Camomille
Naissance
d’une
Femme
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© 2017, Les Éditions du 20 Décembre
Les Éditions du 20 Décembre
1116 rue de Cambuston 97440 Saint-André
Tél: +262 692 732 094
Email: editionsdu20decembre@gmail.com
ISBN : 979-10-92429-06-0
Couverture : Doris Lépinay
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Dédicace
À Daniel Lauret qui m’a conseillé de présenter ces écrits à une éditrice.
Grâce à lui ces mots, ces phrases sont aujourd’hui devenus un livre. MON livre.
Merci.
Table des matières
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Épilogue
1
Années 1960
Je m’appelle Geneviève. Ma famille et moi vivons au sud de l’île de La Réunion dans un petit village situé sur le bord de la rivière du même nom, « Langevin ».
Langevin, village pittoresque. Le chant des oiseaux et le ruissellement de la rivière bercent et apaisent la vie de ses habitants qui bénéficient d’un climat doux et d’une végétation abondante. Le dépaysement est garanti pour ceux qui veulent s’y attarder.
Langevin, endroit magique. Depuis mes quatre ans, j’en ai sillonné tous les environs avec mon père, surtout la forêt de Grand Pays. Inutile ici de possèder un réveil ou une montre. Les villageois prennent leurs repères en fonction de la position du soleil. Mon père m’a ainsi appris que lorsque le soleil pointe son nez au sommet du grand Morne de Langevin, il est 7h00 ; lorsqu’il couvre la toiture des cases, 10h00 ; ensuite, il chauffe la rivière et lorsque l’eau est tiède, cela annonce la fin de journée.
C’est ici, que ma mère m’a mise au monde. Seule.
En effet, le matin du jour de ma naissance, elle a senti que je voulais vite découvrir le monde. Sans attendre, j’ai glissé entre ses cuisses et atterri sur son lit. Deux poussées ont suffi pour qu’elle entende mon premier cri. À l’arrivée de la sage-femme, il ne restait plus qu’à couper le cordon qui me reliait à elle. Ma mère raconte avec fierté à qui veut l’entendre ce premier épisode de ma vie.
Je suis la benjamine de la famille. Une famille très nombreuse. Neuf enfants.
Une famille heureuse de vivre malgré les revenus très modestes de notre père.
Chaque dimanche, c’est sous un gros letchi que les catholiques se réunissent dès 7h00, avant de descendre à pieds tous ensemble jusqu’à l’église de Saint-Joseph, pour la messe. C’est leur unique sortie. Ce jour-là, les visages expriment la joie, les cœurs sont en fête. Devant, les grandes personnes jacassent, tandis que les plus jeunes suivent sagement. Certaines femmes ont les bras chargés de bouquets d’anthuriums et de fougères qui iront garnir l’autel.
Ce rendez-vous est un moment privilégié pour les rencontres du voisinage, amicales et parfois amoureuses. Les hommes sont bien rasés, portant cravate et chapeau pour certains. Les femmes revêtent leurs plus belles robes colorées ; les plus âgées y ajoutent l’accessoire indispensable qui vient agrémenter la grâce qu’elles ont déjà : un chapeau de paille orné d’une fleur de frangipanier fraîchement cueillie. Je porte à chaque fois la même robe blanche à petits pois noirs, ma seule robe de sortie. À mes pieds, les chaussures noires héritées de mes sœurs aînées mais devenues trop petites. Je les enlève à mi-chemin pour éviter d’avoir mal aux pieds. C’est un trésor gardé soigneusement par ma mère. Je les remets une fois arrivée à notre destination. La marche est longue. Une heure environ.
Au centre-ville, l’église paroissiale, blanche avec son clocher en basalte, est repérable de loin. Elle dégage une atmosphère particulière. On s’y sent bien.
En fin de matinée, nous sommes de retour à Langevin. Le village devient le théâtre de festivités d’un genre particulier : le pique-nique réunionnais, rythmé par le son du maloya, des dominos qu’on frappe sur la table et du rire des baigneurs. Naturellement accueillants, les villageois font la causette aux inconnus venus de toute l’île. Malgré l’interdiction formelle des parents, j’aime beaucoup écouter les conversations des grands.
