À PL
À MH et BO
La première édition de ce livre date de 1979. Cela fait près de 20 ans. Beaucoup de choses se passent en sciences, mêmes psychologiques, pendant un tel laps de temps. Cette nouvelle édition n’est pas simplement une mise à jour. Quelques chapitres de l’ancienne édition ont été rassemblés en un seul avec un contenu remanié ; d’autres ont gardé leur titre mais avec une organisation et un contenu différents ; plusieurs chapitres, enfin, sont nouveaux. Mise à jour ne signifie pas mise au goût du jour. Nous n’avons pas sacrifié l’ancien pour le nouveau mais avons voulu présenter aux étudiants de premier et second cycles un panorama digeste des recherches les plus fiables et les plus prometteuses. En émaillant le texte d’anecdotes et d’exemples de la vie quotidienne, nous espérons avoir montré que l’optique expérimentale que nous défendons ne s’arrête pas à la porte du laboratoire. La psychologie sociale expérimentale a la prétention de traiter de problèmes de société. Nous serions donc très heureux si, outre les étudiants, nos collègues sociologues, assistants sociaux, et psychologues praticiens, ainsi que ce public dit « averti » y trouvent de l’intérêt.
Collègues dans la même université et y enseignant tous les deux la psychologie sociale, nous nous sommes partagés la tâche. VY a pris en charge la deuxième partie du livre tandis que JPhL rédigeait les autres sections. Nous avons bien sûr collaboré mais en respectant nos spécificités ; chacun aurait aimé organiser autrement les chapitres écrits par l’autre, en leur donnant parfois des priorités différentes. La possibilité de ces choix est le signe que la psychologie sociale n’est pas encore devenue une « orthodoxie », et sans doute ne le sera-t-elle jamais.
Plusieurs amis et collègues nous ont aidés de leurs remarques et encouragements lors de la rédaction de certains chapitres. Nous remercions très vivement Françoise Askévis-Leherpeux, Anne-Marie de la Haye, Valérie Fointiat, Delphine Martinot, Isabelle Milhabet, Olivier Corneille, Jean-Claude Croizet, Jean-Pierre Deconchy, Eric Dépret, Jean-Pierre Di Giacomo, Fabien Girandola, Gérard Guingouain et François Ric. Dans la mesure du possible, nous avons essayé de suivre leurs suggestions et, dans tous les cas, nous avons apprécié leurs qualités de lecteurs critiques. Nathalie Scaillet a exercé ses talents de chirurgie esthétique sur le texte ; s’il reste quelques rides, c’est parce que nous avons refusé un lifting complet ! Merci Nathalie. Merci aussi à Fanny Bellour qui a accepté la tâche ingrate de constituer la bibliographie et l’index des auteurs. Notre gratitude enfin à Anne-Françoise Cabiaux pour la mise en page, à Richard Robert pour la réalisation des illustrations, et à Pierre Mardaga pour son enthousiasme contagieux.
Jacques-Philippe Leyens
Vincent Yzerbyt
Louvain-la-Neuve, juillet 1997
En juin 1985, après 17 jours de négociation, le gouvernement américain parvient à faire libérer sains et saufs tous ses compatriotes, passagers d’un boeing 727 TWA pris en otages sur l’aéroport de Beyrouth. On s’attend à ce qu’un autre boeing vienne chercher les ex-otages, mais, au lieu de cela, c’est en camions militaires qu’ils gagnent Damas. À vol d’oiseau, la distance n’est pas tellement grande, mais par la route, en camions militaires, en été, après autant de jours entre vie et mort, le voyage ne doit pas être idyllique. Ce n’est pas encore un boeing qui les attend en Syrie mais un avion militaire qui va les amener jusqu’à Francfort. Décidément, le confort des passagers n’a pas la priorité ; des passagers qui, d’ailleurs, sortent de l’avion à Francfort avec des couvertures militaires sur le dos, et les bras chargés de deux « choses ». Il est prévu que les otages passent quelques jours dans un hôpital militaire américain pour être « déconditionnés » et qu’ils regagnent les Etats-Unis tous ensemble, pour le 4 juillet, fête nationale américaine. Peu d’images de l’arrivée à Francfort sont transmises à la télévision américaine. Après une conférence de presse du porte-parole des otages, les journalistes sont interdits de contacts avec ceux-ci et, finalement, au lieu du retour triomphal dans la mère patrie, chacun est invité à continuer le voyage interrompu ou à rentrer discrètement chez lui.
