort que toutes les autres.
Elle l’a eu, il est pris au piège, le plus terrible que l’on puisse imaginer.
Elle reconnaît le bruit des pales de l’hélicoptère de la Sécurité Civile qui survole la zone sinistrée. Elle se fait toute petite afin que les pilotes ne la repèrent pas. De là où elle se trouve maintenant, alors que la fumée capricieuse se déchire par endroits, elle le voit qui tente de grimper le long d’une paroi rocheuse qui se dresse devant lui et où le peu de végétation qui y pousse n’est pas encore en feu. Il se glisse, avec l’énergie du désespoir vers un trou dans la roche, comme une minuscule caverne qui s’ouvre au-dessus de lui. Elle le suit des yeux. Il s’y love. Par miracle, le vent a tourné et la fumée, qui gênait sa montée l’instant d’avant, s’est déchirée, laissant passer l’air salvateur dont il a besoin pour rester là, plus en sécurité qu’en bas.
Elle est inquiète. Et s’il s’en sort ?
De toute façon, elle sait que personne ne pourra croire à cette histoire. Elle est si douce, si gentille, quand elle le veut Même ses sœurs ne la croiront pas.
Quelqu’un est entré dans le salon. Je sens que l’on m’observe en silence. Les filles ? Elles seraient rentrées et n’oseraient pas faire de bruit pour ne pas me réveiller ? Je ne bouge pas encore, tout engourdie de chaleur et de sommeil. La présence émet un tout petit bruit, comme un soupir retenu. J’émerge, un peu courbatue, le canapé n’est pas du tout confortable À l’instant où j’arrive à ouvrir mes paupières, pfuitt ! Personne ! La présence indiscrète s’est évaporée. Je suis certaine que je n’ai pas rêvé ! Puis je réalise que ce que j’ai perçu vient probablement de la télé, que je n’avais pas éteinte en m’endormant.
Je regarde ma montre. Il n’est que vingt-deux heures et en été ce n’est pas une heure réellement tardive. C’est même maintenant que la station sort de sa torpeur pour vivre ce que les gens appellent « des vacances ». Ils ne vont pas se coucher avant l’aube, après avoir écumé les boîtes et les bars de nuit. Olympe et Elphie ne sont pas rentrées. Elles ont dû décider, après la plage, d’aller grignoter quelque chose dans l’un des nombreux restaurants qui sont comme autant de guirlandes lumineuses sur le front de mer.
Je fais le tour de la maison pour vérifier si toutes les issues sont fermées. La baie vitrée de la terrasse est grande ouverte et je m’aperçois que l’on peut y accéder par l’escalier de la maison mitoyenne, en escaladant le muret d’environ un mètre cinquante, ce qui est à la portée de n’importe qui. Je me dis qu’il faudra être vigilante à l’avenir si l’on ne veut pas avoir de mauvaises surprises.
Quelqu’un sonne à la grille d’entrée. Je me penche sur la rambarde afin de voir si ce n’est pas une farce de l’un des gamins de la bande qui agace tant ce vieux ronchon de voisin. Aïe ! Ça commence mal ! Une voiture de police est garée devant chez nous. Un grand flic fait un geste m’intimant l’ordre de descendre pour le rejoindre. Je dévale l’escalier, traverse la minuscule courette où est garée sagement ma voiture, ouvre le portail et sans reprendre mon souffle, je demande :
— Vous cherchez quelqu’un ?
— Bonjour Madame, me dit-il alors en appuyant sur la formule de politesse. Êtes-vous la locataire des lieux ?
— Heu Bonsoir Monsieur Oui, pour deux mois C’est à quel sujet ?
— Êtes-vous parente avec Olympe Gordon ?
Je respire un grand coup avant de répondre, inquiète :
— Je suis sa tante. Il lui est arrivé quelque chose ?
— À vrai dire, je n’en sais rien. Cependant, nous avons trouvé sa chienne qui vagabondait sans muselière Vous savez que ce type de chien fait partie des chiens d’attaque et qu’ils doivent impérativement être
Il n’a pas le temps de continuer à me bassiner avec son laïus sur un chien que je ne connais même pas. Moi, inquiète pour ma nièce, j’attaque sans muselière en l’informant d’une voix indignée, que le chien, dont il est question, n’est pas à moi et que je ne vois pas comment il pourrait m’en coller la propriété sur le dos.
