À Jeanne-Marie
Je me souviendrai toujours de la première fois où Julia et moi nous sommes rencontrées. Elle est venue me voir en trombe à la fin d’une de mes conférences pour me lâcher un « Moi aussi je suis autiste, végétarienne et à moitié espagnole. Toi et moi on va très bien s’entendre. Salut ! », avant de repartir aussi sec, sans manifester plus de déférence. J’ai été séduite sur le champ par son comportement impétueux et pour le moins abrupt.
Il faut dire que les circonvolutions sociales ne sont pas notre fort, à nous personnes autistes, puisque nous communiquons avant tout pour échanger de l’information, de façon franche et explicite. Si d’aucuns voient là des « troubles de la communication » qui nous valent à l’heure actuelle de recevoir un diagnostic psychiatrique, j’y vois une autre façon de communiquer et de fonctionner. De la même manière qu’un chat n’est pas la version déficiente d’un chien – il est un chat – un autiste n’est pas la version déficiente d’un non-autiste – il est autiste. Mais voilà, dans une société obsédée par la normalité, toute différence est au mieux stigmatisée, au pire pathologisée.
Il suffit que votre comportement s’écarte un tant soit peu des normes sociales en vigueur pour que s’abatte sur vous le poids de la majorité. Une majorité écrasante qui aura tôt fait de vous ramener dans le droit chemin, à grands coups de discours moralisateurs, voire même de maltraitance physique et/ou psychologique pour les plus récalcitrants. À moins d’être Dali et d’avoir un talent à la hauteur de votre excentricité, celle-ci n’est pas la bienvenue dans une société à ce point fragile qu’elle se sent menacée par la moindre altérité. Le conformisme et la soumission sont les ciments nécessaires à la bonne marche du système en place, et gare à ceux qui, consciemment ou non, bousculent l’ordre établi.
Et c’est exactement ce que font les personnes autistes, bien malgré elles : elles bousculent l’ordre établi. Elles n’ont que faire des codes sociaux, qu’elles ne maîtrisent pas, et elles traversent la vie à leur manière. En soi, c’est un acte révolutionnaire. Comme le dit si bien Julia : « J’avais parfois l’impression que les non-autistes se montraient particulièrement vexés que les autistes ne cherchent pas à recueillir leur approbation, qu’ils ne cherchent pas à leur plaire à tout prix et qu’ils n’aient pas besoin d’eux. » Ils le sont d’autant plus dès que l’on véhicule un discours émancipateur et militant qui remet en cause la verticalité dont nous faisons l’objet, et également les frais. Il suffit d’avancer que l’autisme ne serait pas une tare pour entendre s’élever de toutes parts de violentes contestations : « Cela dépend de la forme d’autisme ! ! ! » Curieuse réaction qui vise à prouver par tous les moyens que si certains (les autistes les plus « fonctionnels ») pourraient en effet être considérés comme différents, les autres sont bel et bien déficients puisque « gravement atteints ». Mais alors, où placer le curseur ? Sur le manque d’autonomie ? Le quotient intellectuel ? Les troubles du comportement ? Tout ça à la fois ?
Ne conviendrait-il pas plutôt de s’extirper d’une vision qui individualise la souffrance et les problèmes vécus par la personne (quel que soit son « degré » d’autisme), et d’élargir la focale afin de se concentrer sur le manque d’inclusion et d’accessibilité ?
Plutôt que de considérer que la personne autiste est porteuse d’un stigmate repoussant, reconnaître que c’est en fait dans le regard de son interlocuteur que le stigmate existe ?
Plutôt que de considérer que c’est la personne autiste qui est intrinsèquement handicapée, considérer que c’est la société qui est handicapante, en ne permettant pas l’accès à l’autonomie, à l’école, au travail ?
Plutôt que de s’évertuer à « guérir » la personne autiste, s’employer à réformer la société ?
Cela ne signifie pas que la personne autiste n’aurait pas besoin d’être accompagnée, si tant est que le besoin s’en fasse sentir. Car être autiste dans un monde de non-autistes est un sacré challenge, et il peut être nécessaire d’apprendre certains codes et comportements pour (sur)vivre parmi les autres. Cet accompagnement doit cependant se faire uniquement dans le but d’amener la personne autiste vers plus d’autonomie et d’épanouissement, et certainement pas dans le but de la normaliser. Mon propos vous semble peut-être d’une évidente banalité, mais je peux vous assurer que la frontière entre les deux est tenue. Ainsi, nous devons procéder à un examen de conscience. Pourquoi vouloir empêcher un enfant autiste de faire du flapping1 ? Ou pourquoi lui apprendre absolument à regarder dans les yeux ? Pour son propre bien-être… ou pour le confort des non-autistes ?
J’aimerais également ajouter un mot sur le sort des femmes autistes. Celles-ci, en se situant à l’intersection de leur genre et de l’autisme, font face à des problématiques bien particulières qui sont à l’heure actuelle totalement invisibilisées. Premièrement, l’accès au diagnostic – et donc à la reconnaissance de leur singularité – leur est extrêmement difficile car les critères diagnostiques ont été établis à partir de l’étude de cas masculins. Ils seraient biaisés puisque l’autisme semble s’exprimer différemment chez les femmes, qui auraient tendance à intérioriser leurs difficultés et à avoir des intérêts spécifiques plus socialement acceptables que ceux des hommes. La socialisation genrée les amènerait également à développer plus de compétences sociales, étant attendu d’une femme qu’elle soit sociable, chaleureuse, et qu’elle anticipe et réponde aux besoins de son entourage. En outre, elles adopteraient par mimétisme les comportements de leurs congénères non autistes, afin de se fondre dans la masse. Pour toutes ces raisons, les femmes autistes passeraient inaperçues et ne seraient pas détectées, ou détectées très tardivement. Deuxièmement, nous pouvons dire à leur sujet qu’elles subissent une double peine : non seulement elles sont invisibles, puisque comme nous venons de le voir elles camouflent mieux leurs difficultés comparativement à leurs homologues masculins, mais elles sont aussi invisibilisées puisqu’on ne leur donne jamais la parole. Les femmes autistes n’existent pas dans l’imaginaire collectif. Elles n’ont pas leur place dans les médias, dans la culture populaire, ou la communauté médicale. Personne ne semble avoir conscience de leur existence, ce qui les condamne à l’exclusion. Troisièmement, leurs difficultés à saisir les codes sociaux implicites et leur naïveté font d’elles des proies idéales pour les prédateurs en tout genre, et notamment les prédateurs sexuels. Ces quelques exemples nous permettent de voir comment l’autisme et le genre, en se conjuguant, créent des situations spécifiques qu’il est urgent de mettre en lumière et d’examiner.
