Le village de Hägerbäck est haut perché ; on y accède par une longue pente escarpée. Le vieux Herman pousse un soupir – de lassitude – en voyant à quelle distance il se trouve encore du sommet. Il a une demi-lieue derrière lui ce jour-là, ses jambes chargées d’ans s’en aperçoivent.
Herman porte sur les épaules un sac suspendu à un bâton de chêne. Il fait partie de l’asile de Lidahult, mais, chaque printemps, il quitte cette demeure pour quelques mois et s’en va vivre à la charge des habitants du district. Il lui est arrivé de ne rentrer qu’après la mi-automne. Et s’il ne rentrait pas du tout, personne n’irait à sa recherche ni ne pleurerait sa perte. On a bien assez d’indigents à Lidahult sans Herman.
Comme le mois d’avril touche à sa fin, il n’a pas eu le courage de rester plus longtemps inactif à l’asile. L’hiver est long comme dix années de misère pour un vieil indigent. Assis à la fenêtre, Herman a tant soupiré après le printemps, qu’il n’en peut plus. Il veut sortir pour voir d’autres personnes et d’autres villages, il veut causer avec des gens qui ont leur tête à eux. À l’asile, presque tous les vieux sont un peu détraqués.
Quand ils ne le sont pas en arrivant, ils le deviennent bientôt. Herman est le plus sensé de la communauté, il s’en rend parfaitement compte. Et, à cause de cela, il est le plus malheureux. Aussi, dès le premier matin où brille le printemps, il prend son sac et son bâton, et se met en route.
Il va de ferme en ferme, s’arrêtant au moins une semaine chez chaque paysan. Il ne mendie point ; c’est inutile puisqu’il obtient ce dont il a besoin sans rien demander. Ses hôtes ont toujours pour lui de petites besognes, qui lui permettent de gagner son pain. La nuit, il ne prend la place de personne ; l’été, on couche dans le foin ou dans l’étable, quand il n’y a plus de coin disponible à l’intérieur des maisons.
Ah ! l’été béni avec sa bonne chaleur ! Et le maudit hiver, avec son froid qui déchire comme des griffes de loup le vieux corps transi ! Le sang des vieillards est froid, longues sont les nuits lorsqu’il n’y a pas de feu dans la cheminée de l’asile. Et encore plus durs à supporter les jours, sombres et tous pareils. Il est vrai qu’un dimanche sur trois, le pasteur vient parler aux assistés du bonheur céleste que les pauvres ont bien moins de peine à gagner que les riches. Oui, on pourrait dire qu’un vieux de l’asile n’a qu’à tendre la main pour l’avoir. C’est dommage seulement qu’on ne puisse pas prendre une petite hypothèque dessus pendant qu’on est ici-bas. Ce bonheur promis après la mort ne console guère Herman. Il a trop fortement envie des choses terrestres. Mieux que les autres assistés, il sait combien on est privé de tout à l’asile, car mieux que les autres, il connaît la vie du dehors et les biens de cette vie, dont il a joui si pleinement.
Herman avait hérité d’un beau domaine et de dix mille écus en banque. D’une pareille fortune, on ne peut jamais voir la fin – voilà ce que tout le monde lui disait. Et, naturellement, il en était lui-même convaincu. Dans cette ferme croyance, il vivait heureux et content. Paresseux comme un loir, il ne se tuait pas de travail. D’autre part, il aimait l’eau-de-vie. Et, quand il avait bu, il faisait des bêtises. Il se fourrait dans des histoires ridicules. Par exemple, il couchait avec ses bonnes et, comme c’était vraiment un honnête homme, chaque fois qu’il y avait des chances pour que l’enfant fût de lui, il n’hésitait pas à remplir son devoir. Cinq cents écus à l’une, cinq cents à l’autre – personne ne payait les filles à un prix aussi élevé.
Mais les pièces d’argent avaient le pied léger. Et, un beau jour, on vit poindre les résultats de tout cela. Herman était devenu si pauvre qu’il ne fermait plus ses portes derrière lui.
Il n’apercevait d’autre issue que l’asile de Lidahult.
Une véritable déchéance aux yeux des paysans.
Pourtant la famille de Herman avait été l’une des plus importantes de la commune d’Algutsboda. Il descendait d’une vieille aristocratie paysanne, disait le pasteur, qui connaissait les registres par cœur. Son aïeul paternel avait été bourgmestre. Où le petit-fils avait-il maintenant conduit la famille ?
Herman entra un jour dans le bois qui ne lui appartenait plus et chercha un bouleau courbé. Il fit choix d’un certain arbre et d’une certaine branche, où il fixerait la corde ; puis il rentra chez lui et avala sa dernière chopine d’eau-de-vie, qui lui coula en partie sur le front. Le lendemain, il arrangea soigneusement la corde. Car il voulait mettre fin à son existence pour avoir jeté un si grand déshonneur sur sa famille. Au bout de quelques jours, il alla dans le bois examiner d’autres bouleaux. Non, il n’y en avait pas de plus commode que le courbé. Ce serait bien cet arbre-là.
