Œuvres de Ponson du Terrail - 1
collection dirigée par Alfu
Ponson du Terrail
La Messe noire
1869
AARP — Centre Rocambole
Encrage édition
© 2011
ISBN 978-2-36058-921-0
Maintenant, si l’on veut savoir quelle était cette femme masquée qui remontait la Seine en pleine nuit et venait aborder sous les fenêtres du palais de la Périne, il faut faire un pas en arrière, abandonner la vie nocturne, merveilleuse et inexplicable et entrer dans le domaine de la réalité historique.
Trois jours avant l’exécution du capitaine Fleur-d’Amour et les scènes étranges que nous racontions naguère, Paris s’éveilla de plus belle humeur que de coutume.
Car Paris n’était pas en belle humeur depuis longtemps. D’abord les guerres des premières années avaient appauvri le trésor royal, ruiné les seigneurs et amené une misère générale.
Ensuite, le roi avait pris Paris en horreur.
Il vivait à Rambouillet, plus enamouré que jamais de Mme la duchesse d’Etampes, et ne quittait par hasard cette résidence que pour aller courre un cerf dans la forêt de Chambord. Le dauphin avait également abandonné Paris. Retenu dans les chaînes dorées de Diane de Poitiers, sa vieille maîtresse, il ne bougeait point du château d’Anet, la fastueuse demeure de cette favorite sur le retour, et sa jeune femme, la princesse Catherine, épouse délaissée et qui n’avait même pas la joie d’être mère, vivait seule au Louvre, où ne retentissaient plus les bruits joyeux des fêtes d’autrefois.
Paris était morne et triste, abandonné à la merci d’un soudard qui le gouvernait durement et qui en était devenu le despote : messire François Cornebut.
Le peuple n’avait plus de jours de réjouissance ; les échevins ne donnaient plus de bals ; les carrousels et les tournois étaient finis.
Paris mourait de faim et Paris s’ennuyait.
Et cependant, un matin, Paris s’éveilla bruyant, animé, plein d’espoir.
Le Peuple chanta dans les tavernes, les ribaudes mirent leurs ceintures dorées, les bourgeois endossèrent leurs hoquetons des dimanches, et le soleil, qui depuis plus d’un mois était enseveli dans le brouillard, se montra radieux dans un ciel sans nuages.
C’est qu’une bonne nouvelle s’était répandue de la porte Saint-Honoré à la porte Saint-Antoine avec la rapidité de l’éclair.
Paris allait revoir une femme qu’il n’avait pas vue depuis tantôt quinze ans, une femme qui avait été belle et noble et spirituelle et bonne entre toutes les femmes, — une princesse qui avait eu pour elle la grâce et l’aménité, que les poètes avaient chantée, et qui poète elle-même, avait écrit des livres merveilleux, des contes à ravir le monde entier.
La Marguerite des Marguerites, comme disait Brantôme, la belle, la bonne reine de Navarre, la noble sœur du vaincu de Pavie, Marguerite de France, revenait à Paris.
Et elle y entra, en effet, vers deux heures de relevée, en litière, sans grande escorte, une douzaine de gentilshommes tout au plus et quelques dames d’atour.
Mais le peuple enivré s’était porté à sa rencontre ; il avait dételé les mules de sa litière, et la bonne princesse était rentrée dans Paris portée en triomphe sur les épaules des Parisiens.
Et les bourgeois disaient en la voyant :
— Elle est toujours jeune, elle est toujours belle.
Et le peuple criait :
— Noël ! Noël ! nos maux sont finis, puisque le Marguerite des Marguerites nous revient.
Et bien qu’elle eût dépassé l’âge redoutable de la quarantaine, elle donnait raison au bourgeois, la noble princesse, car elle était jeune et belle comme le jour où elle s’en alla épouser le roi de Navarre Henri d’Albert, son second époux.
Et ce fut ainsi jusqu’au Louvre, dont les portes s’ouvrirent toutes grandes devant elle.
La veille, deux gentilshommes et deux dames d’atour de la reine étaient arrivés pour faire préparer ses logis.
Ce qui fit que Mme Catherine de Médicis, la jeune dauphine, vint à la rencontre de la tante de son époux et lui fit un accueil empressé.
La Marguerite des Marguerites l’embrassa tendrement et lui dit :
— Chère belle ! comment êtes-vous toute seule ici ?
Catherine, la pauvre princesse délaissée, répondit par un gros soupir.
Puis on vit une larme briller dans ses grands yeux d’un bleu sombre.
Et ce fut tout.
— Ne vous désolez pas, ma mie, lui dit la Marguerite des Marguerites, je viens à Paris pour y changer bien des choses et y ramener le bonheur, si j’en crois ces braves gens qui m’ont fait escorte jusqu’ici.
Et la reine de Navarre se mit à une fenêtre du palais et remercia les Parisiens qui se retirèrent en criant de plus belle :
— Noël ! Noël !
Alors la Marguerite des Marguerites se retira en ses appartements et y demeura seule avec une de ses femmes, Mlle de Galard, qu’on appelait en Navarre la belle Bordelaise, et que la reine avait surnommée la Gironde.
La Gironde avait dix-huit ans, des dents blanches, le rire moqueur, la répartie fine et galante.
Elle était sage, disait-on ; mais elle était coquette comme pas une, et il n’était guère de page, de seigneur ou de gentilhomme qui n’en fût amoureux.
La Gironde rirait, caquetait, se laissait voler un baiser et n’allait pas plus loin.
— M’aimera qui m’épousera, avait-elle coutume de dire.
Et pages et gentilshommes en étaient pour leurs frais menus ou grands.
C’était une fille d’esprit, fort instruite du reste, et que la reine avait élevée dans la culture des lettres et des arts.
Quand la Marguerite avait composé un de ses contes, elle le lui lisait, et la Gironde approuvait ou critiquait librement.
Donc, la Gironde était la seule personne qui vécut dans la complète intimité de la reine de Navarre, couchant dans un cabinet voisin de sa chambre, et au mépris de l’étiquette, partageant ses repas.