Il est donc crucial que des témoignages comme celui de Julia puissent être rendus publics. Elle nous fait un sacré cadeau en se livrant ainsi avec autant de lucidité, d’honnêteté, et de recul. Son propos, en étant incisif et engagé, est véritablement salvateur. Alors ma chère Julia, pour ça, comme pour l’amitié précieuse qui nous lie, je te dis merci. Toi et moi, c’est pour la vie. Salut !
Julie Dachez
1. Mouvements stéréotypés.
Il est 13 heures, le soleil se faufile à travers la fente du rideau occultant du studio de ma résidence du CROUS1. Je devrais être à mon travail depuis une heure, mais je suis encore sous ma couette, tétanisée. Sur la table de nuit, mon portable vibre pour la quatrième fois. Ses vibrations me transpercent le corps, mais je n’esquisse pas le moindre geste afin de le couper. De toute façon, je ne peux pas bouger un seul muscle. Je sais que c’est mon employeur, le lycée de cette banlieue un peu chic, qui tente de me joindre. J’ai dormi douze heures, mais je ne me lèverai pas.
J’ignore ce qui arrive à mon corps, pourtant, ces sensations me sont familières. Il ne s’agit pas d’une envie de grasse matinée mais d’une incapacité à entreprendre le moindre effort physique. Mes dix-sept mètres carrés au sommet de la résidence universitaire sont mon havre de paix au sein de cette ville bruyante et pressée. Pourtant, même dans mon nid douillet, le monde parvient à me rattraper à travers ce foutu portable.
15h30, je m’aventure enfin hors de mon lit pour aller dans la salle de bains. J’observe mon visage cerné dans le miroir, mais je ne reconnais pas la personne qui me rend mon regard. Je me traîne vers la kitchenette en remerciant mentalement le CROUS de m’avoir proposé un logement indépendant. Dans un tel état, je préfèrerais encore me laisser mourir de faim plutôt que me rendre dans une cuisine collective. J’ouvre le frigo, les placards : vides. Depuis combien de temps n’ai-je pas fait les courses ? Depuis combien de jours suis-je incapable de me rendre dans un supermarché ? Je ne sais plus. Tant pis, je me prépare un chocolat chaud avec de l’eau – ça coupera la faim – et je vais m’asseoir à côté de la fenêtre avec ma tasse fumante.
Je m’en veux. Terriblement. J’aimerais être en mesure de décrocher le téléphone pour prévenir de mon absence au travail. J’aimerais ne pas avoir cette douleur sourde en moi qui me paralyse physiquement et me laisse recroquevillée sous la couette. J’aimerais pouvoir sortir de chez moi toute une journée sans rentrer épuisée, trop fatiguée même pour me nourrir. J’aimerais ne pas avoir à m’enfermer dans les toilettes de ma fac ou du travail, ni devoir me coucher en boule sur leur carrelage froid. Et surtout, j’aimerais savoir comment font les autres pour ne pas être à bout, comme je le suis moi-même, constamment.
Nous sommes jeudi, j’ai reçu des textos d’amis qui se préparent à fêter l’arrivée du week-end, comme chaque semaine. Je sais déjà que je n’irai pas. Je ne sais plus leur parler, et je n’ai surtout aucune envie de voir qui que ce soit. Au mieux, je réussirai peut-être à m’éclipser de chez moi, à traverser la rue et à acheter des nouilles en sachet que je mangerai devant une série TV ou des films de zombies pendant tout le week-end. Mais avant, je dois absolument parvenir à envoyer un texto à ma cheffe, inventer un prétexte bidon pour expliquer mon absence, et, surtout, mon silence radio pendant toute cette journée. Je passe en revue les excuses que j’ai déjà inventées récemment : la gastro – mon grand classique –, l’angine, la grippe, les allergies printanières, la chute de tension… Cette femme va finir par penser que je suis constamment à l’article de la mort. La grippe A, peut-être ? Non, trop dramatique. Une indigestion ? Pourquoi pas. J’en profiterai alors pour pointer les repas absolument immondes de la cantine du lycée, d’une pierre deux coups ! Va pour l’indigestion. Je dois tout de même veiller à ne pas être trop graphique dans la description de mes symptômes. Ma cheffe n’exige pas des surveillants du lycée qu’ils apportent un certificat médical, et je ne suis pas très à l’aise à l’idée de trahir sa confiance, mais je ravale mes scrupules et appuie sur la touche d’envoi.
19 heures, déjà ? J’ai perdu la notion du temps devant ma fenêtre. Je suis restée plantée là, pendant presque quatre heures, hébétée, le regard dans le vide, le cerveau déconnecté. Mon estomac gronde. Le Franprix ferme à 21 heures. Je n’ai plus le choix, je dois rassembler mes forces pour sortir de chez moi. Je me lève paresseusement et enfile un pantalon par-dessus mon pyjama. Un gros pull viendra compléter mon accoutrement de fortune. Je trouve ma carte bleue au fond de mon sac, parmi des miettes de biscuit. J’enfile des ballerines. Je ne ressemble à rien et préfère ne pas me regarder dans le miroir avant de partir. Je m’échappe de chez moi, la boule au ventre.
