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« Plutôt sur la pointe des pieds,
Qu’à quatre pattes !

Plutôt par le trou de la serrure,
Que par une porte ouverte ! »

Nietzsche
Le Gai Savoir.

Les hypermarchés m’ont toujours plongé dans un état semi-méditatif. À peine y ai-je mis le pied que mon ego s’évapore. Je me sens couler dans l’infinie douceur des profondeurs commerciales, comme un noyé oublieux de sa vie passée, délassé, dénoué et porté par les courants et les algues. Rien ici ne me rappelle le passé douloureux ou le futur incertain. Il n’est temps que de dépenser l’argent salement gagné en filatures ou constats et soigneusement compté par Cunégonde, ma secrétaire. C’est ainsi que nous procédons. Elle compte, je dépense. Et cette activité bénie des dieux, je la pratique invariablement le même jour, à la même heure, dans un de ces temples de l’instant présent que sont les hypermarchés. Mon pas se relâche, mon être s’assouplit, mon esprit de pousseur de Caddie imprime à mon corps une bienheureuse langueur, un balancement tout oriental, et je vais déambulant dans les rayons gorgés, à la recherche de petits Graals domestiques, de Quintessences sous Cellophane, d’Absolu en conserve, de Nectar en bouteille. Douceur de se sentir ainsi porté entre les flots de gens, douceur de pousser au-devant de soi cette panière creuse et métallique, qui lentement se remplit comme une corne d’abondance ! Douceur de claquer le peu de pognon que la Providence, l’État et Cunégonde me laissent et d’accéder, le temps d’une fin de journée, à des niveaux de conscience spirituelle inconnus de moi !

Mais je m’égare.

Une semaine épuisante, des ennuis par-dessus la tête, Cunégonde en vacances chez sa mère où elle soigne une lourde grippe. Tous les papiers à classer moi-même, les factures à payer ou à oublier, les coups de fil, les ennuis de voiture, le nez qui coule, et jusqu’à ce fichu climat d’hiver, bref, tout allait de travers, et ma mauvaise humeur s’était méchamment accrue durant l’après-midi. Il m’avait fallu taper les trente pages de rapport sur l’affaire de l’Épicier de la rue des Écrous, une sombre histoire de manipulation de stocks confinant à la prestidigitation, tâche habituellement dévolue à Cunégonde : doigt à doigt, j’avais achevé mon devoir au bord de la crise de nerfs.

À un moment, je lui en avais presque voulu : elle avait la manie de l’archive, et il lui fallait tout le temps garder trace, dans les moindres détails, des affaires qui jalonnaient notre quotidien. Elle y mettait plus qu’un point d’honneur, et ne manquait jamais une occasion de me prouver qu’elle avait bien raison d’être aussi scrupuleuse. Lorsque je me retrouvais dans le marasme, pris dans une affaire comme dans du ciment frais, elle savait faire jaillir des contreforts de ses dossiers des souvenirs bien enfouis, et tracer en quelques secondes d’étonnants parallèles : oui, j’avais déjà vécu semblable situation, j’avais déjà croisé tel individu, on m’avait entretenu au cours de tel interrogatoire d’un fait similaire. Et c’est comme cela que j’en étais arrivé où j’étais : plus efficace, plus rapide et plus pugnace qu’une teigne, avec la mémoire de l’éléphant en sus.

Je ne félicitais pas assez Cunégonde pour son précieux travail, et je m’en rendais compte aujourd’hui, alors que je m’étais tendu comme une corde à piano derrière la machine à écrire. Mon ingratitude était sans bornes. Il fallait lui rendre cette justice que sans sa persévérance, sa rigueur et son sens du formulaire, je n’aurais jamais réussi à tenir plus d’une semaine dans le milieu : la moindre gifle administrative m’aurait jeté à terre. Cunégonde m’avait armé contre l’adversité, contre la bureaucratie, contre les oublis fâcheux. Elle réglait les factures, classait les dossiers, et poussait même le démon de l’archive jusqu’à tenir une interminable revue de presse soigneusement étiquetée, qu’elle abreuvait de ses continuels découpages. Elle maniait les ciseaux comme d’autres le revolver.

