Invenit et Fecit
Je l’ai inventé et nous l’avons fait1
1. Cette devise qui accompagne la signature des peintres du XVIIIe siècle et des montres réalisées par les horlogers de haute précision, deux des passions de Christian Prouteau, ne pourrait mieux définir son action et celle des premiers gendarmes du GIGN.
Nous étions les premiers…
C’était il y a quarante-quatre ans exactement. Lorsque j’ai réuni pour la première fois les dix-sept premiers hommes, ce 3 novembre 1973, j’étais le seul à savoir où nous allions… Nous devrions inventer ce que nous ferions et surtout la manière dont nous l’accomplirions puisqu’il n’existait pas d’exemple. Comme toujours, j’étais sûr de moi et je savais précisément comment aborder cette mission. Je n’avais d’ailleurs reçu aucune orientation ni directive particulière, et surtout aucun moyen. Uniquement un objectif : créer une unité capable de résoudre le problème des prises d’otages et des arrestations difficiles.
On m’avait affecté un simple petit bureau et, rapidement, j’aurais à mener le premier combat : celui de l’espace vital. Quand on voit aujourd’hui les installations du « Groupe » (c’est ainsi que nous appelons le GIGN entre nous), il est impossible d’imaginer qu’il est né de rien, voire de moins que rien… Je savais pourtant qu’il fallait accepter de tout construire à nous seuls et j’allais devoir expliquer à ces dix-sept pionniers que nous serions les meilleurs en partant de nulle part, parce que notre force résidait dans notre détermination. Les moyens ne sont qu’une extension de nos sens, pas une fin en soi. Les outils que notre intelligence conçoit ne sont que des objets inanimés, et leur efficacité n’est due qu’à celui qui les utilise et à la manière dont il s’entraîne avec – une remarque de bon sens qui semble pourtant totalement absente du difficile contexte actuel, tant on s’évertue à vouloir désormais répondre aux problèmes en termes de moyens et non de réflexion.
Face à MES hommes, alors que nous étions démunis de tout, j’ai exposé ce que nous allions accomplir ensemble. Ils m’ont cru et nous l’avons fait.
On ne vient pas de nulle part et ces quelques mots sur cette première réunion qui constitua l’acte fondateur du Groupe me ramènent à tous ceux auxquels je dois d’être ce que je suis, ceux dont l’exemple et l’enseignement m’ont permis de mener mes hommes et d’être suivi d’eux, de construire cette unité exceptionnelle.
Tout d’abord mes parents et mes grands-parents.
Mon grand-père maternel, une force de la nature, qui me fit comprendre ce qu’est le courage alors que je ne devais pas avoir plus de 5 ou 6 ans… Je raconte l’anecdote dans Mémoires d’État.
Puis mon grand-père paternel, ancien adjudant de gendarmerie, un homme autoritaire mais bienveillant qui pouvait vous transpercer de son regard bleu profond et dont les photos en tenue et les moustaches m’impressionnaient fortement.
Enfin mon père, officier de gendarmerie, que j’ai vu commander, en particulier à Ghisonaccia, en Corse. Il n’y avait rien quand il était arrivé, sinon des bâtiments délabrés, mais il avait entrepris de tout faire, de tout construire… Il nous a quittés cette année et, même si je mesure le privilège qui a été le mien de le côtoyer jusqu’à cet âge avancé, le vide qu’il laisse en moi ne pourra jamais être comblé… En 1963, il avait créé un service exceptionnel de rapprochements judiciaires par microfiches fondé sur la théorie des ensembles, à partir d’une machine à sélection optique qu’il continuera de développer et qui ne sera remplacée par un système informatique qu’en 1983. Mais il avait également conçu les Sections de recherche, qui permirent à la Gendarmerie de prendre la place qui lui revenait en Police judiciaire.
Puis mes maîtres, à commencer par mon instituteur en Corse, M. Stefani, qui nous avait préparés à l’entrée en sixième, très sélective à l’époque puisqu’il y avait un examen… Nous étions réunis en une seule classe, CM1 et CM2, mais il nous permit malgré tout de réussir. Son autorité naturelle le dispensait de crier pour ramener le silence à la fin de la récréation et, lorsqu’il tapait dans ses mains en lançant : « En rang et en silence, s’il vous plaît », même les plus turbulents obéissaient…
Il y eut ensuite mes instructeurs pendant deux ans aux enfants de troupe à Autun. L’encadrement militaire et la discipline rigoureuse de l’école m’apprirent à être fier de mon uniforme. Après, ce fut le lycée, où je poursuivis tant bien que mal ma route vers le bac avec la bienveillance de mes professeurs malgré les nombreuses autres activités auxquelles je consacrais toute mon énergie, à commencer par mon rôle de chef de troupe aux Éclaireurs de France, sous la houlette du responsable régional Pierre Lacouchie, dont le totem était « le Chat ». Nous admirions cet homme qui nous enseigna les valeurs du scoutisme, en particulier la tolérance et le respect des autres.
Mais il y avait aussi cette salle de judo où notre professeur, André Chouziou, exigeait de ses élèves une stricte discipline d’entraînement. Dans un « dojo » à peine chauffé l’hiver et étouffant l’été, il nous apprit à contrôler notre stress et à maîtriser les battements de notre cœur avant chaque combat, à avoir la détermination de vaincre par le mental tout en respectant l’adversaire. Le stage qu’il avait effectué au Japon, au dojo du Kodokan, en avait fait un adepte d’une conception quasi-religieuse des arts martiaux qui, à l’instar de la pensée orientale, place l’esprit au-dessus du corps – une approche très différente de celle de maître Kawaishi, celui qui rendit ce sport accessible aux Européens. Ayant constaté que j’étais apte à enseigner, que je maîtrisais parfaitement la technique, que je respectais l’esprit de son enseignement et que je figurais parmi les meilleurs en compétition, M. Chouziou me confia régulièrement la direction de sa salle après avoir souffert d’un grave accident de la colonne vertébrale. À 17 ans, je me retrouvais alors avec soixante-dix élèves de tous âges à gérer !
