Rémo Valdi leva une tête ébouriffée et tendit l’oreille, la musique venait du rez-de-chaussée… Malgré le nouvel arrangement musical, il reconnut sans peine l’ancienne mélodie intitulée Mon amant de Saint-Jean, la voix haut perchée de Lucienne Delyle avait fait place à une tessiture masculine, il reçut cette nouveauté comme un message personnel.
Il baissa la tête sur son bol de café noir, la surface moirée lui renvoya son image, il se vit tel qu’il était : un vieillard au saut du lit, les yeux chassieux et la lippe molle faute de dents – il ne mettait son appareil qu’après avoir effectué sa toilette. Ses longs cheveux blancs, qui lorsqu’ils étaient coiffés, faisaient l’admiration des plus chauves partaient en mèches hirsutes et découvraient son crâne tavelé.
Il y a des souvenirs qui demandent une sorte de cérémonial, une mise en condition morale et physique, avant d’être autorisés à remonter à la surface.
Ainsi débusqué dans l’intimité de son réveil, Rémo tenta de se soustraire au regard que la chanson venait d’évoquer dans sa mémoire, comme si les prunelles fiévreuses provenant du fond de son esprit avaient pu réellement le voir.
La mélodie montait dans les étages, aérienne comme une fumée, s’infiltrait dans son appartement, difficile de l’ignorer. Rémo, dans son pyjama qu’il avait taché d’urine à l’entrejambe lors de la miction matinale, ne put que plaquer les mains sur les oreilles pour se protéger de son trop-plein d’émotion.
Les vieux ne pleurent pas, ils larmoient.
Il vivait dans un studio au loyer modeste, au premier étage d’une résidence « Senior » ce qui permettait aux vieillards des deux sexes, à la limite de l’indigence, d’avoir un logement décent. Ses fenêtres donnaient sur la rue, c’était jour de marché et l’heure matinale était animée. Il s’efforça de se distraire en s’intéressant à l’installation des stands des commerçants. Un petit chien de race indistincte compissait les roues des automobiles, il estampillais les pneus de quelques gouttes comme pour les marquer de son passage et Rémo ne put qu’admirer le contrôle de cette vessie canine. Le corniaud louvoyait entre les véhicules, garés serrés le long du trottoir jusque sous le panneau qui indiquait que la rue était frappée d’une interdiction de stationner.
Rémo habitait une petite ville qui permettait aux autochtones ce genre de bravade sans risquer une contravention de la part des policiers municipaux. Les contrevenants se faisaient fort de faire « sauter la prune » en déjouant les intermédiaires. Dans ce village, tout le monde se connaissait plus ou moins. Lui aussi était identifié, il était monsieur Valdi pour un bon nombre, Rémo pour quelques autres locataires, et pour beaucoup avec ironie ou mépris « la vieille pédale ». Il se doutait que certains, lorsqu’il avait le dos tourné, lorgnaient sur son fond de pantalon qui pochait sur ses maigres fesses en tentant de deviner combien de fois il s’était fait enfiler.
Parfois, en imaginant ces regards, il était tenté de se retourner vivement – au risque de rester coincé, les vicissitudes de l’âge ne permettant guère les prompts demi-tours – pour lancer cette information aux curieux : une fois, une fois seulement, le reste du temps c’est moi qui étais dessus !
À quoi bon, il aurait eu l’air d’un vieux fou…
Il ôta ses mains et tendit l’oreille, la musique avait baissé d’un ton, à présent lui parvenaient, à peine, les bribes syncopées d’un rap, rien de dangereux au niveau de la fontaine à souvenirs. Il finit par se glisser dans sa minuscule salle de bains avec une vague envie de noyade sous la douche, puis la vision de son cadavre blafard, nu, contorsionné au fond du bac et de sa biroute qui semblerait vouloir s’accoupler avec le trou d’évacuation, lui sembla si peu esthétique qu’il prit le parti d’en rire.
Plus tard, habillé et apprêté au point d’avoir rajeuni d’une bonne dizaine d’années – il devait ce rajeunissement à ses vêtements : un jean noir de marque américaine inattendu sur un octogénaire et un pull tout aussi noir qu’il assortissait selon le temps d’une veste ou d’un manteau de même teinte – il descendit son étage en empruntant les escaliers, il ne les dévala pas tel un jeune homme, mais il réussit tout de même l’exploit de dédaigner la rampe.
Dans le corridor de la résidence, les femmes de ménages s’activaient en écoutant la radio. Il salua les employées en blouses bleues et gantées de plastique rose, puis il marqua un temps d’arrêt et lorgna sur le volumineux poste de radio qui trônait dans le bureau de la directrice.
Était-ce permis de faire ainsi clamer la radio dans le couloir d’une paisible résidence « Senior » de bon matin ? Comme il n’était pas spécialement un vieux con, il ne s’était jamais posé la question. Mais peut-être que les femmes de ménage avaient benoîtement cru faire plaisir aux locataires en haussant le son au moment où était diffusée la vieille chanson. Seulement, lorsqu’on est âgé, se prendre soudain un air de sa jeunesse comme un seau d’eau glacée dans la poire dès le réveil… Peu de jugeote, ces femmes, en définitive, des femmes de ménages quoi… Il s’en voulut aussitôt, il n’avait jamais eu ces sortes de pensées méprisantes auparavant. Il comprit que le chagrin le rendait méchant.
Ainsi donc la chanson de Lucienne Delyle était reprise par un homme et redevenue à la mode ? Il allait donc devoir se méfier des postes de radio.
— Plus que tu ne le crois mon pauvre, lui apprit Maria un peu plus tard dans la journée. Ce chanteur a fait un album entier avec de vieilles rengaines, ça passe en ce moment sur toutes les ondes. L’une chassera l’autre durant des mois.
— Est-ce qu’il se doute seulement des souvenirs qu’il fait remonter à la surface chez les vieux ? ronchonna Rémo en pianotant sur les accoudoirs du fauteuil.
— Personnes âgées, Rémo, le reprit Maria. C’est comme ça qu’il faut dire.
— Non, moi je suis vieux, je m’en suis aperçu ce matin à cause de ce petit con.
— Tu es surtout une vieille bourrique trop sensible, constata Maria.
