TESS CORSAC a dix‐neuf ans. Souvent retranchée dans sa tanière montpelliéraine, elle partage son temps entre ses cours de médecine et l’écriture. Usant de malice, à la manière du renard, elle entraîne ses lecteurs, presque malgré eux, dans des récits à la fois farouches et sensibles, dans des mondes imaginaires où elle ne se prive pas, entre autres, de dénoncer les travers de ses contemporains.
La collection RESTER VIVANT est constituée de nouvelles et de romans qui parlent du monde d’aujourd’hui, en abordant sans détour les questions écologiques, sociales et éthiques qui émergent au sein de la société dans laquelle nous évoluons. Elle s’adresse en priorité aux pré-ados, aux ados… et plus généralement à tous les lecteurs qui résistent encore à l’asservissement des esprits, quel que soit leur âge. Ces livres ont pour ambition, en plus d’attiser l’imaginaire du lecteur, d’éveiller son sens critique et de poser un regard incisif sur nos comportements individuels et collectifs.
Pour aller plus loin, rendez-vous à l’adresse :
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L’angoisse me ronge les entrailles depuis plusieurs jours.
Je demande à Ondine et à Samuel de me laisser seule dans cette chambre austère du gigantesque complexe médical des Anges de Manosque. Mon tour ne va pas tarder, je suis censée passer sous l’aiguille du Médecin à treize heures. C’est un Ange qui va s’occuper de moi. Il a déjà rencontré des gens dans ma situation.
Le matelas est sec, un peu dur. Le plafond est sale, craquelé. Il n’y a pas de lampe, mais on m’a confié une torche à dynamo que j’alimente nerveusement.
Je me dis que si je ne suis pas immunisée, je me battrai. Je serai la première personne non immunisée à avoir résisté à la maladie. Puis je me dis que c’est vraisemblablement ce que tout le monde se dit au moment de démarrer un stade 1. J’ai beau essayer de me persuader, je le sais, je ne suis pas différente d’eux. Si j’ai Emma, je mourrai aussi et je ne pourrai plus revoir mes amis. Je ne pourrai plus revoir ma tante. Ni mes parents. Ni Aristote.
Je hais l’ordre du monde. Je hais l’humanité entière. Je hais Ondine et Samuel, si arrogamment extérieurs à ma douleur. Je hais Niels Bjarnesen et son esprit tordu. Je hais ces milliards d’êtres humains qui ont vécu avant moi, profitant d’une vie opulente de quatre-vingts ans, alors que je suis écrasée par la peur dans ma chambre médicale.
Je me hais moi-même.
Je fais tourner la manivelle de plus en plus vite.
Pourtant, je les aime. Je les aime tellement, tous ces gens autour de moi, tous les gens au travers desquels j’ai pu exister.
Je vais peut-être mourir, mais au moins, j’aurai accompli des choses. J’aurai aidé Basile à quitter les Anges. J’aurai sauvé un enfant pas plus tard qu’il y a deux semaines. J’aurai été lucide et éveillée sur le monde qui m’entoure. Beaucoup n’ont pas ma chance. Je pense à la petite Ursa.
Une question à laquelle je n’ai pas encore de réponse m’obsède. Si on me diagnostique Emma aurai-je le courage de me constituer Remerciée ?
On raconte que le deuil passe par cinq périodes successives : le déni, la colère, la négociation, la dépression puis l’acceptation. Je file au travers de ces cinq étapes en accéléré.
Déni : Je survivrai, peu importe l’issue du diagnostic.
Colère : Je hais tout le monde.
Négociation : Je vais peut-être mourir, mais…
Dépression : J’aime ma vie. Je vais peut-être la perdre. Je n’ai plus aucune valeur.
Manque l’étape d’acceptation. Elle peine à venir.
Je me demande comment Basile a fait pour le supporter à seulement quinze ans ? Il n’avait même pas mon espoir d’être immunisé puisqu’il ignorait jusqu’à l’existence des Anges.
D’une main tremblante, je fouille la poche de mon manteau. Je frôle les petits plombs et plonge plus profond dans les replis de tissu. J’extirpe une pièce de monnaie en nickel de la période pré-Moisson. D’un côté, un joli « 2 » finement sculpté dans le métal. De l’autre, un visage de femme de profil.
Je fais rouler la pièce entre mes doigts. J’implore. Si une entité supérieure – Dieu, le destin, le sort, le saint patron de l’humanité ou le karma – existe et a un pouvoir sur mon environnement, qu’elle se manifeste en orientant ma pièce !
Pile, je ne suis pas immunisée et le Médecin m’annonce d’ici une petite heure qu’il va falloir faire le choix entre la route noire ou l’exécution.
Face, mes chromosomes six sont blindés. Je suis épargnée et je reprends ma vie exactement là où je l’ai laissée en entrant dans ce complexe.
Je place ce rond de nickel sur le dos de mon pouce, prête à la faire s’envoler…
Une pichenette et la pièce virevolte. Je retiens mon souffle et ferme les yeux à l’exact moment où je la réceptionne pour la plaquer sur le dos de ma main.
Dans un geste infiniment lent, je regarde le résultat…
On toque à ma porte. Mon Médecin Ange entre. Il porte des gants mais n’a pas besoin de bavoir. Il m’observe avec gentillesse et m’invite à le suivre. Je passe la porte à sa suite et m’avance dans le couloir blanc.