Pourquoi ces transbahutements jusqu’à Francfort ? Pourquoi un hôpital de « déconditionnement » ? Pourquoi cette discrétion américaine sur les images de l’arrivée à Francfort ? Pourquoi cette interruption d’échanges avec la presse ? Pourquoi ce retour triomphal décommandé ? La réponse à ces questions est donnée par les deux « choses » que les otages tenaient à la main en descendant de l’avion militaire : des œillets, les fleurs-symboles du Liban, et le Coran !
Le gouvernement américain avait certainement été prévenu que les otages, à Beyrouth, « souffraient » d’un syndrome de Stockholm. D’où les transbahutements et l’hôpital. On se donne le temps de fatiguer davantage les passagers pour les rendre plus réceptifs à une autre influence, de les interroger, et de les faire revenir à la raison – nationale. Peine perdue, les images le montrent, le porte-parole le proclame, et le retour escamoté le confirme.
Le syndrome de Stockholm est un attachement réciproque entre ravisseurs et otages. Il est dû à la tension extrême que les deux parties ressentent, puisque toutes les deux sont en danger de mort. L’expression a été donnée après une prise d’otages dans une banque de Stockholm. Sur le point d’être arrêté, un homme qui avait voulu dévaliser la banque avait pris en otages trois employées. Après plusieurs jours, il s’était finalement rendu aux autorités mais, lors de son procès, aucune employée n’avait voulu témoigner contre lui, et l’une d’elles l’a épousé.
Cet attachement réciproque entre otages et ravisseurs, comme d’ailleurs entre négociateurs et ravisseurs, est maintenant bien connu ; les autorités responsables du dénouement d’une prise d’otages font tout pour le faciliter, et les ravisseurs professionnels tout pour l’éviter. On propose, ou refuse, des lignes téléphoniques à la place de mégaphones ; on fait servir des repas à préparer et à manger ensemble, ou séparément : il s’agit de tout mettre en place pour favoriser, ou empêcher, les interactions. Si le syndrome s’installe, des vies humaines seront sans doute sauvées. L’exemple le plus poignant de cette possibilité s’est produit dans un train en pleine campagne néerlandaise. Le train avait été pris en otage par des indépendantistes moluquois qui menaçaient de tuer une personne par jour si leurs revendications n’étaient pas rencontrées. Le jour venu d’une des exécutions, Gerhart Vaders a été désigné. Il a demandé à laisser à sa famille un message qu’il a dicté au chef des ravisseurs. C’est quelqu’un d’autre qui a été exécuté.
La prise d’otages et le syndrome de Stockholm constituent un raccourci saisissant des phénomènes qu’étudie la psychologie sociale. Le plus évident est l’importance et le statut particulier qui sont donnés à autrui. Dans une prise d’otages, lorsque leur vie ne tient plus qu’à un fil (ou la vie d’autres personnes dans le cas des négociateurs), les gens en viennent à se rapprocher d’autrui, voire à l’aimer, même si c’est lui qui va les tuer.
La psychologie sociale s’intéressera à autrui d’un triple point de vue ; sa connaissance, les influences réciproques entre soi et autrui, et les interactions sociales. Sa connaissance tout d’abord. Pour les passagers américains du vol TWA, des pirates de l’air opérant au Proche-Orient ne pouvaient sans doute être que des terroristes, des assassins qui voulaient profiter des médias. Au cours de leur séquestration, leurs impressions des ravisseurs ont manifestement changé, de même que leurs explications d’actes terroristes. Dans le train des Pays-Bas, l’otage à exécuter qui a transmis son message a cessé d’être « un moyen de pression » pour devenir un être capable de sentiments d’amour conjugal et paternel. Comment croyez-vous que cet homme a expliqué le revirement du chef des ravisseurs moluquois ? À quoi ou à qui a-t-il attribué sa chance ?
Une prise d’otages a sa raison d’être dans une volonté d’influence. Les ravisseurs veulent persuader quelqu’un, une entreprise ou un gouvernement de céder à leurs revendications. Les négociateurs veulent convaincre les ravisseurs de ne pas aggraver leur sort. Les otages cherchent à amadouer leurs geôliers. Chacun emploiera menaces, séduction, pleurs, ou promesses pour arriver à ses fins. Comme on le sait, l’influence ira bien au-delà avec le syndrome de Stockholm. En fait, nous naissons dépendants d’autrui et toute notre vie sociale se passera à être interdépendants.