Tandis que les autres jeunes de mon âge s’amusent en se laissant glisser sur une grosse chambre à air le long de la rivière, moi je préfère rester en famille et profiter de l’animation musicale proposée par mon père. En effet, après le déjeuner, toute la famille rejoint les pique-niqueurs au bord de l’eau. Papa porte son accordéon multicolore et laisse balader ses doigts sur les touches pour s’échauffer. Maman le suit, avec sous le bras une soubique remplie de nappes sur lesquelles nous nous assiérons. Marchant près d’elle, je tiens l’harmonica avec précaution. Mes frères et sœurs ont les bras chargés de boissons rafraîchissantes. Jus de goyavier, d’ananas et de tangor. Notre arrivée attire la curiosité. Nous nous installons sous une voûte végétale créée par le chevauchement des branches. Autour de nous, il y a déjà beaucoup de monde. Certains finissent leur repas, d’autres dégustent leur café. Nous avons déjà mangé. Un traditionnel cari de canard. Par mesure d’économie, uniquement le dimanche nous mangeons de la viande.
— Hé la ! Nou la arrivé po fé danse à zot1 ! crie papa de sa voix joyeuse.
Sur cette invitation, des gens se lèvent et se rapprochent de nous. Le « bal la poussière » commence.
Je ne rate jamais ce moment. Mes mains battent en rythme. Mon déhanchement juvénile amuse les grands. Papa chante « À cause Fifine » en regardant amoureusement maman. C’est à elle qu’il dédie ce séga. Son visage s’illumine chaque fois qu’il prononce le diminutif de « Joséphine », le prénom de sa bien-aimée. Elle le regarde. Son sourire en coin exprime beaucoup de choses. Toute la famille chante en chœur le refrain. Le talent de papa démontré, les gens s’amusent, bras devant, bras derrière, pliés sur les jambes, ils dansent jusqu’à la tombée de la nuit.
Mon père. Un homme de grande taille, brun, les yeux verts. Il est remarquable et s’investit dans tout ce qu’il entreprend. C’est un autodidacte hors pair qui exerce une multitude de métiers. Il ne connaît pas l’ennui. Maçon la semaine, charpentier le soir, coiffeur et barbier tous les samedis matin. Parfois, il lui arrive même de s’improviser dentiste. Dans une boîte fermée, le matériel est en attente d’une urgence : coton, tenaille et grosse aiguille à laine. J’ai vu souvent des molaires coincées dans la pince...
Mon père a également un don pour redonner vie aux objets usés; le moindre objet trouvé représente à ses yeux un trésor, c’est pourquoi il l’entrepose en lieu sûr. Une sorte de bric à brac dans lequel il est le seul à se retrouver.
Spontanément, papa trouve la juste idée de recyclage. Inutile pour lui de faire un croquis. À peine a-t-il trouvé l’objet que déjà, il imagine ce qu’il va en faire et hop ! il réalise son œuvre avec beaucoup de précision. J’ai toujours su que mon père était un génie ! D’un rien, il peut créer une merveille.
Un jour, il s’est confectionné des chaussures avec du caoutchouc et de la ficelle. J’ai eu beaucoup de chance d’assister à sa création et de recevoir ses explications à chaque étape.
— Tu vois, ma fille, me dit-il sans quitter des yeux son travail, je fais le tour de mon pied avec la ficelle pour prendre la bonne mesure. Ça évite de gaspiller, tu comprends ? Surtout, il faut que les feuilles de choca soient bien sèches, sinon, la ficelle ne sera pas solide.
Il tire alors sur la corde pour me prouver qu’il a bien fabriqué la sienne. Je continue à le regarder, admirative. En une heure, les chaussures ont été impeccablement taillées et achevées à sa juste pointure, si bien que le lendemain, un de nos voisins remarque ces chaussures peu ordinaires et s’empresse de commander les mêmes.
— Dis, Marcel, elles sont jolies tes chaussures ! Où donc les as-tu dénichées ?
— Ah, ce sont des chaussures toutes simples que j’ai fabriquées hier soir avant de me coucher, répond mon père modestement.
— Ça alors ! C’est du costaud, on dirait ! Tu pourrais m’en fabriquer une paire ?
Mon père, soucieux de lui faire plaisir, ne sait pas comment le lui refuser. Il sait qu’il n’aura jamais le temps et qu’il déteste faire des promesses qu’il ne pourrait tenir.
— Ah ! J’aimerais bien, mais tu vois, le temps me manque. L’année prochaine, si tu veux !
— Je ne t’en veux pas, va ! Je sais très bien que tu n’as pas le temps. Tu travailles trop Marcel, repose-toi un peu ! Prends aussi le temps de t’amuser ! Bon, on verra tout ça l’année prochaine, dit le voisin résigné.