J’espère que la pièce dit vrai.
■ Faits d’hiver (Cathy Ribeiro)
■ Jours de neige (Claire Mazard)
■ L’Aigle noir (Hervé Mestron)
■ La peau noire des anges (Yves-Marie Clément)
■ La théorie de l’élastique (Anne-Françoise de Bruyne)
■ Le réveil de Zagapoï (Yves-Marie Clément)
■ Les mains dans la terre (Cathy Ytak)
■ Orient extrême (Mireille Disdero)
■ Pas bête(s) ! (Christophe Léon)
■ Phobie (Fanny Vandermeersch)
■ Pripiat Paradise (Arnaud Tiercelin)
■ Station Sous-Paradis (Jean-Luc Luciani)
■ Sur le dos de la main gauche (Anahita Ettehadi)
■ Traits d’union (Cécile Chartre)
■ Trouver les mots (Gilles Abier)
© Le muscadier, 2017
48 rue Sarrette – 75685 Paris cedex 14
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Directeur de collection : Christophe Léon
Couverture & maquette : Espelette
Photographie : © Radarani/Frog 974/Fotolia – Bruno Courtet
Mise en page : Mathilde Huaulmé
Illustrations intérieures : © Lionel Auvergne – 3drenderings/Fotolia – Patchariyavector/Freepik
Conversion numérique : Mariane Borie
ISBN : 979-10-96935-10-9
ISSN : 2493-6170
« Viens par-là, ma grande. On va l’avoir, viens, grimpe avec moi ! »
Papa m’a tendu sa main et hissée sur son promontoire rocheux. Juste sous nos pieds, le sanglier que nous avions pris en chasse hurlait. Nous avions réussi à prendre la bête en tenaille dans une ravine où ne poussaient plus que des arbustes. Juste devant l’animal, deux chasseurs agitaient les bras bien au-dessus de leur tête. Leurs chiens les appuyaient, hérissant le poil et dévoilant leurs crocs, oreilles rabattues sur le crâne. Derrière la bête, deux hommes armés coupaient toute retraite à notre proie. Face à nous, de l’autre côté du gouffre, une femme, fusil de chasse à l’épaule, affichait un grand sourire. Le jeune garçon de mon âge accroupi à côté d’elle m’adressait des signes timides de la main.
Le ciel était bleu. Pas un souffle de vent dans le feuillage des arbres. Seuls les couinements du sanglier brisaient le silence de la montagne. Papa m’a serrée contre lui et a murmuré :
— Alors ? Tu veux l’achever ?
J’ai fixé avec anxiété le fusil que mon père gardait à portée de main. J’ai dégluti, mal à l’aise. Son rire rêche m’a rassurée.
— Ne t’inquiète pas ! Je ne vais pas te confier le fusil. Ce n’est pas sur ce bonhomme qu’on gâchera nos balles. C’est uniquement au cas où les choses tournent mal que nous avons pris ces petits monstres.
Sa grosse main ébouriffa mes cheveux.
— Ce que je te propose, c’est plutôt de l’assommer en faisant tomber quelque chose de très lourd sur sa tête.
— Mais… il va avoir mal, non ?
— Pas si tu vises bien. Il ne sentira rien.
— S’il a une famille, des petits… ?
— C’est un mâle solitaire ma chérie. Nous sommes en dehors des périodes de chaleur et nous n’avons croisé aucune autre bestiole de cette taille dans les parages. Ne t’en fais pas. C’est nous qui avons besoin de manger.
— Mais… il n’est pas malade, lui ?
— Non. Tu connais la règle, on ne touche pas aux carnivores. Ce sont eux qui peuvent être dangereux. Regarde, lui, avec ses dents plates, il ne risque pas de nous manger.
— Donc… il n’est pas dangereux ?
— Pas du tout ! Enfin, tant que tu ne t’approches pas de lui vivant…
La bête s’est immobilisée juste sous nous. Son sabot grattait nerveusement le sol rocailleux. Il secouait son énorme tête sous le soleil. Papa a fait glisser vers moi un rocher vaguement arrondi qui m’arrivait jusqu’au bassin. Il l’a positionné à l’extrême limite du précipice, en fragile équilibre.
— Quand tu seras prête et que tu sentiras que c’est le bon moment, tu donnes un bon coup de pied dans le caillou pour le lui faire tomber sur le crâne. C’est compris ?
Penchée au bord du vide, je retenais mon souffle pendant de longues secondes. J’avais peur de rater mon coup. Les mouches tourbillonnaient autour de mes cheveux. J’étais intensément concentrée. Le groin brun s’est immobilisé. Je savais d’une manière quasi limpide que ce tas de poils sales n’allait pas se défiler. Et j’ai poussé mon rocher.
Un raclement, un choc et quelques plaintes d’agonie plus tard, tout était fini. Il n’était pas mort sur le coup, juste affaissé en un bruit sourd, agité de spasmes.
J’avais neuf ans. Je tuais pour la première fois…
Ma main a plongé dans la paille et est tombée sur un petit objet dur et tiède. J’ai poussé un cri de satisfaction. Basile a sursauté. Bouche ouverte, il a hésité quelques secondes avant de lâcher :
— Arrête de faire ça, tu effraies les poules…
— Je suis désolée…
— Elles ont pondu ?
— J’ai trouvé au moins un œuf ! Je cherche les autres !