La perception et l’influence sociales passent par des interactions, entre individus ou entre groupes. Une faction armée est en conflit avec un gouvernement. Des négociateurs, représentant une autorité supérieure, essaient de gérer le conflit de manière à sauver la vie des otages. Les ravisseurs et leurs otages doivent interagir ne serait-ce que pour régler des problèmes de nourriture ou d’hygiène. Des gens s’aiment ou se haïssent et leurs sentiments s’exprimeront dans des interactions.
Même pour un esprit non-conformiste, la naissance de la psychologie sociale n’a rien de très honorable. On ne sait pas exactement de qui elle est née, quand, et où. Selon certains, elle serait née américaine, en 1908, lorsque le sociologue Ross publia Social Psychology et que le psychologue Mac Dougall fit paraître Introduction to Social Psychology. Cette assertion contient au moins deux erreurs. Tout d’abord Mac Dougall était plus britannique qu’américain et il n’avait pas encore émigré à Harvard au moment de la publication de son ouvrage. Ensuite, on retrouve le terme de psychologie sociale bien avant 1908, principalement en France et en Italie. Le sociologue Gabriel Tarde avait publié en 1898 ses Etudes de Psychologie sociale. En 1902, Paolo Orano avait écrit Psicologia sociale, et bien des années auparavant, en 1864, Carlo Cattaneo avait intitulé un de ses essais : Dell’antitesi corne metodo di psicologia sociale.
Ce qui est sûr, c’est que la psychologie sociale est une bâtarde ; dans son hérédité on retrouve notamment de la philosophie, de la biologie liée à la théorie évolutionniste de Darwin, de la psychologie expérimentale, de la sociologie, et de la psychologie criminelle (Di Giacomo, sous presse). Ce qui est rassurant, c’est qu’elle n’est pas une fin de race, et qu’elle ne souffre pas d’hémophilie ; cette dernière caractéristique lui sera plusieurs fois utile lorsqu’elle sera égratignée plus ou moins sévèrement.
Les premières expériences de psychologie sociale datent de la même époque, la fin du dix-neuvième siècle, mais encore une fois il n’y a pas reconnaissance officielle. Accréditant la thèse de la naissance américaine, certains avancent le nom de Triplett qui en 1898 publie une expérience sur ce que l’on conviendra d’appeler plus tard la facilitation sociale. Il demandait à des enfants d’enrouler le plus vite possible des moulinets de canne à pêche. Parfois les enfants travaillaient seuls, parfois ils étaient deux à accomplir la tâche dans une même pièce. Les performances étaient supérieures dans le second cas. La présence d’autrui a donc une influence sur le comportement moteur et, dans ce cas précis, une influence bénéfique.
D’après d’autres auteurs, la première expérimentation a eu lieu en France lorsqu’en 1894, Binet et Henri étudient la suggestibilité. Ces auteurs présentent à des enfants d’âges différents une ligne étalon de 4 cm qu’ils doivent retrouver parmi plusieurs autres lignes. Quand l’enfant a répondu, l’expérimentateur lui dit : « En êtes-vous sûr ? N’est-ce pas la ligne d’à côté ? » Dans une autre variante de l’expérience, les performances de groupes d’enfants sont comparées à celles d’enfants testés individuellement. Binet et Henri observent que les groupes sont davantage corrects que les individus isolés, que la suggestibilité diminue avec l’âge, et que les enfants ayant donné initialement une bonne réponse sont moins influençables que les autres. Ce paradigme de comparaison des lignes deviendra l’un des plus célèbres comme vous pourrez vous en rendre compte dans les chapitres 1 et 7.
La psychologie sociale a environ 100 ans et sa jeunesse suscite des questions. Pourquoi a-t-il fallu attendre l’aube du vingtième siècle pour voir apparaître les premières expérimentations en psychologie sociale ? Ce n’est pas une question de difficultés méthodologiques : les mesures des premières expériences étaient rudimentaires et simplistes. Ce n’est pas non plus un manque d’intérêt pour les problèmes de psychologie sociale ; ceux-ci étaient tellement importants que 7 des 10 commandements de Dieu dans la Bible y ont trait (tu ne tueras point, tu ne voleras point, tu ne prendras pas la femme de ton voisin, etc.). Les mêmes préoccupations sont présentes dans le code d’Hammourabi (1792-1750 av. J.C.).