Vingt ans se sont écoulés. Le bouleau, détaillé à la hache, doit être depuis longtemps converti en cendre et fumée, mais lui, Herman, vit encore, pourquoi donc ? Il avait changé d’avis au dernier moment. Non qu’il eût peur de la mort. Pas du tout. La mort ne l’effrayait point, car il n’y a rien de si simple et de si familier : la nature, comme l’homme, doit mourir. Il ne craignait pas non plus la souffrance que lui causerait la corde autour du cou ; non, il n’avait même pas peur de cela, car c’était l’affaire de quelques minutes. Mais mieux valait vivre que mourir. La mort, on la trouve un jour sur sa route, on ne peut la manquer. Il la trouverait aussi bien en se pendant cinquante ans plus tard. Ici-bas, il y avait des hommes qu’il se plaisait à rencontrer, il aurait encore l’occasion de vider de temps en temps une demi-chopine d’eau-de-vie avec l’un ou l’autre. Sans compter la terre elle-même et sa beauté, dont peuvent jouir les plus misérables. Allait-il s’enlever la vie parce que la grosse ferme et les dix mille écus n’avaient pas duré assez longtemps ? Quant au discrédit sur la famille, c’est une illusion – les familles, ça monte et ça descend ; à chaque homme de porter seul son propre honneur ou sa propre honte.
En allant au bouleau courbé pour tuer son corps, le fermier ruiné avait libéré son âme.
Et, maintenant, à cause de cet amour de la vie, Herman est devenu un assisté. Il ne reste à l’asile que ceux qui aiment profondément la vie ; les autres ne peuvent s’y habituer. Cependant, l’accoutumance devrait être plus facile pour ses compagnons, qui n’ont guère connu de meilleur lot. La plupart ont passé leur misérable existence dans des masures et des chaumières. Tandis que lui, Herman, a mangé de bonnes choses et bu du vin, et couché avec de jolies filles, qu’il a dépouillées de leur virginité. Les souvenirs de ces belles années le font souffrir – oh ! comme il les maudit parfois et voudrait les chasser ! Il y a des moments où le chagrin l’accable. Sans compter les paroles piquantes ou railleuses de ses compagnons : un fermier qui a perdu son domaine par l’ivresse et la débauche. Il n’avait pas besoin de venir grignoter le bout de pain des pauvres ; il n’avait qu’à ne pas gaspiller le sien. On croirait, à entendre les autres vieux, que c’est sa faute s’ils sont là. Mais Herman répond d’un ton calme qu’il a dissipé ses biens pour gagner le bonheur futur ; il ne voulait pas se voir barrer le chemin du ciel à cause de son domaine. Vous voyez qu’il a été le plus malin !
Et il supporte avec philosophie la maigre chère, le mauvais lit et toutes les misères qui font nécessairement partie d’un asile d’indigents. Seulement, dès que renaît le printemps, il s’empresse de quitter le nid de tourments qu’est Lidahult.
La pente de Hägerbäck, qu’il gravit, est pleine de cailloux et d’ornières, et terriblement escarpée. Mais les balais bruns des bouleaux forment au-dessus de son chemin de véritables arcs de triomphe, qui attendent son arrivée pour fleurir. Et les chatons des noisetiers tremblent à la brise et les rigoles font glouglou comme une feuillette remplie de bonne bière fraîche, qui semble devoir durer une éternité. L’herbe brille sur les bords du versant, des touffes de prêles prennent au soleil le vert foncé du myrte ; dans un tilleul, des pies jasent tout en construisant leur nid et un lièvre traverse le chemin en quelques bonds – sa queue blanche, toute frétillante, disparaît dans une masse de buissons.
La terre est belle. La vie joyeuse. Herman a eu beau contempler son aspect pénible, il ne pourra jamais la quitter de bon gré. L’homme pauvre et libre a trop de choses à laisser sur la terre.
*
Le village de Hägerbäck est haut perché, Herman s’essouffle. Enfin, le voici au sommet de la pente, où une grande borne milliaire monte la garde sans relâche. De là on découvre toutes les maisons, sises sur le versant.
Treize fermes, serrées les unes contre les autres. Les paysans se sont rapprochés pour se défendre contre les malfaiteurs et les autres dangers des bois environnants. Ce sont des bâtiments gris, avec de l’herbe fanée sur le toit et des contrevents aux fenêtres. À l’entour se déploient les champs, l’un touchant l’autre, encadrés d’étroites lisières et comme fortifiés par des centaines de pierres. Ils sont encore noirs et nus ; les sillons de l’automne ont l’air de blessures ouvertes, faites par le soc des charrues. Mais la moisson de l’été poussera et jaunira sur ces plaies, et remplira les fours de pains odorants. Déjà les lisières sont rayées de bleu et d’or, d’anémones et de coucous. Un tourbillon de vent creuse et fouille dans un grand tas de feuilles encombrant. À la fin, il s’empare d’un gros butin et aspire le tas vers le ciel. Il pleut alors des feuilles sur le village, les champs, les prés et les marais.
Le Häger coule au fond d’une gorge dans tout son bouillonnement printanier. L’eau brille avec des reflets argentés sous les feux du soleil ; les brochets, qui vont déposer leur frai dans les prés marécageux, la remplissent de petits remous. La forêt commence dès que prennent fin les terres cultivées. Près de la cascade du Häger, à la lisière des bois, il y a un moulin. La vieille maison du meunier est couverte d’une barbe verdoyante de mousse, mais la roue ronfle encore, et les meules géantes continuent à fonctionner, tant que les gens du village les nourrissent de grain. Le ruisseau tombe brusquement dans les bois, où il disparaît. L’eau et la forêt bruissent, l’eau et la forêt jouent ensemble.