Moitié fille d’honneur, moitié camérière, elle habillait, déshabillait la reine et lui rendait tous les petits services d’une demoiselle d’atour.
Donc, demeurée seule avec la Gironde, après avoir soupé assez frugalement, Mme Marguerite lui dit :
— Je vais te montrer un des plus jolis gentilshommes de la Cour de France, ma mignonne.
— Quel est-il, madame ? demande la Gironde.
— Il se nomme Amaury de Mirepoix.
— Un des beaux noms de France, dit la Gironde.
— Et s’il a tenu ce qu’il promettait, reprit la reine, il doit être le plus galant et le plus spirituel seigneur qu’on puisse imaginer.
— Mais, madame, dit la Gironde en souriant. Votre Majesté en parle comme d’un homme qu’elle n’a pas vu depuis longtemps.
— Je ne l’ai pas vu depuis dix ans, en effet.
— Ah !
— Il avait seize ans alors, et il était page du roi ; mais comme il me plaisait fort, le roi me l’avait donné et je l’emmenai même en Espagne, quand j’allai visiter le noble captif.
— Et depuis lors, Votre Majesté ne l’a point revu ?
— Non, mais il m’écrit très souvent et je lui réponds.
Un sourire glissa sur les lèvres de la Gironde.
— Figure-toi, ma mignonne, poursuivit la reine, que le pauvre enfant était amoureux de moi. Ah ! mais amoureux fou. Il en perdait le sommeil et la raison. Voyant cela, je le renvoyai en France en lui disant : « Mon mignon, tu ne me reverras plus que lorsque je serai une vieille femme. »
— Alors, dit la Gironde avec un fin sourire, Votre Majesté ne le reverra pas de sitôt.
— Flatteuse ! dit la Marguerite des Marguerites, ne vas-tu pas dire comme les Parisiens, toi aussi, que j’ai toujours quinze ans ?
— Pas beaucoup plus, madame.
— J’ai un peu plus de quarante ans, ma mignonne, dit la reine de Navarre, et je suis bien sûre que ce pauvre Amaury s’en apercevra tout de suite, surtout s’il te voit auprès de moi.
— Oh ! madame !…
Et la Gironde, tout en rougissant un peu, apprêta l’arsenal de ses coquetteries.
— Il viendra donc ici ? dit-elle.
— Oui, ma petite.
— Quand ?
— Mais tout à l’heure, je m’étonne même qu’il ne soit pas encore arrivé, car je lui ai envoyé un message, ce matin, en parlant de Montlhéry.
— Il n’était donc pas à Paris ?
— Non, il était à Rambouillet, auprès du roi.
— Toujours page ?
— Folle ! on n’est plus page à vingt-six ans, il est dans les gardes.
— Ah ! fort bien. Et Votre Majesté croit qu’il est très beau et très galant cavalier ?
— J’en suis sûre.
Et la reine prononça ces mots avec un accent où perçait une tendresse presque maternelle.
Et comme elle disait cela, un pas précipité retentit dans les antichambres et on gratta à la porte.
— Le voilà ! dit Marguerite.
En effet, la porte s’ouvrit et un jeune homme, couvert de poussière, vint se jeter à ses genoux et lui baisa tendrement les mains.
— Ah ! madame ! ah ! ma reine ! disait-il d’une voix émue, pardonnez-moi ; mais j’étais absent de Rambouillet. Le roi m’avait envoyé à Anet, et quand je suis revenu, votre messager m’attendait depuis plusieurs heures.
— Le mal n’est pas grand, mon enfant, dit la reine en le baisant au front, puisque te voilà. Laisse-moi te regarder. Lève-toi !
Et comme il se dressait rougissant devant la Marguerite des Marguerites, elle lui dit :
— Comme te voilà beau et bien tourné, mon fils, et que les belles dames de Rambouillet doivent soupirer en te voyant.
Mais Amaury eut un geste qui voulait dire :
— Que m’importe !
Et il contemplait la reine comme il la contemplait autrefois, tout ému et tout tremblant.
Si tremblant même et si ému qu’il n’avait pas vu tout d’abord Mlle Gironde, qui se tenait prête au combat et avait aux lèvres son plus beau sourire de bataille.
Il l’aperçut enfin et rougit de plus belle.
— Mlle de Galard, une de mes filles d’honneur, dit la reine, et une jolie fille, comme tu vois.
Amaury salua.
— Mais, reprit Marguerite, nous avons beaucoup à causer, mes enfants. Sieds-toi, mon mignon, et me raconte sur-le-champ ce qui se passe à la Cour de France que je n’ai pas vue depuis dix ans.
— Madame, répondit Amaury, la Cour s’ennuie.
— Bon !
— Le roi aussi.
— En vérité !
— Et le peuple pareillement.
— Pauvre royaume et pauvre roi ! soupira Marguerite.
— Par exemple, continua Amaury avec une pointe de railleuse amertume, la reine de la main gauche s’amuse fort.
— Mme d’Etampes ?
— Oui.
La reine de Navarre fronça le sourcil, et ses peaux yeux eurent un éclair de colère.
— Cette femme perd le roi et le royaume, dit-elle ; mais, me voilà, Dieu et mes amis aidant, je sauverai le beau pays de France.
Amaury poursuivit :
— Monseigneur le dauphin mène également joyeuse vie.
— Toujours amoureux de Diane ?
— Toujours.
— Chose bizarre ! dit la reine, qu’on puisse aimer follement une femme qui serait hardiment votre mère. Et la dauphine ?
— Votre Majesté a dû la voir ici ?
— Sans doute.
— La dauphine ne bouge pas du Louvre. Elle y vit avec quelques Florentins qui lui font une petite cour, et un parfumeur du nom de René qui lui tire les cartes et lui dit la bonne aventure.
La reine tressaillit :
— Ah ! dit-elle, la jeune princesse est superstitieuse
— Comme une Italienne qu’elle est.
