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À mes camarades morts au combat et à leurs familles, à tous les soldats du 3-61e qui ont servi avec nous en Afghanistan

« Qu’on ne me parle plus d’espérance ! Causons de tombeaux, de vers et d’épitaphes »

Shakespeare, Richard II

SECTION ROUGE


1er escadron

Compagnie Black Knight, 3-61e d’infanterie mécanisée 4e brigade de combat 4e division d’infanterie

Groupe de combat Alpha : Groupe de combat Bravo

SLT Andrew Bundermann : SCH Franck Guerrero

SCH Clinton Romesha : SCH James Stanley

Sergent Joshua Hardt : Sergent Justin Gallegos

Sergent Bradley Larson : Sergent Joshua Kirk

Nicholas Davidson : Kyle Knight

Justin Gregory : Stephan Mace

Zachary Koppes : Thomas Rasmussen

Timothy Kuegler : Christopher Jones

Josh Dannelley

Détachés au sein de la section Rouge

Sergent Armando Avalos Jr. ; observateur avancé Allen Cutcher, médecin.

COMPAGNIE BLACK KNIGHT


Section de commandement

Capitaine Stoney Portis Adjudant-chef Ron Burton

Section Rouge

SLT Andrew Bundermann SCH Frank Guerrero

Section Bleue

SLT Jordan Bellamy SCH Jeff Jacops

Section Blanche

SLT Ben Salentine SCH Jonathan Hill

FORCE INTERNATIONALE D’ASSISTANCE À LA SÉCURITÉ (FIAS)


AFGHANISTAN Mai-octobre 2009

Base aérienne de Bagram, Kaboul Général Stanley McChrystal, commandant la FIAS Général David McKiernan, commandant la FIAS

Base d’opérations avancée Fenty, base aérienne de Jalalabad, Province du Nahgahar Colonel Randy George, commandant la 4e brigade de combat

Base d’opérations avancée Bostick, Province de Kunar Lieutenant-colonel Robert Brown, chef de corps du 3-61e de cavalerie

Poste de combat avancé de Keating, Province du Nouristan Capitaine Melvin Porter, commandant sortant, compagnie Black Knight Capitaine Stoney Portis, commandant nouvellement nommé, compagnie Black Knight Lieutenant Robert Hull, commandant adjoint, compagnie Black Knight

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Introduction

C’est pas près de s’arranger

5h45, baraquement de la section Rouge Poste de combat avancé de Keating Province du Nouristan, Afghanistan

ZACH KOPPES était allongé sur sa couchette, encore à moitié endormi et vaguement à l’écoute de la radio qui grésillait depuis la banette voisine, située quelques mètres plus loin dans le couloir. Dans l’obscurité qui précède l’aube, il anticipait déjà « l’appel », cette convocation désagréable qui arrivait généralement quelques minutes avant qu’il ne se lève pour aller monter la garde au lever du jour.

Et bien sûr, comme prévu, cela ne manqua pas :

« Eh, heu… Est-ce que quelqu’un pourrait dire à ma relève de se pointer ? annonça sur le réseau tactique une voix crachotante. J’ai vraiment besoin d’aller couler un bronze. »

Koppes soupira.

Chaque matin, c’était la même chose. Josh Hardt, l’un des quatre sergents de la section Rouge – cinq années de service de plus que Koppes, et donc bien plus gradé – n’arrivait pour ainsi dire jamais à tenir jusqu’à la fin de son tour de garde sans qu’un mini-volcan ne lui ravage les intestins. D’où la requête, ou plutôt l’ordre, qu’adressait Hardt à celui qui devait lui succéder, de se lever dare-dare et de se pointer jusqu’au Humvee blindé, connu sous le nom de LRAS11, qui était positionné sur le flanc est du poste, afin qu’il puisse se précipiter aux latrines, situées à une centaine de mètres à l’ouest.

D’une certaine manière, Koppes avait l’impression que cet appel lui était invariablement destiné, que c’était toujours pour sa pomme et pour celle de personne d’autre. Mais, comme cela lui revint en mémoire alors qu’il s’était levé de sa couchette et s’équipait, cette journée allait être différente des autres pour plusieurs raisons. La première reposait justement sous ses yeux, sur la couchette devant lui.

Quand il eut fini de s’équiper, il se pencha pour ramasser le magazine qui venait d’arriver et qu’il comptait bien lire dans la tourelle du LRAS1. Il le roula aussi serré que possible afin de le planquer quelque part où personne ne le remarquerait.

Inutile de préciser qu’un soldat n’avait pas le droit de se pointer à son poste de garde un magazine à la main. C’était le genre d’infraction qui vous valait une putain de décharge de douze de la part de notre adjudant-chef, Ron Burton, un vrai psychopathe en matière de discipline, même en ce qui concernait les écarts les plus bénins. Mais Koppes avait une petite planque, qu’il avait baptisée « fourre-tout », dans son gilet balistique – le gilet équipé de plaques de céramique que nous portions pour nous protéger le cou et le buste.

Nous détestions ces gilets en raison du poids et de la chaleur qu’ils nous faisaient supporter, mais ils n’en offraient pas moins quelques avantages – à commencer par leur capacité à empêcher une balle d’AK-47 de transformer l’intérieur de votre torse en pâtée pour chiens. En outre, le gilet comportait sur le devant un petit espace dans lequel, ainsi que Koppes l’avait découvert, vous pouviez glisser un magazine qui vous tiendrait compagnie jusqu’à la fin de votre tour de garde.

Ce système avait très bien fonctionné au cours des cinq mois que nous avions déjà passés sur zone, au point que Koppes avait pris l’habitude d’emmener avec lui de vieux numéros du magazine Playboy quand il partait rejoindre le LRAS1. Son camarade Chris Jones disposait d’une réserve conséquente que son frère aîné lui avait fait parvenir dans ses colis de réconfort. Ces numéros affichaient des femmes telles que Carmen Electra, Bo Derek ou Madonna, lesquelles avaient convaincu Jones et plusieurs autres soldats, après moult discussions, que les filles des posters centraux de ces années antédiluviennes – les années 1980 – étaient incroyablement sexy.