L’enseignement de M. Chouziou et sa philosophie si particulière m’ayant profondément marqué, je ferai plus tard de ce sport la discipline de base du Groupe, sans pour autant négliger la boxe, le karaté et l’aïkido dans le programme d’entraînement de mes hommes.
En terminale Math Élém, j’eus le privilège d’avoir comme professeur de philosophie un homme exceptionnel, Pierre Hervé, résistant de la première heure et ancien directeur adjoint de L’Humanité. Après avoir réalisé ce qu’était le stalinisme, il s’était mis à écrire contre le communisme avec d’autant plus de férocité qu’il avait servi cette doctrine avec loyauté, convaincu jusque-là de sa justesse. Au-delà de notre programme scolaire, il nous apprit à réfléchir sur le sens de la société, de la politique et de l’engagement, insistant sur la nécessité de s’informer et de comprendre avant d’affirmer – même s’il n’hésitait pas lui-même à faire usage d’une plume au vitriol (certains de ses « amis » comme Sartre ou Mauriac en firent les frais). Un jour, j’étais arrivé en arborant avec fierté mon brevet parachutiste prémilitaire afin d’épater les copains, et cela ne lui avait bien sûr pas échappé. Il s’amusa ensuite à m’interpeller sur un ton à la fois ironique et paternel : « Et vous, le para, vous en pensez quoi ? »… Il avait été décoré de la Légion d’honneur, des Palmes académiques et de la Croix de guerre, mais nous ne le savions pas. Il fit partie de ces personnes qui comptent dans une vie et je regrette de ne jamais avoir trouvé l’occasion de le lui dire…
La philosophie fut ma meilleure note à ce bac où j’échouai lamentablement cette fois-ci, trahi par les mathématiques – mon point fort – pour une inversion de signe : un signe moins au lieu d’un signe plus, une courbe bonne mais inverse à celle demandée dans l’exercice, et au final une nouvelle route et l’avenir qui va avec.
Je me suis engagé en août 1964 pour cinq ans avec pour objectif Saint-Cyr Coëtquidan et, au terme de ce parcours, la Gendarmerie, que j’intégrerai en 1971. Durant toutes ces années passées dans des écoles militaires, j’ai beaucoup appris de mes supérieurs officiers et sous-officiers.
Comme partout, il y a là trois sortes d’hommes : ceux qui vous marquent en bien, ceux que vous auriez préféré ne jamais croiser et ceux qui vous laissent indifférent. On l’ignore sur le moment, mais la deuxième catégorie a son importance. Elle enseigne tout ce qu’il conviendra de ne pas faire lorsque l’on sera chef soi-même, comme par exemple compter sur son grade ou sur le règlement plutôt que sur ses propres qualités pour affirmer son autorité. Mais il y a surtout cette première catégorie d’hommes, celle des chefs – les vrais, les chefs naturels, ceux que l’on suivrait partout et auxquels on voudrait tant ressembler. Le lieutenant Maillols, mon chef de section à l’école des sous-officiers de Saint-Maixent, était de ceux-là. Il comptait chacun de ses mots, ne nous lâchait jamais rien et pardonnait encore moins, mais il avait une raison. Il savait que mener une unité au combat représente une énorme responsabilité, tout simplement parce que le succès de la mission et la vie des hommes qui l’accomplissent dépendent de celui qui commande. Il m’a fait comprendre que ce n’était pas un jeu.
Dès lors, j’ai tout fait pour animer ma section et en faire la meilleure de la promotion. Nous sommes devenus les premiers, mais nous l’avons fait pour lui. C’est à son contact que j’ai compris ce que signifiait l’adage militaire « Une troupe manœuvre à l’image de son chef ».
À l’inverse, l’encadrement de Saint-Cyr Coëtquidan, plus souvent focalisé sur la forme que sur le fond, ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. À tel point que je pris le parti de rire de cette année de formation qui nous voyait devenir officiers, apprenant beaucoup tout en m’amusant sur le dos de ma hiérarchie, alors même que plusieurs de mes camarades en gardent aujourd’hui encore de mauvais souvenirs.
Ce sens de la dérision m’a souvent été utile, et plus particulièrement à l’école des officiers de gendarmerie de Melun, qui fut pour moi une véritable déception, surtout en comparaison de l’école des transmissions de Montargis que j’avais connue deux ans plus tôt. Là, le général Nisart, commandant l’école, nous avait fait prendre conscience de notre rôle de chef et du cortège de responsabilités que cela pouvait impliquer.
C’est donc un peu désabusé que je rejoignis mon escadron à Saint-Denis, en juillet 1972. Je découvris cependant rapidement que j’avais fait le bon choix. Un an plus tard environ, grâce au capitaine Baux, responsable de la formation des unités commando, je fus choisi pour créer ce qui allait rapidement devenir une des meilleures unités au monde.
Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur cette unité exceptionnelle. Il me semblait même que tout avait été dit…
C’était compter sans l’intérêt de Jean-Luc Riva, que j’avais rencontré lorsqu’il s’était attelé à l’écriture d’un livre sur l’opération de Loyada. Nous avions passé beaucoup de temps ensemble et j’avais découvert un passionné de la chose militaire en général et du GIGN en particulier. Précis, soucieux du détail qui n’en est jamais un dans ce genre de récit, il savait replacer les événements dans leur contexte afin de leur donner tout leur sens…
Aussi, lorsqu’il me proposa avec son éditeur François de Saint-Exupéry d’écrire un livre qui aborderait la genèse de cette unité et mettrait en valeur les hommes qui lui avaient donné vie, j’acceptai de participer à ce projet qui leur rendrait hommage. Grâce à lui et aux nombreux documents et témoignages que les dix-sept pionniers ont accepté de partager sur cette aventure exceptionnelle, j’ai pu moi aussi, au cours de ces mois durant lesquels nous avons travaillé ensemble, revivre les années les plus exaltantes de ma vie, les plus belles mais aussi les plus douloureuses…
Nous étions les premiers retrace avant tout l’aventure de ces hommes qui ont contribué à cette histoire et auxquels je dois tout. Même si j’ai conçu ce qui a été construit, ces hommes m’ont cru et m’ont accordé leur confiance pour que nous puissions écrire ensemble, avec notre sueur et notre sang, l’une des plus belles histoires du XXe siècle.