— Non, laisse-moi fouiller !
Il m’a bousculée, puis a gratté la paille pour découvrir trois autres œufs. Nous avons délicatement posé nos trouvailles dans un panier d’osier. Basile surveillait chacun de ses pas pour ne pas trébucher. Je me suis occupée de nettoyer le poulailler en déblayant la vieille paille pour la remplacer par de la nouvelle. Nous nous sommes ensuite mis en route vers le clapier où nous gardions notre petit élevage de lapins. J’ai passé une main et j’ai caressé doucement la tête grise d’un gros rongeur. Un mâle au museau rose qui grignotait un vieux morceau de salade. J’ai déposé à côté de lui les restes de notre repas de la veille, qu’il a ignorés avec mépris. J’ai entrepris la même opération avec ses voisins, avant de tomber sur une masse pelucheuse et inerte affalée dans un coin de la cage.
— Oh…
Avec douceur, j’ai saisi cette minuscule boule de poils toute raide. Le lapin me fixait de ses yeux vides, bouche béante et pattes repliées contre son corps.
— Il… il est mort ? a fait Basile en posant son panier.
— Je… crois.
— Il faudrait le montrer aux parents, non ?
J’ai acquiescé. Faisant de notre mieux pour cacher notre désarroi, nous avons refermé la porte du clapier. Puis nous avons galopé en vitesse sur le flanc vert de la montagne qui nous ramenait à la maison commune.
Un grand bruit. Une explosion sèche et stupéfiante qui a fait s’envoler les oiseaux des arbres autour de nous. Basile et moi nous sommes figés sur place. Je connaissais ce bruit. Le crachat féroce du fusil de chasse de Papa… Après être restés une poignée de secondes déconcertés, nous nous sommes remis en chemin. Je tenais toujours le lapin par les pattes arrière. Nous sommes enfin arrivés à la maison. L’allée couverte de dalles d’ardoise remplaçait l’herbe sous nos semelles. Soudain, quelques mètres plus loin, sur notre droite, la silhouette de mon père s’est découpée, dépassant d’un coin de mur qui cachait une partie du jardin.
— Papa !
— Recule ! Recule, ma puce ! Rentre dans la maison !
Son visage était tordu, son nez cerclé par des plis qui lui donnaient un air terrifiant. Sa voix, d’ordinaire posée et agréable, avait dérapé. J’ai entendu le claquement précipité de pas venant de l’intérieur de la maison commune et des bâtiments adjacents. Des mains douces sont passées sous mes bras, ont enlacé mon torse avant de me soulever dans les airs. Ma tête d’enfant s’est retrouvée noyée dans le creux du cou d’Anna, la mère de Basile, qui tenait son fils par la main. On nous a amenés à l’intérieur, alors qu’un groupe de gens du Village s’agglutinait autour de mon père. Je suis restée enfoncée dans le canapé de vieux cuir, le regard perdu dans la cheminée éteinte depuis les derniers grands froids.
On a voulu m’en empêcher, mais je suis ressortie de la maison – j’ai voulu savoir. Il y avait une mare rouge aux pieds de Papa. Elle était si épaisse que l’herbe ne pouvait la boire. Au milieu de cette mare, il n’y avait ni grenouille, ni sanglier abattu pour le repas du soir. Il y avait un corps rose et nu d’humain, face contre terre. Au sommet du crâne chevelu, un point noir.
Cet humain était aussi mort que le lapin que je tenais toujours.
J’avais dix ans. Pour la première fois de ma vie, j’étais confrontée à la vision d’un homme tué par un autre homme. Ce meurtre avait été suivi d’une vague de soulagement et de félicitations fébriles. Dehors, on tapotait avec affection l’épaule de mon père. On lui adressait des « bien joué ! » et des « merci ! ».
J’étais allongée par terre dans notre bibliothèque qui remplissait l’espace du deuxième étage de la maison commune. Nous étions trois familles à avoir élu domicile dans ce grand chalet, posé à flanc de montagne à la lisière d’une forêt fournie. Ma famille, bien sûr, c’est-à-dire mon père, ma mère et moi, mais aussi celle de Basile qui a grandi à mes côtés. La troisième n’a pas eu d’enfant ; il s’agissait d’un couple d’une quarantaine d’années, taciturne et discret, qui s’adressait surtout à nous pour nous assigner nos corvées.
J’avais sous mon ventre une vieille peau de mouton, rendue grise par la poussière et les années. Sur mon dos, un plaid. Basile avait ramené une couette de la chambre que nous partagions et se pelotonnait à l’intérieur. Nous étions loin de la cheminée. C’était au début de l’hiver. Le 23 décembre. Je le savais car, quelques jours auparavant, j’avais recopié le calendrier de l’année à venir. Nous n’avions qu’un seul calendrier pour toute la maisonnée et, à chaque approche du nouvel an, Basile ou moi devions redessiner cette grande grille où s’alignaient les semaines, les mois et les saints. Je n’avais aucune idée de ce qu’était un saint, ni de pourquoi, à chaque jour, était associé un nom particulier… C’est ainsi, pourtant, que nous avons appris à écrire et à reconnaître les chiffres, en recopiant le calendrier, jusqu’à ce qu’il soit raisonnablement lisible et mérite de trôner sur la cheminée.