Aussi loin que mes souvenirs professionnels remontaient, jamais elle n’était tombée malade : les microbes n’avaient pas prise sur Cunégonde. Elle formait un bloc de santé inaltérable, là où je collectionnais les rhumes et les coinçages de dos. C’est sans doute pourquoi cette grippe et cette soudaine mise au vert me firent tant vaciller : je ne me reconnaissais plus, tout accablé que j’étais de la paperasse qui s’accumulait autour de moi. J’étais à deux doigts de lâcher prise et d’envoyer tout cela valser dans une grande pluie de feuilles et d’enveloppes. Sans doute, l’état de nervosité tout particulier dans lequel je me trouvais me prédisposa d’une certaine manière aux abruptes révélations qui m’attendaient. J’étais prêt à tout entendre, à tout accepter, dès lors que ça me permettrait d’échapper à l’horreur de mon quotidien, et à l’humeur terrible qui me rongeait.

Quand j’entrai dans l’hypermarché, tout se dégonfla, et mes soucis s’absentèrent pour un moment. Je m’octroyai une pause mentale de première nécessité.

Alors, je le vis. Enfin, je veux dire que j’aperçus quelqu’un, ou quelque chose, qui filait entre deux rayons.

J’ai beau chercher dans les replis de ma mémoire, je ne sais pas au juste quand j’ai senti pour la première fois qu’il y avait quelqu’un, là, qui tournait autour de moi. Il n’y a pas à proprement parler de moment où je me suis dit : tiens, qui est ce type ? Je ne l’ai pas deviné tout d’abord. Il était comme englué dans le décor, dans la foule, dans le relâchement de mes nerfs et dans mon amollissement du moment. Dans le fond, maintenant que j’y pense, ça faisait peut-être un petit moment que je me doutais de sa présence, sans vraiment oser me l’avouer. Un détail me titillait, mais je refusais de l’admettre, comme lorsqu’on secoue la tête pour dissiper quelque mauvaise pensée ou présage qui s’insinue.

Puis sa présence s’est lentement imposée à moi. D’abord sous la forme d’une très légère tension, d’une imperceptible contrariété, d’une raideur subite et infondée, d’un vague pressentiment. Je n’arrivai pas à formuler mon trouble, ni à en prendre véritablement conscience. Un léger nuage d’humeur venait d’entrer dans mon esprit et y promenait son ombre agaçante.

Qu’avais-je ?

Mon instinct se réveilla. Je jetai de petits coups d’œil à droite et à gauche, à la recherche d’un invisible observateur. Mais j’eus beau tout inspecter, rien ne clochait. Personne.

Haussant les épaules, je me remis en route. Puis je m’arrêtai de nouveau. On m’observait. Je veux dire que cette fois, j’en eus la certitude : il était là. Tout le monde connaît cette désagréable sensation : quelqu’un vous observe, mais on ne saurait dire d’où provient ce regard. Plutôt une impression diffuse, le sentiment d’être pris dans un faisceau, dans un halo, d’avoir été isolé et arraché à l’anonymat bienfaisant par quelque œil inquisiteur ou simplement indécent. À ce moment précis, je sentis comme une brûlure : dans la masse d’yeux globuleux que j’avais croisés, une paire de rétines était sortie de la neutralité, était montée au créneau et là, soudain, venait se cogner contre mon intuition, avec le désagréable tintement du pressentiment.

Je le vis.

Enfin, je crus voir, dans l’angle mort, comme une silhouette furtive, un tressaillement d’individu, mais j’eus beau regarder, rien ou presque n’attira mon attention. Il y avait deux ou trois personnes dans le rayon, qui ne présentaient a priori rien de remarquable. Un vieux bonhomme au regard éteint me sourit mollement, et je lui rendis son amabilité.

Au rayon suivant, un courant d’air, l’éclair d’un imperméable : on m’espionnait, cette fois j’en étais sûr.

Encore un éclair, un court bruit, un faufilement. Sur la droite cette fois.

Je m’arrêtai, et dis calmement.

– Qui êtes-vous ?

Une dame s’étonna de cet homme hagard, planté au milieu des rayons avec son Caddie, en proie à une tension subite, qui se mettait à parler tout seul. Elle haussa les épaules et poursuivit son chemin, non sans jeter des regards furtifs en arrière.

– Vous êtes bien monsieur Spinoza ? fit une petite voix.