J’ai à peine mis un pied en dehors de la résidence, que je sens mes jambes flancher quand les bruits du boulevard situé de l’autre côté de l’immeuble me parviennent. Un scooter passe à toute vitesse devant moi dans un grondement qui m’assomme. Quelques passants me frôlent sur leur passage, c’en est trop. Une centaine de mètres seulement me séparent du Franprix, mais je décide de me réfugier dans la petite épicerie qui est encore plus près. Même si les prix sont bien plus élevés ici, c’est soit cela, soit rentrer. Quand je rentrerai – enfin ! – chez moi après cette brève et périlleuse excursion, j’aurai oublié d’acheter l’essentiel, dont du dentifrice : tant pis, mon hygiène buccale devra attendre une semaine de plus. Disons qu’il ne faudra pas que je trouve le grand amour entre temps.
Devant mon ordinateur, je relis une énième fois les symptômes du syndrome d’Asperger. Je ne suis plus aussi bouleversée qu’à la première lecture de l’article sur lequel j’étais tombée quelques semaines plus tôt. « Le syndrome d’Asperger est une forme d’autisme sans déficience intellectuelle ni retard de langage… affecte essentiellement la manière dont les personnes communiquent et interagissent avec les autres… des difficultés dans le domaine des relations et des interactions sociales : se faire des amis, comprendre les règles tacites de conduite sociale et les conventions sociales… difficultés à comprendre les métaphores, le sens figuré, l’ironie, contact oculaire pauvre… des intérêts restreints… de la maladresse motrice… un besoin de routine et une difficulté d’adaptation aux changements et aux imprévus, une tendance aux comportements répétés et stéréotypés… »
La première fois que j’ai lu un article sur le syndrome d’Asperger, j’ai pleuré pendant deux heures, abattue : tous ces efforts, cette lutte permanente contre moi-même, mes années passées à étudier les gens autour de moi et à les imiter, à essayer de comprendre leur langage, tout cela avait donc été vain ? Je serai comme cela pour toujours ? Je lis sur des forums des témoignages qui me brisent le cœur, des personnes qui découvrent être Asperger passé la cinquantaine et qui ont souffert toute leur vie. Je refuse que cela m’arrive, je souffre déjà trop. Je me doute bien que je suis en train de plonger dans la dépression : je dors beaucoup trop, suis fatiguée. Mes passions habituelles – dont mon sujet de master à la fac – me laissent froide, et j’éprouve toujours cette douleur atroce en moi, comme une ombre qui me rongerait et m’écraserait en permanence. Je comprends à présent que des personnes préfèrent mettre fin à leurs jours plutôt que d’endurer cette souffrance une minute de plus. Je sais aussi que je risque l’internement si je formule cette pensée à voix haute face à un psy. Je ne connais rien du monde psychiatrique, mais j’y vois un danger, un enfermement de force possible, et j’écoute cette petite voix en moi qui me dit de fuir les « soignants » comme la peste.
Puisque je ne peux pas changer qui je suis, il me faut changer mon quotidien. Je dois fuir cette vie assommante, fuir ces gens qui ne me comprennent pas, partir loin.
Dans la barre de recherche, je tape l’adresse « zad.nadir » et tombe, une fois de plus, sur le site des militants antiaéroport de Notre-Dame-des-Landes. Leur vie a l’air tellement différente de la mienne. Ce n’est pas vraiment la question de l’aéroport qui me touche mais toutes les revendications autour : la remise en question du travail salarié, l’antiautoritarisme, l’autogestion alimentaire, et surtout, surtout, la vie rurale entre camarades, loin du bruit assourdissant des villes et de l’individualisme qui va avec.
Depuis mon petit studio parisien, la ZAD de Notre-Dame-des-Landes me semble être une utopie qui prend forme sur mon écran d’ordinateur. Naïve comme je suis, je ne perçois pas, à ce moment, le ton moralisateur et condescendant de ces textes militants. J’ignore également que rares sont les militants à avoir connu la réalité du salariat ou à avoir grandi dans la précarité. Mais peu importe, puisque je n’ai plus guère d’options qui s’offrent à moi : je ne me sens pas en mesure de continuer mes études, et je ne pourrai donc pas rester dans mon logement réservé aux étudiants. Je ne me sens pas non plus la force de continuer à travailler car je suis à bout, et la somme d’argent très réduite que me procurera le chômage à la fin de mon contrat sera insuffisante pour que je puisse rester vivre à Paris.
Le soleil se lève derrière ma fenêtre. J’ai passé la nuit à lire, à réfléchir, à élaborer des plans pour éviter de me retrouver démunie, pour mettre fin à ce calvaire que je vis depuis des mois, avant que je ne me mette à péter les plombs et que je finisse par me retrouver à Sainte-Anne – en asile psychiatrique. C’est décidé, je pars à Notre-Dame-des-Landes. Je discute via Facebook avec un ami qui y a fait quelques séjours au moment des expulsions de 2012. À part lui, je ne connais personne là-bas, mais je suis résolue. Autant me geler les fesses dans la boue plutôt que de subir une seconde de plus cette vie minable.
*
En 2013, c’est un véritable cataclysme familial que j’ai déclenché en prenant cette décision. Personne n’a compris mon acte, personne ne se doutait, à ce moment-là, de l’épave que j’étais devenue intérieurement. Plus de vingt ans à faire semblant d’être « normale », vingt ans passés à m’adapter en permanence, à compenser mon handicap, à lutter pour survivre dans la jungle sociale, sans pour autant y parvenir à tous les coups, m’avaient poussée à une rupture drastique avec la société telle qu’elle m’avait traitée. Le plus amusant, c’est que je croiserai par la suite, à Notre-Dame-des-Landes, de nombreux neuro-atypiques2 dans la même situation que la mienne. En croyant fuir la violence du monde, je rencontrerai la violence du milieu militant, une violence qui fera perdre la tête à plus d’un neuro-atypique égaré dans ces parages, une violence qui aura transformé un lieu d’utopie en un lieu de cauchemars. Mais si beaucoup de critiques sont à faire à l’égard de ce milieu, c’est aussi un espace qui me permettra de souffler, de rencontrer des gens à mon image, perdus et meurtris par trop d’années passées à jouer la comédie dans le monde « normal ».