Cependant, en ce matin du 3 octobre, Koppes avait encore mieux que du porno soft planqué sous son gilet. La veille, dans l’après-midi, un hélicoptère Chinook avait balancé par-dessus bord du ravitaillement et, par miracle, nous avions même reçu notre courrier. Et avec lui un numéro de SportsPro relativement récent, avec en couverture le joueur de football Peyton Manning et à l’intérieur un article très détaillé sur les cent meilleurs joueurs de la Ligue nationale de football américain pour la saison d’automne 2009.

En fait, nous nous trouvions à près de 10 000 kilomètres du café sportif le plus proche. Et nous resterions coincés là jusqu’à la fin de la saison sportive et la finale du Super Bowl. Mais Koppes savait, comme nous tous, qu’il pouvait tout à fait accomplir le voyage du retour au pays dans un cercueil de métal coiffé d’un drapeau américain. L’idée de feuilleter les pages consacrées aux statistiques des joueurs de football et au classement des équipes, et donc la possibilité de permettre à son esprit de s’évader bien au-delà des murailles noires de l’Hindou Kouch qui cloisonnaient notre monde et restreignaient nos mouvements tout en offrant un cadre idéal à nos ennemis pour nous flinguer à tout va – cette simple idée de s’offrir un tel voyage imaginaire, aussi bref fût-il, suffisait à le mettre dans un état d’esprit incroyablement positif.

C’est la raison pour laquelle Koppes, en cheminant tranquillement vers le Humvee après avoir planqué le magazine dans son gilet balistique – un parcours de moins de cinquante pas –, murmura la phrase que nous aimions tous citer dans de tels moments. Un mantra dont la concision et le bien-fondé résumaient les nombreux paradoxes qui dominaient les pensées des soldats américains coincés dans ce poste de combat avancé le plus isolé, le plus précaire et le plus tactiquement foireux de tous les postes de combat avancés d’Afghanistan :

« C’est pas près de s’arranger. »

IL Y AVAIT dans le plafond de notre baraquement de contreplaqué, à trois box de distance de la couchette de Koppes, une planche sur laquelle l’un des occupants précédents, un soldat de l’unité qui avait été déployée là avant nous, avait gravé à la pointe de son poignard cette petite réflexion personnelle, un rappel des règles qui régissaient la vie en Afghanistan.

Les autres gars de la section Rouge et moi-même avions tellement aimé cette formule que nous l’avions adoptée pour en faire notre devise informelle dès la fin de la première semaine passée sur zone. Elle illustrait à merveille ce que nous ressentions à l’idée d’avoir été envoyés dans la région la plus improbable d’un pays si absurdement éloigné et si farouchement hostile à notre présence que certains des généraux et des hommes politiques responsables de notre sort en parlaient comme de la face cachée de la lune.

Cette formule était si pertinente que chaque fois que quelque chose sortait des clous – quand par exemple nous apprenions que nous allions passer encore une semaine sans rien manger de chaud parce que le générateur avait été frappé une fois de plus par une roquette, ou que le courrier du mois dernier n’avait toujours pas été livré parce que les pilotes de Chinook refusaient d’être pris pour cible par l’ennemi à moins qu’il ne s’agisse de nous livrer le ravitaillement strictement indispensable –, chaque fois que nous apprenions que quelque chose avait encore foiré, nous nous contentions d’esquisser un pauvre sourire, de hausser un sourcil et de lâcher : « C’est pas près de s’arranger. »

Pour nous, cette phrase exprimait une vérité essentielle, peut-être même la vérité essentielle, sur la situation d’hommes coincés dans un avant-poste de combat dont les faiblesses tactiques et stratégiques sautaient aux yeux du premier soldat venu, au point que le nom de ce poste lui-même, Keating, était devenu une sorte de référence. Il symbolisait la capacité de l’armée à mettre toutes les chances de son côté pour que les choses puissent tourner à la catastrophe sans pour autant avoir à l’admettre.

Nous acceptions bien sûr les failles de Keating sans sourciller car, en tant que soldats, nous n’étions pas aptes à poser des questions au-dessus de notre grade – et encore moins à avoir une vision d’ensemble : sur la raison pour laquelle nous étions là et ce que nous étions censés y faire. Notre boulot principal était d’une simplicité binaire et basique : se serrer les coudes pour rester en vie et tenir l’ennemi hors de notre enceinte. Mais de temps en temps, l’un de mes hommes ne pouvait résister au besoin d’évoquer la vision d’ensemble et de s’interroger sur la nécessité qu’il y avait à occuper cette base avancée qui violait de manière si flagrante les règles stratégiques les plus élémentaires et les plus constantes.

Comme on pouvait s’y attendre, les réponses les plus clairvoyantes et les plus provocantes étaient fournies par Josh Kirk, l’un des autres sergents et sans doute le plus fameux dur à cuire de toute la section. Kirk avait passé son enfance à la campagne dans l’Idaho, pas très loin de Ruby Ridge, et il n’avait jamais été du genre à éviter la confrontation, qu’elle soit petite ou grande.

« Vous voulez que je vous dise ce qu’on fout là ? », avait-il lancé un soir alors qu’il arrachait la protection plastique du plat de sa ration de combat – une omelette végétarienne, le plat le moins apprécié des rations car il ressemblait étonnamment à une brique de vomi compressé.

« Notre mission à Keating, avait-il déclaré, c’est de transformer ces rations de combat en merde. »

La véritable beauté de « C’est pas près de s’arranger » résidait cependant dans sa double signification, un peu comme les deux faces d’une même pièce. D’un côté, la formule ne faisait pas qu’exprimer, elle réussissait aussi à célébrer ce que Kirk sous-entendait, à savoir que la monstruosité de Keating était magnifiée par son inutilité et son insignifiance – et, pour un homme qui était prêt à adopter le bon état d’esprit, le fait d’être coincé dans un tel trou à rats ne pouvait qu’inspirer une forme de fierté aussi perverse que féroce.