En près de dix années passées avec eux, et soixante-quatre opérations menées, je n’ai jamais eu besoin de me retourner. Je savais qu’ils étaient derrière moi…
Sans eux, je n’étais rien.
Christian Prouteau
Le temps va faire son œuvre, d’ailleurs il a déjà commencé. C’est une mécanique que nul ne peut arrêter, une faux dont la lame n’épargne personne et qui a déjà frappé Norbert Jeandenant – celui qu’ils appelaient « Nono ». L’homme à la pipe est parti donner ses cours de judo et de karaté dans un paradis lointain. Mais qu’ils se rassurent : pour ces dix-sept gendarmes qui furent les premiers à intégrer le GIGN, il existe une sorte d’éternité qui porte un nom : la postérité. Ils ont en effet cette chance unique de voir leurs mémoires se perpétuer à travers ceux qui, génération après génération, se transmettent ce flambeau allumé voilà plus de quarante ans, le 3 novembre 1973.
C’est en écrivant Les Enfants de Loyada que je les ai rencontrés pour la première fois. Des livres sur le GIGN, j’en avais lu plusieurs, remarquant au passage que le ton dithyrambique du début avait progressivement évolué, en particulier ces dernières années, vers des récits plus mesurés, écrits bien souvent par d’anciens membres de l’unité.
Mais ceux-là, les premiers, qu’avaient-ils à raconter ? Ils avaient tous à peu près 25 ans quand ils s’étaient présentés un matin d’octobre 1973 à Maisons-Alfort afin d’y passer les épreuves de sélection. Venus de tous les horizons de la gendarmerie, aucun d’entre eux n’avait le profil d’un enfant de chœur, mais plutôt celui d’un homme en rupture de ban avec l’institution et cherchant à tout prix à s’évader d’un quotidien qui le rongeait. Dans cette caserne de banlieue, un jeune lieutenant les attendait, la main tendue.
Pour commander ce type d’unité, pompeusement nommée « Équipe commando » à l’époque, on était en droit d’attendre un profil différent de celui d’un joueur de guitare à cheveux longs, fût-il jeune officier. Preuve tout de même que certains chefs de l’époque avaient su discerner chez Christian Prouteau les qualités physiques et les compétences techniques alliées à un sens inné du leadership, ingrédients indispensables à un chef lorsqu’il veut s’imposer dans ce type d’unité. Deux de ces compétences suffisent parfois pour assurer un temps de commandement, mais elles sont nettement insuffisantes dès lors qu’il s’agit de créer de toutes pièces le premier groupe antiterroriste de la gendarmerie.
De Christian Prouteau, on a tout dit. Moi, je l’ai rencontré longuement et fréquemment. C’est un être dont le destin a souvent été bouleversé par les circonstances, mais qui a su rester entier. J’ai également parlé à de nombreuses reprises avec les seize premiers gendarmes du GIGN. Ils lui doivent tout et ils le disent. À aucun moment ils ne se sont sentis abandonnés, même après avoir quitté le Groupe. Christian Prouteau continuait de veiller sur eux, sans jamais hésiter à faire jouer ses relations pour aider l’un de ses anciens équipiers à se reclasser dans la vie civile. La seule condition qu’il mettait à un départ volontaire du Groupe était de ne plus jamais y revenir, imitant ainsi la pratique des SAS : Vous choisissez de quitter le Régiment, vous perdez l’espoir d’y revenir un jour.
Il est vrai que le personnage de Christian Prouteau en irrite certains, et alors ? Ce qu’il a fait, personne d’autre avant lui ne l’avait fait : aérocordage, pénétration par explosifs, tirs coordonnés, infiltration subaquatique, techniques de corde appliquées aux bâtiments, nouvelles techniques de tir, etc. Christian Prouteau et les premiers gendarmes du Groupe ont tout inventé pour donner au GIGN cette avance technique que leurs successeurs ont su faire fructifier et qui en fait aujourd’hui l’unité française de référence en matière de contre-terrorisme.
Le livre Les Enfants de Loyada ne pouvait rester sans suite. Il fallait partir à la rencontre de ces seize premiers équipiers qui, sans moyens et parfois sous le regard incrédule de leur hiérarchie, ont porté à bout de bras le Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale dans ces premières années qui étaient celles où l’on ne se payait pas de mots. La colonne d’assaut se réduisait au binôme et les assauts étaient menés sans casque ni gilet pare-balles.
Un tel engagement ne peut se comprendre qu’à travers la confiance que les hommes avaient dans leur chef et parce que cette unité symbolisait à leurs yeux ce en quoi il croyait le plus : le goût du risque, le goût de l’effort et le culte de la mission. Le tout symbolisé par une devise : sauver des vies au mépris de la sienne.
J’ai donc demandé à Christian Prouteau de travailler avec moi sur ce récit afin de restituer ce qu’avaient été les premières années de la vie du GIGN, une aventure qui était aussi la sienne. Tous les faits rapportés ont été confirmés par plusieurs protagonistes et n’ont pas eu besoin d’être embellis, mais que cela ne vous étonne pas… Si cette histoire est hors normes, ces seize premières recrues l’étaient aussi.
Ce livre est le leur.