Je tournai la tête à droite puis à gauche, mais ne vis personne.

– Bon sang, mais êtes-vous ?

– Je suis là, monsieur.

Je cherchai à nouveau, sans succès.

– Désolé, mais je ne vous vois pas.

– Faites un effort, je suis là, ajouta-t-il en me tirant la manche.

Alors je le vis, juste à côté de moi, qui me souriait avec maladresse : un petit homme, vêtu d’un imperméable gris et d’un chapeau quelconque. Que dire de ce type ? Son visage était banal, neutre, insignifiant. Ses yeux ne trahissaient ni émotion ni intelligence particulière. J’eus même de la peine à ne pas oublier sa présence, tant sa personne me semblait dénuée d’intérêt.

– Vous êtes bien monsieur Spinoza ? Johnny Spinoza ? répéta-t-il.

Je me secouai un peu :

– Oui, et vous-même ?

– Monsieur Pinson.

– Enchanté.

La situation était ridicule. Qu’est-ce que ce pauvre type pouvait bien me vouloir ? En quoi pouvais-je lui être utile, à lui, lui qui m’inspirait si peu de chose, qui semblait si lointain, si vide, si irréel en somme ?

– Je suis venu solliciter vos services.

– Ah, très bien, très bien, dis-je distraitement. Je tournai la tête un court instant pour admirer une beauté et, quand je revins vers lui, il avait disparu.

– Ça alors, me dis-je, j’ai des hallucinations...

Je m’apprêtais à reprendre ma déambulation quand on m’accrocha à nouveau la manche.

– Monsieur Spinoza, je suis toujours là.

Il n’avait pas bougé de place.

– C’est incroyable, lui dis-je, vous êtes l’homme invisible ou quoi ?

Il sourit, et une lueur, une redoutable lueur d’intelligence passa dans son regard.

– Je ne suis pas invisible, monsieur Spinoza, je suis discret.

Je restai quelques secondes immobile, les yeux plantés dans ses petites lunettes neutres.

Il répéta avec insistance :

– Je suis discret.

– Discret, oui, j’entends bien. C’est vrai qu’on peut dire que vous êtes discret.

C’était bien la première fois que j’entendais quelqu’un se glorifier d’être quelconque et inintéressant. La discrétion avait bon dos.

– Et quel bon vent vous amène ?

– Le plus simple serait d’aller boire un verre au café de la galerie. Je pourrai tout vous expliquer par le menu.

Allons bon, voilà que l’intrus m’arrachait à mon plaisir hebdomadaire, à mon heure de consommation favorite. Mais les affaires sont les affaires. Je chargeai mon Caddie au jugé, avec tout ce que je pouvais trouver de simple et d’emballé, et nous nous rendîmes aux caisses.

En retournant à la voiture, j’eus la plus grande peine à ne pas le perdre du regard. Il marchait calmement à mes côtés, sans faire de bruit. Et il évitait avec une facilité déconcertante les gens qui, de toute évidence, ne le remarquaient pas et menaçaient de lui rentrer dedans à chaque seconde.

Une fois les courses déposées dans mon coffre, on s’attabla au bistrot du grand hall.

Au comptoir, il interpella le garçon.

– Excusez-moi, dit le jeune homme, je ne vous avais pas vu.

Et, quand il apporta les verres, il me regarda avec étonnement.

– Votre ami est parti ?

– Non, répondit l’homme, je suis là.

Il était tout bonnement assis en face, sur son évident fauteuil en Skaï.

– Comment faites-vous ça ? lui demandai-je quand le garçon fut retourné à ses occupations.

Une lueur malicieuse passa dans ses yeux.

– C’est une longue histoire, monsieur Spinoza, êtes-vous prêt à l’entendre ?

– Bien entendu, je suis là pour ça.

Et je tâchai de me concentrer un peu.

– Si je fais aujourd’hui appel à vous, ce n’est pas de mon propre chef. La décision de vous contacter a été prise collégialement.

Il toussa pour s’éclaircir la voix.