J’ai survécu à la normalité, tout comme à la marginalité, mais force est de reconnaître que j’y ai laissé des plumes. Depuis l’enfance, je n’ai jamais compris l’expression « se mettre en danger ». À mes yeux, je suis tout le temps en danger, où que j’aille. Il n’y a pas de refuge, pas de répit, quand on est autiste Asperger.
J’aurais aimé connaître ma condition d’autiste avant mes 24 ans, avoir lu un livre comme celui que vous tenez entre vos mains lorsque que je me trouvais au fond du trou. Alors je l’ai écrit.
1. Centre régional des œuvres universitaires et scolaires de Paris
2. Neurotypique est un terme créé par la communauté autistique pour qualifier les gens n’étant pas autistes, avant de finir par désigner de manière plus large toute personne sans différence neurologique (ni autisme, ni dyslexie, ni dyspraxie, ni trouble du déficit de l’attention, etc.). Par opposition, le terme neuro-atypique désigne toute personne avec une différence neurologique.
Ils ont d’abord cru que j’étais sourde. « Julia, ferme la porte, s’il te plaît », mais Julia traversait la pièce en ignorant la demande, sans un regard, laissant l’adulte perplexe et quelque peu vexé. « Elle est juste dans son monde », leur assura le médecin après quelques tests d’audition qui révélèrent une ouïe tout à fait fonctionnelle. Ce diagnostic posé, il n’y eut pas lieu de s’inquiéter : après tout, quel enfant n’est pas un peu à l’ouest lors de ses premières années ? Mais voilà, pour ma génitrice, j’étais une petite personne difficile à cerner : elle observait de ses yeux de mère néophyte une enfant oscillant entre l’enthousiasme soudain pour un sujet d’intérêt et le repli complet dans d’autres circonstances – un cycle permanent ponctué de colères monumentales.
Quelque temps après ma naissance, elle écrivit : « Depuis tes premiers gazouillis, Julia, tu ne cesses de parler. Aujourd’hui, à vingt-six mois, tu t’exprimes bien, tu tiens une conversation, et, chaque jour, tu nous étonnes d’une nouvelle expression. » À mon quatrième anniversaire, elle annota dans la rubrique « Personnalité » du Livre de mon enfant : « Ses qualités : très maternelle avec Cecilia [ma sœur], vive, apprend et comprend rapidement, assez intellectuelle, bon fond. Ses défauts : difficile pour les repas, impatiente, coléreuse, lunatique, trop sérieuse pour son âge. »
Ma mère était convaincue que mon air soucieux provenait du stress engendré par les soucis qu’elle avait connus pendant sa grossesse. Mais n’étant pas docteur en médecine prénatale – ni docteur en quoi que ce soit, d’ailleurs – je me demande encore comment elle en était venue à élaborer cette théorie. Mais j’ai tout de même ma petite idée sur la question : à l’âge de 2 ans, on m’avait diagnostiqué une dépression, provoquée selon le médecin par « le retour de la mère à la vie professionnelle ». Entre cela et l’arrivée d’un deuxième enfant, votre fille se sent abandonnée, ma bonne dame. Inutile d’aller chercher plus loin pour deviner la provenance de la culpabilité constante de celle qui m’avait mise au monde.
La vérité est que j’ignore si j’avais réellement fait une dépression enfantine ou pas. Si on me demande quels sont mes premiers souvenirs, je répondrai tout simplement : la lumière. La lumière est une constante dans mes souvenirs d’enfant, elle est le dénominateur commun de tout ce que ma mémoire concède à me livrer. Ce sont les rayons du soleil caressant le drap tendu au-dessus de mon berceau, jouant avec les plis du tissu ; ce sont les lames lumineuses traversant la piscine, qui justifient tous les picotements du chlore quand j’ouvre les yeux sous l’eau ; ce sont les reflets du cadran de la montre paternelle qui se baladent sur les murs à chacun de ses mouvements, un faisceau de lumière tellement captivant que rien d’autre ne peut détourner mon attention. Mon enfance, c’est aussi une odeur, celle des sachets de levure utilisés en pâtisserie : je les subtilisais de la boîte en fer où ma mère les gardait pour ensuite constituer une petite réserve sous mon matelas, puis les sentir, voire en avaler le contenu. Aujourd’hui encore, je suis pétrifiée de bonheur quand, dans un supermarché, cet effluve familier me transporte à cet état béni qu’est la petite enfance. Mes souvenirs d’enfance ne semblent pas évoquer l’abandon mais un sentiment de béatitude et d’émerveillement constant.
Oh, bien sûr, il y avait la nuit, mon ennemie de toujours. Ce sont sans doute mes crises de panique nocturnes récurrentes qui motivèrent mes visites chez quelques spécialistes à l’éthique douteuse et à la misogynie certaine, et dont ma mère fit principalement les frais. Quoi qu’il en soit, la décision fut sans appel : pour se conformer au rôle de bonne mère de famille, elle démissionna et abandonna une carrière prometteuse pour partir avec mon père s’installer en Normandie et élever ses enfants dans ce qu’elle espérait être un avenir stable et serein. Après une enfance passée auprès d’un père violent et d’une mère résignée, ma mère avait le fantasme d’une famille unie, d’un foyer rempli de cris d’enfants, et, surtout, d’amour.
Hélas, ces côtes normandes ne seront qu’une escale parmi les nombreuses destinations d’une errance ne faisant que commencer, et si notre foyer sera bel et bien rempli de cris, ils ne seront guère joyeux, et encore moins empreints d’amour.