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À l’intérieur du baraquement de la section Rouge : c’est pas prêt de s’arranger

D’un autre côté, si vous preniez cette formule et si vous la retourniez dans tous les sens, vous constatiez qu’elle pouvait signifier quelque chose de tout à fait différent, et que cette signification nouvelle était fondée sur le sens du devoir auquel les jeunes hommes adhèrent parfois – surtout s’ils ont le droit d’être puissamment armés – quand ils se retrouvent projetés dans une situation totalement et définitivement pourrie.

La principale raison pour laquelle les choses ne pourraient jamais s’arranger à Keating venait, bien sûr, du fait qu’il était absolument impossible d’y arranger quoi que ce soit. Mais un des paradoxes de notre vie – le genre de retournement burlesque que seul un groupe de fantassins de première ligne est en mesure d’apprécier –, c’est que nous étions tous convaincus que nous regretterions plus tard le bon temps passé dans cette enclave, si toutefois nous y survivions, et que nous le considérerions alors comme l’une des périodes les plus mémorables de notre vie.

Le fait que l’adjudant-chef Burton, le plus haut gradé de tous les sous-officiers de notre compagnie à Keating, refuse d’adhérer à cette philosophie ne manquait cependant pas d’irriter mes hommes de la section Rouge. Burton, ce fervent zélateur des règles militaires ayant fait leurs preuves en caserne même si elles n’avaient aucun sens en zone de guerre, avait décrété que notre formule était l’expression d’un « moral défaillant ». Aussi, chaque fois qu’il entendait l’un de nous prononcer ces quelques mots, il mettait un point d’honneur à aller le voir et à lui ordonner de fermer sa grande gueule.

Ce que Burton ne comprit cependant jamais, c’est qu’il était impossible d’édicter une telle règle dans un endroit comme Keating. À la fin de notre première semaine passée sur zone, ce poste de combat avancé avait déjà imprimé « Ce n’est pas près de s’arranger » dans les replis les plus sombres et les plus fertiles de notre esprit, là où les mots prennent racine avant de se transformer en convictions et en certitudes. Éradiquer ces pensées aurait été aussi difficile que d’éradiquer les talibans des pentes et des crêtes qui surplombaient chaque secteur de notre poste de combat. Cela aurait été comme vouloir déraciner chaque buisson, chaque plante toxique poussant sur les contreforts de l’Hindou Kouch.

En ce qui nous concernait, non seulement Keating n’était pas près de s’arranger, mais il ne pourrait jamais s’arranger car, par la simple force de l’esprit, nous avions déjà fait tout notre possible pour le transformer en ce qu’il y avait de mieux.

C’était une chose que nous savions désormais apprécier, et un bon exemple de la manière dont nous le vivions pourrait être illustré par le comportement de Koppes cheminant tranquillement vers son Humvee blindé avec son magazine afin d’aller relever Hardt.

*

LE HUMVEE BLINDÉ vers lequel Koppes se dirigeait était l’un des quatre véhicules du même type qui étaient positionnés tout autour du périmètre du camp et qui servaient comme première ligne de défense. Le toit de sa cabine était équipé d’une tourelle d’acier, laquelle était armée d’un lance-grenades automatique Mark 19, une arme que l’on pourrait décrire comme une grosse mitrailleuse lourde capable de cracher des grenades de 40 mm plutôt que de simples balles. Lorsqu’il fonctionnait à plein régime, le Mark 19 vomissait près de trois cents coups à la minute, ce qui représentait une puissance de feu considérable. Un Mark 19 pouvait réduire un immeuble de deux étages à l’état de ruines en moins de trois minutes.

Koppes n’avait jamais été témoin d’une telle chose. Mais ce postulat ne manquait pas de le réconforter chaque fois qu’il grimpait dans le LRAS1 et qu’il songeait à toutes les faiblesses évidentes de son véhicule, à commencer par le fait qu’en prenant position derrière son Mark 19, il se retrouvait avec les bras, le torse et les jambes protégés par un bouclier d’acier, mais la tête et les épaules totalement exposées. De manière tout aussi déconcertante, la tourelle du Mark 19 pivotait à 110 degrés seulement, ce qui empêchait Koppes de répliquer aux tirs susceptibles de le viser dans le dos.

Comme à peu près tout ce qui pouvait exister à Keating, ce n’était pas idéal, et c’était aussi la raison pour laquelle nous avions songé à remplacer ce véhicule par une tour de garde renforcée. Ce projet avait cependant été suspendu récemment, quand nous avions appris qu’il fallait se préparer à démonter le camp, à tout remballer et à quitter le plus vite possible ce coin perdu du Nouristan. Ce déménagement était en réalité programmé pour débuter dans les soixante-douze heures, même si la plupart des soldats du rang tels que Koppes n’en avaient pas encore été informés.

Lorsque Koppes parvint enfin au niveau du LRAS1, Hardt était déjà descendu de la tourelle, avec pour objectif de rallier au plus vite les latrines. Il ne consacra que quelques secondes à Koppes, le temps de partager avec lui les dernières informations.

À en croire notre petit réseau d’informateurs afghans qui étaient censés tenir les officiers de Keating au courant de tout ce qui pouvait se passer dans les environs, un groupe de talibans s’était rassemblé dans le village d’Urmul, un minuscule hameau situé à moins de 300 mètres à l’ouest du camp, sur la rive opposée de la rivière Darreh-ye Kushtâz.

À vrai dire, il n’y avait rien de bien nouveau dans tout cela. Nous recevions des mises en garde similaires tous les trois ou quatre jours depuis notre arrivée, quatre mois plus tôt. C’était à chaque fois la même chose. Les bulletins de renseignement affirmaient que cinquante ou soixante-quinze combattants ennemis se rassemblaient pour une attaque décisive, mais quand l’attaque finissait par avoir lieu, elle n’impliquait finalement que quatre ou cinq insurgés – parfois même moins, juste un ou deux bonshommes armés de fusils. Nous avions donc fini par prendre toutes ces alertes avec un certain scepticisme.