Les sapins sont comme une opulente couronne, entrelacée çà et là de houppettes d’arbres à feuilles caduques, une immense couronne autour du village. Le fer avide qui sapera leurs troncs ne sera pas levé contre eux aujourd’hui, on n’en a pas aiguisé le tranchant ; peut-être gît-il encore dans la mine.
*
Voici le village de Hägerbäck, où Herman, le vieil assisté, passera quelque temps, peut-être tout l’été : en somme, il y a treize fermiers. Il ira d’abord cher Håkan Ingelsson, qui est son neveu. On doit avoir des égards pour les siens. De toute la famille des Ingelsson, Håkan est maintenant le seul qui possède une ferme et quelques arpents, et son petit domaine ne semble guère prospérer. Ainsi la terre pourra échapper un jour à la lignée du bourgmestre.
La première ferme est celle de Frans Gottfrid. Cet avare a aussi peur de perdre un sou que le diable de voir une âme de prêtre lui échapper. L’étable semble sur le point de s’effondrer, on a bouché avec de la paille une des fenêtres de la maison, le perron est moisi, le tréteau du pignon ne tient plus que sur trois pieds. Malgré cela, la porte d’entrée reste fermée à clef en plein jour. Frans Gottfrid est un homme misanthrope et taciturne. Et il ne donne aux indigents que du pain trop dur. Chez son voisin Andreas, l’ålderman, on fait également maigre chère. La soupe est si claire qu’il faut se plier en deux pendant un bon moment après le repas si l’on veut en conserver un peu dans son estomac. La Karna de l’ålderman fait sa cuisine en plein air. On peut la ranger parmi les femmes dont on ne croirait jamais qu’elles aient été jeunes, agréables et bien en chair. L’enfer n’existe probablement pas, mais n’y aurait-il qu’une vieille de l’espèce de Karna qu’on devrait l’instaurer tout de suite.
Qui est donc maintenant le voisin le plus proche de l’ålderman, de l’autre côté ? Qui a pris la ferme dont le propriétaire est mort l’année dernière ? Ce sont de nouveaux venus. On a mis à sécher une peau de mouton sur le pignon de l’étable ; il doit donc y avoir de la viande fraîche dans la maison. Herman fait doucement claquer sa langue à la pensée d’un morceau de mouton grillé. Les feuilles mortes des érables de la cour ont été ratissées, on a déjà bêché le carré de choux et répandu des feuilles fraîches devant le perron.
Là dehors, une jeune femme est en train d’étendre une pièce de toile par terre pour la blanchir. Elle a sur la tête un foulard à carreaux blancs et rouges, elle est grande, avec un teint clair et pur. Lorsqu’elle se penche vers la toile, ses mouvements sont d’une souplesse moelleuse. On dirait une jeune fille, mais il faut qu’elle soit la maîtresse de maison en personne pour avoir cette fière allure et étendre ainsi sa toile : même quand une fermière a une servante, elle ne lui confie pas ce genre de travail.
L’épouse du nouveau propriétaire, certainement ? Une femme au corps racé, à qui le mariage a dû faire perdre son âme de jeune fille.
La maison de Håkan Ingelsson est située plus loin.
Le vieux Herman va voir son neveu en passant. À cause de sa grande taille, Håkan n’est pas difficile à trouver. Le voici en train de labourer avec ses bœufs. L’attelage va si lentement que, d’une certaine distance, on pourrait le croire immobile.
Quand Herman s’approche, Håkan lâche le mancheron. Il faut laisser l’attelage respirer un peu. Les ventres des bœufs se gonflent et se dégonflent comme des soufflets de forgeron.
— Vous voilà au village !
Le jeune homme accueille le vieillard comme un voyageur qui reviendrait de pays lointains. La paroisse est très étendue, les parents ne se rencontrent pas tous les jours.
Herman s’assied sur l’age de la charrue pour reposer ses jambes. L’humus noir retourné brille au soleil.
— Oui, l’indigent de la famille est revenu !
Le plus jeune des Ingelsson secoue les épaules, comme pour se débarrasser d’un poids gênant. Et il parle : bientôt il sera réduit également à la mendicité. On dit que la ferme est à lui, mais il ne l’a pas encore payée, et ce qu’on n’a pas payé, on ne le possède point. La terre qu’il est en train de labourer appartient en réalité à un monsieur de la ville. Un négociant de Kalmar l’avait acquise un jour au moyen d’une hypothèque. Et Håkan la lui avait achetée, juste une signature à mettre sur un papier, c’était d’une simplicité enfantine. Mais il n’avait pas assez d’argent pour s’acquitter. Les cinq cents écus qu’il avait donnés ne représentaient que les intérêts annuels de la somme due. Comme il ne pourrait jamais verser davantage, sa dette serait au même point toute sa vie.