Trouville est restée, dans ma mémoire, cette happy place gorgée de doux souvenirs que j’aurai tant l’occasion de regretter par la suite. Cette petite ville du Calvados, accolée à la fameuse Deauville, me vit grandir jusqu’à l’âge de 8 ans. Mon père y ouvrit son salon de coiffure, ma mère l’y aidant de temps en temps. De l’école maternelle, je ne garde que deux souvenirs peu agréables : le premier, celui du temps de la sieste, pendant lequel nous les enfants étions obligés de nous allonger sur des matelas au sol et faire semblant de dormir. Mais moi, je n’étais pas fatiguée. Je gigotais, me levais, dérangeais mes petits camarades et finissais immanquablement par me faire punir. Aujourd’hui encore, je trouve ridicule de s’échiner ainsi à imposer un rythme unique à tous les enfants d’une même tranche d’âge. Certains pourront arguer que « c’est pour leur bien », mais personne ne me fera croire qu’il ne s’agit pas d’un système destiné avant tout à arranger les adultes – ce qui ne serait pas un problème si nous avions la décence de ne pas prétendre veiller au bien-être de ces enfants. Mais je m’égare.
À l’époque, j’étais loin de toutes ces considérations – sur l’enfance, bien entendu. Je ne dois pas être la seule à m’être rebellée innocemment contre la sieste imposée. Je suis certaine que de nombreuses personnes savent de quoi je parle quand j’affirme qu’il était hautement agaçant de devoir rester allongée dans une semi-obscurité censée provoquer la somnolence, sous l’œil inquisiteur d’une dame guettant le moindre mouvement un peu trop vif à son goût. Cette pénombre contribuait peut-être au sommeil de mes camarades, mais cela n’en devenait que plus stimulant pour moi. Dans un environnement enfin calme – enfin, oui ! – et visuellement reposant, l’envie de m’adonner à mes activités favorites se faisait impérieuse. Alors que les autres enfants, même les plus réticents, pouvaient succomber à la fatigue au bout de quelques minutes, moi, en revanche, je me retrouvais dans une ambiance parfaite pour m’activer, et bien sûr, me faire réprimander.
Pour peu que je veuille profiter de ce moment pour me détendre, mes stéréotypies qui me servaient à me détendre – des mouvements répétitifs, comme secouer mes mains à la manière d’un oiseau ou me balancer – et qui étaient probablement peu maîtrisées à cet âge-là me valaient d’être remise au pas par les surveillantes. Bref, je détestais le moment de la sieste, et me faisais gronder sans faute. Je me souviens que c’est justement la sieste qui servit pendant longtemps d’élément principal de comparaison entre ma jeune sœur et moi : Cecilia, ce gros bébé de deux ans ma cadette, souriant et complaisant, qui dormait à poings fermés sans emmerder son monde, tandis que je faisais de mon côté vivre un enfer aux surveillantes et aux nounous, qui s’en plaignaient à ma mère, elle-même impuissante. Cecilia, qui dormait paisiblement, aussi bien le jour que la nuit, et qui semblait tellement plus facile à vivre que Julia, l’aînée, qui chahutait pendant la sieste et jouait avec ses poupées toute la nuit – des poupées qui, bien sûr, ne pouvaient que dialoguer à grands cris pendant que la famille sommeillait. Ces dialogues n’étaient guère originaux, mais ils reproduisaient fidèlement ceux des dessins animés de Babar, personnage auquel je vouais un culte indéfectible, probablement parce que l’histoire ne comportait que des animaux, et que je me sentais plus en symbiose avec eux qu’avec les humains. À un très jeune âge, je connaissais mes contes et dessins animés par cœur. Je crois bien avoir dupé mes parents en leur faisant croire que je lisais couramment, alors que je ne faisais que réciter une histoire apprise par cœur, en fixant le livre, ayant mémorisé le moment où je devais tourner les pages. Julia, même pas entrée au CP, et déjà reine du bluff.
Le deuxième souvenir désagréable de mon école maternelle est celui de mon crâne rasé, œuvre loufoque de mon paternel à l’occasion d’une épidémie de poux. Ma sœur et moi arrivâmes donc à l’école en arborant un look skinhead avant l’heure, attirant les regards de commisération des institutrices et l’étonnement des autres enfants. Mon géniteur continuera à faire preuve tout au long de notre enfance d’un enthousiasme quelque peu excessif envers nos cheveux, prônant la coupe courte à tout prix afin de nous garantir une chevelure de rêve à l’âge adulte. Deux décennies plus tard, j’attends toujours la réalisation de ce miracle, et je dois dire que je commence à sentir l’arnaque.
*
Mon entrée à l’école primaire se fit sans drame, d’après ma mère. Mes parents nous avaient inscrites à l’école privée Jeanne d’Arc, à deux pas de chez nous, une petite école au personnel bienveillant et dont la localisation m’épargna le boucan d’une cantine scolaire. J’apprenais vite, j’étais dans mon monde. Je n’ai pas de souvenirs très marquants de ma première année en primaire, si ce n’est ce merveilleux endroit que je découvris à l’école : le coin bibliothèque. Les livres devinrent ainsi mes premiers et meilleurs amis. Lorsque je me lassais du cours de la maîtresse, je me levais – sans demander la permission – et me dirigeais vers ce havre de paix. Ma mère rapporte la perplexité de ma maîtresse d’école, mais ce ne fut qu’en CE1 où l’on décela certaines particularités qui ne cadraient pas tout à fait avec le cadre scolaire : je n’étais pas rebelle, mais je n’étais pas bien à l’école ; je m’ennuyais.