Il était très important, d’après mon père, de conserver nos repères temporels. À l’époque, je ne savais pas trop ce que ça signifiait, mais nos parents insistaient. Je voyais leurs traits se fermer lorsque nous rechignions à terminer la recopie. Nous avons rapidement compris que cette tâche leur tenait à cœur. Nous grattions donc, vaguement conscients de la lourde responsabilité qui pesait sur nos épaules.
Ce soir-là, il pleuvait. J’entendais les gouttes glisser sur le toit d’ardoise, au-dessus de nous. Je lisais un très vieux livre. Les mots étaient minuscules. J’avais l’impression de creuser les paragraphes avec les yeux pour en saisir le sens.
— Basile ?
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Tu sais ce que c’est, un sextant ?
— Un quoi ?
— Un sextant.
— C’est un mot qui existe ?
Basile avait un visage pointu, de grands iris verts et gourmands au-dessus d’un nez abrupt. Deux oreilles pâles implantées assez haut dépassaient de ses cheveux châtains et broussailleux. Il était très vif et enjoué.
Il s’est débattu un instant pour se sortir de son épaisse couverture, puis s’est penché sur moi pour vérifier que je ne me payais pas sa tête.
— Je n’ai aucune idée de ce que ça veut dire, admit-il.
— Tu penses que mon père ou ma mère le saurait ?
— Sûrement ! Sinon, je demanderai à mes parents.
— Tu descends avec moi pour leur demander ?
— Non merci. Il fait froid… Je suis mieux ici.
— Il fera plus chaud dans la pièce principale. Ils ont allumé la cheminée depuis quelque temps.
— Sans moi. Je reste dans mon terrier.
Je lui ai tiré la langue, déçue par sa couardise, avant de m’engager dans le vieil escalier de bois qui menait auprès des plus grands.
Mon père, ma mère, les parents de Basile ainsi que Paul et Marie, le couple de quadragénaires, étaient là. Ils se reposaient dans les larges canapés face au feu crépitant dans l’âtre. La pièce sentait bon le bois, l’humidité et la cendre.
— Coucou, mon petit rat de bibliothèque ! a fait ma mère en me faisant signe d’approcher. Tu veux une tasse de tisane ?
Papa, assis à côté d’elle, s’est empressé de faire couler dans sa propre tasse vide un liquide clair et fumant qui sentait la camomille. J’ai bondi sur les genoux de ma mère et me suis blotti contre elle. Je tenais mon roman dans la main, gardant mon index coincé à la bonne page pour ne pas la perdre. J’ai bu avidement la tisane. J’ai frissonné d’aise, et j’ai demandé, après un soupir satisfait :
— Maman, tu sais ce que c’est, toi, un sextant ?
— Je ne sais pas du tout ma puce. Où est-ce que tu as lu ça ?
Je lui ai tendu le roman. Ses yeux ont glissé sur la ligne que je pointais du bout du doigt. Elle a haussé les épaules et m’a avoué son ignorance. Je m’apprêtais à ramper sur le canapé jusqu’à mon père qui n’avait pas entendu ma question quand quelqu’un a frappé à la porte. Paul, l’homme au crâne dégarni et aux traits pincés, s’est tourné vers mes parents. Il a laissé tomber avec une pointe d’appréhension :
— On attendait de la visite, ce soir ?
— Sûrement un de ces rats de voisins venu nous emprunter des bûches pour son feu, a ricané mon père en se levant.
Personne n’était dupe. Aucun villageois ne se déplaçait par ce temps pour un simple service de ce genre, surtout quand on savait que les maisons voisines étaient chacune espacée de plusieurs centaines de mètres.
Mon père s’est dirigé d’un pas hésitant vers la porte qui donnait sur le hall d’entrée. Anna, la mère de Basile, s’est emparée de son fusil qui reposait sur son support au-dessus de la voûte de la cheminée, méfiante. La porte s’est ouverte et un vent froid nous a mordu les mollets.
— Sarah ?
J’ai bondi. Ma tante nous rendait si peu souvent visite. Elle portait un imperméable noir et déchiré que le vent faisait claquer autour d’elle comme les ailes d’un corbeau. Elle a posé sur moi son regard brun et a esquissé un sourire. Elle a fait signe à mon père de la suivre à l’extérieur. La porte s’est refermée.
Quelques secondes plus tard, ma mère les a rejoints, me demandant gentiment de remonter dans la chambre avec Basile. Intriguée, j’ai cherché dans les yeux de Paul, Marie, Anna ou Florian, son mari, une quelconque réponse.
Quatre à quatre, j’ai remonté les escaliers et rejoint Basile. Il avait allumé une bougie pour continuer sa lecture. Je me suis assise en tailleur à côté de lui et lui ai fait part de mes inquiétudes. Il s’est montré tout aussi dérouté que moi. Il a posé son livre, a enfilé ses chaussons et a marché jusqu’à la fenêtre, tentant d’apercevoir quelque chose.
— Il fait beaucoup trop noir maintenant… On n’y voit rien dehors.
— Viens. On va essayer les autres pièces.
Je l’ai entraîné jusque dans notre chambre, dont la fenêtre donnait sur une autre partie du jardin. Toujours rien. En désespoir de cause, nous nous sommes rendus aux toilettes et avons grimpé sur la cuvette pour atteindre la lucarne. J’ai trébuché sur le seau d’eau tirée du puits…
— Je les vois ! s’est écrié Basile avant de baisser d’un ton. Ils sont à une quinzaine de mètres de l’entrée.