Et, ce printemps-ci, il n’a pas pu payer un sou. Il sera donc forcé de quitter cette terre. La dernière récolte a été deux fois moins abondante que d’habitude. L’herbe de la fenaison, desséchée par un été brûlant, était restée courte comme du poil de chat ; et quant au champ de blé, on aurait perdu son temps à s’y rendre avec des faux. L’hiver, Håkan a dû arracher la paille du toit de l’étable pour en faire du fourrage, et maintenant les vaches sont si affaiblies qu’elles n’ont pas la force de se redresser dans leurs stalles, mais qu’il doit les lever quand il arrive à l’étable le matin. Au pâturage, le vent les déplace en soufflant dessus !
Herman fait un signe de tête affirmatif, il voit la maigreur de l’attelage – les bœufs ont des cuisses toutes minces.
– Du moins, personne ne te donne des ordres, Håkan.
– Personne ? Je ne suis qu’un pauvre serf !
Håkan serre les mâchoires : l’esclave qui doit payer cinq cents écus par an a bien un maître, et un maître exigeant. Il faut se surmener et surmener les malheureux animaux pour que le négociant Schorling puisse toucher sa rente ! N’aurait-on pas envie plutôt de se vautrer par terre et de ruer à n’en pouvoir plus.
Le vieux Herman écoute, un peu étonné. Son neveu bougonne et grommelle. Ce n’est pas dans les habitudes de Håkan de se faire un pareil mauvais sang pour des dettes. Son fermage ne lui avait pas pesé jusqu’ici. Car Håkan n’est pas un de ces paysans qui ne pensent qu’à la terre et la faux dont on ne se sert pas se rouille.
Pourquoi donc s’est-il entiché à ce point d’une ferme ?
Voyons, il faut espérer une plus belle récolte cette année. Håkan est jeune et bien portant, on ne peut le plaindre. Non, Herman le contemple avec la jalousie d’un vieillard : nerveux et musclé, le corps de Håkan ressemble à un arc tendu. Les manches de sa veste, un peu retroussées, découvrent un poignet aussi fort que la cheville d’un homme moyen. Ses cheveux épais, d’une couleur jaune paille, laissent voir ses oreilles ; sa barbe est brun clair, ses yeux sont bleus. Il a les traits de la famille, il est bien de la vieille souche aristocratique.
Le vieillard, plein de curiosité, veut maintenant savoir ce qui se passe à Hägerbäck :
– Il y a un nouveau fermier dans le pays ?
– Oui. Il est arrivé l’été dernier.
– Comment s’appelle-t-il ?
– Påvel Gertsson.
– J’ai vu sa femme devant la maison. Comment sont ces gens-là ?
– Très bien.
– Ils sont tous deux de Ljuder, ajoute Håkan.
Herman fait un petit signe de tête approbateur. Dans sa jeunesse, les habitantes de la paroisse de Ljuder avaient la réputation d’être les plus belles de la région. La femme de Påvel semble justifier ce renom, pour autant que ses vieux yeux aient pu s’en assurer.
– Comment s’appelle-t-elle ?
Håkan ne répond pas à la question. Il ne semble pas l’avoir entendue ; son regard erre autour de lui, comme pour chercher quelque chose dans le bouquet de maisons du village. Il voit un foulard à carreaux blancs et rouges. Ce foulard était déjà visible depuis un bon moment, pendant qu’il labourait, et chaque fois qu’il avait tracé un sillon et tourné sa charrue, son regard s’y attachait.
Håkan donne aux bœufs un coup d’aiguillon, assez fort pour rayer leur peau – il ne faut pas que l’attelage s’arrête à cet endroit.
– Entrez dans la maison, vous aurez quelque chose à vous mettre sous la dent, dit-il à son oncle.
Silencieux, Herman se met à trottiner. Soudain, la mémoire de Håkan se réveille : le vieux lui a demandé comment s’appelait la femme de Påvel Gertsson et il n’a pas répondu. Quelle drôle de chose, qu’il n’ait pas répondu – il n’y a pourtant aucun mystère là-dessous. Il ne commet aucune indiscrétion, il ne trahit rien s’il dit comment s’appelle la femme du nouveau fermier. Ce n’est pas un secret à garder pour soi. Il se sent contrarié, comme s’il avait commis une bévue. Il crie derrière Herman :
– Elle s’appelle Märit, la femme de Påvel.
Elle s’appelle Märit, la femme du nouveau fermier. Et elle est en train d’étendre une pièce de toile devant sa maison pour la blanchir. Elle penche son corps bien bâti, arrondit les bras en tirant sur l’étoffe et pose dessus çà et là un petit caillou pour que la brise printanière ne l’entraîne pas. Avec une gravité silencieuse, la jeune femme arrange son imposant tissu. La veille, elle a démonté son métier qui occupait un si grand espace dans la salle ; aujourd’hui, elle étend la toile sur l’herbe.
La première pièce confectionnée de ses propres mains.
Märit était arrivée à la ferme en été. Son mari lui avait montré à côté de la maison un petit champ de lin en fleurs déjà tout bleu. Sa première toile poussait dans son domaine. Elle admira la lueur bleue du lin et parcourut le champ d’un regard tendre. J’y taillerai d’abord nos draps, pensa-t-elle.