Il se retourne et demande à son collègue de sortir le fauve de la voiture pour me le présenter :
— Nous avons déjà raccompagné cette chienne ici, à cette adresse Si elle n’est pas à vous, elle appartient tout au moins à une jeune fille qui s’appelle Olympe Gordon.
Là, je reste sans voix. J’avale ma salive embarrassée à l’idée que ma nièce chérie m’aura une fois de plus eue jusqu’au trognon, et que la bête qui avance vers moi son énorme tête carrée et sa gueule fermée sur une mâchoire incroyablement large, contenue par des sangles, est bien une chienne lui appartenant. Le flic se penche, caresse la tête de la chose. Il me dit encore sur un ton martial qui ne demande aucune réplique :
— Gardez-la dans le jardin, ne la sortez qu’avec la muselière Puis, s’adressant à la chienne qui n’avait absolument pas bougé, il lui dit encore avec, à ma grande surprise, une certaine douceur dans la voix :
— Allez Lulu, ne te sauve plus. On va fermer les yeux encore cette fois, mais on ne pourra pas toujours… Tu sais les gens sont des trouillards et tu leur fais peur.
Après m’avoir saluée, il retourne dans sa voiture, fait marcher le gyrophare et sa sirène, pour se frayer un chemin entre les gamins, curieux qui s’ébattaient comme des mouettes sur la chaussée, et dévale la rue des Acacias vers la plage.
Lulu ? Cette chienne s’appelle Lulu. Bon. Je vais faire avec.
Je rentre dans la maison, Lulu, bonne fille, me suit. Heureusement que je ne suis pas de celles qui hurlent au loup dès qu’elles croisent un chien sans collier dans la rue !
Lulu va directement vers sa gamelle vide et me lance un regard appuyé. Je suis censée comprendre qu’elle a faim, ou soif, et qu’elle ne verrait aucun inconvénient à ce que je la serve. Elle est là, tranquillement assise sur ses pattes arrière à m’observer.
Je soupire. Je n’ai pas envie du tout de m’occuper d’un animal. Pourtant, je remplis une petite cuvette d’eau fraîche. Pour la gamelle, je ne sais pas où se trouvent les croquettes ou les boîtes d’aliment pour chien.
Lulu lape son eau avec la distinction d’un goret sur son auge. Ayant tout bu, elle ouvre sa gueule au large et me fait un sourire. Je ne rêve pas ! Je fais certainement de l’anthropomorphisme, mais c’est un sourire qu’elle me fait, un large et bon sourire de brave bête. Cet animal qui ne me connaît pas, qui est réputé dangereux, me montre ses dents, sans aucune agressivité, les yeux pétillants de gentillesse autant que de douceur.
Aïe ! Je suis conquise. Lulu, la monstresse, est dans la place. Elle est chez elle, c’est un fait. Je ne sais toujours pas à quelle race elle appartient. C’est vrai qu’elle a les caractéristiques, du moins de ce que j’en sais, d’un molosse. Sa mâchoire est visiblement faite pour broyer des os gros comme mon poignet. Sa taille est d’environ soixante-dix centimètres, ce qui n’est pas très loin de celle d’un danois. Elle doit peser environ quarante kilos à vue de nez, bien sûr ! Ses épaules larges dégagent un poitrail solidement musclé. Sa tête est bien proportionnée avec un museau carré plus long et donc plus élégant que celui d’un bulldog dont elle a certains traits pourtant. Je sais que ce n’est pas un « amstaff », elle est trop haute sur pattes. Elle est bicolore noir et blanc. Là encore, les taches séparent la tête en deux parts bien dessinées ce qui lui donne finalement de l’élégance. Lulu est belle. Déjà, j’oublie mes bonnes décisions concernant l’arrivée d’un chien dans ma vie. Je cherche dans les placards ce que je pourrais lui donner à manger. Elle me regarde m’affairer sans bouger. Elle est calme, confiante, et tellement présente. Je ne trouve rien. Elle si. Elle louche ostensiblement sur le carton où gît mon restant de pizza. Je ne sais pas si c’est un bon aliment pour un chien, mais tant pis, je le lui donne. Elle n’en fait qu’une bouchée, me sourit à nouveau puis elle va se coucher de tout son long sur le carrelage devant la porte de la cuisine, m’empêchant ainsi de sortir par cette issue. Elle s’endort avec un gros soupir.