La jambe trempée, je me suis hissée à ses côtés. Je les voyais aussi. Ou plutôt, je discernais vaguement les traits de mes parents et de ma tante, qui s’était équipée d’une lampe torche électrique. Il y avait d’autres personnes que je ne connaissais pas, engoncées dans des vêtements de pluie. Ils étaient accompagnés de trois chevaux. Les bêtes étaient sellées et transportaient des sacs de toile volumineux. Basile a déposé sur le sol mouillé sa bougie.
— Combien tu en vois ? Qu’est-ce qu’ils font ?
— Six personnes. Il y a mes parents… Je ne sais pas ce qu’ils font… On devrait peut-être aller voir…
— Sois pas stupide, a dit Basile. Si les adultes en bas ne sortent pas, c’est que nous devons rester à l’abri. Si ça se trouve, c’est dangereux.
— Regarde ! Regarde ! Vite !
J’ai appuyé sa tête contre la vitre. Sa respiration créait des petits ronds de buée. Il a hoqueté, plissant les yeux pour mieux discerner la scène.
— Ils… C’est un homme ?
— Pas sûr.
Un des inconnus entravait les mouvements d’un autre individu à l’aide d’une corde, les mains liées et une cagoule sur la tête. Le prisonnier s’agitait, se tordait, se cabrait et se contorsionnait. Nous avons entrouvert la vitre. Derrière le rugissement du vent, nous avons perçu le râle malsain qui s’échappait de la gorge de l’homme encagoulé. Au rez-de-chaussée, je sentais que ça s’agitait. Des éclats de voix nous parvenaient depuis la pièce principale. Des discussions animées et des exclamations angoissées.
Quelqu’un a donné un coup de pied derrière les genoux du prisonnier et il est tombé par terre dans un cri. Tatie Sarah s’est approchée. Elle a tendu à Maman un étrange masque blanc. Avec précaution, ma tante a ôté la capuche opaque du détenu avant de reculer vivement.
J’ai crié et chancelé. J’avais reconnu ses traits secs et plongeants, ses cheveux bouclés rebellés sur son crâne large, son tatouage en vagues sur son front plissé… Mon oncle ! Le frère de Sarah et de mon père.
Mon père a enfoui sa tête dans ses mains. Ses épaules secouées par un sanglot que nous devinions. Ma tante s’est approchée de lui et l’a obligé à la regarder. Ma mère a serré le masque blanc contre sa bouche et a couru vers la grange.
Mon oncle gesticulait tel un dément. Sa tête brinquebalait sous la pluie. Ses lèvres étaient humides et son nez coulait. Ma mère est revenue. Elle tenait entre ses mains un objet avec lequel je m’étais déjà blessée plusieurs fois. J’avais failli perdre un doigt avec, en voulant couper une bûche trop grosse pour moi. Les adultes du rez-de-chaussée ont accouru, alertés par les cris.
Je me suis jetée à plat ventre sur le carrelage des toilettes, tirant Basile avec moi. Il a hurlé, mais je l’ai serré fort. J’avais pressenti quelque chose de terrible et, instinctivement, je cherchais à l’éloigner du drame.
Un bruit gris et pointu a déchiré la nuit. Les hurlements du prisonnier ont dérapé dans les aigus, puis se sont tus. Comme deux enfants confrontés pour la première fois à une réalité terrible, nous nous sommes mis à pleurer.
Prologue
Épilogue
La collection
L’auteure
Un matin, mon père nous réveille en toquant à notre porte. D’un ton doux, il nous demande de nous lever et ouvre lui-même les volets de l’unique fenêtre. Je m’agite sous ma couette, m’enfonçant un peu plus dans le matelas. Je ne veux pas me lever.
Pas le choix, Papa ôte la couverture et, dans les minutes qui suivent, me voilà penchée sur un bol de lait et une tartine beurrée. Peu après, je me retrouve dans les bras de ma mère, sentant sur mon front un baiser rassurant. Puis, sans que j’en comprenne la raison, je monte sur le dos d’un cheval qu’on a sellé pour moi. Mes doigts tremblent en empoignant les rênes.
Tatie Sarah est revenue pendant la nuit. Elle a été accueillie par mes parents et ceux de Basile qui l’ont hébergée jusqu’au matin. Mon père a réclamé sa présence via la radio que nous possédions au sous-sol.
Sarah est une femme de petite taille, aux épaules larges et au regard franc. Ses cheveux blonds sont coupés très courts et son visage aux traits marqués dégage quelque chose qui inspire la confiance. Ses deux yeux bruns vous transpercent de part en part et ses lèvres ne s’ouvrent jamais sur des futilités. Entre ses sourcils épais, son étoile porte cinq branches. Le second tatouage qui orne son front ressemble à un escalier terminé d’une pointe de flèche, comme une drôle de vipère au corps anguleux.
Sans détour, elle nous annonce que nous quittons le Village. Basile et moi devons à présent endosser nos responsabilités d’adultes et recevoir notre première marque.
Mon père, ma tante, Basile, sa mère et moi nous retrouvons bientôt sur un sentier qui s’éloigne du Village. Les trois adultes qui nous accompagnent arrivent au bout d’un cycle de cinq ans et doivent également passer leurs tests. Ce n’est pas ma première excursion à cheval. Mes parents m’ont appris à tenir sur une selle dès mon plus jeune âge. C’est le seul moyen de transport rapide que je connais. Nous nous dirigeons vers l’extérieur – le véritable extérieur.