Ses draps de noce avaient servi récemment pour la première fois. Deux jours avant son arrivée à Hägerbäck, Märit était encore vierge et habitait chez ses parents. La voilà maintenant transformée en femme de fermier. À peine sortie du foyer familial, elle était devenue maîtresse d’un domaine.
Son mariage avec Påvel ne présentait rien d’extraordinaire. Elle n’avait fait qu’obéir à ses parents. De goûts sérieux, elle fréquentait peu les lieux de plaisir. Elle s’y rendait sans entrain, aussi dansait-elle mal, et elle ne voulait pas qu’un garçon pût dire derrière son dos qu’il fallait la traîner. Tout en étant jeune, elle ne se mêlait guère à la jeunesse. Et elle avait vingt ans depuis peu, quand Påvel vint un soir la demander en mariage à ses parents. Il s’était acheté une bonne ferme à Hägerbäck, il ne voulait pas s’y installer seul. De leur côté, les parents interrogèrent Märit, pour savoir si Påvel ne lui déplaisait pas. Aucun mauvais bruit ne courait sur son compte et il était plus âgé qu’elle, comme doit l’être un mari. En vérité, elle n’avait jamais songé à épouser Påvel – ni, d’ailleurs, personne. Oui, voilà la vérité. Mais c’est le mari qui choisit sa femme, et non la femme qui choisit son mari.
Les fiançailles eurent lieu aussitôt. Påvel se montra bon et attentionné pour elle dès le premier jour. Et bien des jours avaient passé maintenant depuis le mariage.
Märit regarde dehors dans la claire lumière d’avril.
Son front blanc et pur se ride un peu, et dans ses yeux s’ouvre un abîme d’étonnement, un abîme de richesse intérieure. Elle se rappelle, elle se rappelle le passé et le présent. Au moment de son mariage, l’été dernier, quand son champ de lin était en fleurs, elle avait le cœur rempli d’un grand sentiment d’attente. Maintenant le lin est devenu une pièce de toile. Promesse en fleurs pendant l’été, il a rempli son destin. Le jour où elle avait vu la lueur bleue du champ, la vie lui était apparue comme une grande promesse. Aujourd’hui qu’elle étend sa toile, elle est prise d’étonnement et se demande ce qu’elle a récolté.
Des rêves et des désirs imprécis lui venaient parfois pendant qu’elle était encore vierge. Ils l’agitaient surtout la nuit ; le jour, la pudeur les étouffait. À partir du moment où Påvel l’avait demandée en mariage, ils se groupèrent autour de l’événement qui approchait. Que se passerait-il ?
Elle était remplie de la croyance vague qu’un miracle allait s’accomplir en elle une certaine nuit. Le miracle que toute vierge espère. Et Märit était une vierge endormie, hantée par les derniers rêves précédant l’éveil de l’épouse.
L’expérience ne répondit pas à cet espoir. Elle devint la femme de Påvel et ils firent ce que font la nuit les gens mariés. Mais, au bout de quelque temps, elle fut déçue qu’il n’y eût rien d’autre. On ne pouvait appeler cela un miracle. Son désir avait aspiré à quelque chose de tout différent. Elle aurait voulu être arrachée à ce qui l’enchaînait et la tourmentait, elle aurait voulu se sentir emportée dans une extase vertigineuse. Or, elle n’arrivait pas à ce détachement complet. Påvel l’avait seulement prise, il ne la soulevait point. Elle s’élançait un peu, très peu, puis retombait.
Le besoin d’être entraînée vers les cimes, de perdre conscience, devenait plus impérieux à chaque nouvel échec. Une sorte d’intuition l’empêchait pourtant d’abandonner tout espoir.
Cela se passait en été. Vers l’automne, son champ de lin jaunit, les fleurs bleues se flétrirent et disparurent. Des capsules contenant les graines les remplacèrent et, un jour, le lin fut arraché avec ses racines et lié en gerbes. Quand les capsules eurent été égrenées dans l’aire, on les mit à pourrir sur le chaume. Le lin passa par le rouissage, puis par le séchoir ; des mains d’homme le brisèrent et des mains de femme le teillèrent. Le jour où Märit, sa première quenouillée en main, s’installa devant le rouet, elle était la femme de Påvel depuis quatre mois.
Elle pressa sur la pédale du rouet pendant de longues soirées, à la lueur d’une torche de bois résineux placée dans l’âtre. Le lin devint du fil alors que des amas de neige couvraient la terre où il avait poussé. Elle fila au cours des interminables soirées obscures, elle bobina, elle dévida, elle ourdit. Lorsqu’elle monta le métier, elle était la femme de Påvel depuis six mois. Et elle s’efforçait de conserver l’espoir.
Elle resta devant le métier des jours et des soirs.
Les pédales craquaient sous ses pieds, sa main faisait voler la navette. La toile avançait lentement, elle dévorait le fil et, devenue ferme et solide, se glissait sous le métier pour aller s’enrouler sur le rouleau d’appel, qui grossissait chaque jour. Märit déplaçait le tendoir, les aunes se succédaient, tandis que la chaîne béait, demandant toujours plus de fil. À force de grossir, le rouleau eut l’air d’un énorme tronçon d’arbre.