– Nous sommes une petite communauté. Je veux dire que nous formons de fait une véritable petite société, avec ses us et coutumes, ses hiérarchies, ses complexes rouages. Nous sommes les discrets. Vous ignorez notre existence, et pour cause. Nous avons fait de l’anonymat et de l’insignifiance un sûr refuge contre le monde extérieur. Petits fonctionnaires et commerçants sans relief, chômeurs transparents et simples employés, retraités silencieux et jeunes oubliés de leur génération, tous les corps de métier, tous les âges sont représentés. Oui, nous pratiquons l’art du camouflage, c’est-à-dire que nous recherchons l’épaisseur de l’anonymat, la chaleur de l’oubli et que, bien que vivant comme tout un chacun dans le monde, nous n’en sommes pas moins à demi absents, puisque personne ne soupçonne notre existence.

– Vous voulez dire que le petit numéro d’homme invisible que vous venez de me faire…

– Il n’y a là nulle magie, monsieur Spinoza. Nous pratiquons juste l’art de se faire oublier.

– Comment diable faites-vous ?

– Ce serait trop long à vous expliquer pour le moment. Nous y viendrons plus tard.

– Il y a un truc, vous prestidigitez !

– C’est le fruit d’années de pratique, monsieur. J’ai beaucoup étudié. Comme je viens de vous le dire, c’est un art et, comme tous les arts, ce n’est que par la pratique qu’on l’acquiert. Tout à l’heure, vous ne m’avez repéré que parce que j’ai décidé de me manifester et que je vous ai sollicité, sans quoi j’aurais pu tourner autour de vous jusqu’à la nuit sans que vous vous en rendiez compte.

– Fabuleux, dis-je. Et quelle affaire vous amène ? Je veux dire, comment un type aussi « discret » que vous peut-il avoir besoin des services d’un détective privé tel que moi ?

Il sourit.

– Sachez simplement que les discrets, qui vivaient en paix jusqu’à présent, viennent de tomber sur un os.

– Quel genre d’os ?

– Quelqu’un nous a repérés.

Je restai silencieux, le fixant droit dans les yeux.

– Vous vous moquez de moi ? dis-je. C’est un gag ?

– Pas le moins du monde, monsieur. Aussi étrange que cela puisse vous paraître…

– Allons, allons, grognai-je, fâché de me voir ainsi dérangé en plein achats, avouez que la ficelle est un peu grosse. Comment se fait-il que je n’aie jamais entendu parler de votre organisation, que…

Au moment même où je la posais, je me rendis compte de l’absurdité de ma question. Il y répondit, haussant légèrement les épaules :

– Nous sommes les discrets. Il est tout à fait naturel que vous n’ayez jamais entendu parler de nous.

– Soit. Imaginons que vous soyez membre d’une sorte de confrérie, ou que sais-je encore. Tout se sait, mon cher. Même les grands prêtres des ordres les plus mystérieux sont fichés dans le Who’s Who, et leur nom s’étale dans les magazines.

– C’est qu’ils ont intérêt à procéder de la sorte, monsieur Spinoza. Ils vivent de cette semi-obscurité. Le marécage où ils s’enfouissent les protège et les révèle. Ils aiment le chien et loup. L’obscurité les tuerait net. Nous ne visons pas ce genre de compromis : l’anonymat sûr et intégral est notre couverture. Nous ne cherchons pas à la soulever, jamais, car notre but n’est pas d’exciter les fascinations et les jalousies des autres, mais de disparaître du monde. Nous sommes plus absents aux yeux du commun que la plus occulte des sociétés secrètes.

Il ajouta :

– Vous connaissez forcément un commerçant sur le visage duquel vous ne jetez jamais le moindre regard, un buraliste fantôme, un boulanger anonyme. C’est nous. Vous avez parfois l’impression de remarquer quelqu’un dans une foule, puis de ne pas réussir à le retrouver. C’est nous. Neutres, effacés, insignifiants. Nous sommes tout cela, et c’est notre force.

– Soit. Et quel est le but ?

– Le but ? Il n’y a pas de but. Il n’y a qu’un sens, mais nous seuls sommes en mesure de l’appréhender.

– La nuance est subtile.