Ce qui ne veut pas dire que nous ne nous attendions pas à être sévèrement frappés. Durant tout l’été et au début de l’automne, nous avions été attaqués quatre fois par semaine en moyenne. Mais pour les hommes qui montaient la garde, la simple rumeur d’un assaut imminent et massif n’était plus une nouvelle susceptible de les inquiéter. Aussi, quand Hardt transmit ses dernières informations à Koppes, ce dernier se contenta de hocher la tête avant d’aller s’installer dans la tourelle pour s’occuper de problèmes plus immédiats.

Pour un soldat de l’envergure de Koppes, les plaisirs que pouvait offrir la vie à Keating étaient aussi rares qu’espacés, il était donc vital de saisir le moindre d’entre eux, aussi insignifiant fût-il. Le nouveau numéro de SportsPro comptait certainement parmi ces plaisirs. En réalité, ce magazine à lui seul aurait suffi à ensoleiller toute la matinée de Koppes. Mais il y avait un autre bonus, car ce jour-là était un samedi, ce qui veut dire que chacun des cinquante soldats américains de Keating allait recevoir non pas un seul repas chaud dans la journée, mais bien deux – un événement d’une importance non négligeable.

Depuis que nous étions arrivés dans cet avant-poste, nous n’avions reçu en moyenne qu’un seul repas chaud par semaine et, pour le reste, nous avions survécu en nous nourrissant de rations de combat abondamment complétées de grillardises Pop-Tarts ou de pudding au chocolat dont les dates limites de consommation avaient expiré depuis si longtemps que nous en étions venus à nous demander si l’armée n’essayait pas de donner un coup de main aux talibans.

Dans ces circonstances, avoir deux repas chauds le même jour était pour ainsi dire inimaginable pour Koppes, d’autant plus que le petit déjeuner devait être composé d’œufs brouillés et de gruau de maïs. Qui plus est, si par chance notre cuisinier Thomas était de bonne humeur, il était même possible qu’il rajoute une tranche de bacon. Mais l’histoire ne s’arrêtait pas là.

Ce qui était encore plus appréciable aux yeux de Koppes, c’était que le gars que vous releviez devait récupérer votre petit déjeuner au mess si vous étiez de garde quand Thomas commençait à le distribuer, puis il devait vous l’apporter jusqu’à votre véhicule et vous le servir en mains propres.

Pour Koppes, la convergence de ces événements s’annonçait donc comme l’une des plus belles choses qui soit. Non seulement il avait son magazine listant les cent meilleurs joueurs de football américain, mais un petit déjeuner chaud allait bientôt lui être servi, un peu comme s’il avait garé son LRAS1 dans un drive-in Sonic2. Certes, il allait lui être servi par un mec qui aurait tout juste coulé un bronze matinal, mais quelle importance ? Pour un homme tel que Koppes – un homme qui était capable de voir quasiment toute chose, même la plus pénible, du bon côté, grâce notamment à la devise que nous avions tous adoptée –, la réponse était non, cela n’avait aucune importance.

Tu sais quoi, Hardt ?, se dit Koppes tandis qu’il s’installait derrière le Mark 19 et que son sergent-chef courait déjà vers les latrines. Va aux chiottes et fais ce que tu as à faire.

Ici, tout est absolument cool.

PENDANT QUE KOPPES achevait de s’installer dans sa tourelle, un autre soldat, nommé Stephan Mace, comptait les dernières minutes de ses quatre heures de tour de garde dans un autre Humvee blindé positionné à l’autre extrémité du camp, à près de 120 mètres de distance côté ouest. Baptisé LRAS2, ce Humvee représentait la position de garde la plus éloignée et la plus exposée de tout le camp. Il ne se trouvait qu’à 40 mètres de la rivière Darreh-ye Kushtâz et faisait directement face à la quarantaine de maisons en torchis qui formaient le village d’Urmul.

Mace, qui était le meilleur ami de Koppes, attendait d’être relevé par un sergent du nom de Brad Larson, lequel était mon meilleur ami. Et comme cela avait été le cas pour Koppes et Hardt, Mace et Larson avaient eux aussi une petite routine qu’ils mettaient en œuvre presque tous les matins au moment de la relève.

Bien qu’étant l’un des moins gradés de Keating, Mace n’en était pas moins l’un des gars les plus divertissants de tout le camp. Doté d’une répartie cinglante et d’un humour parfaitement déplacé, il nous abreuvait d’un flot continu de blagues limites et de boutades douteuses qui nous arrachaient à notre environnement misérable, ne fût-ce que pour une seconde ou deux. Pour faire court, Mace était le genre de type que tout le monde aimait avoir à ses côtés, et la meilleure preuve en était que Larson – un soldat originaire du Nebraska, du genre taiseux et solitaire, qui avait rarement plus de deux mots à échanger avec quiconque, y compris moi – se levait volontairement quelques minutes plus tôt chaque matin afin de se pointer au LRAS2 en avance pour le seul plaisir de s’asseoir sur le siège avant et d’écouter Mace débiter ses conneries.

Les sujets de discussion de ces deux soldats couvraient un très large spectre. Il y avait de tout, depuis des débats animés sur l’animal qu’ils préféreraient chasser lors d’un safari en Afrique jusqu’aux descriptions très minutieuses des institutrices les plus sexy qu’ils avaient eues à l’école primaire. Mais les sujets de conversation comptaient sans doute moins pour eux que le simple fait d’être ensemble, au point qu’ils se contentaient parfois de rester assis dans la cabine du véhicule, à contempler silencieusement l’horizon à travers le pare-brise tandis que Mace sortait une Marlboro Light de son paquet de cigarettes et que Larson prélevait une pincée de tabac à chiquer dans sa petite boîte de métal.