Elle se releva de son siège capitonné de manière à pouvoir passer pour encore alerte, afin de se rendre dans la cuisine où la bouilloire sifflait.
Il haussa les épaules, ce n’était pas la peine de discuter avec Maria. De même qu’il n’était pas dupe de ses gesticulations, elle avait encore forci, le simple fait de s’extirper du fauteuil comme elle l’avait fait risquait un jour de l’envoyer bouler à terre où elle resterait sur le dos comme une tortue. Lui-même, malgré les années qui avaient tassé son squelette, avait gardé une haute taille qui lui donnait une allure curieusement dégingandée pour un homme de son âge. Il surveillait sa silhouette ; se couler avec élégance dans un jean implique de conserver une certaine morphologie.
N’empêche qu’il avait accouru vers elle, tout tonneau qu’elle devenait. Il avait pris le bus pour Perpignan comme pour se réfugier auprès de sa vieille amie, son témoin du passé…
— Ça t’a fichu un coup hein ! dit-elle doucement en déposant la théière sur la table basse.
Il se contenta d’acquiescer en silence tandis qu’elle les servait.
— T’en fais pas, t’es pas le seul, moi aussi quand j’ai entendu cette chanson, aux Nouvelles Galeries l’autre jour, ça m’a fait un drôle d’effet. D’un coup j’ai eu l’impression d’avoir remonté le temps. Allez, bois donc ton thé, ensuite nous irons faire un tour en ville.
Oui, songea Rémo, à quatre-vingt-quatre ans par une belle journée de printemps il n’y avait pas beaucoup d’autre chose à faire. Le temps des randonnées dans les collines des Albères était révolu, il leur restait à cheminer doucement le long des quais. Et comme il serait en compagnie de Maria, ils formeraient d’un coup un couple respectable.
Ne rêve pas, mon pauvre vieux, se gourmanda-t-il, nous serons toujours deux vieilles canailles.
Maria considéra Rémo un moment, l’émoi de son ami l’ébranlait. Elle s’aperçut que du coup il avait omis de lui poser la question rituelle, elle fut tentée de le lui faire remarquer mais elle préféra se taire et goûter ce silence chargé de réminiscences qui les unissait. Mince ! Ce sacré Rémo, il était toujours aussi élégant et distant… Il buvait son thé à petites gorgées gourmandes en prenant garde de ne pas se saloper. Tiens, elle avait laissé tomber une goutte sur sa jupe, bah, le tissu était sombre, ni vu ni connu.
Quelle idée avait-elle eu aussi de proposer un thé avant la promenade ? Elle allait avoir envie d’uriner tout l’après-midi. Elle se souvenait d’un jour où, la vessie plombée par d’anodins verres de vin blanc pris au cours du déjeuner, ils avaient passé leur journée en ville à courir d’une pissotière à l’autre. Elle en avait ri avec Rémo. Sa mécanique intime avait parfois des défaillances et cette fois-là, elle était rentrée la culotte et la jupe trempées. Elle songea qu’avant de partir, elle passerait dans la salle de bains se fourrer une protection dans la culotte, elle aurait sans doute chaud au derrière ainsi « garnie », mais cela valait mieux que de ruiner sa jupe.
Maria habitait un « particulier », comme elle se plaisait à dire pour signifier qu’elle logeait dans une maison de ville indépendante, dans le quartier de la gare de Perpignan, non loin d’une école de danse. Quand elle passait dans la rue, devant les grandes fenêtres dépourvues de rideau, durant les heures de cours, elle aimait s’attarder à regarder les jeunes filles en justaucorps faire leurs exercices d’assouplissements à la barre.
La présence de Rémo ne changea rien à ses habitudes, elle se permit même quelques petits signes de reconnaissance envers une jeune femme, celle-ci lui répondit d’un geste sans cesser ses étirements. Rémo hâta le pas sans oser jeter un coup d’œil dans la salle tant il craignait d’être pris pour un satyre.
— Vieille cochonne, bougonna-t-il à l’adresse de Maria.
Qui aurait soupçonné que cette octogénaire en jupon lorgnait en soupirant secrètement, comme une diabétique devant une pâtisserie ?
— C’est uniquement pour le plaisir des yeux ! se récria-t-elle en haussant les épaules.
C’était exactement ce qu’il avait rétorqué le jour où devant l’Académie de billard, un jeune homme ayant croisé leur route, le charme qui émanait de sa personne avait laissé Rémo rêveur.
Anonymes dans les rues du centre ville, leur âge les préservait de tous soupçons sur leur sexualité jugée autrefois « suspecte ». Qu’importait que Maria ait aimé les femmes et Rémo les hommes…
Ils eurent un mal fou à traverser la place de Catalogne en travaux, les anciens locaux des Dames de France allaient semblait-il bientôt y accueillir la FNAC.
— Il paraît qu’ils ont un rayon entier de littérature « gay », annonça Maria en souriant, puis aussitôt son visage s’assombrit et elle déclara en portant la main sur son cœur : Rémo, vite il faut que je m’assoie.
Comme elle s’affaissait contre lui sur le point de défaillir, il reçut la tête de la grosse femme sur sa mince poitrine. Il douta de pouvoir la retenir si elle perdait totalement connaissance. Ils seraient dans de beaux draps : deux vioques roulant à terre comme des chiots.
Il héla un jeune SDF à qui il n’aurait pas daigné donner un euro si celui-ci le lui avait mendié. Le chevelu, sommairement vêtu d’un pantalon de treillis et d’un débardeur douteux qui laissait voir les tatouages ornant ses bras tannés par le soleil, se précipita.
— Emmenons-la s’asseoir sur une de ces chaises, décida Rémo.
Il désignait la terrasse d’un café à une centaine de mètres.
L’emploi de la première personne du pluriel qui impliquait Rémo dans la manœuvre était presque amusant et s’avéra superflu. Le jeune homme aux bras musculeux cueillit Maria, la souleva et la transporta sans effort apparent jusqu’à un fauteuil de plastique ombragé par un parasol Orangina. Rémo le suivi en ramassant le sac à main de son amie qui avait glissé à terre. Il se sentit ridicule avec ce sac de femme à son bras : une caricature de ce que les autres l’accusaient d’être autrefois : une folle.
La vieille femme n’avait pas perdu connaissance. Une fois qu’elle fut installée dans le siège, le rouge lui monta au front lorsqu’elle réalisa qu’elle avait lâché le contenu de sa vessie dans sa couche.