On peut expliquer le retard de l’expérimentation sur la préoccupation par le fait que la première était rendue vaine étant donné certaines prescriptions morales, religieuses, ou encore politiques. Il est un fait que, dans une culture où l’on place sur un bûcher celui qui émet un avis contraire à l’autorité, on ne voit pas pourquoi on étudierait les conditions qui font que quelqu’un dévie ou blasphème. Toutefois, lorsque les institutions s’ébranlent et perdent de leur crédit, la prédiction des conduites qu’elles prescrivaient devient malaisée et l’explication de la transgression, comme de la non-transgression d’ailleurs, problématique. C’est alors que l’expérimentation prend un sens (Zajonc, 1958).
Toute intéressante qu’elle soit, cette explication n’est pas convaincante. Tout d’abord, la présence de prescriptions morales ou religieuses n’est pas synonyme d’obéissance et, donc, de rareté des phénomènes qu’elles essaient de combattre. En effet, on ne voit guère l’utilité de prescrire l’honnêteté, par exemple, là où il n’y a pas de malhonnêteté. Que 7 des 10 commandements de Dieu soient relatifs aux interactions sociales suffit à montrer que la seule croyance en Dieu ne règle pas tous les problèmes du commerce avec autrui.
De plus, il existait nombre de problèmes que ne régissait ni la politique, ni la religion ou la morale. Ces problèmes donnaient lieu à des spéculations raffinées et controversées, que beaucoup résolvaient sans aucun doute par leur expérience personnelle. Aucune expérimentation scientifique n’a cependant été consignée à leur propos. C’est le cas, par exemple, de la controverse entre Platon et Aristote à propos de l’effet cathartique du spectacle de tragédies, des conseils d’Aristote sur la façon d’écrire et de mettre en scène une tragédie, ou encore de construire un discours susceptible de persuader les auditeurs. Tous ces problèmes étaient réels ; ils étaient débattus, mais il faudra attendre le vingtième siècle pour les voir soumis à l’épreuve expérimentale. Pourquoi alors cette longue attente ? Nous avouons ne pas avoir de réponse satisfaisante à cette question. Consolons-nous à la pensée qu’une question sans réponse reste une question ouverte.
Nous avons déjà fait remarquer que plusieurs courants de recherche ont contribué à la naissance de la psychologie sociale. À ces derniers on pourrait ajouter la Psychologie des Foules, mise à l’honneur par Gustave Lebon (1895 ; voir Moscovici, 1981). Sans qu’il y ait un lien de causalité entre les deux phénomènes, l’étude des foules fera la conquête des milieux politiques sans connaître de succès dans les cercles scientifiques, tandis que la psychologie sociale envahira les laboratoires et deviendra une psychologie sociale psychologique. Il faut entendre par là que les explications avancées en psychologie sociale se situent essentiellement au niveau individuel. D’où l’on pourrait croire que la psychologie sociale n’est qu’un type particulier de psychologie différentielle : de même qu’il existe par exemple une psychologie des différences sexuelles ou intellectuelles, il y aurait une psychologie de l’individu confronté ou non à d’autres individus. Le premier chapitre répondra à cette question.
Les romanciers touchent souvent à des réalités profondes. Lorsqu’ils le font avec brio, leurs œuvres deviennent des classiques. C’est le cas de deux versions de Robinson Crusoë, par Daniel Defoe, et par Michel Tournier. Que fait le héros de Defoe lorsqu’il découvre qu’il est seul sur son île, à l’écart de toute route maritime, sans espoir d’être secouru ? Il écrit un journal de bord. Avouez que c’est là une activité éminemment sociale, mais absolument incongrue étant donné la situation. Pour ne pas sombrer dans la déchéance physique et morale, le Robinson de Tournier fera chose plus étrange encore : il rédigera un Code Pénal ! C’est le comble, car à quoi peut servir un code pénal dans une société où le seul législateur est le seul contrevenant possible ? En fait, Defoe et Tournier (dont le titre de sa version est déjà tout un programme : Vendredi ou les limbes du Pacifique) nous font la démonstration romancée que, pour continuer à rester un être humain, Robinson a besoin d’un autrui, quel qu’il soit, même sur papier. Un Robinson qui n’aurait jamais connu de semblables n’appartiendrait pas au règne humain ; il éructerait mais ne se mettrait pas en colère, froncerait les sourcils mais ne réfléchirait pas, regarderait le ciel mais ne rêverait pas à la parténogenèse.