Ce matin-là, ils n’avaient cependant pas encore entamé leur routine puisque Larson avait eu quelque chose de plus urgent à accomplir. Au lieu de s’installer directement dans la cabine du LRAS2, il avait longé la portière conducteur sans s’arrêter et était venu se poster à l’avant du blindé. Il avait posé son casque et son fusil sur le capot, écarté les jambes, défait sa braguette, et là, tête nue face à l’ouest, il avait commencé à vider une vessie bien remplie.

Réglementairement parlant, Larson aurait dû faire cela du côté des tubes-urinoirs, une rangée de tubes de PVC de 10 centimètres de diamètre enfoncés dans le sol jusqu’à 2 mètres de profondeur à proximité de notre conteneur de douches. Le trajet qu’il avait suivi pour rejoindre le Humvee l’avait fait passer devant ces tubes-urinoirs, et il aurait normalement dû s’y arrêter. Mais ces tubes empestaient plus que toute autre chose dans le camp et il avait jugé que s’emplir les narines d’une bonne vieille odeur de pisse rance n’était pas la meilleure chose à faire le matin.

En réalisant ce que faisait Larson, Mace était descendu de sa tourelle pour partir vers l’est et traverser le campement en direction de notre baraquement, là où les autres hommes de la section dormaient toujours sur leurs couchettes.

Il était 5h50 et le jour commençait à peine à se lever tandis que Larson faisait sa petite affaire en contemplant le paysage qui s’offrait à lui. Alors que les premiers rayons du soleil coloraient de rose les murs de torchis d’Urmul, son regard s’attarda sur la plus grande structure du village : sa mosquée. Contrairement aux masjid qui ornaient les villes plus grandes et plus prospères du pays, la mosquée d’Urmul n’arborait ni minaret ni dôme en forme de bulbe. Elle n’avait qu’une petite tour carrée, fruste et modeste, qui ne reflétait pas seulement l’austérité et la rigueur, mais aussi l’humilité et l’insignifiance de ce coin perdu d’Afghanistan.

Plus près de lui, Larson voyait couler la rivière, dont l’eau claire bouillonnait en passant sous un pont de béton à une seule arche. Celui-ci menait à la petite île qui faisait office de zone de poser pour les énormes Chinook en forme d’enclume qui constituaient l’unique ligne de vie reliant Keating au monde extérieur, et qui nous ravitaillaient aussi bien en gasoil et en munitions qu’en canettes de soda ou en bouteilles d’eau.

De l’autre côté de la rivière, un mur de végétation dissimulait les singes, les oiseaux et toutes les autres créatures sauvages qui peuplaient les flancs de cette vallée incroyablement étroite au sein de laquelle se nichait Keating. Et, surplombant tout cela, Larson pouvait voir ce qui dominait et définissait nos vies ici : les montagnes.

Leurs parois escarpées s’élevaient à pic de la vallée et, plus haut encore que les falaises environnantes, et bien plus loin, il distinguait des sommets enneigés qui brillaient maintenant dans la lumière orangée de l’aube en se découpant sur un ciel bleu de cobalt profond et impénétrable.

Ailleurs, à un autre moment, un panorama tel que celui-ci aurait pu être qualifié de magnifique. Mais ici, nous ne pouvions guère nous laisser hypnotiser par cette magnificence au point d’en oublier que nous étions en guerre et que les hommes que nous devions combattre, ces soldats ennemis dont le plus grand désir était de tuer le maximum d’entre nous, se cachaient justement au cœur de ce paysage sublime.

*

EN REPENSANT à ce moment, je tente de me représenter la scène du point de vue des trois cents guerriers talibans qui avaient gagné leurs positions au cours de la nuit, obligé les villageois d’Urmul à évacuer leurs habitations, installé des postes de combat dans les maisons et sur les pentes à 360 degrés autour de nous, et qui achevaient désormais leur compte à rebours avant de déclencher un assaut coordonné de toutes parts avec mortiers, lance-roquettes, mitrailleuses lourdes, armes légères et canons sans recul.

L’effectif qu’ils avaient rassemblé était six fois plus important que le nôtre, et l’assaut qu’ils s’apprêtaient à lancer allait s’avérer le plus important, le plus féroce et le plus sophistiqué de tous les assauts jamais lancés dans cette partie de l’Afghanistan que notre haut commandement appelait « secteur Est ».

Aussi impressionnant que tout cela puisse paraître, ça ne l’était pas autant que l’ignorance totale dans laquelle nous nous trouvions à cet instant.

Alors même que Brad Larson exhibait son engin en écoutant d’une oreille distraite le crépitement de son jet sur la terre sèche au bout de ses rangers, il était loin de se douter que sa tête se trouvait dans les réticules d’au moins dix snipers, chacun d’entre eux équipé d’un Dragunov russe et bien déterminé à lui loger une balle de 7,62 mm en plein crâne.

Zach Koppes ne se doutait pas que son petit déjeuner ne lui serait jamais livré, et qu’il n’aurait même pas le temps d’ouvrir son magazine, et que dans quelques secondes il se retrouverait retranché dans son LRAS1 à combattre plusieurs dizaines d’insurgés, tandis que les quarante soldats afghans qui étaient censés être nos alliés et nos partenaires auraient abandonné leurs positions de combat et pris la fuite, entraînant ainsi l’effondrement complet du périmètre défensif est de Keating.

Josh Hardt ignorait que, d’ici une petite heure, ces insurgés franchiraient l’enceinte de notre camp, s’empareraient de notre dépôt de munitions, mettraient le feu à la plupart de nos baraquements et finiraient par lui braquer un lance-roquettes en pleine figure avec l’intention de lui faire sortir le cerveau par l’arrière du crâne.

Quant à moi, tandis que s’égrenaient ces dernières secondes avant que les talibans ne déclenchent leur feu d’enfer, j’étais vautré sur ma couchette, complètement endormi, ignorant que dans moins de trente minutes tous ceux qui auraient survécu dans notre camp assiégé se replieraient déjà pour se regrouper dans ce que nous appellerions plus tard la « position Alamo », et que nous nous préparerions alors à opposer une résistance acharnée dans les deux seuls baraquements épargnés par les flammes tandis que dix de nos camarades se retrouveraient isolés quelque part dans l’enceinte.