— Elle croit aux sorciers ?
— C’est probable.
— Je voudrais que cela fût certain, dit Marguerite avec un sérieux qui étonna fort Amaury de Mirepoix et Mlle Gironde.
« Mes enfants, continua la reine de Navarre, avant de vous dire pourquoi je voudrais que la dauphine fût superstitieuse, laissez-moi vous narrer une histoire vieille de dix ans.
Et la reine de Navarre se renversa sur son fauteuil et prit l’attitude convenant à ceux qui vont faire un long récit.
Amaury et Mlle Gironde étaient tout oreilles.
— Mes enfants, dit alors la reine, je vais vous parler d’une époque des plus douloureuses de ma vie, mon séjour en Espagne, auprès de mon malheureux frère, prisonnier de l’empereur Charles.
Le roi était malade, et son mal était sans remède. Les rois ne sont pas faits pour vivre en cage comme des prisonniers, et les fourberies de l’empereur avaient aigri son caractère au point qu’un jour il se jeta dans mes bras et me dit, les yeux pleins de larmes :
« — Si je ne revois pas la France d’ici peu, je suis un homme mort.
« L’empereur m’avait accordé un sauf-conduit et j’étais arrivée à Madrid avec une petite cour ; tu t’en souviens, Amaury ?
— Oui, madame, dit le jeune homme.
— Mais mon séjour auprès du roi était limité ; les jours se succédaient avec une effrayante rapidité et l’heure où il me faudrait quitter le pauvre captif n’était pas loin. Le roi se désolait et j’avais le cœur bien marri.
« Un soir, nous étions accoudés tous les deux au balcon du palais qui nous servait de prison, quand la rue silencieuse s’emplit tout à coup de bruit et de lumière.
« Nous vîmes déboucher un flot de peuple et derrière le peuple des soldats, et après les soldats des moines noirs qui portaient des torches et psalmodiaient des chants funèbres. Puis, au milieu des moines un homme en chemise, la corde au cou, pieds nus et portant à la main un gros cierge dont la cire brûlante lui tombait sur tout le corps. C’était un pauvre diable qu’on allait brûler vif par ordre de la sainte Inquisition.
« Mais, auparavant, on le conduisait à l’église qui se trouvait en face du palais, afin qu’il fît amende honorable.
« Comme le cortège passait sous notre balcon, le condamné leva la tête et me regarda.
« Oh ! jamais je n’oublierai ce regard !
« Cet homme était jeune, tout jeune ; il n’avait peut-être pas vingt ans.
« Il était beau de cette étrange et fatale beauté qui est le partage des fils de bohème, et ses yeux noirs se fixèrent sur moi avec une indéfinissable expression de prière et d’admiration.
« Il me trouvait belle, et il me croyait puissante sans doute, car il me cria :
« — Faites-moi grâce !
« — Pauvre enfant ! murmura le roi, je suis un captif comme toi, et je ne puis rien.
« Mais moi je me tournai vers un officier espagnol que l’empereur avait attaché à ma personne, dès le jour de mon arrivée à Madrid :
« — Monsieur, lui dis-je, pensez-vous que si moi, une fille de France, je demandais à l’empereur la grâce de ce pauvre diable, il me la refuserait ?
« — Assurément non, répondit l’officier en s’inclinant.
« — Eh bien ! lui dis-je, courez voir l’empereur qui a quitté l’Escurial pour Madrid, ce matin, et portez-lui ce message.
« Et déchirant un feuillet du carnet que j’avais sur moi, j’écrivis à l’empereur.
« L’officier partit rapide comme l’éclair.
« Dans le lointain, à l’autre bout de la rue, flamboyait le bûcher.
« Les cloches de l’église sonnaient, et le malheureux, à genoux sous le porche, tournait de temps en temps la tête et me regardait.
« La cérémonie fut longue, si longue que l’officier eut le temps de revenir.
« A cheval, l’épée d’une main, un papier qu’il agitait au-dessus de sa tête de l’autre, il fendait la foule criant :
« — Place ! place !
« J’entendis deux cris à la fois.
« Un cri de rage poussé par les moines.
« Un cri de reconnaissance et de joie s’échappant de la poitrine du condamné.
« Et il leva de nouveau la tête vers moi et son regard ardent et profond semblait me dire :
« — Je suis à vous pour toujours et mon sang vous appartient !…
— Et peut-être ne l’avez-vous jamais revu, madame ? demanda la Gironde.
— Oh ! si, répondit la reine de Navarre ; vous allez voir, mes enfants, que j’avais eu raison de sauver Michaël.
— Michaël ?
— Oui, c’était le nom du bohémien.
Et la reine fit une pause pour reprendre haleine.
La reine de Navarre reprit après un moment de silence :
— Quelques jours s’écoulèrent.
« Ni le roi, ni moi, ne pensions plus au pauvre bohémien que j’avais arraché à une mort horrible.
« Le temps de mon séjour à Madrid allait expirer, et l’empereur, qui se montrait de plus en plus dur pour son malheureux captif, et mettait à sa liberté des conditions inacceptables, l’empereur, dis-je, m’avait refusé de renouveler mon sauf-conduit.
« J’avais emmené avec moi une centaine de personnes.
« C’était peu, mais c’était assez cependant pour exécuter un coup de main.
« Nous eûmes la pensée hardie d’enlever le roi.
« Prisonnier sur parole, le roi ne pouvait pas nous suivre de bonne volonté ; mais nous pouvions l’enlever.
« Comme mes gentilshommes et moi, nous songions aux moyens d’exécuter ce plan audacieux, une vieille femme se présenta un soir au palais et me fit tenir ce billet.
Et la reine, parlant ainsi, tira de son sein un papier jauni qu’elle tendit à Mlle Gironde.
Ce papier renfermait les lignes suivantes :
Madame,
Un homme qui vous est inconnu, mais qui vous doit la vie, vous peut rendre un grand service. Consentez à le recevoir cette nuit dans vos appartements, et vous ne vous repentirez pas de votre confiance.