Le poitrail de nos cinq chevaux peine à plier les broussailles qui débordent sur le chemin. Celui de ma tante paraît plus habitué à cet exercice et a pris la tête d’une courte file indienne. Je me cramponne à l’épaisse crinière noire devant moi. Les sabots claquent sur les graviers et les puissants muscles de ma monture me ballottent durement de tous les côtés. L’angoisse me prive d’un bon équilibre, et ma tenue en selle laisse à désirer.
Les trois adultes respectent notre silence et ne nous brusquent pas. Basile, sur son petit cheval bai, adresse de temps à autre à sa mère un regard peureux et chargé de questions qu’il n’ose pas formuler à voix haute.
Quelques heures plus tard, nous faisons une halte pour prendre le premier repas de la journée. Nous mettons pied à terre dans une clairière ombragée par une ronde d’ifs et de chênes. Nous ôtons les mors de la bouche des chevaux et nous desserrons les sangles. Sarah me tend un flacon contenant un liquide transparent qui sent fort l’alcool.
« Antimoustique, dit-elle d’un ton ferme. Je sais que c’est une expérience perturbante que vous vivez, mais il ne faut jamais oublier les bases. »
J’acquiesce et badigeonne ma peau. Sans doute a-t-elle déniché cette bouteille au détour d’une de ses escapades dans le monde extérieur… On m’a toujours dépeint ma tante comme une véritable exploratrice, qui sillonne la plupart des villes accessibles à cheval et nous rapporte des denrées uniques qu’on ne trouve pas au Village. Je rentre mon bas de pantalon dans mes chaussettes pour éviter que les moustiques et autres insectes ne s’y infiltrent. Les chevaux gardent leur selle sur le dos et sont attachés aux branches mortes d’un hêtre abattu.
Papa et Anna ont étalé une grande nappe déchirée sur l’herbe constellée de rosée. Des colchiques pointent le bout de leurs pétales dans notre direction. Nous nous installons autour de boîtes de conserve. Ma tante jette sur son épaule un sac de toile sombre qu’elle a décroché du flanc de son cheval et nous rejoint. Elle laisse tomber son fardeau juste entre mon père et moi. J’avale un quartier d’orange et promène une main curieuse vers l’ouverture du sac. Je frémis en tombant sur le canon scié d’un fusil de chasse. Je refoule une exclamation de surprise et retire ma main de la grosse besace. Sarah a un petit rire, mais ne fait aucun commentaire. Elle élargit l’ouverture du sac et je constate qu’il contient une demi-douzaine d’armes à feu de tailles différentes, délicatement enroulées dans de vieux draps pour éviter qu’elles ne s’entrechoquent.
— C’était vraiment nécessaire de déballer ces armes, Sarah ? demande Anna. On n’est pas dans une zone de danger. Je préférerais garder ça le plus loin possible des jeunes.
— Ah, Anna ! rétorque ma tante sans cacher sa lassitude. Je sais que tu es quelqu’un de maternant et débonnaire, mais ne pousse pas la naïveté aussi loin. Tu ne sais jamais ce qui est une zone de danger et ce qui ne l’est pas. Le souci avec les gens comme vous, qui passez vos vies dans des cocons en dehors des réalités, c’est que vous sous-estimez toujours les petits dangers. Résultat ? Vous vous étonnez quand des accidents arrivent. Et puis les jeunes ne sont plus des gamins. Si on les a sortis du nid, c’est qu’ils doivent apprendre la vie, celle des grands.
— On est à une quinzaine de kilomètres à peine du Village et les chevaux nous avertiront si quelque chose s’approche…
Ma tante ne répond pas. Elle se tourne vers nous.
— Vous savez ce que c’est, tout ça, n’est-ce pas ? fait-elle en désignant son sac de toile. Vous savez à quoi ça sert ?
— Oui, répond Basile avec un certain orgueil. Chasser, se protéger, faire peur aux prédateurs…
— Vous en avez déjà tenu dans vos mains ?
— Plusieurs fois, quand les parents nous apprenaient à chasser. Jamais seuls.
— Je vois. Tu as déjà tiré avec, Basile ?
— Oui.
— Sur un être vivant ?
— Je… non.
Dépitée, Sarah fouille quelques secondes dans son sac avant d’en extirper deux armes de petite taille. Légères, sales, rayées, elles se laissent facilement soulever. Nous déglutissons, mal à l’aise.
— Sarah, ce n’est pas le moment de leur faire peur, se hérisse Anna. Ils n’ont pas besoin de ça maintenant.
— C’est pas un fusil, que je leur mets entre les mains, c’est des carabines à plomb. De simples carabines à air comprimé. Le genre de chose que n’importe quel gosse de l’extérieur apprend à utiliser. Mais si vous jugez que l’innocence est une plus grande vertu pour un enfant que la capacité à se défendre et à faire preuve de sang-froid…
— Pas sur ce ton-là ! Sarah, coupe mon père avec fermeté. La manière dont on éduque les petits ne regarde que nous. Anna a raison, ils sont déjà terrorisés.
Les yeux bruns de ma tante se fichent dans les miens. Je tremble et l’arme semble grelotter entre mes doigts.