La cour de récréation était un enfer, trop bruyante et trop peuplée d’enfants, au point que j’en éprouvais des vertiges. J’allais à l’école dans le seul espoir de pouvoir me blottir parmi les gros coussins moelleux de mon petit coin bibliothèque, et me plonger dans les aventures de Tom Tom et Nana. Je commençai à me désintéresser des contenus scolaires, et mes notes devinrent très mauvaises. Lorsqu’il m’arrivait de parcourir un J’aime lire en plein milieu d’un cours, la maîtresse me demandait ironiquement : « Ça va, Julia ? Je ne te dérange pas ? », ce à quoi je répondais, avec toute la naïveté de mes 7 ans : « Oh non, pas du tout, je t’en prie. » Comment aurais-je pu deviner qu’elle tentait de me faire comprendre que mon comportement n’était pas approprié ? À mes yeux, elle me posait une question, et j’y répondais comme je savais le faire, avec franchise, incapable de saisir le sens caché de ses paroles, imperméable que j’étais – et que je suis toujours – à toute forme d’ironie.
Si cette maîtresse avait été un de ces adultes insupportablement drapés dans leur dignité face aux enfants, j’aurais été irrémédiablement plongée dans un cycle d’échec scolaire et d’autodénigrement constant. Au lieu de cela, ma maîtresse demanda à mes parents de me faire passer quelques tests psychologiques, et le diagnostic tomba : enfant précoce. Du moins, c’est comme cela qu’on appelait les enfants ayant un QI plus élevé que la moyenne. Ce fut une belle occasion manquée pour un diagnostic d’autisme, et je ne sais pas si je dois m’en estimer heureuse ou le regretter. Quand je constate aujourd’hui la manière dont les enfants et les jeunes autistes peuvent être exclus de l’Éducation nationale, je me dis que j’ai eu chaud, que je suis passée à travers les mailles du filet de l’institution plutôt que d’atterrir dans un institut médico-éducatif (IME) où l’on m’aurait laissé végéter sans valoriser mon potentiel, réduisant ainsi mes possibilités et mon avenir. À l’inverse, il m’a fallu camoufler mes difficultés et jouer la comédie afin de survivre dans le monde scolaire classique, lequel peut se révéler impitoyable envers les êtres les plus vulnérables.
À partir de ce moment, les regards sur ma personne changèrent. Mon air « trop sérieux » pour mon âge fut expliqué par mon incroyable cerveau, tandis que mon ennui de l’école se justifiait par un niveau d’enseignement trop bas, trop peu stimulant, pour mes capacités.
C’est incroyable la façon dont un diagnostic change complètement le destin d’une personne ! Nul doute que si j’avais été reconnue autiste Asperger à ce moment-là, le personnel de l’école aurait estimé qu’il ne relevait plus de sa compétence de s’occuper de moi, que ma place n’était pas à l’école. On n’aurait alors rien attendu de moi, petite personne handicapée, on aurait plaint mes parents et c’est tout. En revanche, en tant que petit génie, on s’est donné la peine de me stimuler, de me faire progresser, de me pousser dans mes retranchements intellectuels. Je suis peut-être mauvaise langue, mais n’allons pas faire semblant de croire que la perception de la « douance1 » et de l’autisme sont les mêmes au sein d’un établissement scolaire.
J’avais en vérité des besoins particuliers que le système scolaire n’avait pas prévus, mais la réponse apportée a changé à jamais le cours de ma vie : on m’a appris que oui, j’étais intelligente, malgré mes mauvaises notes et mes difficultés sociales, on m’a fait croire en mes capacités, et je n’ai aucun doute que cela fut déterminant pour le restant de mon existence. On me donna des exercices plus compliqués, de CE2 ou de CM1, et je pris goût à l’apprentissage, à tel point que me dépasser intellectuellement devint l’objectif de ma vie. Je me transformai en bonne élève, insatiable, exigeante. Mais la véritable libération vint de ce qu’il me fut désormais possible de passer autant de temps que je voulais au coin bibliothèque, aussi bien pendant les cours que pendant la récréation, mais aussi pendant que ma classe se rendait à la messe. L’équipe pédagogique avait en effet estimé qu’il était préférable de me laisser une certaine indépendance, de ne pas se montrer trop rigide envers moi, puisque je n’étais pas « une enfant comme les autres ». Plus je me plairais à l’école, plus mes chances d’épanouissement intellectuel seraient importantes puisque la psychologue avait prévenu tout ce petit monde que les enfants « précoces » réagissaient très mal à un environnement trop strict, et qu’il convenait donc de m’éviter l’échec scolaire.
1. Terme provenant du Canada et servant à désigner les enfants ou les adultes dont les capacités intellectuelles dépassent la norme établie.
Les éclairs fendent le ciel, l’orage gronde, le circuit électrique de l’appartement a été coupé et ma petite sœur de 5 ans est en larmes sur le canapé. Ses pleurs n’ont rien à voir avec une quelconque peur de l’orage mais plutôt avec mon père, assis à côté d’elle, qui s’amuse à lui dire que la fin du monde est arrivée – le fameux Armageddon biblique.
Ma sœur pleure car elle sait bien ce que cela implique : Dieu va tuer tous les méchants et laisser vivre uniquement les gentils Témoins de Jéhovah. Bref, toute l’humanité est sur le point d’être assassinée, y compris ses copines de maternelle. Peut-être même succombera-t-elle aussi à l’Armageddon pour peu qu’elle n’ait pas suivi les commandements de Dieu ces derniers temps. Connaissant cette crainte, mon père s’amuse davantage : « Eh ben, y en a une qui n’a pas la conscience tranquille, on dirait », et les pleurs de ma sœur, humiliée d’avoir été démasquée en plus de craindre sa mort imminente, redoublent de plus belle tandis que mon père glousse de plaisir.
Cette scène, qui pourrait paraître d’une violence abominable, est pourtant on ne peut plus banale dans notre famille. Âgée de deux ans de plus que ma petite sœur, je tente de la rassurer. Ce n’est qu’une tempête, elle va passer. L’Armageddon, ce sont des boules de feu qui tombent du ciel, pas de la flotte. C’est juste Dieu qui pète et qui pisse. Amusée de cette métaphore, ma sœur rigole à moitié tout en pleurant. Mon père, gêné, me demande de ne pas parler comme cela du Tout-Puissant.