— J’eusse reçu le diable s’il se fût présenté, poursuivit la reine.
« Un peu après minuit, comme je veillais sans lumière, derrière mes jalousies, j’entendis un léger bruit. J’écartai avec les doigts les larmes des persiennes et je vis un homme qui enjambait mon balcon.
« Adroit comme un Indien, cet homme avait, de la rue, lancé une corde à nœuds qui s’était accrochée après le balcon et s’y était fixée assez solidement pour supporter le poids de son corps.
« Puis, il avait grimpé lestement le long de la corde, et il arrivait ainsi chez moi.
« Je le reconnus aux rayons de la lune.
« C’était le bohémien dont j’avais obtenu la grâce.
« Il souleva la jalousie, se glissa comme une couleuvre dans mon appartement, et me dit tout bas :
« — Vous m’avez sauvé, je viens acquitter ma dette.
« Ma chambre était plongée dans une demi-obscurité.
« Emue de cette aventure, je le pris par la main et voulus le faire asseoir.
« Mais il demeura respectueusement debout devant moi.
« — Madame, me dit-il, vous songez à enlever le roi.
« Je tressaillis. Comment cet homme, ce bohémien, avait-il mon secret ?
« — Vous songez à enlever le roi, poursuivit-il, et je viens vous offrir mes services et ceux de mes frères les bohémiens.
« Et comme je le regardais, étonnée, il eut un fin sourire.
« — Je me nomme Michaël, me dit-il, je suis le roi de la tribu qui est à Madrid, et on m’obéit aussi aveuglément que les Espagnols obéissent à l’empereur.
« Vous avez à vos ordres une centaine de gentilshommes ; je vous donnerai deux cents bohémiens, tous bien armés, tous hardis et dévoués à celle qui a sauvé leur chef.
« — Mais, mon ami, lui dis-je, puisque vous avez des partisans aussi nombreux à Madrid, pourquoi, l’autre jour, ne se sont-ils pas exécutés, et n’ont-ils pas essayé de vous délivrer, tandis qu’on vous conduisait au supplice ?
« Il eut un sourire.
« — Parce que je ne l’ai pas voulu, dit-il.
« Moi aussi, je me pris à sourire ; mais mon sourire avait une pointe d’incrédulité.
« Il me devina et répondit simplement :
« — Madame, nous autres bohémiens nous lisons parfois dans l’avenir.
« — Ah ! fis-je, d’un air de doute.
« — Le jour de ma condamnation, ma mère, la vieille gitana Pépita, me tira les cartes et demande à la destinée ce que nous devions faire.
« Les cartes répondirent qu’une princesse française obtiendrait ma grâce, et qu’il serait inutile de montrer, en temps inopportun, la puissance des bohémiens aux bourreaux de l’Inquisition.
« — Vraiment ! lui dis-je, vos cartes consultées vous répondirent cela ?
« — La preuve en est, madame, que je levai les yeux vers vous en passant sous ce balcon.
« — C’est vrai, je m’en souviens.
« — Et vous devez vous souvenir aussi que j’étais alors comme un homme qui sait bien qu’il ne mourra pas.
« Il s’exprimait avec un tel accent de sincérité, que j’avais fini par partager sa conviction.
« — Voyons, lui dis-je, comment savez-vous que je songe à enlever le roi de France ?
« — Les cartes me l’ont dit.
« — En vérité !
« — Et les cartes m’ont dit aussi qu’il y avait quatre-vingt-dix-neuf chances pour la réussite, et une chance contre.
« — Et… cette chance mauvaise ?
« — Elle viendra de vous, si elle vient.
« — De moi ?
« — Oui, madame.
« Le geste, l’accent, le regard de cet homme étrange me fascinaient peu à peu.
« Michaël me dit encore :
« — Nous n’avons pas seulement le pouvoir de lire confusément l’avenir ; nous avons entrepris une grande œuvre que nous mènerons à bonne fin.
« — Laquelle ?
« — Nous fabriquerons de l’or avec des cendres, d’ici peu.
« — Oh ! fis-je en riant, la pierre philosophale, le rêve de Nicolas Flamel.
« — Je l’ai trouvée, dit Michaël avec conviction ; mais ce n’est point là ma seule découverte.
« — Vraiment ?
« — Encore quelques jours, et j’aurai trouvé l’élixir de vie.
« — Encore un des rêves de Flamel !
« — Dans huit jours, poursuivit-il avec une tranquillité qui m’impressionna vivement, je ne craindrai plus les bûchers de l’Inquisition ; je serai immortel.
« Et comme, cette fois, je hochais la tête, il continua, souriant toujours :
« — Mais ce n’est point pour vous dire tout cela que je suis venu ici. Je viens pour sauver le roi.
« — Parlez donc, lui dis-je.
« — Le roi, poursuivit-il, a donné sa parole à l’empereur qu’il ne chercherait pas à fuir. Le héros de Marignan ne voudra point violer son serment.
« — Je le sais, lui dis-je, mais j’ai prévu ce qui pourrait advenir.
« — Ah ! et comment ?
« — Nous enlèverons le roi, nous le bâillonnerons au besoin, et il ne redeviendra notre maître à tous que par-delà les Pyrénées.
« Michaël secoua la tête.
« — Mauvais moyen, dit-il.
« — Pourquoi donc ?
« — Le roi s’indignera, il parlera de sa loyauté que vous déshonorez. Il vous ordonnera de lui obéir, et vous lui obéirez.
« Ce que disait le bohémien était juste. Le roi est toujours le roi, et quand il ordonne, il faut obéir.
« — Je ne vois cependant pas d’autre moyen de sauver le roi, observai-je.
« — J’en sais un, moi, dit Michaël.
« — Voyons ?
« — Supposez que le jour qui précédera la nuit de l’enlèvement, le roi s’endorme.
« — Bien ; après ?
« — Que son sommeil soit si profond qu’il ne se puisse réveiller, et que, profitant de ce sommeil, on le couche dans un cercueil, et que ce cercueil, emporté du palais, soit conduit par-delà des monts.