Par suite d’une longue habitude, Märit faisait ce travail machinalement, sans que son attention fût absorbée ; au cours de sa journée, devant le métier, elle se remémorait la nuit.
D’aussi loin que remontaient ses souvenirs, elle avait, au foyer paternel, partagé son lit avec une sœur plus jeune. Elle n’avait jamais couché avec un homme avant sa nuit de noces. Maintenant, sa sœur Inga-Lisa était remplacée par Påvel et elle passait la nuit à côté d’un mari. Or, cela ne lui produisait nullement l’effet qu’elle avait attendu.
À peine au lit, Påvel cherchait son corps pour la posséder. Elle ne pouvait pas le suivre. Elle restait en route, frissonnante et brûlante. Il dormait bien, mais elle ne dormait presque plus. L’insomnie la faisait souffrir, il aurait mieux valu pour elle l’abstention complète. Elle souhaitait presque d’inspirer de la répulsion à Påvel ; alors il la laisserait tranquille. Pourquoi fallait-il toujours que la chose eût lieu ? Elle ne pouvait rien dire par pudeur. Påvel ne lui adressait jamais une seule parole désagréable. C’était un homme très affable. En lui exprimant sa désillusion, elle le blesserait. Il ne lui fallait pas se montrer trop exigeante. Elle désirait sans doute l’impossible. Tout cela, c’était sa faute… Oui, plutôt mourir que d’en souffler un mot à son mari, bien que deux époux doivent être parfaitement sincères l’un envers l’autre. Elle se taisait donc et se montrait toujours soumise et consentante.
Mais lorsqu’elle s’endormait enfin, elle faisait de vilains rêves, dont le souvenir la troublait le jour. Non seulement elle en rougissait, mais elle les détestait, les méprisait. Était-elle une vile et misérable créature, pour rêver de la sorte ? Différait-elle des autres ? Qu’est-ce donc qui s’emparait d’elle dès que sa raison ne montait plus la garde ?
Ainsi Märit luttait contre des désirs dont elle avait honte. Elle ne se disait jamais que Påvel avait éveillé en elle quelque chose qu’elle ne pouvait calmer. L’âme de Märit est restée virginale, elle somnole encore, des rêves troublants continuent à la hanter.
C’est ainsi qu’elle avait vécu dans l’étonnement, se dupant elle-même, depuis le jour où le lin était en fleurs. Maintenant, elle allait tailler sa toile, elle allait mesurer combien de draps elle pourrait en tirer. Ces draps, elle les rangerait dans le coffre à linge de la chambre à coucher, d’où elle les sortirait pour les étendre sur le grand lit voisin. Elle les enlèverait du lit pour les laver ; elle se coucherait dessus et les enlèverait des centaines de fois. Des milliers de nuits, elle reposerait sur ces draps avec Påvel. D’année en année, la toile s’userait contre leurs corps. Elle est solide, mais elle n’est pas éternelle et, un beau matin, en faisant le lit, Märit découvrirait un premier trou qu’il faudrait raccommoder. Et cela conduirait peu à peu au jour où le drap serait mis dans le sac à chiffons. Bien des années auraient passé, son mari et elle auraient vieilli…
C’était seulement l’année précédente que le champ de lin, d’un bleu lumineux sous le soleil, avait fleuri pour elle. Mais Märit a cessé d’espérer et ne croit plus aux miracles.
Elle était arrivée au port. Voilà tout. Une vierge devient femme, sans que se produise en son cœur le moindre changement. Sa vie serait toujours la même désormais.
Et, profitant du premier jour ensoleillé de l’année, elle étend sa pièce de toile qui se gonfle en ce mois des nouvelles pousses, comme un fruit que pâlira le soleil et qu’arrosera la pluie.
Märit se remémore une grande partie des pensées qui l’occupaient pendant la confection de la toile. Ce tissu a pris naissance au cours des longues heures solitaires de l’hiver, lorsque la jeune femme, immobile, restait plongée dans ses rêves. Il fait partie de son âme. Il rappelle une promesse et un accomplissement, car il fut un jour une promesse en fleurs. Il s’est mêlé à ses pensées devant le rouet, le dévidoir, le métier. Et aujourd’hui, c’est toute sa foi trompée et son attente déçue qu’elle étale au soleil du printemps.
Märit, épouse de Påvel, redresse son corps élancé et dénoue un peu le foulard à carreaux rouges qui lui serrait trop le front. Voilà – c’est fait, sa toile peut rester ici. Cependant, elle pose encore une petite pierre dessus, à cause de la brise printanière. Voilà – c’est fini maintenant.
Un terrain de labour, on ne voit plus le foulard à carreaux rouges. Håkan raye son champ de sillons qui brillent au soleil. Il ne tourne plus la tête quand il arrive à la lisière ; cela ne servirait à rien. Le foulard a disparu. Et il doit se contenter des tableaux que ses souvenirs, qu’il le veuille ou non, lui présentent généreusement. Il y a surtout une ancienne image qui le tourmente et le charme, qu’il maudit et bénit à la fois.