En général, les parents menacent les enfants désobéissants d’être privés de cadeaux à Noël. Chez les Témoins de Jéhovah, les parents menacent plutôt leurs enfants d’être tués aux mains du Seigneur. Les deux partis pris éducatifs sont discutables, mais l’un me semble l’être plus que l’autre si vous voulez mon avis – je vous laisse deviner lequel.
Mes parents ne se sont pas encore fait baptiser au sein de cette secte, mais on leur a délivré un manuel éducatif tout prêt pour guider leurs enfants sur le droit chemin. Pour moi, c’est une aubaine ! Chez les Témoins de Jéhovah, aucun adepte ne fête les anniversaires ni Noël, ce qui m’épargne une socialisation que j’ai du mal à supporter, tout comme les bruits et bousculades enfantines dont je suis peu friande. En revanche, les adeptes doivent se rendre trois fois par semaine dans un lieu de culte appelé la Salle du Royaume – de Dieu, au cas où vous ne suivriez pas – où nous apprenons tout ce que la secte exige de nous, à coup de culpabilisation et d’exemples moraux tirés de la Bible. Nous ne devons pas nous lier d’amitié avec les gens « du monde » – c’est à-dire les non-Témoins de Jéhovah – à moins que ce ne soit pour généreusement les évangéliser.
En ce qui me concerne, aucun danger que cela m’arrive : qu’il s’agisse de Témoins de Jéhovah ou de gens « du monde », je n’ai aucune envie de me lier d’amitié avec qui que ce soit, sauf si ce quelqu’un s’avère être un chien ou un chat. En revanche, la secte veut que ses adeptes aillent diffuser la bonne parole en distribuant des tracts et des revues édités par la Watch Tower Bible and Tract Society, la maison mère, dirons-nous. Pour cela il faut enfiler ses vêtements du dimanche et aller sonner aux portes de parfaits inconnus. Mes parents n’ont pas le temps – et sûrement pas l’envie, à mon avis – de s’adonner à un tel exercice, et ils ne sont donc pas encore vus comme étant éligibles au baptême. Cette situation aurait pu durer, mais ils vont malheureusement devenir de fervents adeptes dans les années à venir, ce qui ne va pas manquer de grandement compliquer la vie de leurs enfants.
Mais l’évangélisation ne se fait pas uniquement grâce au porte-à-porte, non ; elle implique aussi d’embrigader ses proches et toute personne avec laquelle l’adepte est en relation. C’est comme cela que mes parents ont été approchés et que mon père a succombé le premier à l’idéologie sectaire des Témoins de Jéhovah. Mon père, d’origine hispanique, est arrivé en France à l’âge de un an avec ses parents et ses huit frères et sœurs. Il a grandi à Saint-Ouen dans une grande pauvreté, habitant tantôt dans un bidonville, tantôt dans une chambre de bonne qui accueillait toute la famille. Il avait 10 ans en mai 1968, et ce moment de l’Histoire qui en émeut plus d’un n’entraîna pas de changement substantiel dans son quotidien. Immigré et typé Arabe, il n’avait pas le look « bon-chic-bon-genre » que mes grands-parents maternels auraient sans doute préféré pour ma mère. Peut-être que les Témoins de Jéhovah lui ont offert la possibilité d’avoir une place qu’il n’avait pas su trouver au sein de la société française ?
On peut dénicher de nombreuses informations sur Internet au sujet des Témoins de Jéhovah, mais beaucoup d’entre elles sont mensongères. Pour ma part, je dirais qu’il s’agit d’une secte comme une autre, avec ses leaders, ses ragots, ses techniques d’embrigadement et ses adeptes sincères – pour la plupart. Voici ce que l’on m’a appris dès mon plus jeune âge : Dieu s’appelle Jéhovah, il a créé les humain dans le but de les faire habiter dans un Paradis terrestre, mais le Diable, jaloux de l’adoration que recevait Dieu, décida de semer la zizanie. Du coup, Dieu permit au Diable de régner sur la Terre jusqu’au moment où il déciderait d’intervenir afin de rétablir l’ordre divin sur celle-ci par le biais du fameux Armageddon.
Les enfants Témoins de Jéhovah grandissent en apprenant que le monde est dirigé par le Diable et qu’il faut convertir un maximum de personnes afin qu’elles soient épargnées lors de cet événement inéluctable que sera la fin du monde. Jusque-là, rien de très original en matière de croyances apocalyptiques.
Comme dans toutes les sectes, les dirigeants au sommet de la hiérarchie de l’organisation font croire qu’ils disposent d’une ligne directe reliant leur bureau à celui du Créateur, justifiant alors leurs instructions et injonctions toutes plus contradictoires les unes que les autres mais débitées de manière continuelle afin de ne jamais relâcher leur emprise sur les fidèles. Il y aurait bien plus à dire sur les Témoins de Jéhovah, mais c’est de moi dont je parle dans ce livre, alors je voudrais bien que l’on se reconcentre un peu sur ma personne, merci bien.
Celle qui avait embrigadé mes parents s’appelait Nadine. Elle était professeur de musique et se chargeait de mon initiation musicale. Je me souviens encore de l’odeur de renfermé face au clavier du grand piano sur lequel elle m’apprenait à placer mes doigts. Elle était devenue ma professeure de piano après être apparue sur le pas de la porte de mes parents, qui se trouvaient alors en pleins préparatifs de mon deuxième anniversaire, le dernier que l’on se permettrait de fêter avant de très nombreuses années afin de respecter les préceptes jéhovesques – la célébration d’un anniversaire reviendrait à glorifier quelqu’un alors que seul Dieu pouvait l’être, sans même parler des origines païennes d’une telle célébration. Mon père fut tout de suite charmé par les promesses d’un monde meilleur, à la charge d’une force supérieure, sans que cela exige même de lever le petit doigt.
