Œuvres de Ponson du Terrail - 2
collection dirigée par Alfu
Ponson du Terrail
Le Nid de Faucons
et autres récits cynégétiques
1851-56
AARP — Centre Rocambole
Encrage édition
© 2011
ISBN 978-2-36058-922-7
1.
C’était la veille de Noël de l’année 1727.
Le ciel était bas et brumeux, la nuit venait à grands pas et il y avait un pied de neige sur toute la vallée de l’Isère, depuis Grenoble jusqu’au fort Barrault.
Les champs étaient déserts, les chemins où la trace n’avait point été faite, car la neige était tombée vers quatre heures de relevée, ne portaient que de rares empreintes de pas d’hommes et de mulets, le vent se taisait dans les bois, la rivière coulait sans murmures sous son enveloppe de glaçons : tout était silence, tristesse, recueillement. Au village, pourtant, et dans les fermes isolées de la plaine et des vallons, une lumière brillait çà et là aux vitraux de papier huilé, un filet de fumée se dégageait des toits de chaume et montait, bleue et transparente, dans le ciel d’un gris blanchâtre ; tout à coup, au milieu du silence, une cloche tinta doucement et brisa ses notes affaiblies aux rochers couverts de neige et aux échos divers de la vallée.
C’était la veille de Noël, — Noël, la fête de Dieu et du pauvre, le jour solennel des campagnes, l’heure de réunion des familles, — Noël, l’astre qui luit doucement à travers les mornes tristesses de l’hiver.
Chaumières et castels avaient un feu splendide de cœurs de sapins, et nombreuse compagnie à l’entour de l’âtre. La table était dressée partout ; ici l’étain et le cuivre, là, la vaisselle d’argent et les coupes d’or, partout la gaîté, nulle part le souci.
Pourtant il était un toit, au revers de la montagne, dans une gorge aride et sombre, un toit où nul ne riait, où la table n’était point mise, où il n’y avait pas d’enfants charbonnés et joyeux qui écoutassent avec effroi ou d’un œil moqueur, quelque aïeule bavarde contant l’histoire d’une fée.
Ce n’était pas, cependant, une pauvre hutte de bûcherons, une chaumière sans bois dans l’âtre et sans pain dans la huche, n’ayant d’autre hôtesse que la misère ; c’était un castel, cornes de cerf ! un beau castel noirci par la poudre des siècles, aux tours massives, au beffroi gigantesque, aux vitraux coloriés comme au bon temps du Moyen-Age.
Un roc taillé à pic lui servait de base, un sentier tortueux et inégal y conduisait, une forêt de sapins croissait au-dessus, une gorge sauvage, par une échappée de laquelle on apercevait la belle vallée du Graisivaudan, s’étendait au-dessous.
Çà et là, à l’entour, se groupaient quelques cabanes de bûcherons, quelques huttes de chasseurs d’ours, — tout cela, castel et chaumières, d’un aspect sévère, morne, farouche, qui contrastait singulièrement avec les villages coquets, les jolis châteaux, les fermes aisées et environnées de prairies, de la vallée de l’Isère.
Là-bas, le bonheur, la gaîté, les mœurs relâchées et faciles ; ici, la tristesse vindicative, la pauvreté fière, les mœurs et les coutumes puritaines.
En cet endroit, l’Isère coulait au long des derniers rochers des Alpes, si bien qu’elle séparait la plaine de la montagne et formait deux pays différents de ses deux rives, déjà séparées par deux populations diverses.
Dans les villages de la plaine on se réjouissait, la veille de Noël, au château de la plaine, les vins exquis coulaient dans les coupes d’or, les gentilshommes et les dames portaient velours et dentelles ; à la montagne, on lisait la bible au coin d’un feu de souches d’arbres, les gentilshommes et les vassaux étaient simultanément vêtus de bure grise, à l’exception, toutefois, du maître du castel que nous décrivions naguère, lequel portait un justaucorps rouge, dimanches et jours ouvrables.