— Ah, la voilà qui reprend des couleurs, annonça Rémo au jeune homme en espérant ainsi le congédier.
Quoi ? Devait-il lui donner de l’argent en remerciement de son geste secourable ? Il n’avait pas un rond sur lui comme d’habitude, il vivait chichement de son allocation du minimum vieillesse. Lui offrir un verre ? Diable ! Et il devrait sans doute lui faire la conversation ? Maria : vieille folle, pensa-t-il, avais-tu besoin de te pâmer en pleine rue ?
Maria grimaça un sourire de gratitude au garçon qui fourrageait dans sa longue chevelure en bataille – et pas très propre, de l’avis de Rémo.
— Faut appeler les pompiers, vous croyez ? demanda-t-il
— Non, le rassura la vieille femme. Je vais mieux, c’était juste un étourdissement.
— OK, répondit le jeune en souriant, ce qui dévoila un piercing fiché dans sa langue, un autre, en forme d’étoile transperçait son arcade sourcilière. Alors je vous laisse, les vieux…
— Donne-lui une pièce, Rémo, dans mon sac : mon porte-monnaie, donne-lui quelque chose enfin !
Le temps que Rémo comprenne le système d’ouverture du réticule, le garçon était déjà parti.
— Si ça se trouve, il a plus d’argent que moi dans ses poches, finit-il par dire en prenant place à côté de Maria à la terrasse.
— Ce que tu peux être mesquin par moments…
— Je ne suis pas mesquin, je suis pauvre. Bon alors, t’as fini ton cinéma ? Qu’est-ce qui t’a pris, tu as des vapeurs ?
Ils furent interrompus par le garçon de café de l’établissement où ils s’étaient rabattus qui vint s’enquérir de ce qu’ils désiraient consommer.
— Je suis une vieille dame qui vient d’avoir un malaise, s’énerva aussitôt Maria. Je veux juste me reposer un peu !
Rémo temporisa en commandant un café qu’il oublia aussitôt sur le guéridon, s’il buvait un Expresso, c’était la danse de Saint-Guy assurée…
Il prit le temps d’observer Maria qui achevait de reprendre ses esprits. En arrivant chez elle en début d’après-midi, tout à son émotion, il avait négligé les habituels propos oiseux concernant leur santé, en général, c’était à ce moment-là qu’ils se scrutaient réciproquement comme dans un miroir.
Elle qui avait toujours mis un point d’honneur à teindre ses cheveux en une sorte de châtain foncé presque noir, pas du tout naturel chez une femme de son âge, arborait de longues racines blanches. Son maigre chignon, poisseux de laque et affaissé au-dessus du crâne, était hérissé d’épingles comme si elle s’était contentée de retaper sa coiffure plusieurs matins de suite. En la dévisageant ainsi, il remarqua que son menton et sa lèvre supérieure étaient piquetés de longs poils gris. La poudre de riz faisait des paquets dans les rides profondes de son cou. Visiblement, depuis quelque temps Maria négligeait la douche.
— Tu devrais aller chez ton coiffeur, dit-il en souriant pour tempérer sa remarque.
— Qu’est-ce que tu racontes, j’y suis allée la semaine dernière, souffla-t-elle en fermant les yeux.
— Eh ! Tu te sens mal à nouveau ?
Il lui secoua le bras qu’elle avait court et boudiné.
— Mais non, je me repose, je suis bien, il fait bon.
— Tu as souvent des malaises comme ça ?
— Ce n’était pas réellement un malaise, plutôt un étourdissement, c’est de ta faute aussi : tu marches trop vite… Pourquoi tu ne viens pas habiter avec moi ?
Elle avait le don de passer ainsi du coq à l’âne.
— On en a déjà parlé une bonne centaine de fois : je tiens à mon indépendance.
Elle rouvrit les yeux et sourit.
— Ne me fais pas croire que tu as des aventures qui requièrent encore de l’intimité. Tu serais bien mieux en ville que dans ton bled. On pourrait aller au cinéma, visiter des expos.
Elle se tut, à la recherche d’arguments plus tentateurs. À son idée la vie en ville était de toute façon plus attractive.
Rémo la laissa courir sur son erre. Il s’imagina se disputer la salle de bains le matin avec elle. Il avait déjà assez à assumer avec le spectacle navrant de sa propre décrépitude sans avoir besoin de s’infliger celui de la vieille femme au saut du lit. Il se vit aussi acculé à bavarder à toute heure de la journée, sans omettre l’obligation fastidieuse des repas avec la télévision en toile de fond, Maria éteignait l’appareil lors de ses visites mais il savait qu’elle était une téléspectatrice assidue.
Il aimait la solitude de son studio, au sein du calme hivernal d’un village balnéaire qui tombait dans la torpeur dès les premiers jours d’octobre. L’été, il restait confiné à l’ombre de son petit appartement. Il appréciait la proximité de la bibliothèque municipale, son environnement était aux dimensions restreintes de ses activités. Il sautait allégrement les repas, se nourrissant seulement lorsqu’une fringale lui rappelait la nécessité de se sustenter. Il vivait un peu hors du monde, en marge de l’an 2000. Il descendait rarement dans la salle de télé commune de sa résidence et seulement si l’on diffusait un vieux film. Il possédait un transistor à piles mais il s’en servait si peu que les batteries se déchargeaient au point de couler dans l’appareil.
— Bon, qu’est-ce qu’on fait ? Tu veux rentrer ou on continue ?
— On continue, décida Maria aussitôt. Mais marche moins vite, tu oublies que je suis beaucoup plus petite que toi.
— Tu es surtout trop grosse.
— J’aime les gâteaux, je vais pas m’en priver à mon âge.
— Alors ne dis pas que je marche trop vite, puisque c’est toi qui peines à traîner ta carcasse.
Leurs chamailleries étaient récurrentes et faisaient partie de leurs journées ensemble.
— Où as-tu garé la voiture, Rémo ?
La surprise le paralysa, il regarda Maria. Ses petits yeux d’un marron délavé au point de paraître jaune et aux paupières anormalement frangées de rouge le fixaient avec une réelle interrogation. Tout le bas du visage de la vieille femme était d’un coup comme affaissé.