– Pas tant que ça. Les sociétés secrètes dont vous parliez nourrissent, effectivement, des buts : elles tentent de provoquer des événements, d’agiter un peu l’eau du bassin. Elles ont partie liée avec les lobbies, elles intriguent dans les coulisses. Pas nous. Nous nous contentons de laisser le monde glisser sur nos vies comme l’eau sur les plumes d’un canard, c’est tout. Nous ne troublons rien, ne soulevons rien. Nous ne faisons pas de politique, n’avons nul intérêt en commun. Nous n’échangeons pas d’argent, et nous ne faisons, jamais, le moindre prosélytisme.

– C’est presque trop joli pour être honnête, dis-je en ricanant.

– Vos plaisanteries ne vous mèneront nulle part, dit Pinson d’un air affable. Êtes-vous cynique au point que vous ne puissiez imaginer qu’il existe, quelque part sur cette Terre, ou même dans cette ville, des gens sincèrement désintéressés ?

– Vous faites tout cela pour l’amour de l’art, en somme ?

– Si vous voulez.

Il ne souhaita pas m’en dire plus.

– Nous ne discuterons ni vos tarifs, ni vos méthodes, dit-il au bout d’un temps de silence. Nous glisserons une enveloppe dans votre boîte aux lettres. C’est comme ça que nous procédons. Juste du liquide : nous n’avons pas de compte commun.

– Je m’en serais douté.

– Et j’oubliais : si vous acceptez notre proposition, il faudra vous libérer sur-le-champ. Nous avons besoin de vous dès maintenant. L’heure est grave.

Je hochai la tête :

– Juste une question, si ce n’est pas trop abuser de votre patience.

– Je vous en prie.

– Pourquoi m’avoir choisi, moi, plutôt que n’importe lequel de mes confrères ?

Son visage se fendit d’un large sourire :

– Parce qu’il me semble que vous êtes le seul à occuper votre singulier créneau, dit-il. Que diraient vos aimables collègues de tout ce dont je viens de vous entretenir ? Sans doute, ils me prendraient pour un fou.

– Pas si vous alignez la monnaie. On s’accommode de tout, vous savez.

– Acceptez-vous ?

– J’accepte, dis-je, trop heureux, dans le fond, d’échapper à mon marasme du moment. Lorsque ma secrétaire sera revenue de ses pérégrinations, elle vous communiquera mes tarifs. Pour l’heure, je suis à vous.

Nous réglâmes les consommations. Tandis que nous franchissions les portes coulissantes, je lui demandai :

– J’imagine que vous comptez me présenter vos petits camarades ?

– Quelques-uns, oui, ça tombe sous le sens. Nous n’aurons pas de secrets pour vous.

– Ça ne risque pas de les traumatiser, au moins, si je leur pose quelques questions ?

– Nous verrons cela. De toute façon, n’ayez aucune crainte là-dessus : nous vous laisserons faire à votre guise. Nous ne sommes pas là pour vous apprendre votre métier. Mais il faut que vous sachiez quelque chose : si nous nous sommes résolus à vous contacter, c’est bien malgré nous. Nous n’avons pas le choix. Il nous a fallu surmonter bien des pudeurs.

– Bel exploit.

Je l’agaçais.

– Nous ne sommes pas si folkloriques que vous le pensez, monsieur Spinoza, et le problème qui nous préoccupe ne mérite pas d’être traité sur le mode de l’ironie.

– Je ne prends jamais mes clients pour des imbéciles, dis-je sèchement, et quant à ma manière, rassurez-vous, ce n’est qu’une insolence de façade. Vous n’avez qu’à y voir un trait de ma méthode.

Dehors, devant les bâtiments boursouflés de vitrines, des gens pressés allaient et venaient en poussant leur Caddie. De la publicité s’étalait ici et là : pancartes, banderoles, oriflammes claquant au vent. Dans le ciel, saturé de couleurs hystériques et d’ampoules clignotantes, un dirigeable ridicule vantait les mérites d’un soda. Nous marchions de concert à travers le labyrinthe immense du parking. La toile de mon imperméable frottait contre les carrosseries, je cognais parfois contre les rétroviseurs ; Pinson, lui, filait là-dedans comme s’il ruisselait : rien ne le heurtait, rien ne venait le perturber. Il était aussi fluide que l’air.

– Ne me quittez pas des yeux, monsieur Spinoza, sans quoi nous courons le risque de nous perdre à tout moment.

– C’est un combat perdu d’avance, ironisai-je. Vous êtes trop fort pour moi.