Dans la plaine, on montrait du doigt la montagne et l’on disait avec un certain effroi : « Dieu nous garde de ces sauvages ! »
A la montagne, on regardait la plaine avec dédain et l’on haussait les épaules en grommelant : « Voyez les lâches ! »
Quand les gens de la plaine avaient besoin de bois ou de ramée et qu’il leur fallait passer l’Isère pour en aller quérir au pied des Alpes, ils regardaient en tremblant le fier et morne castel qu’on nommait depuis des siècles le Nid de Faucons, et ils se signaient, invoquant tous les saints du paradis.
Quand les chasseurs de la montagne avaient affaire dans la plaine, ils y descendaient bravement, traversaient les champs et les guérets, le fusil sur l’épaule et le couteau de chasse au flanc, silencieux et fiers comme des musulmans traversant un quartier de juifs immondes !
A leur vue, les gens de la plaine frissonnaient et portaient instinctivement la main à leur bonnet de laine noire.
Les chasseurs passaient sans daigner rendre le salut.
Pourtant, les gens de la plaine étaient nombreux, ceux de la montagne ne formaient qu’une poignée d’hommes ; le seigneur de la plaine était un galant seigneur, riche comme pas un hobereau d’alentour, portant des habits brodés d’or et colonel d’un régiment du roi ; le seigneur de la montagne, au contraire, était un sombre châtelain de taille gigantesque, vêtu grossièrement et portant sur l’épaule un manteau rouge, sur la tête un feutre à plume de geai.
Le seigneur de la plaine avait une galante épée de cour, damasquinée et passée en verrouil ; le baron montagnard ceignait un baudrier de cuir d’où pendait une longue et large rapière comme on en portait en Dauphiné sous le règne des Valois.
Pourtant le seigneur de la plaine était de pauvre noblesse, son grand-père, gentilhomme italien venu en France à la suite de Mazarin, était originaire des Etats du pape où un titre coûtait dix écus et une messe ; son père, grandi par la faveur du premier ministre auquel il était tout dévoué, avait fait une brillante fortune à la cour, obtenu le titre de marquis et la terre de la Saulcière en Poitou, terre dont il avait pris le nom en quittant celui de Verdoni, qui était son nom italien.
Le châtelain de la montagne était aussi noble que le roi, ses ancêtres avaient gouverné le Dauphiné sous les dauphins ; l’un d’eux était allé clouer son gant, un jour, seul et bardé de fer, comme un vrai preux, à la porte du duc de Savoie ; et il fut un temps où la plaine le reconnaissait pour châtelain aussi bien que la montagne.
Mais, un jour, la plaine passa sous une autre domination, et voilà pourquoi les gens de la montagne demeurés fidèles, traitaient de lâches les habitants de la vallée.
Le seigneur montagnard, le rude châtelain du Nid de Faucons, avait nom le baron de Terraz, ses pères avaient embrassé le calvinisme ; il était protestant comme eux quand vint la révocation de l’édit de Nantes.
C’était alors un homme dans la force de l’âge, il commandait un régiment du roi, et le roi lui devait la vie. Dans une bataille, il avait tué de sa main un gentilhomme allemand dont l’épée menaçait la poitrine de Louis XIV.
Le baron était né protestant, il voulait mourir dans la foi de ses aïeux. En vain le roi le somma-t-il d’abjurer, il demeura sourd. Alors ses biens furent confisqués et un ordre d’exil arriva.
— Je partirai, dit-il, mais le roi y perdra une population tout entière : tous mes vassaux montagnards me suivront en Savoie.
Et il disait vrai ; il ne fut pas un seul habitant de la montagne qui ne vint au manoir dire à son seigneur : « J’ai rassemblé mes hardes et suis prêt à vous accompagner au bout du monde. »
Le baron alla à Paris et dit au roi :
— Sire, ma vie est à vous, ma foi est à Dieu. Envoyez-moi à l’échafaud, mais je demeurerai fidèle à la religion de mes ancêtres. Mon nom est aussi populaire, aussi puissant en Dauphiné, que le vôtre dans le reste de la France. Je n’aurais qu’à tirer l’épée, à dire un mot, à faire un geste, pour que la province entière se levât, chassât vos gouverneurs et arborât l’étendard de la révolte. Je ne le ferai pas, car je suis gentilhomme et je vous ai fait serment de fidélité.
— L’édit est pour tous, répondit le roi, tu es un brave et loyal serviteur, mais je veux être inflexible. Je t’accorde une seule chose : tu ne sortiras point de France, tu conserveras ton château des montagnes, mais celui de la plaine et tes biens de la vallée seront confisqués.