Jean-Luc Riva
Tout au long de sa vie, le général de Gaulle a adhéré à la maxime selon laquelle « Les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts. » Il avait raison, et c’est une réalité que les serviteurs d’un État ne devraient jamais oublier. Il existe cependant un corolaire. Des États partageant des valeurs communes, chacun d’entre eux ayant leur propre vision, peuvent à tout moment partager des intérêts communs.
Dans des domaines sensibles tels que le renseignement, les opérations militaires, et lorsque des informations doivent être échangées ou des plans opérationnels élaborés, il peut se révéler essentiel de collaborer avec des officiers de liaison accrédités et experts dans leur domaine. Traiter avec un homologue auquel on accorde sa pleine confiance est bien plus aisé lorsqu’on peut le regarder droit dans les yeux plutôt qu’en échangeant par téléphone de manière anonyme avec un quelconque représentant officiel.
J’ai occupé ce rôle d’officier de liaison en France, à l’époque où un jeune officier de gendarmerie du nom de Christian Prouteau était en train d’établir les fondations d’une unité nouvellement créée, le Groupe d’Intervention de la Gendarmerie Nationale. La genèse des relations que j’établirai par la suite avec Christian Prouteau remonte à un repas discret que je partageai alors avec le directeur de cabinet du directeur général de la Gendarmerie nationale. Nous nous retrouvâmes dans la salle à manger du siège de la gendarmerie, alors situé rue Saint Didier, dans le 16e arrondissement de Paris.
Mon interlocuteur aborda le sujet du GIGN et me demanda si je trouverais intéressant d’évaluer ses capacités opérationnelles. Je l’étais, et je le fis. Lorsque j’établis mon rapport à l’attention de la communauté du renseignement américain, qui le transmit à son tour aux unités des opérations spéciales américaines, je recommandai dans les termes les plus vifs de mettre en place des échanges opérationnels entre cette jeune unité française et les unités équivalentes américaines. Il faut comprendre qu’une unité de la police ou de l’armée, à l’image d’une équipe de rugby ou de football, reflète inévitablement l’histoire et la culture de son pays. Les All Black de Nouvelle-Zélande se révèlent toujours formidables sur un terrain de rugby, mais cela n’empêche pas que les joueurs français soient capables de stupéfier tout le monde à n’importe quel moment par leur « flair ».
De la même manière, le GIGN français, le GSG9 allemand, les SAS britanniques, la Delta force américaine ou les équipes d’intervention du FBI ont chacun une approche distincte lorsqu’il s’agit d’effectuer une opération. « Vive la différence ! » Pourtant, personne ne possède la bonne réponse, et d’ailleurs il n’y a jamais une seule réponse possible. D’où l’importance de voir de ses propres yeux la manière dont les autres travaillent. Christian Prouteau se montra tout à fait ouvert à ce que j’évalue la capacité opérationnelle de ses hommes. Ce qui m’impressionna particulièrement à son sujet fut, dès le premier abord, son ouverture intellectuelle. Cette qualité, mais aussi sa capacité à inspirer ses hommes, constituent des fondamentaux essentiels lorsqu’il s’agit de commander une unité spécialisée en combat rapproché. Le GIGN, sous le commandement de Christian Prouteau, semblait lui-même en constante évolution. Rien ne semblait échapper à la vigilance de son chef. Cette unité était son enfant.
La capacité particulière de Christian Prouteau, en dépit de son jeune âge, à concevoir le GIGN, à vendre le concept à sa hiérarchie, à obtenir les moyens financiers nécessaires, puis à recruter ses hommes, à les équiper, à les entraîner et à les commander au sein d’une unité d’élite me parut véritablement impressionnante. Que ce soit aux États-Unis ou dans un autre pays, je n’avais encore jamais été témoin d’une telle prouesse de la part d’un jeune lieutenant, qui serait promu un peu plus tard capitaine.
Si Christian Prouteau a pu se retrouver plus tard mis en cause, il est important de se rappeler que les responsabilités qui lui incombaient entraînent toujours des querelles politiques. Ce jeune homme ne profita jamais de sa situation pour s’enrichir, ne serait-ce que d’un seul centime. Il est également important de se rappeler qu’à ce jour de nombreux citoyens français continuent à vivre une existence paisible en raison de la création à l’époque de cette formidable unité d’intervention. Une unité conçue, créée et commandée par Christian Prouteau. Cette histoire est dévoilée dans le récit qui suit sur les dix premières années du GIGN. À tous les jeunes qui liront ce récit et qui souhaiteraient envisager une vie au service de l’État, j’aimerais ajouter une dernière remarque sur l’usage de la force létale. Au cours de toute ma carrière, je n’ai jamais rencontré un quelconque autre officier entraîné à tuer avec un tel niveau de compétence qui ait en même temps possédé une telle éthique au sujet de la mort. À cet égard, je considère Christian Prouteau comme l’un des hommes doté des plus grandes valeurs morales qui soient au sens premier du mot. Tout ce que peuvent raconter les intellos ou les experts autoproclamés est dénué de tout intérêt. La France devrait être fière que ses 2 000 ans d’histoire soient personnifiés par l’un de ses représentants de l’ordre les plus dévoués à la Nation, ou pour en revenir aux racines du terme, à l’un de ses « gens d’armes », un homme d’armes.
James Callahan
Colonel des forces spéciales américaines (e.r)
La page était blanche lorsque tout a commencé. Inutile de copier, puisque rien n’existait. Seule la question était posée. En fait elle avait été posée deux ans plus tôt, très précisément le 5 septembre 1972, là où ce qui aurait dû être une fête s’était brutalement mué en tragédie. Pour la première fois depuis 1936, l’Allemagne avait obtenu d’accueillir les jeux Olympiques, signe incontestable de son retour à la table des grandes nations. Munich, la ville hôte des Jeux, travaillait sans relâche depuis le 26 avril 1966 afin que tout soit prêt pour la cérémonie d’ouverture, puisque, à une ou deux exceptions près, aucune infrastructure n’existait encore. Alors on a construit, ici un parc olympique, là une tour de télévision de 280 mètres de haut, puis un stade olympique de 77 000 places a vu le jour – tout a été prévu et pensé dans les moindres détails, jusqu’au teckel Waldi, première mascotte officielle des JO. Les Allemands en sont convaincus, ils vont pouvoir démontrer au monde entier que rigueur, sens de l’organisation et fiabilité des installations sont la marque de fabrique de leur nation.