« — Mais ce que vous dites là est impossible.
« — Rien n’est impossible, madame.
« Alors Michaël tira de son sein une petite fiole et me dit :
« — Ce flacon renferme un narcotique qui procurera au roi un sommeil de huit jours.
« — Et il s’éveillera après ?
« — Aussi naturellement qu’il s’éveille tous les matins.
« La voix sympathique et convaincue de Michaël me persuadait peu à peu.
« Evidemment, ce n’était pas là un homme ordinaire et j’avais trouvé en lui un auxiliaire précieux.
« — Voyons, lui dis-je, parlez. Vous avez trouvé un plan, sans doute.
« — Oui, madame, un plan tout entier.
« — Je vous écoute.
« — Dans trois jours expire votre sauf-conduit.
« — C’est vrai.
« — Alors, vous et vos gentilshommes, âmes chevaleresques et imprudentes, vous avez songé à enlever le roi demain soir, à sortir de Madrid l’épée au poing et à vous faire jour à travers l’Espagne, à grands coups de rapière.
« — Je ne vois pas d’autre moyen, dis-je naïvement.
« — Ecoutez-moi, reprit Michaël. Un de vos gentilshommes, le sire de Belleroche, est tombé gravement malade il y a deux jours.
« — Oui, répondis-je, et les médecins disent qu’il ne passera peut-être pas la nuit.
« — Il sera mort au point du jour.
« — Qui vous l’a dit ?
« — Les cartes, répliqua-t-il avec assurance.
« — Eh bien ! fis-je en le regardant.
« — Demain matin, quand le sire de Belleroche aura rendu le dernier soupir, son frère, qui est avec vous, et un autre gentilhomme iront trouver don Emmanuel Ribero, l’officier qui est attaché à la personne du roi et ne la quitte ni jour ni nuit.
« — Après ?
« — Et ils lui demanderont un sauf-conduit pour ramener en France le corps du sire de Belleroche.
« Je commençais à comprendre ; Michaël continua :
« — Pour que le corps ne soit point enseveli à Madrid, il faudra la permission du grand inquisiteur, puis celle du capitaine général, et les formalités traîneront toute la journée. Ce ne sera guère que le soir, à la nuit close, que le cortège funèbre pourra se mettre en marche. Commencez-vous à comprendre, madame ?
« — Continuez, lui dis-je.
« — Don Emmanuel Ribero se tient debout devant le fauteuil du roi pendant que Sa Majesté prend ses repas.
« — Toujours, en effet.
« — Comme il est plein de courtoisie et met à ses tristes fonctions la plus exquise délicatesse, le roi l’a pris en amitié.
« — Cela est vrai.
« — Aussi, quelquefois, l’invite-t-il à boire à sa santé, et choque-t-il son verre au verre qu’il fait donner au pauvre gentilhomme.
« — Eh bien ?
« — Don Emmanuel Ribero est le seul Espagnol qui vive dans le palais, où tout le monde est à vous ; et dans votre plan primitif, n’était-il pas question de s’en défaire ?
« — C’eût été tuer à regret, répliquai-je, mais il le fallait.
« — Ce sera tout à fait inutile maintenant.
« — Ah ! et comment ?
« — Vous ferez verser le contenu de cette fiole dans le vin que le roi boira et dont il offrira un verre à don Emmanuel Ribero.
« — Et puis ?
« — Le roi s’endormira, et avec lui le jeune Espagnol. Alors on ôtera de son cercueil le sire de Belleroche et on mettra le roi à sa place.
« — Mais, dis-je encore, j’admets que les choses aillent ainsi, que le roi endormi ne se réveille pas, qu’il sorte de Madrid dans un cercueil, et que don Emmanuel ne s’éveille pas non plus.
« — Eh bien ?
« — Demain, au lever du soleil, le capitaine général viendra faire sa visite accoutumée au roi, et il ne le trouvera pas.
« — Oui, mais il trouvera don Emmanuel qui lui dira que le roi est malade.
« — Mais don Emmanuel dormira…
« Michaël eut un nouveau sourire.
« — Madame, dit-il, don Emmanuel a un frère, et ce frère est un des nôtres. Ce frère lui ressemble si parfaitement que le capitaine général s’y trompera.
« — Oh ! que me dites-vous là ?
« — Le père de don Emmanuel Ribero a aimé une femme de notre tribu, et l’enfant de cette femme, je vous le répète, est la vivante image de don Emmanuel.
« « D’ailleurs, ajouta Michaël, ne craignez rien. En une nuit, le cercueil aura fait du chemin. Accompagné, en apparence, par deux gentilshommes, il le sera, en réalité, par deux cents bohémiens qui voleront, agiles, muets, invisibles, aux deux bords du chemin, prêts à protéger la petite escorte, s’il en est besoin.
« Et, comme elle ne paraissait pas encore suffisamment convaincue, Michaël retourna sur le balcon, mit deux doigts sur sa bouche et fit entendre un coup de sifflet.
« Soudain, une ombre se dégagea du porche ténébreux d’une maison voisine et cette ombre bondit vers la corde à nœuds, et en quelques secondes elle fut sur le balcon.
« J’étouffai un cri de surprise.
« Un homme, également vêtu de rouge et de noir, comme Michaël, était devant moi, et cet homme ressemblait si étrangement à don Ribero que je crus, un instant, que c’était lui.
« — Vous le voyez, me dit Michaël, le capitaine général peut bien s’y tromper, puisque vous vous y trompez vous-même, madame.
« — Mais on sait, sans doute, que don Emmanuel a un frère ! m’écriai-je.
« — Non, nul ne le sait à Madrid, où ce jeune homme est arrivé il y a une heure.
« — Et don Emmanuel ?
« — Don Emmanuel ne l’a jamais vu.
* * *
Ici, la reine de Navarre s’interrompit un moment encore.
La Gironde et Amaury de Mirepoix semblaient suspendus à ses lèvres, tellement cet étrange récit les intéressait.