Le baron s’inclina :
— Sire, dit-il, j’accepte cette dure loi, à une condition.
— Laquelle ?
— Je conserverai mon droit de chasse.
— Non, dit le roi, cela ne se peut.
Le baron fit un pas en arrière et regarda le roi en face :
— Sire roi, dit-il, autant vaudrait envoyer un gentilhomme au gibet en place de l’échafaud et de la hache qui constituent son droit, que lui retirer son droit de chasse. La vénerie, sire, c’est l’école de la noblesse, c’est le passe-temps de ses heures de paix, c’est le plus sacré de ses privilèges ! Il y a quatre cents ans, sire, que les manoirs de ma famille nourrissent trois équipages de chasse, j’ai dix piqueurs et deux cents chiens ; mon père a été éventré par un cerf aux abois, son père fut étouffé par un ours. Quand ils ne sont point aux armées, les Terraz chassent chaque jour, fêtes et dimanches, le jour de Noël, le jeudi saint ; ils chasseraient un jour de sacre du roi. Je suis riche, votre colère me fait pauvre, que m’importe ! Le pain noir de mes montagnes, un quartier de venaison, l’aigre vin de nos coteaux, me suffisent, et je n’aime pas être vêtu de velours comme les damerets de Versailles. La bure de laine est assez chaude pour couvrir la poitrine d’un gentilhomme comme moi ! Mais vous me voulez retirer le droit de chasse ? Vous me voulez assimiler aux vassaux qu’on fait pendre pour avoir tué un lièvre, moi noble et baron ? Halte là, sire, si vous faisiez pareille chose, vous vous priveriez de deux rudes épées, car j’ai un fils, là-bas, au Nid de Faucons, qui grandira et sera vaillant compagnon : bon sang ne ment, jamais !
— Je le ferai, dit sèchement le roi ; baron de Terraz, choisissez, moi le roi, je l’ordonne : abjurez ou défaites-vous de votre meute et de vos piqueurs.
Le baron pâlit de colère, il fit de nouveau un pas en arrière, regarda le roi comme il l’avait déjà regardé, et puis il tira son épée et dit lentement :
— Sire roi, mon maître, vous me faites l’affront le plus cruel qui puisse être fait à un gentilhomme ; j’obéis sans murmurer ; mais, à partir de ce jour, ne comptez plus sur mon épée, car je la brise !
Et, ce disant, le baron appuya son épée sur son genou, et il la brisa.
Puis il rejeta sur son épaule le manteau rouge qu’il portait pour obéir à une tradition de famille qui voulait que le dauphin Humbert II eût donné un manteau pareil à un Terraz, et il sortit fièrement, la tête haute, en vrai noble dauphinois qu’il était.
Le baron retourna chez lui, il vendit ses chiens et garda ses piqueurs. Le courtisan auquel le manoir de la plaine avait été donné arriva en prendre possession ; le baron l’abandonna sans murmurer, et il alla s’enfermer dans le Nid de Faucons, avec son enfant au berceau et ses vassaux fidèles.
Les gens de la plaine étaient des meuniers et des bouviers, ils avaient riches guérets, gras pâturages, bestiaux nombreux ; ils ne voulurent rien abandonner et demeurèrent chez eux, mettant leurs deux mains dans la main du nouveau seigneur en signe de vasselage. De ce jour data la haine de la montagne pour la plaine, la terreur des plus nombreux, la hardiesse vindicative des autres.
Le marquis de la Saulcière eut une meute brillante, des piqueurs et des varlets, ses fanfares retentirent dans la vallée, comme au temps des anciens seigneurs.
Le baron, confiné en son manoir de la montagne, chassa à pied, le fusil sur l’épaule, avec cinq ou six chiens courants de haute taille qui attaquaient l’ours au besoin.
Chaque matin, à son lever, il attachait un sombre regard sur la plaine et ces domaines immenses qui avaient été son héritage ; mais ce qu’il regrettait le plus, c’étaient ces forêts giboyeuses et ce droit de chasse à courre dont on l’avait dépouillé.