Il ne manque donc pas un bouton de guêtre le 26 août 1972, jour de cette inauguration qui rassemble 121 nations. C’est un record de pays participants, mais aussi de spectateurs, puisque 3 millions de billets ont été vendus à la veille de la cérémonie. Plus de 7 000 athlètes, tous pays confondus, vont maintenant défiler dans l’Olympiastadion de Munich, parmi lesquels les quatorze athlètes israéliens, dont le pays maintient sa présence dans les territoires palestiniens conquis depuis la guerre des Six Jours, malgré la résolution n° 242 de l’ONU.
Celle-ci, votée en 1967, voudrait qu’Israël restitue les terres occupées en échange de la reconnaissance de l’État hébreu par tous les pays arabes. Ce détail diplomatique auquel personne n’a songé, ni le Comité international olympique, ni le pays organisateur – nous sommes en pleine période du Peace and Love1 –, va se révéler dévastateur pour la suite des Jeux. Il est en effet la raison d’être d’une organisation terroriste palestinienne, Septembre Noir, qui s’est juré de mettre la terre d’Israël et de ses alliés à feu et à sang tant que les territoires n’auront pas été libérés.
Ses membres ne sont pourtant pas inconnus des services de renseignement occidentaux. Après que les structures palestiniennes de cette organisation ont été expulsées de Jordanie au terme de sanglants combats, Septembre Noir a assassiné en représailles, en novembre 1971, le Premier ministre jordanien Wasfi Tall. La présence d’athlètes israéliens aux jeux Olympiques de Munich n’est évidemment pas passée inaperçue aux yeux des terroristes et elle semble offrir une proie facile pour un commando bien entraîné comme le leur.
Le 5 septembre 1972, à 4h30 du matin, huit membres de Septembre Noir s’infiltrent dans le village olympique et gagnent l’immeuble où sont logés les athlètes de la délégation israélienne. Un membre de cette délégation, Yossef Gutfreund, alerté par le bruit, fait alors barrage avec son corps en se dressant à la porte de la chambre. Deux coups de feu retentissent, qui le blessent au bras. Il a cependant le réflexe d’alerter ses compatriotes en criant « Attention, terroristes ! ».
L’entraîneur d’haltérophilie Tuvia Sokolovsky, avec lequel il partage sa chambre, brise aussitôt une vitre et s’enfuit par la fenêtre. Moshe Weinberg, le coach de l’équipe israélienne de lutte gréco-romaine, tente, lui, de s’interposer. Sans hésiter, l’un des terroristes lui tire une balle dans la joue et le force à indiquer les chambres où logent les autres membres de la délégation. Malgré sa blessure, il tente néanmoins de retarder les assaillants, permettant ainsi à un athlète israélien, Gad Tsobari, de s’échapper. Moshe Weinberg va malheureusement le payer de sa vie : l’un des membres du commando lui tire une balle en pleine tête.
Yossef Romano, un haltérophile, tente lui aussi de s’opposer aux terroristes avec un couteau de poche. Il blesse l’un d’entre eux avant d’être abattu. Au final, l’assaut des Palestiniens se solde par la prise en otages de neuf Israéliens : Yossef Gutfreund, qui est blessé, l’entraîneur de tir sportif Kehat Shorr, l’entraîneur d’athlétisme Amitzur Shapira, le tireur sportif Andre Spitzer, le juge d’haltérophilie Yacov Springer, les lutteurs Eliezer Halfin et Mark Slavin, ainsi que les deux haltérophiles David Berger et Zeev Friedman. Les autres membres de la délégation ont réussi à fuir en sautant des balcons ou en se cachant dans l’immeuble.
À 4h45, une femme de ménage alertée par les coups de feu prévient la sécurité, qui envoie un garde non armé sur les lieux, lequel prévient la police. Il est un peu plus de 5 heures du matin lorsque le commando fait parvenir ses revendications aux autorités allemandes : libération immédiate de 236 prisonniers détenus dans les prisons israéliennes ainsi que de deux terroristes allemands de la Fraction Armée Rouge, dont Andreas Baader2, dangereux activiste et fervent soutien de la cause palestinienne. Ces demandes sont assorties d’une menace : à partir de 9 heures, le commando exécutera un otage toutes les heures et jettera son corps dans la rue du village olympique.
Ces revendications sont immédiatement transmises à Tel Aviv. Il est maintenant 8h15 et, comme si de rien n’était, la compétition de dressage hippique commence selon le programme prévu. Show must go on !
Moins d’une heure plus tard, la réponse de Tel Aviv fuse par la bouche du Premier ministre Golda Meir : « Il n’y aura pas de négociations. »
Les autorités allemandes vont néanmoins tenter de négocier. Avec un premier résultat, celui d’obtenir des ravisseurs un report de l’ultimatum d’exécution des otages initialement fixé à 9 heures du matin et désormais renvoyé à midi. Mais ces autorités ne savent pas encore que les terroristes vont mettre à profit ce délai pour torturer certains de leurs otages et laisser sans soins ceux qu’ils ont blessés pendant l’attaque du matin.
Persuadé que les membres du commando sont au nombre de cinq, le gouvernement allemand finit par accepter leur ultime exigence : un transfert en hélicoptère jusqu’à un aéroport militaire d’où un Boeing 727 les emmènera en Égypte. Les Allemands positionnent six policiers habillés en membres d’équipage dans l’avion afin de neutraliser les premiers terroristes qui y pénétreront, les autres membres du commando devant être foudroyés par les cinq tireurs d’élite postés sur des toits avoisinants.
Mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, il n’y a pas de tireurs d’élite disponibles dans la police munichoise ! À 7 heures du matin, ce 5 septembre 1972, des fonctionnaires appartenant au bureau de gestion des personnels de la police de Munich ont été rappelés à leurs postes de toute urgence. Le commandement leur demande de trouver le plus rapidement possible, en épluchant les centaines de fiches mécanographiques des policiers de la ville, les noms de ceux qui font partie d’un club de tir sportif. Une fois ces policiers trouvés, les dirigeants des clubs sont contactés afin de connaître leur niveau de tir ! Cinq sont sélectionnés, cinq policiers auxquels on explique la situation et ce que l’on attend d’eux : qu’ils soient capables d’effectuer des tirs à tuer sur des terroristes.
Tous vont accepter cette mission, en insistant toutefois sur les limites de leur action : ils ne sont pas à proprement parler des tireurs d’élite et ils ne sont pas équipés comme tels, car, il faut bien se rendre à l’évidence, ils n’auront pas de fusils de précision à leur disposition ! C’est donc avec un armement disparate – fusils de compétition et pistolets-mitrailleurs qui ne sont pas équipés de lunettes de tir – que les policiers prennent leurs postes en fin de matinée. Il est bien évidemment encore moins question d’équipements de vision nocturne ou d’équipements radio. Cette absence de moyens de communication entre les « tireurs d’élite » va s’ajouter au fait que jamais, dans aucun pays ni dans aucune unité, le tir simultané et la coordination des tireurs n’ont encore été envisagés. Toutes les conditions sont réunies pour qu’un carnage puisse avoir lieu.
La cellule de crise mise en place par le gouvernement ouest-allemand est dirigée par le chef de la police munichoise Manfred Schreiber, entouré du ministre de l’Intérieur Hanns-Dietrich Genscher et du ministre de l’Intérieur bavarois3 Bruno Merk. Schreiber a offert aux terroristes une quantité illimitée d’argent qu’ils ont refusée en lui faisant cette réponse : « L’argent ne signifie rien pour nous, nos vies ne signifient rien pour nous. » Toutefois, ils acceptent à cinq reprises de repousser leur ultimatum. À 17 heures, alors que leur demande initiale de mise à disposition n’a pas varié, les négociateurs exigent un contact direct avec les captifs pour s’assurer qu’ils sont encore en vie. Deux d’entre eux qui parlent couramment l’allemand, Andre Spitzer et Kehat Shorr, ont alors une brève conversation avec les policiers depuis la fenêtre ouverte du deuxième étage du bâtiment assiégé. Mais Spitzer commet l’erreur de répondre à la question de trop – où sont-ils ? Il reçoit aussitôt un coup de crosse de kalachnikov en plein visage. Quelques minutes plus tard, le ministre Genscher et Walter Tröger, le maire du village olympique, sont cependant autorisés à pénétrer dans les appartements afin de parler avec les otages.
Tröger mentionnera la dignité avec laquelle les otages israéliens font face à la situation et note qu’« ils semblent résignés à leur sort ». Il a également remarqué que plusieurs otages, en particulier Gutfreund, qui saigne abondamment, ont subi des sévices et que David Berger a reçu une balle dans l’épaule gauche. Genscher et Tröger déclarent avoir vu « quatre ou cinq assaillants » à l’intérieur de l’appartement.
Après avoir considéré divers scénarios en vue de libérer les otages, les autorités allemandes mettent un bus à la disposition des terroristes afin de les transférer avec leurs prisonniers jusqu’à une plate-forme pour hélicoptères, conformément aux exigences du commando. De là, deux appareils les conduiront à l’aéroport de la base militaire Fürstenfeldbruck Air Base de l’OTAN, où les attendra un Boeing 727 à destination du Caire.
Le plan des forces de police allemandes consiste à positionner six policiers à l’intérieur de l’appareil afin qu’ils maîtrisent les deux terroristes qui inspecteront le Boeing. Dans le même temps, les tireurs d’élite devront abattre ceux qui seront restés dans les hélicoptères, estimant qu’ils ne seront que deux ou trois.
C’est lors du transfert du commando que l’équipe de crise découvre que les terroristes sont au nombre de huit ! Prévenus à la dernière minute, alors que les hélicoptères sont sur le point d’atterrir à Fürstenfeldbruck, les policiers allemands à bord de l’avion votent pour l’abandon de leur mission – sans consulter leur commandement central – et désertent l’avion ! Il ne reste alors, pour remplir la mission, que les cinq tireurs d’élite, dont trois ont été préalablement positionnés sur le tarmac et les deux autres dans la tour de contrôle.
Les hélicoptères atterrissent peu après 22h30 et six des terroristes en sortent – quatre qui gardent les pilotes et les otages sous la menace de leurs armes, et deux autres qui vont inspecter le Boeing 727 et le découvrir vide, sans équipage ! Réalisant qu’ils sont tombés dans un piège, ils retournent rapidement vers les hélicoptères au moment précis où les autorités allemandes donnent l’ordre d’ouverture du feu aux tireurs d’élite.
Deux terroristes qui se tiennent près de l’un des pilotes d’hélicoptère sont abattus, et un troisième qui tente de s’enfuir est mortellement blessé, mais le reste de l’intervention va tourner à la tragédie. Après une heure et demie d’échanges de coups de feu et le renfort de véhicules blindés, la situation s’apaise enfin. Un silence qui ne rend que plus angoissant le décompte des cadavres.
Tous les otages sont morts. Et seuls trois terroristes ont été capturés vivants.
En France, debout devant la télévision du mess de l’escadron 6/3 de gendarmerie mobile de Saint-Denis, un jeune lieutenant suit le compte rendu du chaos indescriptible que reflètent les images diffusées en différé depuis Munich. Le bilan est sans appel : si trois terroristes ont finalement été capturés et cinq autres tués lors d’échanges de tirs avec la police allemande, la délégation israélienne n’en a pas moins été décimée. Elle a perdu onze de ses athlètes sur quatorze, auxquels il faut encore ajouter le policier allemand tué ainsi que de nombreux blessés.