Ce qui me ramène à notre petite formule, cette phrase qui nous soutenait tous :

C’est pas près de s’arranger.

Nous étions cinquante Américains à l’intérieur de Keating ce matin-là, dont les hommes de la section Rouge. En partie grâce à notre fameuse formule, nous n’avions pas seulement compris, nous avions aussi accepté de manière très claire à quel point les choses étaient mal barrées :

à quel point il était impossible de tenir nos lignes, à quel point il était impossible de défendre notre périmètre de manière efficace, à quel point l’aide que nous étions susceptibles de recevoir était éloignée. Pour autant, aucun d’entre nous n’avait la moindre idée de l’ampleur du déluge de feu qui allait bientôt s’abattre sur nos têtes.

CE QUI SUIT n’est pas l’histoire d’un seul homme, c’est celle de toute une section. C’est une histoire qui transpire encore la fumée et la poussière : une saga dont les personnages, à la fois grands et petits, sont moins héroïques que certains auraient pu l’espérer, mais bien plus humains que les citations et les médailles récoltées à la suite de cette bataille ne pourraient le laisser penser.

Les hommes de la section Rouge n’étaient pas des enfants de chœur. Nous n’étions pas non plus le genre de super-héros dotés d’une volonté de fer et d’un regard d’acier qui peuplent les nombreux récits qui ont paru ces dix dernières années de guerre. Nous étions assez différents des hommes endurcis des forces spéciales qui ont arpenté les plaines du nord de l’Afghanistan à cheval afin de capturer la ville de Mazar-i-Sharif au cours des semaines qui ont suivi le 11-Septembre. Et nous n’avions presque rien en commun avec les quatre opérateurs des forces spéciales dont la mission, à l’été 2005, à quelques kilomètres seulement au sud de Keating, serait plus tard racontée dans Le Survivant3 avant d’être adaptée au cinéma sous le titre Du sang et des larmes.

Si nous devions être qualifiés de héros, alors l’héroïsme dont nous fîmes preuve au cours de cette journée de l’automne 2009 avait été taillé dans une étoffe de piètre qualité – une étoffe dont les plis dissimulaient les défauts et les failles d’hommes exceptionnellement ordinaires soumis à une épreuve extraordinaire. Des hommes rongés par la peur et le doute. Des hommes qui se chamaillaient sans cesse et se laissaient aller à toutes sortes de mesquineries. Des hommes qui avaient succombé – et, pour certains, qui essayaient encore d’échapper – à de nombreuses faiblesses humaines telles que la dépression et l’addiction, l’apathie et la désillusion, la malhonnêteté et la rage.

Si nous étions des frères d’armes soudés par le combat, il est important de noter néanmoins que notre bande comptait un soldat qui avait tenté de se suicider en absorbant le contenu d’une bouteille de décapant pour moquettes, un autre qui avait été surpris à fumer de la marijuana pendant qu’il montait la garde dans une zone non soumise à autorisation préalable d’ouverture du feu, et moi : un homme qui voulait tant faire la guerre qu’il n’avait même pas cru bon d’en informer sa femme lorsqu’il s’était porté volontaire pour être déployé en Irak, et qui, plus tard, lui avait menti en prétendant qu’il n’avait pas eu le choix.

Mais, si tout cela est vrai, il est vrai aussi que nous étions des soldats qui s’aimaient mutuellement avec une férocité et une pureté qu’il est impossible d’approcher dans le monde civil.

Pour comprendre vraiment comment tout cela fonctionna, il faut cependant que vous en sachiez un peu plus sur la manière dont ma section fut formée et sur le chemin qui nous mena jusqu’en Afghanistan.


1. Long-Range Advanced Scout Surveillance System (système de surveillance avancée longue portée).

2. Chaîne de restauration rapide américaine, notamment connue pour ses serveuses en patins à roulettes.

3. Paru aux éditions Nimrod.

Partie I

* * *

La route du Nouristan

Chapitre 1

La perte

JE VIENS D’UNE FAMILLE de fermiers du Nevada dont la tradition militaire remonte à mon grand-père, Aury Smith, qui prit la place de son frère durant la campagne de conscription de l’été 1943, et qui finit par être envoyé en Normandie en tant que sapeur quelques jours seulement après le jour J. Six mois plus tard, Aury se retrouva coincé à l’intérieur du périmètre assiégé de Bastogne avec la 101e division aéroportée lors de la bataille des Ardennes. Il parvint à s’en sortir vivant, puis il acheva sa campagne en Europe en faisant des démonstrations de rodéo lors de spectacles organisés par l’USO1.

Près de trente ans plus tard, mon père fut envoyé au Vietnam. Et, bien qu’il n’ait jamais parlé des deux tours d’opérations qu’il effectua près de la frontière cambodgienne au sein de la 4e division d’infanterie, unité connue pour avoir encaissé par mal de pertes à cette époque, son silence fut assez éloquent pour que chacun de ses trois fils choisisse d’embrasser la carrière militaire.

Mon frère aîné, Travis, s’engagea dans l’armée aussitôt après le lycée, participa à l’intervention militaire en Haïti, puis plus tard fut transféré dans l’armée de l’air. Mon deuxième frère, Preston, s’engagea quant à lui dans les Marines. Lorsque ce fut mon tour d’achever mes années de lycée à Lake City, en Californie, une ville si petite que notre classe de terminale ne comptait que quinze élèves, mes frères supposèrent que j’allais moi aussi m’engager dans l’armée, malgré les espoirs de mon père, qui aurait aimé que je fasse exception à la règle et que je suive plutôt la voie qu’il m’avait tracée en m’inscrivant au séminaire mormon dès mon entrée au lycée.

Mes frères avaient raison. Je signai mon engagement dans l’armée en septembre 1999 et fus affecté à la compagnie Black Knight2, une unité d’infanterie mécanisée dont les 65 hommes étaient répartis au sein de trois sections : Rouge, Blanche et Bleue.