Aussi une haine féroce pour le marquis de la Saulcière germa dans son cœur et y prit des proportions effrayantes avec le temps : le baron ne put s’accoutumer à songer que ses anciens domaines ne lui appartenaient plus, et bien qu’il n’eût plus d’équipage, il continua à y braconner au chien d’arrêt.
Il n’était pas de jour où un cerf, un chevreuil ou encore un daim ne fussent tués, de nuit, à l’affût, dans les bois du marquis, tantôt par le baron, tantôt par son jeune fils, le plus souvent par les braconniers de la montagne.
Le marquis était un homme acariâtre et emporté ; il fit signifier à son voisin la défense formelle de franchir ses limites. Le baron lui envoya un cartel. Alors le marquis s’adressa au parlement de Grenoble pour obtenir justice ; le parlement se récusa, disant que cela regardait le lieutenant-criminel. Le lieutenant-criminel répondit que le baron était un homme ombrageux, querelleur et qui, si on le poussait à bout, soulèverait la moitié de la province ; que, par conséquent, il était parfaitement inutile de faire bruit et tapage pour quelques cerfs.
Le marquis était un lâche, il essaya de faire assassiner le baron. Celui-ci entendit un jour siffler une balle à son oreille et devina. Là-dessus, il alla clouer lui-même avec son couteau de chasse le billet suivant à la porte du marquis :
« Si je suis assassiné, mes vassaux de la montagne brûleront votre dernière ferme et vous pendront au dernier arbre de vos forêts. »
Le marquis eut peur et se tint coi.
La haine des montagnards pour les gens de la plaine se développa au fur et à mesure de celle de leur seigneur pour son voisin ; mais ceux de la plaine, malgré leur nombre, étaient timides, et ils se résignèrent à subir les vexations quotidiennes des Faucons. Ce nom avait été donné par la terreur aux farouches vassaux de Terraz.
Cela dura vingt ans ; le jeune Faucon, l’héritier du châtelain, grandit et, comme son père, devint l’effroi de la contrée. On ne le nommait que le Veneur rouge. A demi sauvage, élevé loin des cours et des hommes policés, il avait toute la bouillante audace et les passions féodales de son père, sans en avoir l’éducation. Ses précepteurs avaient été les braconniers des montagnes, il n’avait jamais vu d’autres femmes que les paysannes rougeaudes d’alentour ou les fermières de la plaine ; et, après la chasse, il n’aimait qu’une chose : descendre l’Isère dans son bateau plat, en compagnie de Petit-Jacques, son frère de lait, enfant grêle et chétif, mais leste comme un chat, malicieux, plein d’esprit et le seul être, au manoir des Faucons, qui eût le talent de dérider le sombre visage du châtelain, que la vieillesse rendait plus taciturne encore et dont les jambes, raidies par de nombreux rhumatismes, refusaient, depuis deux ou trois ans, toute course un peu longue.
Jean de Terraz, ainsi se nommait le jeune Faucon, n’était cependant point méchant ; de plus il était brave et doué d’instincts généreux que le contact de mœurs plus douces devait inévitablement développer tôt ou tard.
Au surplus, sa haine pour le nom de la Saulcière, haine qu’il avait sucée au berceau, n’avait point trouvé d’assouvissement jusqu’alors, car le marquis était mort à Paris, laissant ses biens et son titre à son petit-fils, officier dans la Maison du roi, et qui n’avait point encore paru en Dauphiné.
Les gens de la plaine redoutaient donc le Veneur rouge instinctivement et sans trop de raisons valables, car il se contentait de fourrager un peu chez eux en chassant, de traverser les semis par un temps de pluie et de tirer sur leur gibier. On n’avait à lui reprocher aucune action mauvaise ; et sa réputation de chasseur était plus merveilleuse encore que celle de son père. Il tuait un chamois à des distances fabuleuses, on lui avait vu poignarder un ours au bord d’un précipice ; il avait un jour étouffé un loup dans ses bras.
Les choses en étaient là, quand, l’avant-veille de Noël, le bruit se répandit à la montagne que le seigneur de la plaine arrivait. Nul ne le connaissait, on ne l’avait jamais vu ; mais la haine endormie se réveilla plus vivace et plus terrible, surtout quand on apprit que le nouveau marquis de la Saulcière s’était vanté hautement à Grenoble de faire cesser le braconnage sur ses terres et de mettre à la raison ces hobereaux pillards qui enfreignaient insolemment les édits du roi.