Enfin, la reine reprit :
— Tous les projets que mes gentilshommes et moi avions formés étaient téméraires et pleins de folie.
« Le plan de Michaël était sage.
« Je l’adoptai sans réserve, et ne mis dans la confidence que trois ou quatre de mes gentilshommes.
« Michaël ne s’était pas trompé.
« Quand le jour vint, on annonça que le sire de Belleroche était mort.
« Alors, les choses allèrent comme le bohémien les avait prévues.
« Don Emmanuel consentit à ce que le gentilhomme mort fût transporté en France, et il se chargea des formalités à remplir.
« Le soir même, nous avions le sauf-conduit.
« Le roi, qui ne se doutait de rien, se mit à table comme à l’ordinaire.
« Don Emmanuel, comme à l’ordinaire aussi, se plaça derrière son fauteuil.
« Je soupais avec le roi et c’était moi qui le servais.
« A mesure que le temps s’écoulait et qu’approchait le moment de verser au roi le vin qui devait le plonger dans un sommeil léthargique, une terreur vague s’emparait de moi.
« Michaël m’avait dit qu’il dormirait huit jours.
« Et je me posai avec épouvante cette question :
« — S’il n’allait pas se réveiller ?
« Au moment suprême, je pris une extrême résolution, une résolution insensée.
« Je versai à boire au roi, et le vin que je lui offris n’était pas mélangé du narcotique.
« J’avais si adroitement vidé le flacon dans la bouteille ensuite, que ni le roi, ni don Emmanuel ne s’en aperçurent.
« Ce qui fit que seul le jeune Espagnol devait s’endormir.
« Et je me disais, en agissant ainsi, que ni moi, ni les gentilshommes, ne faillirions à notre résolution première, que nous nous emparerions du roi, que nous le bâillonnerions au besoin, et qu’il faudrait bien qu’il consentît à se mettre dans le cercueil du sire de Belleroche.
« Mais, en agissant ainsi, je ne connaissais point la violence du narcotique que m’avait donné Michaël : à peine don Emmanuel eut-il vidé le verre que le roi lui tendait, qu’il tomba foudroyé.
« Le roi jeta un cri.
« Moi-même j’eus un instant de trouble et de confusion dont le roi profita.
« Je lui fis ma confession tout entière.
« Et alors, se levant, le roi prit son épée et me dit :
« — Je quitte ce palais, je vais aller trouver l’empereur Charles, mon frère, et placer mon honneur sous sa sauvegarde !
« J’étais atterrée, et je me souvenais, hélas ! mais trop tard, des paroles fatidiques du bohémien Michaël :
« « Une seule chance contraire peut renverser nos projets, et cette chance viendra de vous. »
La reine s’interrompit pour essuyer une larme.
Puis, après un soupir :
— Mais, dit-elle, comme vous allez voir, mes enfants, je n’en avais point fini avec Michaël le bohémien.
La reine continua son récit :
— Le roi se mourait du mal de la patrie ; il sentait ses forces s’épuiser et le courage lui manquer, mais il ne voulait point violer ses serments.
« Tous mes arguments, toutes les bonnes raisons que je m’efforçai de lui donner, furent impuissants.
« — Je suis à la merci de mon frère Charles, dit-il ; c’est une grande calamité, mais mon honneur sera sauf.
« Et le roi ne voulut rien entendre.
« Une heure après, un homme escaladait le balcon du palais. C’était Michaël.
« — Madame, me dit-il, je vous l’avais prédit ; vous seule pouviez faire avorter nos desseins.
« Mon désespoir était si grand, que je répondis à Michaël qu’il pouvait m’accabler de ses reproches et que je les méritais de tout point.
« Mais le bohémien me regarda avec douceur et me dit :
« — Ne vous désolez pas ainsi, noble princesse, la captivité du roi touche à sa fin.
« — Qu’en savez-vous ?
« — Les cartes me l’ont dit tout à l’heure.
« — Ah ! toujours les cartes ! fis-je avec impatience.
« — Vous n’y croyez pas, et c’est un grand malheur, reprit-il, mais vous finirez pas y croire.
« — Oh !
« — Quand tout ce qu’elles vous auront prédit se réalisera.
« — Et que me prédisent-elles donc ces cartes ? lui demandai-je essayant de faire trêve à ma douleur.
« — Elles me montrent le roi de France à Paris et l’empereur Charles son hôte.
« — Son hôte ou son prisonnier ?
« Il se prit à sourire encore.
« — Cela dépendra peut-être de vous encore, me dit-il.
« Cet homme étrange me fascinait, et j’avais beau faire appel à ma raison, je finissais par le croire aveuglément.
« — Madame, dit-il encore, en agissant comme vous l’avez fait ce soir, non seulement vous avez rendu impossible la délivrance du roi, mais vous m’auriez perdu moi-même si je n’avais trouvé ce que je cherche depuis si longtemps.
« — Que voulez-vous dire ?
« — L’Inquisition a commencé l’instruction d’un nouveau procès contre les gens de ma tribu, et c’était pour nous soustraire à l’accusation qui nous menace que nous eussions escorté le roi jusqu’en France.
« « Mes frères partiront, mais moi, le roi ne partant pas, je dois rester.
« — Pourquoi donc ?
« — Ainsi le veut la destinée. L’heure où je dois quitter l’Espagne n’est point venue encore.
« — Mais vous serez arrêté ?
« — Oui, demain soir.
« — Jugé de nouveau, condamné… et qui sait si cette fois l’empereur…
« Michaël se mit à rire :
« — J’ai trouvé l’élixir de vie, me dit-il, je suis immortel. Adieu, madame, nous nous reverrons…
« Et il enjamba le perron et disparut avant que fusse revenue de la surprise que me causaient ses dernières paroles.
« Tout ce que Michaël m’avait annoncé si étonnement se réalisa.
« Le lendemain, il fut arrêté.