— J’aime ce que je fais, alors le temps que ça me prend n’a pas d’importance !
Quel homme étonnant mon père ! Il n’arrête pas de m’épater par son courage, sa créativité, sa résistance physique et son talent.
Comme il aime aussi jouer aux dominos en famille, il a fabriqué son propre jeu et dès mon plus jeune âge, il m’a appris à jouer. Il connaît toutes les petites astuces pour gagner. J’aime partager ces moments avec lui.
Parfois, les gens du village le sollicitent aussi pour abattre un cochon. Encore une fois, mon père ne sait pas refuser. La charcuterie n’a pas non plus de secret pour lui, bien qu’il n’ait reçu aucune formation professionnelle dans le domaine. Il a juste passé des heures à observer et aider les anciens. D’un bref coup d’œil, il peut dire à qui veut savoir s’il s’agit d’un jarret, d’une échine ou d’un autre morceau et comment le cuisiner. J’adore l’écouter et le regarder, même si je ne supporte pas la vue du sang. Ses gestes sont précis. Il travaille toujours dans la bonne humeur.
Un matin, il prévoit de tuer deux cochons. Il s’équipe d’un sabre à canne et d’un bertel pour aller chercher ce dont il a besoin dans la nature. Je propose de l’accompagner.
Dès 7h00, nous nous mettons en marche. À peine dix minutes plus tard, voilà qu’un commerçant arrête sa Peugeot 404 à notre niveau :
— Vous allez où comme ça ?
C’est papa qui répond. Je pense tout de suite à la chance qu’on aurait s’il nous proposait de nous conduire.
— On va chercher des feuilles de bananier au Cap Blanc.
— Montez, je vous emmène un bout de chemin.
Folle de joie, je monte avec papa à côté du chauffeur.
— Super ! Tu crois que tu peux nous déposer à Grand Galet, au début du sentier ?
— Oui, pas de problème ! Je ferai demi-tour après, pour redescendre à ma boutique, j’ai du temps aujourd’hui.
— Merci.
Pendant que les hommes discutent, je contemple le paysage. Des fougères tombent en guirlandes sur les parois de la montagne de chaque côté de la route. C’est la saison des goyaviers. Les branches sont chargées du petit fruit rouge. Les virages sont nombreux et la côte difficile. La camionnette fait un bruit bizarre.
— Voilà ! Je vous laisse ici !
— Merci camarade !
Papa et moi nous engageons dans le sentier. Je marche en tête. C’est agréable de se promener par ici. Nous n’entendons que le bruit de l’eau. Papa fredonne. J’ai droit, comme à chaque fois que je me promène avec lui, à tout son répertoire du dimanche.
— Au retour, je m’arrêterai pour cueillir du cresson. Regarde Geneviève, là-bas, il y en a plein !
— D’accord papa ! J’aime bien quand maman prépare le bouillon de cresson, surtout quand elle l’assaisonne au gingembre !
— C’est bon aussi en salade !
Nous arrivons au pied du rempart, au bord de la rivière et constatons qu’au loin, un éboulis de roches énormes a plié et écrasé des bananiers. Mon père s’arrête alors et me fait signe de revenir sur mes pas. Il pose son sabre par terre, se penche sur l’eau, plonge ses mains et s’asperge le visage.
— Ah ! Ça fait du bien par cette chaleur ! Viens te rafraîchir toi aussi, tu es toute rouge !
Je me penche à mon tour en faisant les mêmes gestes.
Rafraîchis, nous reprenons notre chemin et traversons la rivière à Cap Blanc. J’écoute attentivement les recommandations de mon père.
— Pose bien tes pieds sur les galets plats. Tu auras plus d’équilibre.
— D’accord ! Ouille ! L’eau est glacée !
En quelques enjambées, nous nous retrouvons de l’autre côté. Le bas de ma jupe est tout mouillé.
— Arrêtons-nous là. Ce n’est pas nécessaire de monter plus haut. Nous trouverons ce qu’il nous faut ici. Je vais ramasser les feuilles qui gisent au sol près de l’éboulis. Ce serait dommage de les laisser ainsi !
— J’ai peur. Si jamais il y avait un autre éboulis...
— Ne t’inquiète pas ma fille ! Il n’y a plus de risque.
Il coupe les feuilles les plus larges, les sépare en deux dans le sens de la largeur. Pendant ce temps, je les empile au fur et à mesure.