Les montagnards haussèrent les épaules en ricanant, et le jeune Faucon dit avec dédain :
— Nous verrons bien si ce marquis de cour veut faire connaissance avec mon couteau de chasse.
Aussi, dès le jour suivant, veille de Noël, il partit en compagnie de Petit-Jacques pour aller chasser dans les bois de la plaine. La journée s’écoula, la brume vint, avant son retour.
Son vieux père et les commensaux du Nid de Faucons l’attendaient dans la grand-salle, autrefois la salle d’honneur du manoir ; le feu flambait, alimenté par un tronc de sapin tout entier ; le châtelain avait lu un passage de la Bible à haute voix en le commentant ; les vassaux avaient écouté avec recueillement.
La lecture était terminée au moment où nous introduisons le lecteur dans la grand-salle, où l’on chuchotait tandis que le châtelain gardait un morne silence.
Il était assis sous le vaste manteau écussonné de l’âtre, plié, malgré l’ardeur du feu, dans son manteau rouge, chaussé de ses guêtres de cuir qui montaient jusqu’au genou, et coiffé de son feutre à plume de geai.
Son fusil à double coup était placé à la portée de sa main. C’était une tradition de famille.
Sur des escabeaux et des sièges moins élevés que le fauteuil de cuir à garnitures de cuivre du baron, les commensaux ordinaires du manoir fumaient gravement leur pipe à tuyau de cerisier et devisaient entre eux à mi-voix pour ne point troubler les méditations de leur sombre châtelain.
— Il se fait nuit, les enfants, disait Jacou, le métayer de la Combe Noire, le jeune Faucon s’est attardé.
— Le jeune Faucon, répondit Gérard le tueur d’ours, est un solide chasseur, il a le pied ferme dans les glaciers, et quand il ferait nuit comme dans un four ou qu’il y aurait un pont de brouillard du mont Cenis à la Chartreuse, il ne broncherait pas et reviendrait sain et sauf.
— Ma vieille mère, interrompit Jeannot l’oiseleur, m’a dit souventes fois que la veille de Noël, au temps des fades 4, il faisait mauvais courir les bois et les glaciers, et qu’on rencontrait bien souvent, au coin d’un bois ou sur un rocher, la femme du diable qui vous tordait le col si vous aviez un chamois sur les épaules ou un lièvre dans la gibecière.
— Ta vieille mère était folle, dit sèchement Gérard le tueur d’ours.
— Ma mère en savait plus long que vous, maître Gérard, et elle se souvenait que son père à elle avait vu la femme du diable, un soir de Noël. C’était une méchante fade qui lui dit :
« — As-tu un chamois ?
« — Non, répondit-il, je n’ai pas été heureux aujourd’hui ; ma poudre était mouillée.
« — Tu es fort heureux, au contraire, lui dit-elle, car je t’aurais étranglé pour l’avoir ; nous faisons gras, le diable et moi, la veille de Noël, et il nous faut de la venaison.
Jacou le métayer fit un signe de tête qui signifiait clairement que Jeannot pourrait bien avoir raison ; mais Gérard haussa les épaules et, rejetant avec dédain une énorme bouffée de sa pipe
— Savez-vous, les enfants, dit-il, que vous êtes aussi crédules que des gens de la plaine ? Pour des montagnards comme nous, ça fait pitié de vous entendre jacasser ainsi. Au temps où le vieux Salomon vivait, Salomon, le dernier piqueur du Nid de Faucons, les anciens de la montagne vous auraient caressé les épaules avec leurs fouets à manche de hêtre.
Au nom de Salomon, le châtelain fit un brusque mouvement.
— Qui parle de Salomon et de piqueurs, ici ? demanda-t-il en fronçant ses épais sourcils grisonnants. Salomon est mort, et, au Nid de Faucons, il n’y a plus de piqueurs, Terraz ne chasse plus à courre depuis que la plaine est passée aux mains des courtisans efféminés.
— Maudits soient les courtisans, les gens de la plaine qui sont des lâches, et le roi qui dépouille ses gentilshommes, murmura Gérard. d’un air sombre.