Un jour d’été, semblable à tous les autres jours de la fenaison, il fauchait sa prairie marécageuse. Il n’avait pas l’esprit particulièrement en paix, mais il n’éprouvait non plus aucun trouble. Soudain, il vit, de l’autre côté du ruisseau, une femme inconnue qui rinçait sa lessive dans l’eau courante. C’était en pleine canicule ; elle avait les jambes nues et portait seulement une chemisette de toile et une jupe légère, qu’une ceinture serrait à la taille. Elle n’avait pas de foulard ; ses épais cheveux bruns, flottants, brillaient au soleil.
La jeune femme, debout sur une pierre plate, trempait sa lessive dans le ruisseau. Elle se penchait avec cette souplesse unique qui appartient aux êtres jeunes, elle tordait le linge dans l’eau, et l’eau semblait courir après le linge en clapotant. Les seins de la laveuse se gonflaient sous la chemisette de toile, pleins et fermes. Inclinée en avant, elle levait les bras au-dessus du ruisseau : c’étaient des bras ronds et vigoureux qui se tendaient avec une douceur attirante, comme pour une étreinte.
Après chaque coup de faux Håkan redressait la tête et regardait la femme.
Elle laissa tomber dans l’eau un vêtement qu’emporta doucement le courant. Alors, elle releva sa jupe, en fixa le bord sous sa ceinture et découvrit ses jambes jusqu’à mi-hauteur des cuisses. Elle croyait que personne ne la voyait, mais son geste avait tout de même quelque chose d’hésitant et de pudique, comme si elle s’était trouvée exposée à des milliers de regards. Cela donnait à son attitude une sorte de dignité féminine un peu inaccessible. Elle pataugea prudemment dans le ruisseau pour reprendre le vêtement qui s’était accroché à un buisson. Si l’on avait cru au monde magique, on aurait pu la prendre pour une ondine en la voyant debout dans l’eau jusqu’au-dessus des genoux, ses cheveux épars autour de sa tête. Puis elle grimpa de nouveau sur la pierre et rebaissa sa jupe. Des gouttes tombèrent de l’ourlet. Se penchant vers le ruisseau avec d’autres linges, elle tendit de nouveau la douceur de ses bras, comme pour étreindre quelqu’un qui se serait trouvé de l’autre côté de l’eau.
Une nouvelle fermière était arrivée au village.
Et quand Håkan Ingelsson rentra ce soir-là de la prairie fauchée, il s’était passé en lui quelque chose qui n’arrive pas deux fois dans la vie. La paix avait fui son âme, qu’un trouble intérieur consumait.
*
Chez Håkan, de clairs rayons de fumée s’élèvent de la cheminée. C’est l’heure de la collation, il dételle les bœufs et rentre.
Elin, la servante, se tient devant l’âtre ; elle vient d’allumer un feu d’ajoncs et elle met la main devant ses yeux comme si elle pleurait, mais c’est à cause de la fumée qui s’échappe par la hotte à moitié démolie. La servante de Håkan a des cheveux noirs et des yeux bruns. Le haut de son corps est bien développé, mais ses jambes sont si courtes qu’elle paraît petite.
Sur un escabeau, au coin de la cheminée, est assis Herman, son sac entre les jambes. Il a devant lui une petite table, avec une poêle contenant une galette de pommes de terre qu’Elin lui a servie. Elle lui a donné aussi du gigot de mouton séché, dont on peut tirer encore quelques tranches. L’assisté est un parent de la maison et, le premier jour, il faut bien lui donner les meilleures choses. Elin ne se réjouit pas de l’arrivée du vieux. Håkan voudra le nourrir ; il n’est pas de ces ladres qui comptent les bouchées. Mais justement, à cause de cela, il faut les compter à sa place. Et Elin s’est aperçue qu’on sera bientôt à court dans la maison.
Herman mange lentement pour faire durer le plaisir ; à l’asile, on ne vous donne pas de galette de pommes de terre ; là-bas, personne ne mange assez pour avoir un semblant de ventre. De temps en temps, il jette un coup d’œil à la dérobée sur Elin. Autant qu’on puisse en juger, Håkan n’a pas encore fait d’enfant à sa servante. C’est peut-être dommage. Les deux jeunes gens se seraient mariés et Håkan doit avoir besoin d’une compagne solide et travailleuse comme Elin. Il ne peut pourtant pas espérer qu’il va trouver une femme avec dot. Alors, pourquoi n’a-t-il pas épousé quelqu’une de ses servantes, lui qui engage toujours les plus jolies du pays ? Pourquoi n’a-t-il pas pris Kajsa ou Hedvig ? Les choses n’auraient pas pu tourner plus mal pour lui. Il est vrai qu’on ne se marie qu’à deux périodes de la vie : ou avant d’avoir tout son bon sens ou quand on l’a perdu. Herman, lui, avait été trop soucieux de la réputation de sa famille – il réfléchissait trop. Oui, quelle folie, que cette maudite raison, qui vous barre le chemin de toutes les choses plaisantes !
Le vieux s’étonne que Håkan laisse sa servante tranquille. On dit des Ingelsson qu’ils ne sont pas capables de se passer de femmes. On l’a dit aussi de Håkan. Mais il y a sûrement quelque chose qui le tracasse. Il n’est plus le même aujourd’hui. S’il est connu pour son caractère difficile, on l’a toujours considéré comme un bon vivant, pas du tout comme un songe-creux. En le voyant revenir avec la charrue, Herman demande à la servante ce qui se passe.