« Je le vis passer sous mes fenêtres, conduit enchaîné par les soldats. Tandis qu’on le menait au terrible tribunal, on dressait le bûcher.
« Le grand inquisiteur, qui voulait se venger de moi qui lui avais un moment arraché une victime, voulut que le supplice eût lieu sous les fenêtres du palais.
« Le roi était malade et gardait le lit. Je lui cachai ces sinistres préparatifs.
« Au moment où la nuit arrivait, Michaël fut amené au bûcher.
« J’étais à mon balcon, et je n’étais pas séparée de lui par plus d’une vingtaine de pas.
« Pâle et frissonnante, j’avais voulu dire un dernier adieu à cet homme qui s’était dévoué pour moi et dont j’avais paralysé le dévouement.
« Et cependant une vague curiosité, une espérance plus vague encore, se mêlaient à mes souvenirs.
« Michaël m’aperçut et me salua.
« Puis, il me cria en français :
« — Ne craignez rien pour moi… je suis immortel. Au revoir princesse, au revoir !
« On le lia au poteau.
« Il n’opposa aucune résistance et continua à sourire.
« Le peuple hurlait autour du bûcher et accablait le sorcier de malédictions.
« Une vieille femme s’approcha, et comme les moines mettaient le feu au bûcher, elle y monta.
« Ce fut rapide comme l’éclair, si rapide que nul ne put s’y opposer.
« La vieille femme, qu’à son teint bistré il était facile de reconnaître pour une bohémienne, approcha des lèvres du patient une cruche, en disant :
« — Bois, mon fils.
« — Merci, mère, répondit Michaël, qui s’abreuva à longs traits de la mystérieuse liqueur que renfermait la cruche.
« — Il faut brûler la vieille aussi ! Au bûcher la sorcière ! hurlait le peuple.
« Mais déjà la vieille était descendue du bûcher et avait disparu.
« Alors le bûcher commença à pétiller, les flammes se dégagèrent d’un tourbillon de fumée et montèrent lentement.
« Mes yeux étaient rivés sur Michaël.
« Les flammes montaient encore.
« Du haut du balcon où j’étais, le bûcher m’apparaissait distinctement, et le patient était placé comme au-dessous de moi.
« Il me fut donc donné de voir une chose que, sans doute, ni le peuple, ni les moines, ni les soldats ne virent.
« Au moment où les flammes allaient l’atteindre, Michaël rejeta de sa bouche un flot de liqueur rosée qui ressemblait à du vin.
« Et les flammes s’éteignirent tout autour de lui, et il fut enveloppé d’un tourbillon de fumée qui le déroba à tous les regards.
« Dès lors, nul ne le vit, nul ne l’entendit crier.
« Pourtant le bûcher flambait et s’écroulait lentement.
« Le peuple se retira, les soldats balayèrent les derniers curieux, les moines se retirèrent en psalmodiants des chants d’Eglise. J’étais encore au balcon, regardant avec stupeur ce morceau de cendres qui était tout ce qui restait du pauvre Michaël.
« Et pourtant, il m’avait dit : « Au revoir ! »
Ici la reine regarda Mlle Gironde et Amaury de Mirepoix.
— Et vous croyez, mes enfants, dit-elle, que Michaël fut brûlé ?
— Pardi ! répondit Amaury.
— Le contraire est inadmissible, dit Mlle Gironde.
— C’est invraisemblable ; mais enfin, cela est vrai.
— Que Michaël fut brûlé ?
— Non, qu’il survécut et que je le revis le lendemain.
— Oh ! madame !
— Cela fut ainsi, mes enfants. Le lendemain, comme la nuit tombait et que je quittais la chambre du roi, toujours malade et succombant peu à peu à un ennui profond, on me remit ce billet.
« Je tressaillis profondément, et l’ouvrant, je jetai un cri.
« Il était signé Michaël.
« Madame, m’écrivait le bohémien, au point du jour, j’aurai quitté Madrid, et je ne veux point partir sans vous dire adieu. Attendez-moi, cette nuit, sur votre balcon. »
« Je croyais rêver.
« Ce fut une nuit pleine d’anxiété et d’angoisses que je passai.
« Les premières heures me parurent mortelles ; puis, minuit arriva ; puis, un peu avant l’aube, j’entendis retentir le chant du coq.
« Michaël ne venait pas.
« — Ce pauvre diable, pensai-je, a voulu m’éblouir de sa prétendue science jusqu’au dernier moment ; il aura écrit ce billet avant d’aller au supplice, et il me l’aura fait tenir par un de ses compagnons.
« Et comme je pensais cela, un homme apparut sous le balcon et d’une main vigoureuse lança la corde à nœuds qui vint s’y accrocher fortement.
« Puis il grimpa lestement, et alors je reculai, frappée de stupeur.
« J’avais reconnu Michaël.
« — Je vous l’avais dit, madame, dit-il en souriant, j’ai enfin trouvé l’élixir de vie, je suis immortel.
« Cependant, revenant de ma surprise, je me souvins de la vieille femme qui avait approché une cruche de ses lèvres, et je me rappelai aussi qu’il avait rejeté de sa bouche une liqueur qui avait éteint les flammes autour de lui.
« — Michaël, lui dis-je, ne cherchez pas à me tromper. Aucun homme n’est immortel. Seulement, vous êtes sans doute un alchimiste habile, et c’est par quelque procédé d’alchimie inconnu et merveilleux que vous avez empêché les flammes d’arriver jusqu’à vous.
« Puis, vous vous serez enfui du bûcher, grâce à l’épais tourbillon de fumée qui s’en dégageait.
« — Vous êtes libre de croire cela, madame, me dit-il ; mais souvenez-vous bien de mes paroles : Vous me reverrez dans dix ans, et vous me trouverez aussi jeune que je le suis en ce moment.
« — Ah ! je vous reverrai dans dix ans ?
« — Oui, madame.
« — Pas avant ?
« — Non. C’est inutile. Vous n’avez pas besoin de moi avant cette époque.
« — Et où vous reverrai-je ?
« — A Paris.