— Silence ! s’écria le châtelain en frappant du pied, le roi fait bien ce qu’il fait, le roi a toujours raison.
— Vous parlez bien, maître, répondit respectueusement Gérard, vous parlez bien, parce que vous êtes gentilhomme et que le roi est votre maître ; mais nous qui sommes des serfs et des vilains, nous parlons bien aussi en maudissant le roi qui a confisqué les vastes domaines de Terraz en ne lui laissant que son Nid de Faucons et la montagne, car Terraz est notre seul maître après Dieu, et nous ne connaissons pas le roi !
— Tais-toi, dit rudement le baron, je ne veux pas que le nom du roi soit maudit sous mon toit ; je veux qu’on parle de lui tête nue. Chapeau bas ! enfants, le roi est le roi ! ce qu’il fait est bien, nul, vilain ou gentilhomme, n’a le droit de commenter ses actes !
Gérard se tut un moment, puis il grommela entre ses dents :
— Il n’est pas moins vrai que si vous l’aviez voulu, maître, la moitié du Dauphiné se serait levée avec vous, pour prendre Grenoble et se séparer de la France.
— Grenoble et le Dauphiné sont au roi.
— Oui, mais à la condition de leur conserver leur charte, leurs franchises et de leur laisser l’exercice de leur religion.
Le châtelain n’eut point le temps de répondre, car un long aboiement retentit dans la cour du manoir, et les vassaux se levèrent aussitôt et coururent aux torches de résine qui brûlaient aux angles de l’âtre.
— Voici le jeune Faucon, dit Gérard.
Et il sortit le premier pour éclairer le fils du veneur.
Le jeune Faucon, comme disaient les commensaux du Nid de Faucons, entra bientôt dans la salle, portant sur ses épaules un énorme daim dont le poids eût certainement écrasé un moins rude athlète.
Mais c’était un garçon de haute taille, aux larges épaules, brun comme un méridional, d’une beauté mâle, hardie, presque sauvage. Il avait vingt ans à peine, mais il en paraissait vingt-cinq, tant sa barbe était déjà fournie et noire, et les traits de son visage accusés et virils.
Il était plus grand que son père ; comme lui, il portait le manteau rouge sur l’épaule, au flanc le couteau de chasse long comme une rapière, son justaucorps de bure sombre et ses guêtres de cuir montantes achevaient de compléter la ressemblance entre le père et le fils. Du reste, mêmes gestes, même ton hautain, même visage sombre.
Seulement, ce soir-là, si on n’eût vu le daim qu’il jeta négligemment sur le sol, on eût dit que le jeune Faucon avait fait bien mauvaise chasse, car il était triste, rêveur, et il répondit à peine aux questions du vieux veneur et aux saluts respectueux des vassaux.
On dressa la table, tout le monde prit place à l’entour ; le Veneur rouge ne mangea point et continua à rêver tristement.
— Je gagerais, dit alors Jeannot l’oiseleur à l’oreille de Jacou le métayer de la Grand’Combe, je gagerais que le jeune Faucon a rencontré la femme du diable et que c’est pour cela qu’il est triste et sombre.
— S’il l’eût rencontrée, il ne serait point ici, murmura Jacou, puisqu’il avait un daim et que la femme du diable tord le col à ceux qui rapportent de la venaison.
— Oui, mais le jeune Faucon est grand et fort et puis c’est un noble, elle n’aura pas osé ; mais mon grand-père, qui ne rapportait rien et qui la vit simplement, en demeura triste toute sa vie.
— Jésus Dieu ! fit Jacou, elle est donc bien laide !
— Non, répondit Jeannot, il paraît, au contraire, qu’elle est trop belle et que cela vous retourne le cœur comme une peau de lapin quand on l’écorche.
— Faut croire, grommela Jacou, que la fille de Gérard le tueur d’ours est un peu sa cousine, car lorsqu’elle me regarde un tantinet avec ses yeux bleus, je me sens tout malade et j’ai envie de pleurer.
— Qu’a donc le jeune Faucon ? demandait en même temps Gérard le tueur d’ours à Petit-Jacques qui ne riait pas et mangeait du bout des dents.