— Maria, on n’a pas de voiture, dit-il doucement pour ne pas montrer son inquiétude.
— Vieil enculé ! Tu l’as donc vendue ! cria-t-elle et ses yeux s’embuèrent de larmes.
De jeunes gens qui avaient pris place non loin d’eux sur la terrasse se tournèrent et les dévisagèrent, intéressés par la dispute des vieillards.
— Maria, arrête ton cirque tout de suite !
Il lui secoua le bras sans ménagement, ses doigts lui semblèrent s’enfoncer dans un traversin.
Soudain elle sursauta, le bras qu’elle lui abandonnait reprit de la consistance et elle se dégagea.
— Mais Rémo, tu me fais mal ! Pourquoi tu me secoues comme ça ?
— Mais enfin, tu te rends compte que tu divagues complètement, ma pauvre vieille ? Tu m’as demandé à l’instant où j’avais garé la voiture !
— Quoi ? Mais pas du tout, je t’ai dit que je voulais aller chez Espi acheter des gâteaux…
Elle perdait la tête… Cette constatation le désola, cette fin inéluctable qui les guettait tous deux, il la croyait encore lointaine et Maria avait choisi justement ce jour-là, pour lui donner une démonstration du gâtisme qu’il redoutait tant.
Elle a deux ans de plus que moi, se dit-il aussitôt, mais cela ne le rassura pas plus que ça. Il l’aida à s’extraire du siège en plastique qui, trop malléable afin de paraître confortable, avait épousé ses vastes formes et qui, léger, adhérait, comme ventousé au derrière de la vieille femme qui tentait de se relever.
— Accompagne-moi aux toilettes, lui murmura-t-elle durant la manœuvre.
Il la conduisit à travers l’établissement et la planta devant la porte des sanitaires ornée d’une silhouette féminine bien éloignée de ce qu’était devenue Maria.
— Ne t’enferme pas, je reste devant la porte, dit-il redoutant qu’elle soit prise d’une absence dans le réduit.
Il imaginait déjà le ridicule de la situation : Maria claquemurée dans le chiotte incapable d’ouvrir et le patron de l’établissement qui serait obligé de rappliquer avec sa boîte à outils afin de la délivrer. De quoi se donner en spectacle, et à coup sûr, malgré les diverses marques de sollicitude, on dauberait sur leur gâtisme derrière leur dos.
Tandis qu’il l’entendait fourrager dans ses dessous, il s’observa dans le miroir au-dessus des lavabos. Il s’inspecta les yeux, les prunelles bleues, bien qu’un tantinet délavées ne semblaient pas sur le point de se décolorer, il tira sur sa paupière inférieure mais ne découvrit aucune rougeur suspecte. Il vérifia l’absence de poils disgracieux débordant des narines et des oreilles, puis lissa les cheveux sur les tempes. Il fut soulagé de son examen, il était encore un « vieux beau » tout à fait présentable… sauf le matin…
Il entendit la chasse d’eau et Maria sortit des toilettes.
— Regarde ma jupe derrière pour voir si j’ai tout bien remis, dit-elle tandis qu’elle se passait les mains sous l’eau.
Ils rirent tous deux, le mois dernier lors d’un déjeuner dans un restaurant, Maria avait fait une incursion aux toilettes. En se reculottant, elle avait coincé l’ourlet de sa jupe dans la ceinture de son collant de contention et elle avait traversé la salle ainsi attifée. Rémo s’en était aperçu au moment de partir lorsqu’il l’avait aidée à passer son manteau.
Il inspecta la jupe et la rassura ; elle s’était rajustée correctement.
— Prends de l’argent dans mon sac pour payer le café, dit-elle en le lui tendant grand ouvert.
Des boulettes de mouchoirs en papier, peu ragoûtantes, achevaient de se déliter dans le sac et poudraient le porte-monnaie.
— Mais enfin, mets donc ça à la poubelle voyons !
— Quoi donc ?
— Tes mouchoirs en charpies, c’est dégoûtant !
— C’est pas à moi, t’es un menteur ! clama-t-elle.
— Maria, tu débloques exprès là ou quoi ? Tu commences réellement à me faire peur.
— Tu as toujours eu peur de tout, c’est bien ça le drame, affirma-t-elle.
Elle sortit des lavabos, très droite, le menton levé et les mains trempées.
Il jeta les kleenex usagés dans la poubelle des toilettes des femmes, se lava les mains et la suivit.
La garce, elle avait raison…
— Valdi fils de pute, Valdi fils de pute !
Les mottes de terre s’écrasaient sur la blouse d’écolier – un sarrau noir commun aux enfants des écoles primaires – de Rémo. Les gosses l’accompagnaient ainsi sur le chemin de l’école. La crainte du maître les faisait taire un moment lorsqu’ils étaient dans l’établissement scolaire.
Rémo errait, solitaire, dans la cour de récréation : on ne jouait pas avec « le fils de pute ». Ce qui achevait de lui broyer le cœur, c’est que là, faisant partie de ses tourmenteurs, il y avait Zacharri Noukian. Le petit Arménien feignait d’être une brute, Rémo le devinait. Le garçonnet lui jetait des pierres pour mieux s’intégrer à la meute enfantine. Rémo aurait pourtant tellement voulu être son ami. Il était attiré par la peau pâle et les grands yeux bruns du gamin. Il lui était pénible de se faire injurier par ce garçon qui lui plaisait tant. Un jour, le maître les avait fait se ranger deux par deux pour les emmener faire une promenade, ils avaient exigé que les enfants se tiennent par la main afin de mieux garder le rang. Rémo avait dû subir l’humiliation de se voir dédaigné comme un pestiféré mais par un bienfait du hasard, le maître l’avait accolé de force à Zacharri. Rémo avait glissé la main dans la sienne, comme obligé d’obéir. Il avait frissonné lorsque leurs paumes étaient entrées en contact. La main de Zacharri était tiède, douce et plus petite que la sienne. Le gamin lui avait jeté un regard noir, mais il ne lui avait pas broyé les doigts, comme il s’y attendait, dès que le maître avait eu le dos tourné. La promenade n’avait pas excédé une heure, pourtant Rémo en avait fait son souvenir heureux pour une année entière. À la rigueur il aurait bien voulu se battre une fois avec Zacharri, juste histoire de pouvoir le prendre une fois dans les bras sous prétexte de lui faire mordre la poussière. Mais, il le savait, il n’aurait pas droit à un combat à la loyale il devrait faire face à une meute entière s’il osait seulement se rebeller contre l’un d’eux. La crainte des coups et de la souffrance en faisait une cible facile et résignée.