Elle ne parle pas volontiers de son maître, mais le vieux est un parent… Oui, Håkan a l’air mécontent, aucune de ses occupations ne lui semble aussi agréable que par le passé. Aucune même ne lui semble agréable du tout. On dirait qu’il est devenu sourd, il ne répond plus quand on lui parle. Mais ça n’a pas commencé hier : c’était déjà la même chose à la fenaison du dernier été.
À la fenaison, pense Herman, donc la récolte ne l’avait pas encore déçu. Il doit avoir d’autres soucis que son fermage.
Elin se montre discrète et renfermée, elle ne fait pas de conjecture. Et cela lui déplairait qu’une autre personne en fît sur son maître. Elle lui veut trop de bien pour le livrer à quelqu’un.
Quand Håkan est entré, Herman a jeté de petits coups d’œil vers la cruche d’eau-de-vie, placée sur une planche au-dessus du grand banc. Son neveu se plaint de la misérable récolte de l’an dernier, mais il a bien dû trouver moyen d’avoir du grain pour son alambic ? Au fond, Herman ne tient pas énormément à l’eau-de-vie comme boisson, mais une demi-chopine pour y mouiller son pain sec lui semble quelque chose de très savoureux. Les enfants et les indigents aiment bien faire trempette.
Bon, la cruche est descendue de la planche. Le vieux aura donc sa goutte avant le soir.
La servante sort après la collation et Herman dit :
– Tu as une bonne aide. Elin mérite bien ce qu’elle gagne.
– Elle va bientôt s’en aller. Elle n’a pas touché un sou cette année.
– Qu’importe ! Tu n’as qu’à t’entendre avec elle.
– Ce n’est pas pour ça qu’elle restera.
– Tu as une trop bonne opinion des femmes.
– En tout cas, je ne vais pas faire de courbettes à ma servante.
– Pourtant, si tu voulais la garder, elle resterait bien sans gages.
Håkan ne répond rien au conseil offert. Mais le vieux, longtemps reclus dans son coin d’asile comme un rat pelé au fond d’un trou, vient de boire de l’eau-de-vie et sa langue se débride : Håkan serait-il privé du don incomparable de la santé ? A-t-il perdu le goût des femmes ?
Håkan boit lui-même de l’eau-de-vie, c’est agréable et calmant dans la poitrine, cela épanouit le cœur… Que dit le vieux ? Perdu le goût des femmes ? Il y aura bientôt un an qu’il a vu Märit debout sur la pierre. Elle avait relevé sa jupe et pataugé dans l’eau. Son image est gravée en lui : les bras tendus comme pour une étreinte. C’est gravé à vif, cela fait souffrir.
Mais quelques jours avant cette scène au bord du ruisseau, elle s’était mariée avec Påvel.
Et, maintenant, de l’herbe nouvelle pousse dans la prairie. Depuis qu’il a fauché l’ancienne, il a vu la jeune femme tous les jours. Il aurait d’abord voulu la fuir, mais les maisons se touchent presque à Hägerbäck. Et, en fin de compte, il court après elle. S’il reste une journée sans la voir, il va chez Påvel dans la soirée. Des voisins peuvent avoir maints petits services à se rendre. On se fait prêter un objet, puis on le rapporte. Entre autres choses, Håkan a emprunté toute une charretée de paille à Påvel pour le fourrage de ses bestiaux. Les Gertsson se montrent vraiment complaisants. Påvel est un homme aimable qui, à l’occasion, recherche sa société. Nouveau venu dans le pays, il désire nouer des relations avec les autres fermiers. Il avait envie de connaître quelqu’un intimement et il se réjouit des visites de Håkan. En outre, Håkan et Påvel sont du même âge.
Aussi, Håkan a-t-il vu Märit le dimanche et les jours de la semaine, au repos et au travail. Il s’est assis à la même table, il a mangé et bu avec elle. Il lui adresse rarement la parole et, dans ce cas, n’arrive à prononcer que quelques mots maladroits et embarrassés, dont il a honte ensuite. Cependant, il ne la quitte pas des yeux et il conserve toujours au fond du cœur un brasier dévorant. Comme un damné, il ne peut fuir son tourment, mais court sans cesse à la recherche de la souffrance.
Un jour, il a touché le corps de la jeune femme. On pourrait même dire qu’il l’a tenue dans ses bras. Elle ne considère certainement pas le fait ainsi, mais, pour lui, ce fut comme une étreinte enivrante. En passant devant le tas de bois qu’il était en train de scier, un jour, vers la fin de l’hiver, Märit avait glissé dans le sentier couvert de glace. Il avait bondi, l’avait prise sous les épaules, l’avait aidée à se relever. Elle s’était fait un peu mal à la hanche et elle s’appuya lourdement sur lui. Pendant quelques secondes, il avait posé son bras sur le dos de la jeune femme. Et elle l’avait regardé avec la tête un peu en arrière. La douleur de sa hanche avait tout de suite disparu, elle riait gaiement. Au bout de quelques secondes à peine, elle pouvait rester debout, elle pouvait recommencer à marcher. Il n’avait plus besoin de la soutenir… Mais, du moins, il avait senti une fois contre son bras la douceur de ce corps.