Dans ce chapitre, nous aborderons quatre points : 1) le statut particulier d’autrui en psychologie sociale à partir des recherches sur la facilitation sociale ; 2) la nécessité vitale d’autrui pour le bien-être physique et mental des enfants comme des adultes ; 3) le déclenchement quasi automatique du processus de comparaison sociale et certaines de ses conséquences ; et 4) la sociabilité comme équilibre des similitudes et des différences entre soi et autrui.
Nous avons déjà fait allusion aux expériences de Triplett qui montraient que la présence de co-acteurs améliorait la performance motrice des sujets. Quelques années plus tard, grâce à une observation purement accidentelle, Meumann (1904) va renforcer l’intérêt pour ce genre de phénomène. Ce chercheur s’intéresse à l’effort musculaire et demande à ses étudiants de travailler à la limite de leurs possibilités physiques pour des tâches simples comme celle de soulever un poids à l’aide d’un doigt pendant un temps déterminé. Alors que Meumann passe par hasard dans son laboratoire où travaille un de ses étudiants, il s’aperçoit que la performance est meilleure depuis son arrivée. Plutôt que d’accuser l’étudiant de ne pas avoir travaillé au maximum de ses forces pendant qu’il était tout seul, Meumann émet l’hypothèse que la présence d’un autrui passif, et non plus seulement d’un co-acteur, est suffisante pour améliorer des performances motrices.
On peut imaginer l’engouement provoqué par ces observations pour une psychologie sociale naissante. La présence d’autrui en situation d’audience ou de co-action a un effet bénéfique. On baptisa le phénomène : Facilitation Sociale. Les recherches ultérieures montrèrent que l’influence ne se bornait pas aux performances motrices ; les performances intellectuelles étaient également affectées. On croyait à l’époque que la vue des mouvements d’autrui ainsi qu’un sentiment larvé de rivalité étaient à la base de la facilitation sociale.
Le phénomène semblait très général puisqu’il avait également été observé chez des animaux tels que les fourmis. Chen (1937), de l’université de Pékin, a mesuré le temps qu’une, deux ou trois fourmis, enfermées dans un bocal, attendent avant de commencer à creuser dans le sable, ainsi que la quantité de sable qu’elles déplacent. Deux et trois fourmis se mettent environ six fois plus vite au travail qu’une seule, et, par individu, elles extraient plus de trois fois la quantité déplacée par une fourmi isolée. Si l’on peut parler de facilitation sociale, il est cependant difficile d’invoquer une rivalité entre fourmis. Ce n’est pas le seul problème que rencontrèrent les premières études de la facilitation sociale.
Malheureusement pour les pionniers de la psychologie sociale, les recherches ultérieures montrèrent également que la présence d’autrui a un effet délétère dans certaines conditions que les chercheurs de l’époque ne parvenaient pas à spécifier. C’est ainsi que si les sujets résolvent davantage de problèmes mathématiques ou logiques en situation d’audience ou de co-action, ils commettent également plus d’erreurs. Facilitation ou détérioration sociale ? La différence ne peut s’expliquer par des variations de procédure puisque les deux types de résultats sont parfois obtenus par les mêmes chercheurs.
Comme cela arrive souvent lorsqu’un problème tarde à trouver une solution, la facilitation se fit petit à petit oublier jusqu’au moment où, dans les années 60, Zajonc (1967) entreprit d’écrire une introduction à la psychologie sociale en y retraçant les débuts des recherches dans le domaine. Confronté au phénomène de la facilitation, il essaya de trouver une solution. Zajonc (1965) part de la constatation que dans les tâches utilisées pour mettre en exergue un effet positif ou négatif de la présence d’autrui, il existe une compétition de réponses, c’est-à-dire qu’une réponse ne peut être donnée en même temps qu’une autre. Dans le cas de problèmes de mathématiques, par exemple, le fait de donner une solution exclut toute autre solution. Etant donné cette compétition, il y aura donc une hiérarchie de réponses possibles, basée sur leur probabilité d’apparition : certaines réponses, dominantes, auront plus de chances de se présenter que d’autres, subordonnées. Or, on sait depuis les travaux de l’école behavioriste de Hull, que la probabilité d’émission de la réponse dominante est augmentée en cas d’activation physiologique. Cette activation peut provenir de la motivation du sujet et, pense Zajonc, cette motivation peut être déclenchée par les situations d’audience et de co-action.