— Valdi fils de pute !
Il courait se réfugier dans les jupes de grand-mère Louisa, le tissu soyeux sentait bon la lavande et la valériane, ces fleurs séchées que la grand-mère ensachait pour les glisser dans son linge de corps afin que leurs fragrances camouflent les odeurs femelles de ses époques. Louisa était une beauté brune, dotée d’une opulente poitrine. Ce n’était pas une paysanne, mais une fille de prostituée, mère d’une prostituée et prostituée elle-même.
— Il n’y a pas de honte à monnayer ses charmes, Rémo, les femmes de notre famille sont toutes des putes depuis la nuit des temps. Qu’est-ce que tu veux, soupirait-elle en passant la main dans les cheveux châtain doré de Rémo. C’est comme ça, on a ça dans le sang nous autres : la beauté et la vénalité. Et ta mère Fiona était certainement la plus belle… Mon arrière-grand-mère Evora Bartoli était une célèbre courtisane, elle a séduit des rois. Mais avec la fin de la monarchie, le statut de courtisane s’est perdu et nous sommes devenues de simples putes…
Elle haussait les épaules puis ouvrait son chemisier.
— C’est l’heure de mon soin, mon « bobo » me fait mal. Ce qu’elle nommait pudiquement son « bobo » était une grosseur de la taille d’une noix qui déformait son sein droit. L’excroissance rouge avait sa propre vie, telle une sorte de parasite greffé sur la poitrine de Louisa, selon les semaines elle diminuait et durcissait puis soudain se dilatait, s’enflammait et parfois suppurait…
— C’est le mal qui s’en va, constatait Louisa.
La grand-mère de Rémo était résolument optimiste. Lorsqu’elle avait baigné la tumeur avec une décoction de plantes de sa façon, elle tendait un éventail à Rémo.
— Évente, mon petit, évente.
Et Rémo, durant de longues heures, éventait le sein de sa grand-mère afin d’en sécher l’humeur.
Louisa avait quitté l’Italie peu après la naissance de Rémo, elle s’était installée dans une grande et vieille maison à Menton où elle avait scolarisé son petit-fils né de père français. En Italie il y avait Mussolini et la vie des filles de joie devenait de moins en moins facile… En ces années vingt, la douceur de vivre était en France…
— Je ne veux plus aller à l’école, ils me font peur.
— Peur ? Aïe, ce n’est pas très Bartoli ça, comme sentiment. Ma foi c’est vrai, il faut bien que tu aies un peu de ce Valdi…
Pour Louisa, Rémo était un ensemble complexe mais bien défini de Bartoli et de Valdi. Les qualités étaient estampillées Bartoli, le reste évidemment du Valdi, un père ainsi nommé que Rémo n’avait jamais connu.
— Tu n’as pas à rougir d’être le fils de Fiona, une pute soit, mais si belle qu’un homme est devenu fou au point de la tuer.
Rémo savait que sa mère avait été assassinée, étranglée par un homme qu’elle avait ruiné puis tenté d’abandonner, l’amoureux éconduit devenu meurtrier s’était ensuite tiré une balle dans la tête.
Louisa, en bonne Italienne, appréciait le côté tragique de son malheur, elle avait perdu sa fille mais de si dramatique façon que cela en était presque une consolation.
— C’est pas ton père qui aurait fait ça… Elle s’était piquée de ce beau voyou sans le sou et elle t’a fabriqué. Et ça, disait alors Louisa en le prenant dans ses bras et en le serrant à l’étouffer au point que Rémo devinait la protubérance du « bobo » à travers ses vêtements, elle a bien fait, elle lui a extorqué ce qu’il avait de mieux ! Tu avais un an lorsque ton père a levé le pied, il n’a pas supporté la malédiction des femmes Bartoli, ou bien – mais ça ta mère ne me l’a jamais dit – il aurait voulu qu’elle travaille pour lui. Aucune ! Aucune femme Bartoli n’a jamais travaillé pour un homme. Sauf pour toi, mon chéri !
— Je ne veux plus aller dans cette école, geignait Rémo et, tel le plus gentil des pages, il laissait de magnifiques larmes rouler sur ses joues rondes d’enfant triste, sans cesser d’éventer le sein tuméfié.
Louisa avait fini par s’attendrir, elle avait quelques clients réguliers qui lui permettaient de mener une vie confortable, elle demanda à Paco, un peintre italien exilé et désargenté, de venir enseigner à Rémo de quoi le présenter avec succès au certificat d’études lorsque le moment serait venu, enfin, si le moment venait un jour.
Paco avait une trentaine d’années, il était doux, cultivé et distingué. Il peignait des aquarelles provençales qu’il laissait en dépôt-vente dans des boutiques de Nice. L’été lui apportait un peu d’argent, qu’il dépensait en libations dans les cafés de la Côte. L’hiver il crevait de faim.
Avec les conseils avisés du maître d’école qui connaissait la ritournelle « Valdi fils de pute », Louisa fournit à Paco les livres scolaires adéquats et il devint le précepteur de Rémo.
Dans la tranquillité de l’enceinte de la propriété, Rémo devint un élève studieux et affectueux. Paco avait toutes les patiences envers l’enfant qu’il s’était tout d’abord imaginé trop gâté et capricieux. Il découvrit au contraire un petit garçon complaisant et serviable qui apprenait ses leçons avec une réelle envie de faire plaisir, encore que les mathématiques, malgré toute sa bonne volonté, lui faisaient parfois verser des larmes amères.
Rémo s’aperçut que Paco raffolait des démonstrations de tendresse, au fil des années une douce complicité s’instaura entre le maître et l’élève. Si leurs doigts venaient à se frôler sous couvert de se pencher sur le même livre, Rémo avait une pensée émue pour Zacharri. Il se mit à provoquer ces contacts furtifs et l’émotion qui faisait surgir le minois de Zacharri dans sa mémoire s’émoussa au profit de Paco. Paco ne s’esquivait pas, Paco était là, ses longs doigts minces se laissaient caresser par ceux de Rémo. Il regardait grandir Rémo, il savait qu’un jour les petits doigts joueurs égaleraient les siens.