— Geneviève, je vais aussi couper quelques feuilles de choca. J’en aurai besoin pour confectionner de la ficelle.
— Il faudra bien laisser sécher les feuilles avant !
— Tu as bien appris ta leçon, ma p’tite ! Ce n’est pas pour maintenant. Il m’en reste encore un peu, mais c’est toujours utile d’en avoir sous la main, crois-moi !
Après avoir réuni les feuilles dont il avait besoin, mon père me signale :
— C’est bon, j’ai terminé. On peut rentrer !
— On pourra s’arrêter au bassin du Trou Noir ? Il fait chaud, je voudrais me baigner.
— Ta mère va s’inquièter, si on tarde.
— S’il-te-plaît, papa ! Juste un instant.
— On va descendre. Je verrai plus loin le temps qu’il nous reste.
Nous quittons la bananeraie. Je porte sur le dos le bertel à moitié rempli de songes et quelques feuilles de choca sous les bras. Papa a posé le gros paquet de feuilles de bananier sur sa tête. Ainsi chargés, nous cheminons avec précaution, quand s’étend devant nous le bassin !
— Papa, s’il-te-plaît, je peux aller me baigner ?
— Comment te le refuser ?
— Chouette ! Merci papa !
Je me débarrasse aussitôt de mon fardeau au pied d’un jamrosat, puis cours et saute de roches en roches jusqu’au bassin. Mes jambes frôlent les longoses humides. Les galets sont chauds. Délesté, Papa me suit tranquillement en sifflant un air de Tino Rossi. À deux mètres environ du bassin, je m’arrête et en un temps record, j’enlève ma jupe et mon chemisier. Je choisis le plus gros rocher qui surplombe le bassin et y grimpe. Pour y être montée plus d’une fois, je le connais bien !
— Attention de ne pas glisser Geneviève !
Je n’écoute plus mon père. Je lève les bras au ciel, plie les jambes, me penche et me jette ensuite dans le vide. Plongeon réussi ! Je nage en faisant le tour du bassin, avant de me diriger vers la plus grosse cascade. Je me mets en dessous, la tête en arrière et les yeux clos. Je me laisse masser. La force de l’eau me chatouille le dos, je rigole. Mon rire fait écho.
— Hé ! Geneviève ! Reviens. Il faut rentrer maintenant ou Fifine va me sermonner !
Avec regret, je quitte le bassin. Nous récupérons notre chargement et reprenons la descente du sentier.
À la maison, maman s’étonne de nous voir déjà revenus. Papa et moi échangeons un regard complice et nous nous gardons bien de mentionner aussi bien notre bienvenu taxi que ma délicieuse baignade à la cascade. Nous laissons planer le mystère. Ce sera notre secret entre père et fille.
Nous nous déchargeons sous le manguier, près de la grande table en bois de jacquier où tout va se passer. Papa prépare ses ustensiles en attendant l’arrivée du voisin qui doit venir l’aider. Munie du tuyau d’arrosage, je lave les feuilles de bananier, puis les range les unes sur les autres par petits tas. J’étale le choca sur une tôle au soleil comme papa me l’a demandé.
— Papa, on a oublié le cresson ! m’écrié-je, un brin déçue.
— Ah oui ! Dommage ! Je retournerai les cueillir ce soir. En attendant, on a du travail ! Vas me chercher le transistor dans la cuisine ! Je ne peux pas travailler sans musique.
Aussitôt dit, aussitôt fait !
— Merci. Je vais l’accrocher à la branche du manguier. Vois si ta mère peut couper quelques branches de pêcher, s’il-te-plaît.
— Dac !
Après que je lui ai fait la commission, ma mère s’exécute. Je l’accompagne au fond de la cour. Avec habilité, elle taille les branches que j’entasse au fur et à mesure. J’ose demander :
— Maman, n’avons-nous pas suffisamment de bois déjà coupés ?
— Non, ma fille ! Le pêcher est un bois spécial. Ton père en a besoin pour préparer le boucané. Selon lui, ça parfume la viande et lui donne un goût meilleur. Et ce que l’homme veut, femme fait ! C’est comme ça ! Voilà, je pense qu’il y en a suffisamment. Emporte-les à ton père.