Que devient la facilitation sociale dans ce raisonnement ? L’audience et la co-action augmentent la motivation qui, elle, accroît la probabilité d’apparition de la réponse dominante. Donc, si la réponse dominante est correcte, il y aura effectivement facilitation sociale, alors que si la réponse dominante est incorrecte, il y aura détérioration sociale. En d’autres termes, l’audience et la co-action facilitent la performance mais gênent l’acquisition ; elles ont un effet négatif en début d’apprentissage, lorsque les bonnes réponses ne sont pas encore suffisamment maîtrisées (acquisition), et elles ont ultérieurement un effet positif lorsqu’il y a maîtrise des réponses exactes (performance). Les amateurs de théâtre connaissent bien ce phénomène : autant la présence du public perturbe les premières répétitions (lorsqu’on ne domine pas son texte), autant elle porte les acteurs lors de la répétition générale et des représentations (quand il serait souhaitable que le texte soit dominé).
De toute évidence, et par obligation, l’hypothèse de Zajonc repose sur un raisonnement a posteriori. En effet, à la lecture de ses prédécesseurs, il a estimé quelles étaient les réponses dominantes et subordonnées. Pour compléter sa démonstration, Zajonc devra donc créer des tâches ad hoc, mettant ou non en jeu la motivation et impliquant des compétitions entre réponses dont on sait avec certitude lesquelles sont dominantes.
En outre, Zajonc veut montrer que c’est la simple, la pure présence d’autrui en tant que co-acteur ou auditeur qui importe. Ceci signifie qu’il doit bannir toute situation d’audience ou de co-action qui risquerait de fournir des indices ou des renforcements sociaux susceptibles d’entraîner une facilitation ou une détérioration sociale. Pour ce faire, il recourt à des animaux parce qu’« à coup sûr, ils ne se préoccupent ni de vaine bravoure ni de vain courage et ils n’ont ni patrie à défendre ni réputation à maintenir » (Zajonc, 1967).
Une des expériences s’est faite avec des cafards dont on sait qu’ils détestent la lumière et qu’ils vont toujours se réfugier le plus loin possible d’une source lumineuse ; leur réponse dominante face à la lumière est donc bien connue et établie (Zajonc et al., 1969). Dans une condition expérimentale, Zajonc et ses collaborateurs placent un cafard à l’extrémité (A) d’un tube droit où ils allument une lampe : la réaction du cafard est de s’éloigner le plus possible de cette lumière, c’est-à-dire de rejoindre l’autre extrémité (B) où il trouve d’ailleurs une petite chambre noire. Par construction expérimentale, la réponse dominante est donc correcte dans cette condition. Dans une seconde condition expérimentale, par contre, le tube droit est remplacé par un labyrinthe en croix. Lorsque la lampe s’allume en (A), la réaction du cafard est toujours de se diriger vers l’extrémité (B) mais cette fois la réponse est incorrecte : (B) est éclairée car la chambre noire est située en fait au bout de la branche transversale droite (C) du labyrinthe (voir figure 1.1).
Les auteurs comparent le temps mis par des cafards, testés individuellement, à trouver la chambre noire dans les deux conditions. Comme il fallait s’y attendre, la performance est plus rapide dans le tube que dans le labyrinthe. Que se passe-t-il maintenant lorsque des couples de cafards, plutôt que des individus isolés, sont confrontés à ces deux situations ? Selon la théorie, la co-action augmente la probabilité d’apparition des réponses dominantes ; dans le cas du tube, la réponse dominante est correcte alors qu’elle est fausse dans le cas du labyrinthe. L’hypothèse sera donc que les couples seront plus rapides à trouver la bonne solution qu’un individu isolé dans le tube droit, et moins rapides dans le labyrinthe. C’est exactement ce qui se produit.
En utilisant des parois transparentes pour le tube et le labyrinthe et en plaçant des cafards spectateurs tout au long du parcours, Zajonc et al. ont également pu tester les effets d’audience. Les effets sont semblables à ceux de la co-action ; par rapport à une condition individuelle, l’audience augmente la rapidité dans le tube et la diminue dans le labyrinthe.