Lorsque Louisa apprit que Rémo faisait parfois sauter ces cours d’algèbre à force de cajoleries elle éclata de rire : bon sang ne saurait mentir, ce petit « Valdi de père » était un vrai Bartoli !
Paco aimait les garçons, ce qu’il enseigna plus tard à un Rémo adolescent en sus des matières scolaires fut le plaisir et l’amour, pas une fois Rémo n’eut la sensation d’avoir été abusé mais plutôt aimé et compris.
Le jour où les caresses et les baisers les firent rouler nus dans un lit, Rémo avait seize ans et il étudia la science de donner puisque Paco aimait recevoir.
L’adolescent insatiable devint expert en l’art de faire mordre le polochon à son maître.
Louisa, en femme avertie des choses du sexe, découvrit très vite la chose. Un matin, installée dans le petit salon baptisé badinerie, malicieusement orné de tableaux libertins, où elle avait l’habitude de recevoir ses visiteurs pour les informer de ses conditions, elle fit venir Paco :
— Tu connais la famille, donc tu comprendras que je ne te paie plus les cours pour Rémo. Il est heureux que tu n’aies pas fait violence à l’enfant. J’aurais pu te tuer pour ça. Mais je sais que ce beau petit diable te pourfend de bon cœur. Paco, sache que chez nous, personne n’a jamais payé pour l’amour. Tu choisis : ou tu aimes Rémo et tu dispenses ta présence, et le reste, par pur amour ou tu ne remets plus les pieds ici.
Le peintre, à présent quadragénaire, soulagé de s’en tirer à si bon compte pour avoir « perverti » son élève, respira puis s’esquiva en disant qu’il allait réfléchir.
Lorsque Rémo entra à son tour dans le salon, Louisa prit le temps de l’admirer. Son petit-fils était grand, beau et bien fait : il ressemblait à sa mère, sauf pour les cheveux, cette toison châtain clair était la marque Valdi.
— J’ai congédié Paco, lui apprit-elle sèchement. Tu savais que je payais les cours, tu aurais dû m’avertir dès qu’il a posé la main sur toi ! Tu comprends, reprit-elle plus doucement, c’est comme si je l’avais rémunéré pour qu’il prenne du plaisir avec toi… Ça ne se fait pas, pas chez nous…
— Mais je l’aime ! confia Rémo les yeux pleins de larmes. Je l’aime, grand-mère, moi aussi j’ai pris du plaisir avec lui, beaucoup même, et je me fiche bien de ces histoires d’argent.
— Madre mio ! tou es donc oune pédale Rémo… constata Louisa, avec un regain d’accent italien dû à l’émotion.
Elle soupira puis hocha la tête, perplexe. Enfin, elle tendit les bras et Rémo courut se réfugier dans le giron de sa grand-mère.
Elle le berça tendrement, tandis qu’il pleurait, se croyant atteint de la pire des avanies.
— Ne pleure pas va tout ça n’est pas si grave, ce n’est qu’une expérience comme des tas de garçons en ont. C’est de ma faute aussi, je n’aurais pas dû te céder j’aurais dû te laisser à l’école. Qui sait ? Au collège, tu serais sans doute tombé amoureux d’une ravissante jeune fille…
— Non, je suis amoureux de Paco, dit Rémo en s’emparant du mouchoir que Louisa sortit de sa poche. J’aime l’odeur de tabac de son haleine, le parfum de ses vêtements, j’aime quand il me caresse et quand il…
— Ça suffit, mon chéri, l’interrompit Louisa, tu vas finir par devenir indécent. Tu sais, si tu persistes dans cette voie la vie ne te sera pas facile, crois-moi.
Ainsi Rémo apprit qu’il était un « inverti » et que tout le monde n’ayant pas l’ouverture d’esprit de sa grand-mère, il serait obligé de vivre ses amours masculines dans la clandestinité.
Le lendemain après le déjeuner, à l’heure sacrée de la sieste, Paco se présenta avec de menus présents pour son élève… et amant. Les cours ne commencèrent que fort tard dans l’après-midi.
Rémo mena ainsi quelques années une vie insouciante et libre auprès de sa grand-mère que son bobo affaiblissait de mois en mois. Paco, assidu à ses trois fois la semaine ne lui enseignait plus rien d’autre que l’art de faire l’amour et parfois un peu de dessin.
Afin de protéger son corps malade, Louisa se résolut à ne plus vendre ses charmes vieillissants.
La vaste demeure servait à présent de refuge aux prostituées tant italiennes que françaises. Ces femmes généreuses et dépensières venaient y soigner plaies et bosses ainsi que leurs chagrins d’amour. La table croulait sous les victuailles et les soirées d’été s’éternisaient dans le jardin. Les lourds parfums capiteux de ces dames se mêlaient aux senteurs de chèvrefeuille de la tonnelle. Elles dénouaient les ceintures et laissaient s’épanouir leur ventre, dégrafaient leur guêpière et délaissaient leurs coûteuses bonneteries. Ces femmes dépoitraillées, demi-nues et en cheveux, raffolaient de Rémo et de sa douceur tranquille. Il était homme, mais amant impossible au milieu de toutes ces femmes, le bel inaccessible, donc l’ami de toutes. Il n’avait pas son pareil pour appliquer les onguents sur les vilaines plaies, il savait, bien mieux que les bonnes sœurs des dispensaires, panser une contusion en écoutant les confidences. Aucun médecin ne venait jamais chez Louisa, les femmes se soignaient à coup de rire, de remèdes de bonnes femmes et de décoctions que Louisa concoctait dans sa cuisine à l’aide de livres médicinaux dénichés chez des bouquinistes de Nice.
Le bobo de Louisa aurait pourtant exigé autre chose de plus radical que les cataplasmes brûlants qu’elle y appliquait. La tumeur avait atteint la taille d’une mandarine et suppurait en permanence non sans dégager une odeur épouvantable.
— Évente, Rémo, évente. C’est le mal qui s’en va…
Rémo éventait des heures durant, la brise ainsi produite servait à assécher la sanie mais aussi à chasser les mouches attirées par cette plaie putride.