L’heure tourne et je suis seule, sans nouvelle des filles. Elles pourraient quand même me donner un coup de fil pour me dire ce qu’elles font et où je pourrais les rejoindre. Leur silence m’inquiète. Elles sont, d’habitude, plus présentes dans ma vie. Là, en cet instant, elles m’ont laissé tomber comme une vieille chaussette. Par ailleurs, je ne suis pas totalement tranquillisée, l’incendie n’est qu’à deux kilomètres de la station. Au mieux, elles sont dans un restau parce qu’elles ont pensé que je n’arriverais pas aujourd’hui, au pire je ne veux pas penser au pire.
Je me secoue. Je suis en vacances, et puisque vacances il y a, je vais sortir pour traîner dans la fête foraine, et peut-être les retrouverai-je là-bas ?
Afin de ne pas déranger Lulu, dont je ne connais pas les réactions, je décide de sortir par la véranda, c’est-à-dire par la chambre de Katherine. Dehors, l’air est saturé d’odeurs mêlées de merguez sur barbecue, de moules frites, et de barbe à papa On n’entend plus du tout les canadairs, ni les hélicoptères. Y aurait-il une accalmie sur la montagne ? Je lève les yeux vers le ciel. Il est noir, sans étoiles et se confond avec la masse de la forêt qui n’est pas encore en feu.
Seul le grand parking est embrasé, mais pour un motif plus joyeux. C’est là que se sont installés les manèges. Les stands et les buvettes rivalisent de clinquant dans la clarté des néons, des lanternes, des spots, et autres sunligths Trop de lumière brouille la vision et c’est totalement éblouie que je me résigne à changer de direction si je veux avoir la chance de retrouver ma nièce et ma filleule dans la foule des estivants.
Autres périodes, autres mœurs, et autre rythme de vie. Apparemment, en été, les familles vivent la nuit. Je croise des mômes qui devraient être couchés à cette heure tardive. Les parents portent les tout-petits, les plus grands hurlent de joie sur les manèges. Les ados se pressent autour des machines à pêcher d’horribles peluches, grâce à une pince qu’ils manœuvrent maladroitement. Un animateur de la Française des Jeux rappelle que le concert, avec une vedette que tout le monde aime, va débuter dans quelques minutes. Barbe à papa, pomme d’amour, et bonbons parfumés avec des arômes plus qu’improbables, chahutent mes narines et ne me donnent pas envie de goûter à ces friandises trop colorées pour être honnêtes.
J’ai marché vers la mer, puis la plage étant, certainement par contraste, trop sombre, j’ai tourné vers les petits immeubles construits comme un jeu de Lego, au bout des planches de promenade du bord du sable.
Un monde fou, en shorts, tongs et tee-shirts décorés aux applications promotionnelles, se presse pour rejoindre la partie centrale du parking où se dresse la grande scène. Je suis un peu déçue. Je n’avais pas imaginé Saint-Pierre aussi animé et aussi bruyant. Nous y étions venues quelques jours, l’hiver dernier, ainsi qu’aux vacances de Pâques. L’endroit nous avait plu. Les filles s’étaient fait des copains dans la région ; nous avions donc décidé que, pour leurs dernières vacances de lycéennes, nous passerions ici les deux mois d’été.
J’ai marché au hasard, poussée par des grappes d’humains, dans une direction, puis dans l’autre, selon l’appel de l’attraction la plus bruyante, la plus clinquante. J’ai même suivi, en prenant un immense plaisir, les facéties Du mystère des éléphants, une fanfare de poche qui déambule dans la fête à trois saxos et une batterie. Cocasses, elle est composée d’un missionnaire à casque colonial, d’un Ecossais au kilt léopard, d’un chasseur de safari avec un short Old England, enfin le quatrième, avec une casquette vissée sur la tête comme un major de l’armée de sa Royale Majesté. Leur tenues, à elles seules, sont un véritable panégyrique pour dénoncer, d’une façon réjouissante, les méfaits du colonialisme en Afrique. Ils jouent un jazz jubilatoire, pas prétentieux, à portée d’oreilles bien décidées à se réjouir dans cette belle soirée d’été. J’ai même reconnu, amusée, un air issu de la tradition klezmer, télescopage musical entre l’Ouest et l’Est de notre cher Occident.