La sécurité des jeux Olympiques et la gestion de la crise par les autorités allemandes sont pointées du doigt par la communauté internationale mais, dans les cercles du pouvoir de chaque pays, une question revient, lancinante : Et nous, qu’aurions-nous fait ?
Les Israéliens, eux, ne se posent pas de questions. Ils confient à leur unité Kidon4 la mission de retrouver et de tuer un à un les organisateurs encore vivants de la prise d’otages de Munich. L’opération Colère de Dieu durera vingt années, au cours desquelles le Kidon neutralisera à travers toute l’Europe une dizaine de Palestiniens et de ressortissants de pays arabes directement concernés par le massacre des athlètes israéliens de Munich5. Aucun n’échappera à la vengeance d’Israël, y compris les trois preneurs d’otages survivants qui, libérés par l’Allemagne quelques mois après Munich afin de répondre aux exigences de pirates de l’air ayant détourné un avion de la Lufthansa, seront abattus peu après leur sortie de prison. Hélas, dans cette chasse aux terroristes, le Mossad commettra quelques erreurs d’identification qui entraîneront la mort de plusieurs innocents, comme ce garçon de café, Ahmed Bouchiki, exécuté par erreur à Lillehammer, en Norvège.
Lorsque les autorités françaises examinent à leur tour l’éventualité d’un tel attentat sur le territoire national et entreprennent de faire la somme des moyens en personnels et matériels dont ils disposent pour faire face à un tel événement, la réponse a le mérite d’être limpide : rien ! Car en septembre 1972, la France ne dispose d’aucune unité possédant un entraînement spécifique et utilisant un matériel adapté qui permettrait de faire face à une prise d’otages du calibre de celle de Munich.
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Le ministère de l’Intérieur demande alors à la Police nationale de créer sept groupes d’intervention (GIPN), un par région, dont le premier va voir le jour à Marseille le 27 octobre 1972 sous les ordres du commissaire N’Guyen Van Loc, dit le Chinois. Mais un an plus tard éclate l’affaire Danielle Cravenne.
Le 18 octobre 1973, un Boeing 727 d’Air France quitte Orly à 11h45 à destination de Nice, avec 112 passagers à bord. Alors que l’avion est à mi-parcours, une femme se lève pour aller aux toilettes en emportant avec elle un sac de toile grise. Lorsqu’elle en sort, elle tient dans une main un revolver (qui se révélera être un faux) et dans l’autre une carabine 22 LR. Elle tend alors à l’hôtesse quatre feuillets sur lesquels sont écrites ses revendications, qui vont de la situation au Moyen-Orient à la mise sous scellés du film Rabbi Jacob, qui vient de sortir en salles ce même jour et qu’elle estime être pro-sioniste. À 12h32 l’avion se pose à Marseille-Marignane, où les gendarmes des transports aériens tentent alors de la raisonner, sans succès. La pirate de l’air fait débarquer l’ensemble des passagers, à l’exception du commandant de bord et du steward, qu’elle retient en otages.
Le préfet de police alerte le GIPN de Marseille, qui arrive sur place à 14h10. Déguisé en steward, un policier du GIPN, Paul Caparos6, l’un des meilleurs tireurs de la Police nationale, va tenter d’immobiliser la preneuse d’otages sans utiliser son arme. Se sentant menacée, la femme ouvre le feu en tirant à la hanche avec sa carabine 22 LR. Paul Caparos plonge entre les sièges et riposte de quatre balles de 38 Spécial. Atteinte à la tête et au cœur, la femme est tuée sur le coup.
On s’aperçoit alors qu’elle est l’épouse de Georges Cravenne, l’attaché de presse le plus demandé de Paris, qui est justement chargé de la promotion du film Rabbi Jacob. Dès le lendemain, la mort de la jeune femme – connue pour être fragile psychologiquement – entraîne un déchaînement de la presse, qui juge les méthodes du GIPN de Marseille pour le moins expéditives.
À partir de ce moment, le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, va privilégier l’emploi de la Brigade de recherche et d’intervention de Paris (BRI), à laquelle il va donner une compétence nationale. En cas de crise grave, elle devient Brigade anti-commando (BAC) et se voit alors adjoindre, le temps de la crise, un renfort de policiers spécialistes dans le maniement de gaz incapacitants de type lacrymogènes (la brigade des gaz). L’intervention de la BRI-BAC ne se fera pas sans heurts, la Police nationale n’appréciant pas l’arrivée de cette unité de la préfecture de police de Paris partout en France.
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À l’escadron de gendarmerie mobile de Saint-Denis, faute de direct à la télévision, le lieutenant Christian Prouteau a continué à suivre le dénouement de la prise d’otages de Munich à la radio jusque tard dans la nuit. Les semaines ont passé, mais les mots « terroristes », « prise d’otages », « massacre », « impuissance des forces de l’ordre » ont marqué l’esprit du jeune officier. Il l’ignore encore, mais à la Direction de la gendarmerie, l’idée de la création d’une unité nouvelle et autonome, ne puisant pas dans les ressources existantes, fait là aussi son chemin.
La tragédie de Munich va bientôt changer la vie de dix-sept hommes, dix-sept gendarmes qui vont remplir la première page blanche de l’antiterrorisme avec quelques lignes en lettres de sang.
Voici la véritable histoire des dix-sept premiers membres de l’unité qui, en très peu de temps, deviendra une référence mondiale dans la lutte contre le terrorisme et le grand banditisme : le GIGN.
1. Le mouvement hippie s’est cristallisé autour de l’opposition à la guerre du Vietnam entre 1954 et 1975. Peace and Love était le cri de ralliement des hippies du monde entier, particulièrement nombreux en Allemagne, pays où pesait un tabou sur la génération du nazisme.