— Tu veux me faire plaisir ? demanda un jour Louisa, lors d’une de leurs rares soirées en tête-à-tête.
— Tu sais bien que je ne te refuse jamais rien, répondit Rémo, sinon il y a longtemps que je t’aurais traînée dans un hôpital.
Louisa éluda, c’était là le seul sujet de discorde entre la grand-mère et le petit-fils.
— Essaie de faire l’amour avec une fille, au moins une fois ! Tu découvriras peut-être que tu as le bonheur d’être « béni des dieux » et de pouvoir te satisfaire des deux sexes. Tu comprends : ça me rassurerait, je n’arrête pas de penser que je t’ai jeté dans les bras de Paco comme une vieille folle irresponsable. Rémo, s’il te plaît, pour le repos de mon âme.
Rémo consentit à se livrer à l’expérience non sans appréhension. Il craignait avant tout d’être gauche et ridicule.
Peu de temps après cet accord, une jeune prostituée se présenta chez Louisa, elle était une sorte de cadeau offert par une de ses vieilles amies.
Rémo courut se réfugier dans sa chambre, ce qui finalement arrangea tout le monde puisqu’il était allé de lui-même dans le lieu où devait se dérouler l’expérience. Pour sa part il avait l’impression de s’exposer à un examen clinique.
— Je m’appelle Lucette, se présenta la jeune femme en pénétrant dans la chambre.
Elle vint s’asseoir sur le bord du lit et tapota la couverture à côté d’elle pour inviter Rémo à venir la rejoindre.
— Moi Rémo et j’aime les garçons, crut-il bon d’avertir.
— Ta ta ta ! Rien n’est certain, à ce qu’on m’a dit, plaisanta Lucette.
Elle dégrafa son chemisier. Ce qu’il dissimulait n’était pas un bien grand mystère pour Rémo, il s’assura tout de même d’un rapide coup d’œil que la poitrine était en bonne santé, sans bobo ni ulcère.
— En tout cas, tu es un bien beau garçon. Et moi, tu me trouves jolie ?
Rémo considéra la frimousse sympathique de Lucette, elle avait un visage rond, un joli petit nez et des fossettes dans les joues, le tout était effectivement charmant. Apprivoisé, il vint s’asseoir à côté d’elle et la laissa prendre l’initiative de le déshabiller.
Il resta passif sous les agaceries prodiguées par Lucette. Comme elle lui prit les mains pour les promener sur son corps afin de lui en faire découvrir les reliefs et ses recoins les plus intimes, il la caressa longuement en élève appliqué et curieux. Lorsqu’elle lui glissa un mamelon dardé entre les lèvres, il suçota le téton, étrangement cette succion lui donna envie de ne plus bouger et de s’endormir la tête sur le sein rond de cette Lucette si maternelle. La fille perçut cette envie, qui n’était pas celle escomptée, elle dégagea son sein et se pencha pour le prendre dans sa bouche. Rémo dut fermer les yeux et penser à Paco pour accéder à une érection, il lui manquait le contact un peu râpeux du menton de son amant contre ses testicules. Les mains qui couraient sur ses cuisses étaient petites et douces, alors que les longs doigts noueux de Paco dont l’un s’immisçait parfois entre ses fesses, l’émouvaient tant.
Lucette était trop en rondeur, trop lisse, en fait, Rémo avait la bizarre impression de jouer à la poupée. Enfin la jeune femme le pensa prêt, elle se mit alors à califourchon sur lui, d’un doigt expert elle accompagna sa verge en elle. Rémo eut la sensation de glisser dans un étui mou et mouillé, presque gluant, qui se dilatait sans retenue. Il la laissa complaisamment caracoler sur ses hanches mais au bout d’une minute Lucette fut désarçonnée, l’axe qu’elle stimulait avec tant d’énergie venait de glisser flasque et recroquevillé entre leurs pubis. Elle le suça à nouveau en lui pétrissant un peu trop vigoureusement les testicules, Rémo comprit qu’elle commençait à s’énerver, il se fouetta l’imagination tant bien que mal et Lucette le ré-enfourcha, le front barré par l’obstination comme si elle venait de décider d’apprendre à faire du vélo.
Afin d’être délivré de cette initiation féminine, Rémo se concentra et s’imagina s’introduire dans l’orifice étroit de son amant. Paco savait si bien contracter son sphincter autour de sa verge au point de l’enserrer comme dans un étau… Il parvint, enfin, à aboutir en poussant un soupir de soulagement, bienvenu en la circonstance puisque pouvant être confondu avec celui du plaisir.
Satisfaite, Lucette le laissa tranquille, persuadée d’avoir rempli sa mission : le brave garçon était désormais dans le droit chemin.
Cette expérience laissa à Rémo une sensation de devoir accompli, mais qui méritait une bien mauvaise note.
Une fois Lucette partie, avec un petit sac de gâteaux confectionnés par Louisa pour paiement de son service, sa grand-mère le bombarda de questions. Il lui fit part de ses observations d’un ton qui ne laissait transparaître aucun émerveillement.
— Mais elle te plaisait ? s’assura-t-elle.
— Oui, elle était plutôt jolie.
— Nue, tu l’as trouvée comment ? Je veux dire, tu as jugé son corps agréable ?
— Oui, elle m’a un peu fait penser à une guitare, tu sais ?
D’un geste harmonieux il mima dans l’espace des formes épanouies resserrées en leur milieu.
— C’est un sacré compliment ça, fit remarquer Louisa. Mais est-ce que cette fois t’a donné envie de recommencer ?
— Franchement ? Non !
La grand-mère ne put hausser les épaules tant la tumeur qui déformait son sein l’aurait blessée en accompagnant le mouvement, mais sa moue contrite remplaça le geste.
— On aura essayé, au moins…
Elle finit par se satisfaire de cette seule tentative, elle aimait son petit-fils tel qu’il était. Sa beauté serait un gâchis pour tout ce qui porterait jupon. Sa seule crainte réelle était qu’il soit malheureux, il lui semblait de nature tendre et vulnérable.
Un dimanche, Rémo attendit Paco en vain à la grille du jardin. Ils avaient pourtant prévu d’aller faire une longue promenade dans la campagne afin de profiter des premiers jours de printemps.