Les branches sous le bras, je retourne à la table. Le voisin qu’on attendait est déjà là. Comme à mon habitude, je me place à mon poste d’observation. Le travail commence. Première étape : égorger le cochon. Je ferme les yeux et tourne la tête. Tout le quartier peut soudain entendre les cris de l’animal qu’on abat. Je m’enfonce les doigts dans les oreilles pour atténuer l’horrible grognement et compte : Un... deux... trois. Plus de bruit. J’ouvre les yeux et me retourne. La première bête gît sans vie sur la table. Une quantité impressionnante de sang s’écoule directement dans un bac en tôle que ma mère soutient à deux mains. Elle en fera du boudin. Au tour du deuxième. Je me bouche à nouveau les oreilles.
Deuxième étape : échauder les cochons et enlever leurs poils.
Dernière étape : découper la viande et emballer les différents morceaux. Après le découpage, le voisin s’en va, emportant chez lui une cuisse. Cadeau en guise de remerciement. Sur la table attendent les feuilles de banane, du persil, de la menthe et des feuilles de café. Des épines de citron fraîchement cueillies sont alignées par ordre de grandeur. Résultat de mon travail. L’emballage peut commencer. Papa enroule un morceau de viande dans une feuille de bananier.
— Geneviève, donne-moi une épine.
— Je sais, j’allais le faire !
Je me réjouis de l’aider. L’épine de citron enfoncée dans la viande et la feuille de bananier sert d’attache. Puis, selon un système que je trouve ingénieux de la part de quelqu’un d’illettré comme mon père, on y joint une feuille de menthe, de café ou de persil selon le morceau de viande qui est emballé. Ainsi, non seulement l’emballage est solide, mais il est aussi facile d’identifier ce que chaque paquet contient et le remettre au client sans se tromper : la menthe indique qu’il s’agit d’une cuisse, le persil est dévolu aux abats, la feuille de café à l’épaule de la bête, etc. Mon père s’applique en imitant la voix de Tino Rossi provenant du transistor. J’écris les noms des clients sur une feuille. De tête, Papa me dicte la liste au fur et à mesure qu’il classe les paquets: « Pour Paul, un kilo dans la cuisse ; pour Léon, trois kilos dans l’épaule... » Ainsi de suite, jusqu’à épuisement des morceaux.
Maman revient avec un grand récipient.
— Il vous reste du persil ? J’en ai besoin pour l’assaisonnement du boudin.
Je prends les quelques branches qu’il nous reste sur la table et les lui remets.
Avant l’arrivée des clients en fin de matinée, tout est remis en état de propreté et rangé pour une prochaine fois. J’entasse dans un coin les feuilles de banane non utilisées. Il n’en reste plus grand chose. Une fois la distribution terminée, maman met en réserve la recette.
Le samedi, c’est une toute autre ambiance qui emplit notre cour. C’est jour de coupe ! J’aime entendre les ciseaux couiner sur chaque tête à coiffer, voir glisser le rasoir sur les visages barbus, écouter les bavardages. Les farces et les blagues pleuvent. Des rires s’élèvent. Ces échanges sont pour moi précieux même si je ne comprends pas tout.
Ma tâche à moi est de balayer tous les cheveux et barbes coupés. Noirs, bruns, châtains, blonds ou blancs, raides ou bouclés, tous ces poils forment un tapis soyeux sur le sol. Je m’amuse à les réunir par balayage léger et régulier, le plus lentement possible pour ne pas manquer une anecdote.
— Fais attention, ma fille, de ne pas trop les éparpiller ! Avec le vent, les mèches risquent de s’envoler. Ta mère grogne toujours à l’idée qu’un cheveu finisse dans une assiette, répète mon pére après chaque séance de coupe, tandis qu’il remet la mince recette du jour à ma mère.
Généreux lorsqu’il coupe cheveux et barbes, rares sont les fois où il fait payer. Pourtant, notre besoin d’argent est réel.
Ma mère. De taille moyenne, cheveux et yeux très noirs, c’est une femme sans histoire. Une bonne épouse et une mère responsable. C’est elle qui gère le budget serré de la famille. Elle est tellement organisée et économe qu’avec très peu d’argent, elle arrive à garder un ou deux billets pour compléter le budget du mois suivant.
Parfois, toutes ces personnes qui viennent et reviennent pour se faire coiffer, l’énervent. Elle ne peut supporter tout ce brouhaha. Elle préfèrerait avoir son mari pour elle seule avec ses enfants. Convaincue que certaines personnes abusent de la gentillesse de son mari, elle se fâche lorsque mon père refuse de leur réclamer la note. Surtout que mon père est fier de préciser combien de têtes il a coiffées et de barbes il a rasées à la fin de journée, tandis que la caisse comporte moins d’argent qu’elle aurait dû.