— Je ne sais pas, répondit-il, mais il est comme ça depuis la relevée et il ne m’a pas dit un mot depuis les blaques 5 de la plaine jusqu’ici. Faut qu’il ait vu la femme du diable.
Le sceptique Gérard haussa les épaules ; Petit-Jacques continua :
— Ce matin, Médor et Vénus ont lancé un daim dans le bois de Jouarre, du côté de la Chartreuse. Mon frère le Faucon m’a dit : « Va te placer au passage de la Grange, moi je vais à celui du Saut-du-Loup. » Mon frère le Faucon est parti et j’ai pris mon poste. Le daim n’a point passé par la Grangette. Médor et Vénus l’ont mené pendant trois heures, et puis j’ai entendu un coup de carabine et Médor et Vénus se sont tus. Alors j’ai couru pour rejoindre mon frère le Faucon ; mais il était bien loin et j’ai mis plus d’une heure. Quand je suis arrivé, je l’ai trouvé assis sur le daim.
Il ne me voyait pas et il avait de grosses larmes dans les yeux.
— Qu’as-tu, frère Faucon ? lui ai-je demandé.
— Rien, m’a-t-il répondu, allons-nous-en !
Et il avait l’air si sombre en me parlant ainsi que je n’ai pas osé lui parler, et il ne m’a pas dit un mot.
C’est drôle, pensa Gérard, il faudra que je sache !
— C’est sûr, grommelait Jeannot à la dérobée, c’est sûr qu’il a vu la femme du diable.
Pourquoi donc le jeune Faucon était-il aussi triste et que lui était-il arrivé au passage du Saut-du-Loup ?
C’est ce que nous allons vous dire.
4 Fées.
5 Jeunes taillis de hêtres et de chênes blancs.
Le jeune Faucon était parti le matin du château, ainsi que nous l’avons dit, escorté par Petit-Jacques.
Ils avaient trouvé le bateau plat au bord de l’Isère ; Petit-Jacques avait pris les rames et ils s’étaient laissés dériver vers les blagues de la plaine, dans lesquels ils étaient entrés aussitôt.
Là, comme l’avait raconté Petit-Jacques à Gérard le tueur d’ours, le jeune Faucon avait laissé son frère de lait au passage de la Grangette, tandis qu’il allait lui-même se placer à celui du Saut-du-Loup.
La distance de l’un à l’autre était grande et le jeune Faucon chemina plus d’une heure à travers les bois, coupant deux fois la brisée et la voie.
— Il était alors onze heures du matin, la neige n’était point tombée encore, mais le ciel était gris, les arbres dépouillés craquaient au souffle d’un vent lugubre, les feuilles mortes de l’automne résonnaient sous les pieds comme de vieilles armures rouillées heurtées par le soc du laboureur.
A travers les taillis on voyait blanchir les cimes neigeuses de la Chartreuse, et, au-delà, au milieu des prairies jaunies et fanées, au bord de l’eau, entouré de son vieux parc centenaire, le château qui, jadis, appartenait aux Terraz et que la rigidité du roi avait donné aux la Saulcière ; ce château se nommait le Virol. Il était moins vieux, moins lézardé, moins noir que le Nid de Faucons, ses tourelles élancées, ses sveltes pignons, ses clochetons et ses croisées aux pierres sculptées et percées à jour, attestaient le style délicat de la renaissance.
Le Nid de Faucons portait vaillamment son nom, c’était une demeure d’oiseaux de proie, sans jardin odorant, sans grasse prairie, sans mélancolique rideau de saules à l’entour ; un roc était sa base, une forêt de sapins sa chevelure, ses croisées massives étaient garnies de grilles solides, un lourd pont-levis en interceptait l’entrée sitôt qu’il criait sur ses chaînes.
Ce n’était pas un château, c’était une forteresse.
Le Virol, au contraire, était une habitation de plaisance, peu ou point fortifiée, assise en plaine, ayant parc et prairie, bois ombreux et ruisseaux, mobilier fastueux, et qui attestait que les anciens maîtres, pauvres primitivement, avaient possédé, depuis deux siècles, une des plus grandes fortunes terriennes de la province.