« Puis, me regardant avec cet œil noir et profond dont j’avais peine à soutenir l’éclat :
« — Ne vous ai-je pas dit que dans dix ans l’empereur Charles sera à Paris ?
« — Comme prisonnier ou comme hôte ? demandai-je pour la seconde fois.
« Et, pour la seconde fois, il me répondit :
« — Cela dépendra peut-être de vous. Adieu, madame.
« Et il disparut.
— Et vous ne l’avez jamais revu, madame ? demanda la Gironde avec curiosité.
— Jamais ! je l’avais même oublié, quand j’ai eu de ses nouvelles, il y a deux mois.
— En vérité, fit Amaury de Mirepoix.
— Je ne songeais pas à quitter la Navarre, reprit la reine et à revenir à la Cour de France, quand un soir une bande de bohémiens s’arrêta et se mit à danser sous les fenêtres du château de Pau.
« La vue de ces gitanos me remit en mémoire le beau Michaël.
« Et tandis que je les regardais et que le son bizarre de leurs tambours et de leurs flûtes m’arrivait, l’un d’eux leva la tête, m’aperçut et me salua d’un petit air mystérieux.
« Puis il me cria en espagnol :
« — O ma bonne reine, si vous saviez quel message j’ai pour vous !
« Un page était derrière moi. Je lui commandai d’aller chercher le bohémien.
« Le page exécuta mes ordres, et le gitano me fut amené.
« — Je veux vous parler seul à seul.
« Je congédiai les personnes de mon entourage et j’attendis que le bohémien s’acquittât du message qu’il prétendait avoir.
« Quelque chose me disait que ce message était de Michaël.
« En effet, il ouvrit son hoqueton couvert de paillettes et me montra un pli cacheté qu’il portait suspendu à son cou par un fil de soie.
« Puis, il brisa le fil et me tendit cette lettre, que je m’empressai d’ouvrir.
« J’avais reconnu l’écriture de Michaël.
« Le bohémien me disait :
« — Madame, l’heure est proche, les cartes ont parlé. Dans cinq heures, au plus tard, l’empereur Charles couchera sous les lambris du Louvre.
« « Hâtez-vous de venir à Paris, si vous voulez que nous prenions notre revanche de Madrid.
« « Le jour de votre arrivée, choisissez votre gentilhomme le plus fidèle et commandez-lui de me chercher par la grand’ville.
« « Il me trouvera le soir, après le couvre-feu, dans une taverne qui est proche de la porte Saint-Antoine et qui a pour enseigne : « Au Bon Moine ».
« « Ordonnez-lui qu’en entrant il dise ces mots : Je cherche l’homme qui ne meurt pas.
« « Alors, je me lèverai de la table où je serai assis et je le suivrai.
« « Votre fidèle,
« « Michaël. »
« Or, mes bons amis, continua la reine Marguerite, à l’époque où je reçus cette lettre, il n’était nullement question que l’empereur Charles dût venir à Paris. La France et l’Espagne sont en paix, Dieu sait à quel prix ! et mon frère, le roi François, oublie dans les bras de la duchesse d’Etampes nos maux et nos revers. Mais un mois après le jour où m’était parvenu le message de Michaël, nous apprîmes à la Cour de Navarre que l’empereur s’apprêtait à aller châtier les Gantois révoltés, et qu’il avait fait demander au roi de France la permission de traverser son royaume. Michaël, une fois encore, avait prédit l’avenir.
« Alors, je me suis mise en route et je suis venue.
— Et vous allez faire rechercher ce Michaël, madame ? demanda Amaury.
— C’est toi qui l’iras chercher, mon mignon, répliqua la Marguerite des Marguerites.
— Quand, madame ?
— Ce soir même.
— Je suis prêt, dit Amaury, qui prit son feutre et son manteau et boucla son épée.
— Va, dit la reine, en lui tendant la main.
Et Amaury parti.
* * *
On était alors en novembre, et Paris était couvert d’un épais brouillard d’où se dégageait une pluie fine et glacée qui rendait le pave gras et glissant.
Amaury, le nez dans son manteau, faisait sonner ses éperons et marchait gaillardement la main gauche appuyée sur la coquille de sa rapière.
— Pauvre chère reine ! murmurait-il tout en cheminant, elle est toujours belle, toujours jeune, toujours adorable, mais elle croit aux sorciers. Voilà pourtant ce que c’est que de vivre éloignée de la Cour de France.
Et, continuant sa route, à travers la rue Saint-Antoine, Amaury se disait encore :
— Je vais sans doute trouver quelque hideux gitano, affublé de haillons, maigre, vieilli, grisonnant, et ma pauvre reine éprouvera une déception bien grande en le voyant, si toutefois elle n’est pas la victime d’une mystification et si ce Michaël existe encore.
Amaury qui était un esprit fort, comme on le voit, arriva ainsi à la porte Saint-Antoine.
Le cabaret du Bon Moine était fermé, et le couvre-feu était sonné.
Mais on voyait un filet de lumière passer au travers des ais mal joints de la porte.
Amaury frappa.
Alors la porte s’ouvrit, et le jeune et beau gentilhomme se trouva au seuil d’une salle enfumée dans laquelle buvaient, pêle-mêle, des archers et des moines, des ribaudes et des escholiers.
— Je viens chercher l’homme qui ne meurt pas, dit Amaury.
Soudain, un homme se leva.
Amaury fit un geste d’étonnement.
Ce n’était pas un bohémien couvert de haillons qui s’était dressé devant lui.
C’était un gentilhomme vêtu de soie et de velours, ayant rapière au côté et dague au flanc.
Et ce gentilhomme était jeune et brave, et il ne paraissait pas avoir plus de vingt ans.
Il fit un pas vers Amaury et lui dit :
— Je vous attendais.
— Vous m’attendiez, vous ?
— Oui, car la reine de Navarre est arrivée.
— Vous êtes donc… ?
— Je suis l’homme qui ne meurt pas. Je m’appelle Michaël !…