2. Le 13 octobre 1977, quatre membres du Front Populaire de Libération de la Palestine détournent un avion de la Lufthansa parti de Palma de Majorque pour Francfort. Leur chef exige la libération des onze membres de la Fraction Armée Rouge, dont Andreas Baader, détenus à la prison de Stammheim en Allemagne. L’avion se rend finalement à Mogadiscio, en Somalie, où il arrive le 17 octobre. Les passagers du Boeing 737 sont libérés le lendemain, après un assaut effectué par les forces spéciales allemandes du GSG 9 qui provoque la mort de trois terroristes. Apprenant l’échec du détournement, Baader et trois autres membres de la Fraction Armée Rouge se suicident dans leurs cellules.
3. L’Allemagne étant un État fédéral, chaque province a son gouvernement en sus du gouvernement fédéral.
4. Créé au début des années 70, le Kidon (« baïonnette » en hébreu) est le Service Action du Mossad. Il a pour mission de tuer les ennemis d’Israël et de réaliser les opérations de sabotage et les enlèvements. Le service compte une centaine de membres répartis en commandos de quatre éléments (trois hommes et une femme).
5. Le dernier, Atef Bseiso, sera tué par le Kidon en juin 1992 à Paris.
6. Paul Caparos sortira très marqué par ce drame, qu’il décrit dans un livre intitulé Tireur de l’ombre (Éditions Autres Temps, mars 1995).
Le directeur de l’école du cinéma de Boulogne a difficilement calé ses cent kilos dans un fauteuil en cuir manifestement sous-dimensionné. Il exhale à petites bouffées les volutes d’un havane qui embaume toute la pièce, provoquant un début de mal de mer pour le jeune étudiant assis en face de lui sur l’extrémité de son siège, un carton à dessin posé à ses pieds.
« Prouteau… voyons voir. Ah, voilà… Vous postulez pour la formation de décorateur-scénographe, c’est bien ça ?, questionne le ventripotent en tripotant un dossier famélique. Si je vous ai demandé de me ramener quelque chose qui valide votre culture artistique, c’est parce que là-dedans, dit-il en tapotant le dossier sous-alimenté, il n’y a rien. Rien ! »
L’impétrant se penche alors et sort de son carton à dessin une toile plate qu’il tend à l’emboucaneur dont les yeux porcins indiquent clairement qu’il n’aurait jamais dû accorder cet entretien. Les doigts boudinés d’une de ses mains se saisissent de la toile tandis que l’autre, d’un geste théâtral, éloigne le cigare de sa bouche en balayant du même coup la fumée qui le sépare du candidat. Enfin, il examine le tableau. C’est un direct au foie, plus aucun son ne sort de sa bouche pendant un long moment.
Il tient entre les mains Les Raboteurs de parquet, le trait de génie du peintre Eugène Caillebotte. C’est une copie, certes, mais tout y est, la dureté du travail, l’effort des ouvriers, le sens de la lumière, le réalisme, la technique du peintre, il y a tout !, encore quelques années de travail et ce garçon pourrait être copiste au Louvre, songe le directeur avant de s’adresser à Christian Prouteau.
« Vous dessinez depuis combien de temps ?
– Plus de dix ans, monsieur ! Je peins un peu de tout, tenez j’ai aussi amené un Manet… Ou plutôt une copie.
– Mais vous allez finir en taule, mon garçon !, s’esclaffe le directeur en examinant Le Joueur de fifre. Pas mal, je le reconnais… Entre nous, ne vous amusez pas à vendre ce genre de toile à n’importe qui, on risque la confusion. Vous avez du talent, c’est incontestable. Et la formation de décorateur-scénographe pourrait effectivement vous convenir ! »
Le jeune homme se garde bien de lui dire qu’il est déjà admissible dans une école d’ingénieurs parisienne, d’autant plus que son choix penche fortement pour les métiers du septième art.
« Voilà un dossier à me renvoyer et on se retrouve pour les épreuves d’admission », conclut le directeur en raccompagnant Christian Prouteau à la porte.
La reproduction de tableaux a été pour ce dernier une école de rigueur, exigeant de sa part une étude détaillée de l’œuvre et de son auteur avant qu’il ne commence à la reproduire. Véritable Stakhanov de la copie, Christian Prouteau y occupe une bonne partie de ses loisirs, mais ce n’est pas là le seul talent du jeune homme.
La montre-gousset de grand-père, qu’il avait fini par démonter après avoir potassé une bonne dizaine d’ouvrages techniques sur l’horlogerie, lui avait déjà donné la passion des « garde-temps ». C’est ainsi que se nommait le chronomètre au XVIIIe siècle, lorsqu’il s’agissait de déterminer la longitude d’un navire par le retard ou l’avance qu’il indiquait sur l’heure du lieu d’observation. Avec son argent de poche, Christian Prouteau a acheté montres-gousset, chronomètres et horloges anciennes pour les démonter et les réparer. Il aime contempler le cœur des montres à complication1 pour analyser le mouvement de leurs engrenages et la précision de leur usinage. Sans qu’il s’en aperçoive, cette passion lui a inculqué la compréhension des montages complexes et le goût de la précision.
Mais en sortant de son entretien à l’école du cinéma, Caillebotte et les garde-temps échappent à ses pensées. Ce soir, il y aura une petite fête à la maison. Son père, officier de gendarmerie, et sa mère ont longtemps attendu qu’il se décide enfin à choisir un métier. Et cette fois, cela semble chose faite ! Il décide de marcher un peu jusqu’au métro de la porte Maillot au milieu de la foule qui grouille en cette fin de matinée du printemps 1964. C’est en bas de l’avenue de la Grande-Armée qu’il remarque alors l’affiche, un signe du destin pour ce passionné de l’Empire. « Engagez-vous ! », lui ordonnent les mots écrits en lettres blanches sur fond d’azur en claquant autant que le « I want you » de l’Oncle Sam en 1917.