Rémo avait préparé un pique-nique et des jumelles pour observer les oiseaux pendant que Paco ferait des croquis et des esquisses des paysages rencontrés. Parfois, il incorporait la silhouette de Rémo dans le tableau, elle semblait figurer un jeune et beau paysan, nonchalant et rêveur, comme il en existait bien peu en réalité.
Les heures passèrent et Rémo affamé finit par dévorer son en-cas dans le jardin sans cesser de guetter le portail.
Lorsque le jour déclina, Louisa vint le chercher sous la tonnelle où il s’était réfugié.
— Ce n’est pas très Bartoli d’attendre comme ça, dit-elle en frissonnant.
Elle avait perdu plusieurs kilos au point de paraître maigre, un cataplasme de sa fabrication achevait de refroidir, lui glaçant la poitrine.
— Il a dû lui arriver quelque chose, murmura Rémo dans la pénombre.
— Ou bien il est avec un autre. Tu n’y as pas pensé, à ça ?
— Pourquoi tout de suite envisager le pire ?
— Ce n’est certainement pas ça le pire, crois-moi. Paco ne se méfie pas assez…
— Qu’est-ce que tu veux dire ? dit Rémo soudain intéressé.
— Je veux dire que le monde existe en dehors de cette propriété et de la campagne. Tu te souviens des gosses qui te jetaient des pierres en te traitant de fils de pute ? Ces enfants-là ont grandi, Rémo… De quoi te traiteraient-ils à présent ? Le monde n’est pas tendre pour les garçons comme toi. Allez, rentre à la maison. Et puis sois fier que diable ! Fier, ça veut dire cesser d’attendre quand on sait que l’autre ne viendra plus.
Rémo finit par suivre Louisa. Comme elle trébucha dans l’allée, il se précipita pour la soutenir. Sa grand-mère, qui lui avait toujours paru grande et solide, lui arrivait à présent à peine à l’épaule et une pierre sur le chemin suffisait à la faire vaciller.
Il fut informé de ce qui s’était passé par le journal du lundi.
Paco avait été assassiné. Il avait été vu dans un bar de Nice en compagnie d’un jeune homme aux manières précieuses, avait cru bon de préciser l’auteur de l’article. Ils avaient eu, selon les témoins, des attitudes équivoques. Des ouvriers qui arrosaient la fin de semaine avaient remarqué le manège des invertis qui exposaient ainsi leurs mœurs. Parce que ces dépravés dérangeaient leur morale d’honnêtes pères de famille qui voulait qu’un homme aille avec une femme, ils avaient entrepris de les corriger. Paco avait reçu un mauvais coup : la pointe d’un tournevis en plein cœur. Son jeune compagnon non identifié avait lui réussi à s’enfuir.
Louisa laissa Rémo lire l’article de journal en son entier, l’auteur du fait divers dépeignait ensuite Paco comme un homosexuel notoire, plus connu dans la région niçoise pour ses mœurs que pour sa peinture.
Il est vrai que Paco, depuis l’été 36, le Front Populaire et les congés payés, avait soudain cru possible d’afficher ouvertement sa sexualité.
Louisa lui tendit un mouchoir pour étancher ses larmes. Rémo ne savait pas ce qui le chagrinait le plus, de la mort de son amant ou de la trahison de celui-ci.
— Tu as compris chéri, il faut te méfier…
Cette recommandation était finalement valable pour les deux cas.
Un mois plus tard, lorsque Rémo eut vingt ans, le 26 avril 1938, Louisa le fit venir dès le matin dans sa chambre. Elle gardait le lit depuis presque une semaine et le jeune homme espéra qu’elle avait malgré tout un cadeau à lui remettre. Louisa n’avait jamais oublié son anniversaire.
À cette époque de l’année, la maison ne comptait que deux locataires, une fille plutôt fade, mais bien gentille qui avait reçu un coup de couteau dans le gras du bras et une vieille tenancière de maison, payse de Louisa, qui venait de fermer son établissement. Cette dernière, habituée à régenter une maison, assurait l’intendance pendant que Louisa était alitée.
Malgré l’arôme des sachets de lavande disséminés dans la literie ajoutés à l’encens qui brûlait aux quatre coins de la chambre, la pièce exsudait un âcre relent de maladie.
— J’aurais dû, enfin, je devrais te traîner de force dans un hôpital, se lamenta Rémo en oubliant aussitôt ses espoirs de cadeau.
— Mon pauvre chéri, si tu savais tous les j’aurais dû que je peux ressasser. La journée n’y suffirait pas et la moitié te concernent.
— Quand même, tu aurais dû te faire examiner par des spécialistes, d’ailleurs il est peut-être encore temps.
— Ils m’auraient ôté le sein comme on tranche un bifteck dans un quartier de bœuf, ensuite ils m’auraient gavée de produits chimiques qui m’auraient détruit la cervelle et je serais morte quand même. Au moins j’ai toute ma tête. Et puis ne t’inquiète pas, comme tu me vois là, je ne suis pas mourante, c’est juste un coup de faiblesse, à chaque changement de saison ça me fait ça. C’est le sang qui se renouvelle, il expurge les déchets.
Pour montrer à quel point elle était encore gaillarde elle se redressa sur son oreiller et lissa les longues mèches blanches qui striaient ses cheveux noirs. Elle sortit ensuite un papier plié menu d’un des coffrets d’herboristerie sur la table de nuit.
— C’est l’adresse de ton père. Je passe le relais, Rémo, je suis trop vieille et tu as raison en un sens, trop malade. J’ai peur de ne pas pouvoir continuer à veiller sur toi et à te protéger de la vindicte. À Menton presque tout le monde sait que tu frayais avec Paco. Tu ne peux pas passer le restant de tes jours claquemuré dans cette maison. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive un mauvais coup.
Rémo déplia le papier jauni : un numéro et un nom de rue, suivis de celui d’une ville en lettres capitales : PERPIGNAN. Ainsi son père résidait dans le sud ; une seconde il avait redouté de se voir expédié dans des contrées plus nordiques.
— Il y a longtemps que tu as cette adresse ? demanda Rémo.
Il constata l’usure du papier fané, le simple fait de le replier en déchira une partie.
— Dix-huit ans. Tu sais, c’était pas le genre à écrire ton père, je crois bien même qu’il ne savait pas.
— Pourtant c’est son écriture là, non ?