— Tu devrais arrêter avec tout ça, Marcel ! À quoi ça sert de travailler pour si peu ? Tu te fatigues pour rien !
Mon père ne répond pas. Il sait qu’elle a raison, mais il se fiche de l’argent. Pour lui, faire plaisir, c’est se sentir utile. Il éprouve de la satisfaction quand il voit repartir ses clients, les cheveux bien coupés, les visages propres et bien rasés.
Ce qui agace par-dessus tout ma mère, c’est la quantité d’alcool que mon père consomme ce jour-là. En effet, entre deux coupes de cheveux, ses clients lui servent un verre ou deux. Ces séances de coiffure peuvent se terminer mal et faire dégénérer l’ambiance familiale.
Au fil des années, mon père entre dans une dépendance infernale. Il se met à boire de plus en plus souvent et en plus grande quantité. Certains dimanches, il peut boire jusqu’à être ivre-mort. Ma mère en a honte et refuse désormais toutes sorties avec lui. Même le bal pour les pique-niqueurs. Pourtant Dieu sait si elle apprécie ces instants de folklore. Mais les humeurs de mon père sont devenues imprévisibles. Voisins et pique-niqueurs sont fréquemment témoins de son alcoolisation et de la souffrance que toute la famille subit.
Je ne peux supporter les moments d’ivresse de mon père. Chaque fois qu’il franchit le portail dans cet état déplorable, je me réfugie chez la voisine. Sans pour autant être tranquille.
Bientôt, son état de santé se dégrade. Sa toux matinale devient notre réveille-matin quotidien. Il s’épuise. Or, cela ne l’empêche pas de continuer à fumer deux paquets de cigarettes sans filtre par jour, ni de boire ses quatre litres de vin.
«Tu devrais arrêter cette cochonnerie, Marcel » le supplie ma mère, un matin, après une quinte de toux interminable. Mon père ne répond pas. De sa main tremblante, il porte à la bouche sa cigarette et en tire une grand bouffée. Je le regarde tristement.
Un jour, après le déjeuner, nous sommes tous assis sous la treille de chouchou. Mes parents savourent un café, mes frères et soeurs jouent aux cartes et moi, j’ai le nez plongé dans un livre. Tout à coup, mon père se met à tousser plus que d’habitude. Sa tasse de café lui échappe des mains. Il a du mal à reprendre son souffle. Ma mère s’affole, me demande de courir chez la voisine pour alerter les secours. Je m’exécute sans tarder. Les pompiers arrivent quelque temps après. Mon père est conduit à l’hôpital de Saint-Joseph. Il est trop tard pour le soigner. Il succombe à sa maladie trois jours après son hospitalisation. Il était âgé de 45 ans.
À huit ans, me voilà orpheline de père. Je ne réalise pas tout de suite les conséquences de son absence. Je n’ai plus de cheveux à balayer. Plus d’accordéon à écouter. Fini les blagues de ses clients et les parties de dominos sous la treille. En repensant à tous ces instants qui constituaient ma vie jusqu’à présent, mon cœur se serre, la tristesse m’envahit.
À Langevin, le veuvage de maman ne laisse personne indifférent. Les hommes lui proposent leurs services pour entretenir la maison, les femmes nous rendent visite très souvent. Aucun ne vient les mains vides : brèdes, songes, patates douces, gâteau tison... de quoi adoucir notre quotidien. Je tends l’oreille pour suivre les conversations et chaque fois qu’on parle de mon père, de son courage ou de sa créativité, j’imagine qu’il est là avec nous. J’arrive même à le voir et à l’entendre chanter.
— Hier, je disais à mon mari qu’il faudrait qu’il trouve un autre coiffeur, raconte une de nos voisines.
— Il y en a un au bout du village, répond ma mère.
— Je sais bien…
Elle arrête de parler un court instant, pousse un long soupir et se gratte le nez.
— Mon mari dit que personne ne coupera ses cheveux aussi bien que Marcel.
— C’est sûr ! ajoute maman, tête baissée, l’air désemparé.
Je la regarde mais ne peux supporter sa tristesse. Je me réfugie dans ma chambre où je me jette sur le lit et pleure tout mon soûl.
Comment allons-nous faire sans lui et sans argent ?
1 Nous voici pour vous faire danser !