– Je ferai en sorte de ne pas vous semer, dit-il en se fendant d’un mystérieux sourire. Tâchez seulement de ne pas vous égarer tout seul.

– C’est promis, je ne vous lâcherai pas d’une semelle.

– Nous allons prendre les transports en commun, indiqua-t-il.

– On a vu plus discret, si vous voulez mon avis. J’ai une voiture garée sur ce parking.

Il s’arrêta et haussa les épaules :

– Que croyez-vous, monsieur Spinoza ? Que votre véhicule nous protège de la curiosité ? Avez-vous encore ce fantasme d’automobiliste ? Chaque voiture est une cage, dans laquelle on est plus sûrement cerné que dans la foule. Le pare-brise est une loupe. Je ne parle même pas du bruit, qui signe chaque engin et fait pétarader l’identité de ses occupants à des kilomètres à la ronde.

– Maintenant que vous le dites…

– Les transports en commun sont des forêts touffues. On y voyage sous le couvert des pardessus et de parapluies. On s’y camoufle plus efficacement qu’un militaire dans ses replis de jungle, car on est fait de la même étoffe que cette foule qui flue et reflue. On en est la chair même, monsieur Spinoza.

– C’est une cachette paradoxale, tout de même.

Il sourit.

– Le paradoxe est la demeure du discret. Telle est sa condition. Il ne se repose que dans l’ambiguïté, ne se promène qu’entre deux eaux. Le doute est son manteau. Il rejette ce qui va de soi et tout ce qui a trait au bon sens, ce puissant toxique. La certitude est une clairière où l’on peut vous tirer comme un lapin.

Je n’opposai plus de résistance. En quelques dizaines de minutes, son discret magnétisme avait presque eu raison de ma volonté. Tout ce que j’avais avancé, toutes mes provocations, il les avait dégommées d’une pichenette, affectant ce petit air amusé. Il avait dans le regard cet éclair affûté, ce doute plus acéré qu’une certitude. Pinson savait des choses que j’ignorais ; à côté de ses finesses, ma propre manière d’appréhender la réalité m’apparaissait comme un paquet confus. Je le suivis jusqu’à l’arrêt de bus. Il se fondit dans la file d’attente et s’y effaça. Un gros type essoufflé qui voulait passer à travers le tout manqua de le renverser. Mais Pinson était un maître de l’esquive et l’autre le frôla sans même le soupçonner. Lorsque le véhicule ouvrit ses portes et que le flot des passagers s’ébranla, il s’y faufila avec une rare souplesse, sans toucher ni heurter personne, sans coup d’épaule ni piétinement. Pour ma part, je jouai des coudes comme je pus, tentant de surnager dans le bouillon de gabardines et de chapeaux qui clapotait tout autour de moi, glissant à demi sur le marchepied, me rétablissant de justesse pour enfin le rejoindre, dans la pâtée humaine jusqu’au fond du véhicule. Je pris d’un coup pleinement conscience de ma balourdise et ce sentiment de volume ne me quitta pas durant tout le voyage. Tout autour de nous, les gens se compressaient, s’avachissaient les uns sur les autres. Ça formait des paquets humains, des blocs. Seul, Pinson était libre. Je respirais mal, mais lui semblait à son aise, relâché, parfaitement imbriqué dans le décor. Son visage respirait l’ordre et le calme, la concentration et l’apaisement. Il avait tout du moine zen perdu au cœur de la métropole mais, à la différence des religieux, Pinson ne luttait pas contre le monde, ne lui opposait nulle forme de sagesse ou nul secret dont il aurait été le détenteur : il se contentait d’en faire partie, de s’effacer en lui. Je le regardais, en plissant des yeux pour ne pas le lâcher : lentement, il semblait s’absenter, et la matière même de son corps me parut subitement s’alléger, s’évaporer. Le monde glissait sur lui sans même le décoiffer, ni chiffonner les plis de son veston.

À l’arrêt suivant, il traversa la foule comme un rideau de brume et sortit à l’air libre. À force de bousculades et de coups divers, je parvins à grand-peine à le rejoindre.

Il filait sur le trottoir, en slalomant entre les gens comme un serpent. Je dus courir pour ne pas le perdre.

– Bon sang, Attendez-moi ! Je n’ai pas votre agilité !