Les Black Knight dépendaient de la 4e brigade de combat, forte de 4 000 hommes, laquelle dépendait elle-même de la 4e division d’infanterie, forte de 20 000 hommes. En d’autres termes, je n’étais qu’un minuscule rouage au sein de la machine de guerre la plus importante et la plus sophistiquée au monde. Et je faisais partie de la même division d’infanterie que celle dans laquelle avait servi mon père.

Mon premier déploiement me vit partir pour le Kosovo, où je participai à des opérations de maintien de la paix et où je ne vis que très peu d’action. Mais à la suite des attaques contre le World Trade Center en 2001, je me portai volontaire pour servir en Irak. Après un détour de quinze mois par la Corée du Sud, je me retrouvai à commander l’équipage d’un char de combat M1 Abrams à Habbaniyah, une ville située à environ 80 kilomètres à l’ouest de Bagdad, entre Ramadi et Fallouja. Nous y passâmes la plus grande partie de l’année 2004 à affronter des combattants d’Al-Qaida déterminés, spécialisés dans les bombes improvisées. Nous étions touchés en moyenne une fois par jour par l’explosion d’un IED3.

À l’issue de ce premier déploiement en Irak, nous fûmes renvoyés dans le Colorado et notre unité de chars de combat fut transformée en unité de reconnaissance légère blindée afin de pouvoir nous préparer aux nouveaux types de combats que nous allions rencontrer en Afghanistan. Dans le cadre de cette transition, je fus envoyé en formation afin d’apprendre le métier d’éclaireur de cavalerie. Onze mois plus tard, en juin 2006, nous repartîmes en Irak, cette fois dans un endroit nommé Salman Pak, à une trentaine de kilomètres au sud de Bagdad, le long d’un grand méandre du Tigre et à proximité d’une célèbre installation militaire supposée avoir servi de base à l’élaboration du programme d’armes chimiques et biologiques de Saddam Hussein. Cette région constituait également un foyer de miliciens extrémistes qui firent de leur mieux pour nous rendre la vie insupportable.

C’est là que ma nouvelle formation commença à prendre tout son sens.

On pense généralement qu’un éclaireur de cavalerie met ses yeux et ses oreilles au service d’un commandant au cours d’une bataille. En réalité, le rôle de l’éclaireur est un peu plus important que cela. Nous nous définissons comme des « touche-à-tout, bons à rien » et nous sommes entraînés à maîtriser les compétences de base de n’importe quelle fonction au sein de l’armée. Nous sommes experts en reconnaissance, en contre-surveillance et en navigation, mais nous sommes aussi très à l’aise avec tous les aspects des communications radio et satellite. Nous savons comment former et déployer des équipes recherche/destruction. Nous sommes plutôt efficaces dans l’art de faire exploser toutes sortes de choses avec des mines ou des explosifs. Nous pouvons servir comme médecins, comme mécaniciens, ou comme sapeurs. Et nous maîtrisons plutôt bien tous les armements, depuis le pistolet 9 mm jusqu’à l’obusier de 120 mm.

De nombreux soldats considèrent qu’il est difficile de posséder un tel éventail de compétences. Et le fait que j’aie pu facilement les acquérir n’en est donc que plus étrange. Avant l’armée, j’avais connu une scolarité difficile, notamment dans les matières abstraites. Pourtant j’arrivais à maîtriser ces nouvelles disciplines de manière si instinctive que c’en était presque troublant. Qu’il s’agisse de la tactique des petites unités ou des manœuvres de toute une compagnie blindée, la logique me semblait à chaque fois évidente. Tous les aspects du métier d’éclaireur me plaisaient – même si j’avais un faible pour les exercices que nous appelions « réaction au contact », qui nécessitaient d’improviser un plan d’action dès que les choses dégénéraient.

Deux choses cependant me furent difficiles à intégrer.

La première tenait à la situation dans laquelle nous nous étions retrouvés en Irak, où nous avions été placés dans un rôle passif et limités de manière très stricte par des règles d’engagement qui nous interdisaient d’ouvrir le feu en premier – ce qui signifie que nous ne pouvions tirer que si nous étions d’abord attaqués.

J’avais trouvé cela intolérable, non seulement d’un point de vue tactique, mais aussi d’un point de vue psychologique. Pour compenser cela, j’avais développé un mode de leadership assez peu orthodoxe qui visait à provoquer une réaction de l’ennemi. Ainsi, quand je dirigeais un convoi blindé, j’ordonnais régulièrement à mon pilote de changer de voie, entraînant derrière lui toute la colonne blindée, afin d’aller à contresens de la circulation, de manière à obliger les véhicules arrivant sur nous à s’écarter de notre route pour ne pas risquer la collision. Et, de manière plus extrême, je n’hésitais pas à servir d’appât. Afin de localiser par exemple les snipers ennemis, je grimpais sur la tourelle du char de tête, comme si c’était une planche de surf, et je m’y tenais debout en équilibre pendant que nos monstres d’acier avançaient en cliquetant à travers les rues d’Habbaniyah, mettant au défi un éventuel tireur d’élite irakien de me prendre pour cible, au risque d’exposer sa position.

Ces tactiques avaient plutôt bien fonctionné, même si elles n’avaient jamais suffi à soulager ma frustration concernant les règles d’engagement. Néanmoins, si insupportables qu’elles fussent, les règles d’engagement étaient peu de choses au regard d’un second problème, qui apparaissait comme une conséquence inévitable du commandement dans une zone de guerre.

Ce qui était plus dur que tout, et de loin, c’était de voir l’un de ses hommes se faire tuer. Cela m’arriva pour la première fois près de Sadr City, et cela concernait l’un des meilleurs soldats que j’eusse connus.