— C’est normal que vous ayez la trouille, mes pucerons, poursuit ma tante d’un ton avenant. Mais il faut que vous compreniez que vous n’êtes plus chez vous. Je n’ai pas l’intention de faire de vous des fêlés de la gâchette, mais je veux que vous soyez en mesure de répliquer si quelque chose vous mettait en danger. Alors, vous allez me garder ces deux joujoux à portée de main. Rappelez-vous, on ne vise personne, même pour s’amuser. On ne les manipule que si l’on est certain qu’il y a un danger. Ce ne sont pas des vraies balles, mais même ces plombs, on évite de les gâcher. D’autant que ceux-ci sont un peu spéciaux. Le premier qui enfreint cette règle me donne son cheval et termine la route à pied.
Sous le regard réprobateur de la mère de Basile, Sarah laisse tomber dans le creux de sa main quelques minuscules projectiles étincelants. Elle nous invite à en saisir un ou deux entre nos doigts. C’est rond et frais.
— Chacun d’eux fait quatre millimètres et demi de diamètre. Recette maison. L’intérieur est fourré avec un peu de poudre récoltée sur la tête d’une allumette et d’un peu de revêtement de boîte d’allumettes, de sorte que quand vous tirez... hop ! petite explosion. Pas de quoi fouetter un chat, mais au moins, ça effraie. Je vous en laisserai une réserve avant de reprendre la route.
Sarah nous montre comment recharger la carabine et comment bien la caler contre son épaule.
Je termine mon orange, essuyant mes mains poisseuses sur la nappe et crachant les pépins dans l’herbe.
Au lieu de gâcher de l’antimoustique, Sarah nous montre comment broyer des aiguilles de pin arrachées à même leurs branches pour s’en badigeonner le corps. Notre peau sent fort et colle, mais les rares insectes ne s’y posent pas.
— Où est-ce qu’on va, exactement ?
Basile a posé cette question après avoir longtemps hésité. Les adultes échangent un regard mêlé de malaise et d’interrogations. Personne ne se décide à répondre.
Mon père trottine alors vers son cheval et tire d’une sacoche fixée à la selle une carte froissée. Il la déplie à nos pieds, sur la nappe, pour ne pas l’endommager.
— Je vais essayer de t’expliquer ça, mon bonhomme, dit Papa avec un demi-sourire. Tu reconnais cette carte ?
— Oui, elle était posée sur la commode dans la salle principale de la maison. On l’a déjà lue.
— Tu saurais nous placer dessus ?
— Euh… je ne sais pas… Ici ?
Il pointe du bout de l’index une ville écrite en grosses lettres grasses au milieu du dépliant. Sarah éclate de rire.
— Tu viens de nous transporter directement à Paris, Basile, lui explique-t-elle. C’est… loin d’ici. Si tu voulais t’y rendre à cheval, tu en aurais sûrement pour plusieurs semaines.
— Comment vouliez-vous qu’il le sache ? j’interviens, tandis que Basile se réfugie dans les bras de sa mère. On n’a jamais voyagé, nous.
— Tu as raison, approuve mon père. Vous ne pouviez pas le savoir… Vous voyez, ici, c’est la France. C’est chez nous, mais ça, vous le saviez déjà…
— Oui, je réponds, fière de montrer que je ne suis pas totalement ignorante. C’est un très grand territoire qui regroupe tous les gens qui parlent la même langue que nous.
— Grosso modo. Enfin, c’était avant la Moisson, à une époque où tous les Français avaient encore une culture commune et une histoire à partager… La France, c’est vrai, est une entité géographique où les gens parlent comme nous. Depuis la Moisson, tout le monde s’est un peu mélangé. Mais bon, si tu restes dans cette zone-là, tu as de fortes chances de rencontrer des gens qui parlent le français. Bref. Nous, nous sommes ici, au sud. Dans les montagnes pyrénéennes.
— Mais on est presque en dehors de la carte ! Où est le Village ?
— C’est normal, ma grande. On est à la frontière avec l’Espagne, le pays juste en dessous. Tellement au sud qu’on dépasse presque la frontière. Ce qu’on veut, c’est rester en France.
— Donc on remonte vers le nord ?
— C’est ça.
Il attend de voir si Anna ou Sarah souhaite ajouter quelque chose, puis il poursuit :
— Comme on vous l’a expliqué la dernière fois, chaque personne âgée de quinze ans doit posséder une marque à jour de ces cinq dernières années. Il y a longtemps, du temps de mon père, chaque ville comptait au moins un Médecin compétent pour apposer cette marque. À l’époque, les tests étaient encore obligatoires tous les six mois. Mais on s’est aperçu que ça épuisait trop vite le matériel médical. On a donc ralenti le rythme et réduit les centres de marquage aux grandes agglomérations françaises. On est devenu un peu plus laxiste avec la règle des branches, si bien qu’il n’est plus obligatoire de se faire marquer dès les premiers jours de janvier. Officiellement, la date limite se situe en février. Quoi qu’il en soit, ce que nous allons faire maintenant, c’est nous diriger vers la grande ville la plus proche. Ici.
Il pose un doigt sur une ville en lettres grasses, une zone représentée plus verte et située légèrement au nord.