– Je voulais simplement vous faire une petite démonstration, dit-il en souriant.

– C’est convaincant.

– Je ne vous le fais pas dire.

– La modestie n’est pas votre fort, lâchai-je perfidement.

Il s’arrêta d’un coup, et me toisa.

– La modestie n’a rien à voir là-dedans, monsieur Spinoza, et notre savoir n’est pas de l’orgueil. C’est une maîtrise objective, une science véritable. Nous ne prétendons pas avoir plus de génie que les autres, nous nous félicitons simplement d’avoir mis au point une méthode, d’avoir dégagé des Lois du quotidien, comme un sculpteur tire du bloc de marbre le visage qui y était caché. Voilà notre seul titre de gloire.

– Je ne voulais pas vous vexer.

– La discrétion, poursuivit-il en reprenant la marche, est un art martial. Un combat. Mais il n’y a personne d’autre à vaincre que soi-même.

Progressivement gagné par le soyeux anonymat de mon guide, je m’absorbais dans notre déambulation, m’enfonçant peu à peu dans son marécage d’effacement. Les gens autour de nous glissaient comme des ombres.

– Sur un champ de bataille, poursuivit-il, si un homme triomphe de cent autres, on le déclare vainqueur. Mais s’il se vainc lui-même, c’est une plus grande victoire encore. Tel est le précepte sur lequel se fonde notre méthode, patiemment ciselée au cours de nombreuses années.

Tout en marchant, nous arrivâmes dans un square au centre duquel glougloutait une fontaine publique. Il s’arrêta brusquement, et déclara :

– Monsieur Spinoza, ils sont trois, repérez-les.

– Trois quoi ?

– Trois discrets, voyons. Trois de mes collègues sont là, dans ce square, et vous regardent en ce moment même. Trouvez-les.

– C’est un jeu de devinettes ? Une charade ? Un rébus ? demandai-je.

– C’est une introduction à notre philosophie, monsieur Spinoza. Je crois que vous gagneriez à chercher : cela vous renseignera sur la nature même de notre « pouvoir ».

Le désagréable sentiment d’être pris pour un enfant, ou de repasser mon certificat d’études, m’envahit. Mais l’assurance de Pinson, je l’ai déjà dit, commençait à me fasciner, et ses mots sonnaient comme des ordres. Il avait raison : si j’arrivais à repérer les trois drilles qui s’étaient embusqués dans le décor, peut-être trouverais-je aussi le truc. Car il y avait là quelque ficelle, j’en étais sûr : une manipulation confinant à l’hypnose, à laquelle j’avais pourtant toujours été réfractaire. Je me concentrai, décidé à faire de mon mieux.

Qu’y avait-il exactement dans ce square ?

Sur un banc, derrière la fontaine, un vieil homme lisait. À ma droite, une femme poussait un landau. Bientôt, elle quitta les lieux. Il n’y avait personne d’autre. J’eus beau fouiller les massifs du regard (« N’insistez pas par là, ils ne sont pas cachés. »), inspecter brin par brin les pelouses et les parterres, je ne parvins pas à repérer qui que ce soit.

– Vous ne trouvez pas ? demanda Pinson avec un petit air de triomphe.

– Laissez-moi encore un peu de temps, je vais y arriver.

– Il faut s’en donner les moyens. Concentrez-vous un peu, que diable !

Il eut un petit rire espiègle.

Je m’éloignai de quelques pas. Bon sang, ça ne devait pas être si sorcier. Comment faisaient-ils ? Je ressassai l’image de Pinson dans le bus, son regard vide, ses traits relâchés. À mon tour, je me détendis, et tentai d’oublier qui j’étais. Autour de moi émergèrent des sons autres que ceux que j’étais accoutumé à déceler. J’entendis les pages que le vieux, là-bas, sur son banc, tournait de ses doigts ridés, qui froissaient le papier. J’entendis le vent qui sifflait dans les taillis.

Un regard. Personne. Ne pas me déconcentrer.

Je fermai les yeux. Mes tempes bourdonnaient comme une ruche. Lentement, je m’évaporais. Au bout d’un moment, je me sentis seul, profondément seul, terriblement abandonné, et j’ouvris les yeux sans conviction, presque par lassitude.