L’ÉTÉ ET L’AUTOMNE 2007 furent une mauvaise période pour les trois sections de première ligne de la compagnie Black Knight. À cette époque, nous expérimentions depuis plusieurs mois une nouvelle stratégie par laquelle l’administration de George W. Bush tentait de stabiliser l’Irak en y projetant cinq brigades supplémentaires tout en prolongeant le temps de déploiement de presque tous les soldats qui s’y trouvaient déjà. Bien que cet effort eût entraîné une baisse générale des actes de violence, nos hommes commencèrent à subir des attaques de plus en plus dures et de plus en plus fréquentes sans que nous puissions nous l’expliquer (le manque de chance en était peut-être la seule raison). Au mois de septembre, l’un des chefs d’escouade de la section Blanche fut touché d’une balle dans le dos. Il survécut, mais la balle lui brisa la colonne vertébrale, le laissant paralysé du torse aux pieds. Peu après, cette même section Blanche perdit deux autres hommes dans l’explosion d’un IED. Enfin, toujours en septembre, ce fut au tour de Snell d’être touché.

Quand je le rencontrai pour la première fois en Irak, Eric Snell était un éclaireur de trente-quatre ans. Engagé depuis peu, son charisme l’avait fait sortir du lot. Aussitôt après avoir achevé ses études secondaires au lycée de Trenton, dans le New Jersey, il avait été recruté comme avant-centre par l’équipe de football des Cleveland Indians, mais il avait préféré renoncer à une carrière dans cette grande équipe de football pour suivre des études. Après l’obtention d’un diplôme en sciences politiques, il avait déménagé en Afrique du Sud afin d’y travailler comme chef de projet pour le compte d’AT&T. Il parlait français et avait vécu en Italie. Il était également beau gosse, ce qui lui avait permis de gagner un peu d’argent comme mannequin avec des clichés qui avaient été publiés dans des magazines tels que Mademoiselle, Modern Bride ou encore Vibe.

Snell possédait toutes ces qualités et il les avait mises à contribution pour devenir le genre de soldat qui fait tout à la perfection. On n’avait jamais besoin de lui répéter le même ordre deux fois. Il apprenait vite et bien. Il savait faire preuve d’initiative et de leadership. En réalité, la seule chose bizarre à son sujet venait du trouble qu’il avait semé dans notre esprit à tous au sujet des véritables raisons de son engagement dans l’armée comme simple soldat.

Images

Eric Snell

« Bon Dieu, Snell, tu as fait des études et tu as tous ces diplômes, lui disions-nous. Qu’est-ce que tu es venu foutre dans l’armée comme simple soldat ?

– Ouais, bon, t’en fais pas, je serai officier un jour, répondait-il alors. Mais je veux d’abord savoir ce que c’est que d’être un simple soldat. »

Ça aussi, ça nous avait impressionnés.

Il avait été promu sergent deux ans après son engagement, bien plus tôt que la moyenne. Et seulement deux semaines plus tard, le 18 septembre 2007, lui, moi et deux autres gars, nous avions reçu l’ordre de mettre en place une opération de surveillance à la sortie de Sadr City afin de protéger des soldats irakiens pendant qu’ils érigeaient des barrières de béton destinées à bloquer d’éventuels kamikazes. La section Blanche avait été de garde la majeure partie de la matinée et notre capitaine avait ordonné à la section Rouge de la relever – une idée que mon collègue sergent et moi-même avions trouvée peu sage, car les éventuels snipers dans le coin ne manqueraient pas de remarquer nos déplacements.

Nos objections ayant été rejetées, Snell et moi commençâmes à établir un périmètre de sécurité. Je me trouvais derrière le Humvee, penché à l’intérieur afin de me coordonner par radio avec une autre section positionnée à l’autre extrémité de notre zone de combat, quand Snell, qui se tenait à côté de moi, avec seulement sa tête exposée, fut tué par un sniper. La balle le frappa juste sous le bord du casque, avant de pénétrer dans l’œil droit et de ressortir par l’arrière du crâne. Sitôt que je baissai les yeux vers lui et que je le vis à terre, je sus qu’il était mort.

C’était la première fois que je voyais l’un de mes hommes se faire tuer.

Jusque-là, j’étais persuadé qu’il existait une relation entre le fait de se montrer à la hauteur sur un champ de bataille et ce qui pouvait vous arriver. Mais après avoir vu Snell se faire assassiner de cette manière, je compris une des vérités essentielles de la guerre : des choses horribles peuvent arriver à n’importe quel soldat, y compris celui qui peut tout accomplir à la perfection.

Les jours qui suivirent, je me retrouvai face aux implications que cela entraînait. Vous pouviez très bien faire les choses au mieux, et vous pouviez même exiger de chacun de vos hommes qu’il se comporte de manière exemplaire, la réalité des choses voulait que rien de tout cela ne fasse la moindre différence – même pour un as comme Snell.

Quand vous perdez un homme de cette qualité, vous pouvez éprouver un sentiment de résignation qui vous affaiblit. S’il n’y a pas de lien de cause à effet entre le mérite et le destin, et si tout, sur le champ de bataille, se résume à une vaste loterie, à quoi bon se préoccuper d’améliorer ses compétences ou de cultiver l’excellence ?

Une telle perte pose également un problème d’ordre pratique. Quand un soldat aussi compétent que Snell se fait exploser la cervelle, et quand bien même vous chercheriez à le remplacer, comment trouver un homme capable de chausser ses bottes ?

Cependant, la perte de Snell entraîna l’arrivée au sein de notre section d’un homme qui était destiné à devenir mon bras droit en Afghanistan. Un homme qui allait être à l’origine de ce que deviendrait la section Rouge et de ce qu’elle accomplirait plus tard, à l’épreuve du feu, en Afghanistan.

UN MOIS ENVIRON après la mort de Snell, une nouvelle relève arriva en Irak en provenance de Fort Carson, près de Colorado Springs, afin de combler les rangs de nos disparus.

Chaque fois qu’un nouveau contingent se présentait, les sergents des trois sections évaluaient les nouveaux venus et marchandaient entre eux pour se les approprier. Ces évaluations et ces marchandages de maquignons étaient souvent tendus car leurs conséquences avaient un impact décisif sur la qualité de chacune des sections. Et le principal critère que prenaient en compte les sergents était l’aptitude des nouveaux arrivants pour notre passe-temps favori : les tournois de football intersections.