Par de telles expériences, remarquables d’ingéniosité, de quoi Zajonc veut-il nous persuader ? Tout d’abord, que c’est la simple, la pure, présence d’autrui qui est responsable des effets. Une substance chimique capable d’entraîner un accroissement de l’activité cortico-surrénale, et donc d’augmenter la motivation, aurait les mêmes effets. En d’autres termes, autrui n’a aucune spécificité. C’est un simple accident de localisation à un moment donné. En second lieu, pour Zajonc, la facilitation sociale est innée, non apprise.
Examinons tout d’abord la question de l’innéité qui est très simple à résoudre. Déjà en 1932, Harlow a montré que des rats élevés en isolement social ne manifestent pas de facilitation sociale lors de l’ingestion de nourriture en situation de co-action, et ce par rapport à une situation d’ingestion en solitaire et par rapport à des rats élevés avec des congénères. Toutefois, comme ont pu le vérifier d’autres chercheurs, la facilitation sociale s’apprend très vite, du moins en ce qui concerne la prise de nourriture.
La simple présence d’autrui est-elle suffisante ? Supposez que l’on vous ait entraîné à bien répondre à une tâche intellectuelle de sorte que votre réponse dominante soit correcte. Par rapport à votre performance en situation d’isolement, quand allez-vous montrer de la facilitation ? Quand vous êtes observé par des experts en cette tâche ? Quand vous êtes en présence de personnes qui ont des difficultés pour apprécier votre performance ? Quand un enregistreur fonctionne pour que des spécialistes vous évaluent ultérieurement ? Si, comme nous l’assure Zajonc, le facteur déterminant est la simple présence d’autrui, on devrait s’attendre à une meilleure performance en présence d’experts et de non experts. Ce n’est pas le cas : ce sont les experts et l’enregistreur qui ont le plus gros effet (Henchy et Glass, 1968). Pourquoi ? La réponse qui vient immédiatement à l’esprit est que le rendement supérieur est dû à la peur de l’évaluation lors d’une situation d’audience. Dans le même ordre d’idées, les effets obtenus en co-action seraient liés à une compétition implicite.
Mais avez-vous déjà rencontré des cafards qui avaient peur d’être évalués ? L’explication de la facilitation sociale doit rendre compte aussi bien des résultats des expériences sur les animaux que sur les êtres humains. Cottrell (1972) nous fournit cette explication englobante. Selon cet auteur, la présence d’autrui est initialement neutre mais elle perdrait graduellement sa neutralité en raison de l’expérience que le sujet acquiert au fil d’interactions avec diverses personnes dans des situations variées. Récompenses, blâmes, punitions, etc., sont administrés souvent par et en présence d’autrui. Associée à des anticipations d’événements positifs et négatifs, la présence des autres deviendrait alors suffisante pour élever le niveau de motivation. Entendons-nous bien, ce ne serait pas la présence comme telle qui serait responsable de la facilitation sociale, mais les anticipations positives ou négatives dont elle serait le symbole. Si un spectateur portant un bandeau devant les yeux ne donne pas lieu à des anticipations pertinentes pour la situation dans laquelle je me trouve, il n’y aura pas de facilitation (Cottrell et al., 1968). Si d’autre part, je suis absolument sûr que, quoi que je fasse, j’obtiendrai une récompense, je serai probablement moins motivé à bien réussir que si je sais, par expérience, que la récompense sera conditionnée par mon résultat. Il y a toutes les chances que ce raisonnement vaille également pour les animaux. Un raton élevé en isolement et mis devant une mangeoire avec des congénères ne se précipitera pas sur la nourriture. Du moins dans les premiers temps, car il apprendra vite que s’il ne se précipite pas sur la nourriture, rien ne lui restera.
Autrui n’est jamais neutre à nos yeux ; il est toujours porteur d’une signification. C’est précisément dans la mesure où j’agis en fonction d’autrui en tant que porteur des significations que je lui accorde, que l’on peut véritablement parler d’une psychologie sociale.
Il nous semble que le parcours des recherches sur la facilitation sociale illustre aussi bien les difficultés que la psychologie sociale rencontre à affirmer sa spécificité, que ce que peut être une véritable approche psycho-sociale, où autrui n’est pas réductible à une simple substance chimique ou à une simple organisation anatomo-physiologique. Autrui existe dans un rapport de nécessité avec moi en tant que sujet qui fonde mon identité sur son existence réelle, imaginée ou symbolique.