Qui ne serait pas séduit alors qu’il se trouve en plein questionnement existentiel, et qu’il ne possède pas la capacité de déjouer les pièges rhétoriques bien ficelés du discours des Témoins de Jéhovah ? De plus, ce discours avait l’avantage de s’ancrer et de revendiquer un ordre patriarcal qui fleurait bon les années cinquante, et mon père étant le misogyne qu’il est toujours fut ravi d’apprendre que Jéhovah allait dans son sens en matière de sexisme. Mon géniteur fut un poisson confiant qui mordit à l’hameçon avec un enthousiasme enfantin. Ma mère, en revanche, ne fut pas si facile à convaincre. Elle avait trouvé dans sa boîte aux lettres des tracts provenant de la paroisse locale et mettant en garde les habitants contre le danger que représentaient les Témoins de Jéhovah. Il faut dire que plusieurs scandales entouraient la secte, notamment la mort d’enfants suite au refus de leurs parents de faire pratiquer une transfusion sanguine, alors que le corps médical avait estimé une telle intervention absolument nécessaire pour leur survie. Mais ma mère avait – et a toujours – une faiblesse : ses enfants, pour lesquels elle souhaitait la meilleure éducation possible. Elle nous voyait, ses deux filles, si différentes, et moi si étrange, sans arriver à percevoir quelle éducation pourrait nous convenir. Mais ce dont elle ne voulait pas était clair pour elle : nos deux grands-pères étaient violents et alcooliques, et elle voulait à tout prix agir différemment avec nous. Croyante mais en rupture avec l’Église catholique, elle souhaitait que nous recevions également une éducation religieuse… mais laquelle ?
C’est alors qu’elle les aperçut : les enfants Témoins de Jéhovah, sages, silencieux, bien coiffés, bien habillés et d’une politesse surprenante. Elle nous regarda alors, ses deux filles en bas âge – nous devions sûrement être au milieu d’une énième dispute, durant laquelle l’une finirait par mordre l’autre jusque sang, tandis que cette dernière hurlerait à la mort – et elle eut envie que nous leur ressemblions.
Voilà donc comment nous nous retrouvâmes à apprendre la Bible et à nous ennuyer à des réunions assommantes trois fois par semaine, sans que mes parents se décident réellement à sauter le pas du baptême. L’éloignement géographique de Nadine y fut pour beaucoup, car cette femme n’était pas une banale Témoin de Jéhovah accomplissant mollement son devoir : elle avait le statut de « pionnier permanent », c’est-à-dire qu’elle accomplissait près de cent heures par mois de porte-à-porte et d’évangélisations diverses. C’était une vraie fanatique, une personne qui croyait vraiment de tout son cœur en la cause à laquelle elle avait dédié sa vie, et qui se targuait, avec son mari, d’avoir converti plusieurs dizaines de personnes, ses « fils et filles spirituels », comme elle aimait à les nommer.
À mes yeux, ceci n’est pas étonnant et n’a pas forcément à voir avec les techniques mises au point par la secte : Nadine était une force de la Nature. Elle possédait un sens de l’humour ravageur et semblait toujours de bonne humeur. C’était une ancienne hippie qui avait tout simplement troqué la weed contre la Bible, et qui souhaitait transmettre son enthousiasme pour le Royaume de Dieu à quiconque croisait son chemin.
En s’éloignant de Nadine, l’enthousiasme de mes parents pour les idées des Témoins de Jéhovah s’essouffla, mais la graine avait été semée. Ce que personne ne pouvait prévoir, c’était que nous croiserions à nouveau son chemin à plus de deux mille kilomètres de notre Normandie, treize ans plus tard. Mais ce sera une Nadine différente que nous rencontrerons : toujours joyeuse en apparence, elle sera cependant la première à nous révéler les dessous les plus sordides de la secte des Témoins de Jéhovah, à travers une expérience traumatisante et scandaleuse. Mais pour l’instant, revenons à la vie quotidienne paisible d’une enfant autiste non-diagnostiquée, et de sa famille un peu particulière dans les années 1990 en Normandie.
J’étais une enfant étrange, et il me semble que je ne suscitais guère de sympathie chez certains adultes, notamment chez ceux qui se sentaient investis d’une mission éducatrice. Les nounous me comparaient sans cesse avec ma sœur, si placide et complaisante, qui dormait quand on le lui demandait, mangeait tout ce qu’on lui servait et affichait toujours un sourire radieux dès qu’on lui accordait de l’attention. Je pense que ma sœur était l’enfant idéal dont rêvent tous les futurs parents. Certes, ma mère avait cette qualité que possèdent certains parents, celle d’aimer inconditionnellement, sans exiger en retour un enfant correspondant en tout point à ses attentes, mais il faut avouer que ma sœur ne devait pas être difficile à aimer puisque même les inconnus s’arrêtaient dans la rue pour s’extasier devant sa petite bouille. Quand je songe à l’enfant qu’était ma petite sœur, je pense qu’elle ne méritait pas toute la vie d’humiliations qu’elle était sur le point d’endurer, aussi bien à l’école qu’au sein de sa propre famille, et qui allait transformer drastiquement sa personnalité. Mais à l’époque, rien ne pouvait l’attrister ou la faire sortir de ses gonds, sauf peut-être sa grande sœur qui refusait de prêter ses jouets ou l’incitait à manger les croquettes du chat.
Quant à moi, j’étais l’exact opposé : je ne dormais jamais, piquais de grosses colères, n’obéissais pas et refusais de manger tout ce qui s’éloignait de la texture de la purée. Concernant l’alimentation, ma mère luttait, insistait, se démenait et s’épuisait à tenter de me faire avaler des aliments solides dont l’ingrédient principal n’était pas du chocolat. La pauvre était loin d’être au bout de ses peines puisque j’allais me déclarer végétarienne quelques années plus tard, puis végétalienne à l’âge adulte.