— Toulouse, continue Sarah pendant que mon père boit une gorgée de lait. C’est là que travaillait Dorian avant qu’il n’attrape Emma et n’en décède. Il était Médecin. Il faisait partie d’un groupe installé en ville en mesure d’apposer les nouvelles marques sur les fronts. Du matériel médical en bon état se trouve là-bas.
— Tonton Dorian était Médecin ? je répète, dubitative. Je pensais qu’il était… une sorte d’explorateur, comme toi. Il avait un second tatouage qui ressemblait au tien…
— C’est le genre de chose que tu apprendras plus en détail par la suite. Pour l’instant, restons-en à l’essentiel. Pour rejoindre Toulouse, on va d’abord devoir quitter les montagnes en nous dirigeant vers le nord. On essaiera de rester le plus longtemps possible dans la forêt et d’éviter les hameaux et les campements étrangers.
— Pourquoi ?
— Les zones habitées sont des nids à embrouilles, pour parler poliment. La majorité du temps, c’est désert, à part quelques Gueules-Bleues qui se traînent dans les ruelles en cherchant de la nourriture ou des vêtements. Ils sont facilement excitables. Ils n’hésiteront pas à te tuer si tu adoptes un comportement suspect. Les petites villes, ce n’est pas un bon plan. Tout a déjà été fouillé. Les hameaux qui n’ont pas été retournés sont la plupart du temps habités par des malades ou des animaux sauvages. Ça grouille de germes d’Emma ou de prédateurs. Des virus, des bêtes à griffes ou des bêtes à fusils.
— Je… d’accord, je bredouille, un peu effrayée. Juste, excuse-moi, mais c’est quoi une Gueule-Bleue ?
— C’est un mot utilisé dans le vrai monde pour désigner un moissonné. Parfois, il faut mettre le lyrisme de côté et appeler un chat un chat.
— C’est quelqu’un de malade ?
— Oui. Après un certain stade de la maladie, le blanc de l’œil des personnes atteintes vire au bleu. Quelqu’un qui attrape Emma n’est pas moissonné, c’est un malade à la face bleuie par le virus. Quand la sclère bleuit, c’est signe qu’ils sont agressifs et dangereux.
— On arrive quand à Toulouse ? demande Basile.
— Sûrement rien de grave, me rassure Anna. Levez-vous doucement et dirigez-vous vers les chevaux. Pas de gestes brusques, pas de cris. On va reprendre la route.
Tandis que je resserre la sangle de mon cheval avant de remettre pied à l’étrier, j’entends dans mon dos du bruit dans les broussailles. Les adultes, restés en retrait, s’emparent de fusils. Anna nous rejoint et nous aide à préparer les montures.
Un homme émerge alors des fourrés à une dizaine de mètres de ma tante et de mon père. Mains vides, face blême, membres secs. Sa barbe est longue et touffue comme ses cheveux, qui tombent en crinière noire sur ses tempes. Son dos est voûté et sa tête enfoncée entre ses clavicules. Un bandeau kaki ceint son front.
— Qui êtes-vous ? hèle ma tante d’une voix forte. Reculez. Gardez vos distances !
— Je me suis perdu, Madame. Je suis à la recherche de médicaments et de nourriture pour ma famille… elle… on habite dans une… dans une vieille maison de berger, plus à l’ouest… je cherche quelqu’un pour m’amener en ville et…
— Enlevez votre bandeau !
— … et m’aider à trouver un Médecin… ma fille est malade… pas Emma, je veux dire, mais… elle tousse… coqueluche peut-être… on dit que les enfants ont souvent ça…
— Enlève ton bandeau, abruti ! Montre ton front.
— Elle tousse beaucoup et elle a du mal à respirer la nuit, j’aurais besoin qu’on m’aide à…
— TON FRONT, TOUT DE SUITE !
Sarah a hurlé, tenant l’inconnu en joue. Ce dernier lève les mains vers le ciel en signe d’impuissance.
— Je n’ai pas encore la marque de cette année. Dès que ma fille ira mieux, j’irai en ville pour me la faire poser.
— Tu dois bien en avoir une qui date de moins de cinq ans. C’est très possible que tu sois une de ces ordures de Gueules-Bleues contaminée y a moins de cinq ans et que tu sois encore asymptomatique. Bouge-toi ! Enlève ton bandeau.
— Puisque je vous dis que je n’ai pas la branche de cette année… Je dois justement aller la faire.
— Alors tu dois avoir la même branche que moi, la dernière valable, celle d’il y a cinq ans. Elle est blanche. Tu vas me défaire cette saleté de bandeau et si tu n’as pas cette marque blanche, je te colle une balle là où tu devrais l’avoir. J’ai des gamins avec moi, je ne prendrai pas le moindre risque. Tu as cinq secondes pour te débarrasser de ce bandeau.
— S’il vous plaît, je n’ai pas d’arme, j’ai une famille…
Mon père me hisse d’autorité sur mon cheval. Basile subit le même sort. Quelques secondes plus tard, nous nous trouvons de nouveau lancés au trot sur un sentier. La nappe est maladroitement roulée en boule et fixée à la croupe de la jument de mon père. J’enfonce mes ongles dans ma paume à force de trop serrer les rênes. Ma main frôle nerveusement la carabine qui émet un bruit régulier en rebondissant contre le flanc de ma monture.
On entend le claquement d’un coup de feu qui résonne dans la vallée. Une volée d’étourneaux s’éparpille au-dessus de nos têtes. Une pie s’envole en ricanant.