Un jour, les Terraz, de leur Nid de Faucons, s’étaient abattus sur la plaine, l’avaient conquise et y avaient construit ce château. Le jour où la colère du roi les frappa, ils remontèrent sans murmurer dans leur aire d’oiseaux de proie ; mais leur résignation n’était qu’apparente et leur cœur se serrait toujours à la vue des tourelles de ce Virol qu’ils avaient bâti et où deux de leurs générations avaient vécu.
Le jeune Faucon apercevait donc les murs et le parc du Virol à travers les éclaircies des blagues et il fronçait le sourcil comme son vaillant père, étreignant comme lui avec colère, la poignée de son fusil qu’il portait sur le bras gauche, tandis que l’index de sa main droite était appuyé sur la première détente.
Depuis plusieurs années les fenêtres de la façade principale étaient demeurées closes, par suite de l’abandon où le premier marquis de la Saulcière avait laissé le château ; ce jour-là, elles étaient ouvertes et le jeune Faucon tressaillit, car il se souvint qu’on avait annoncé, la veille, l’arrivée du nouveau marquis.
Mais il éprouva moins de colère qu’on ne l’eût pu supposer en songeant aux menaces qu’il avait proférées le matin. Il ressentit, au contraire, une sorte de terreur vague, une mélancolie poignante qui n’était nullement en harmonie avec son humeur emportée et sauvage.
Le froid était noir, il sentit cependant quelques gouttes de sueur perler à son front, et, dominé par cette crainte instinctive, cette émotion non raisonnée dont il subissait l’influence, il tourna brusquement le dos au château et s’enfonça au plus épais du fourré, faisant un assez long détour pour arriver au Saut-du-Loup.
Mais sa tristesse ne l’abandonna point, son cœur se serra de plus en plus, et alors les superstitions populaires dont on avait bercé son enfance lui revinrent en mémoire et il se dit :
Jeannot l’oiseleur prétend que la femme du diable apparaît à ceux qui chassent la veille de Noël. Quand ils ont de la venaison, elle leur tord le col ; s’ils n’ont rien, elle les regarde d’une façon telle qu’ils en restent tristes toute leur vie. Si Jeannot disait vrai…
Le jeune Faucon poussa un éclat de rire forcé pour se donner du courage et il continua son chemin dans le bois jusqu’au Saut-du-Loup.
Le Saut-du-Loup était une sorte de clairière encaissée par des rochers moussus et fort élevés. Deux routes y conduisaient, l’une venant des taillis et suivie d’ordinaire par les bêtes fauves et le gibier lancés dans le fourré ; l’autre bordée d’une épaisse allée de tilleuls et venant du Virol.
Le jeune Faucon s’assit mélancoliquement sur une roche, son fusil à la main et tout prêt à faire feu.
Les aboiements de Médor et Vénus se rapprochaient dans sa direction, le daim arrivait au galop et déjà les feuilles mortes et les branches d’arbres couchées par le vent résonnaient sous ses pieds, quand le trot d’un cheval retentit dans l’avenue des tilleuls et fit brusquement tourner la tête au jeune Faucon.
Il aperçut un bel étalon noir allongeant une amble hardie et portant sur son dos une intrépide écuyère dont la robe blanche flottait au vent.
— La femme du diable ! murmura Jean frissonnant.
Et sa main trembla et il faillit lâcher son fusil.
Mais le cheval était plus loin que le daim, le cheval trottait, le daim arrivait au galop, serré de près par les deux chiens courants.
L’instinct féroce du chasseur l’emporta sur la terreur qu’éprouvait Jean de Terraz, il épaula froidement, ajusta l’animal et lui campa sa balle au milieu du massacre.
Le daim tomba, les échos du Saut-du-Loup répétèrent la détonation de l’arme à feu et un cri retentit derrière le jeune Faucon : le cheval, épouvanté, avait pris le mors aux dents et emportait son écuyère dont les efforts à le contenir étaient vains.
Le cheval accourait furieux, le crin hérissé, les oreilles pointées, et il se fût précipité tête baissée dans les taillis où quelque branche courbée n’eût point manqué de meurtrir horriblement l’écuyère, si le jeune Faucon ne se fût jeté hardiment au-devant de lui, ne l’eût saisi par les naseaux et étreint de toute la vigueur de son rude poignet.
Le cheval exhala un hennissement de douleur et s’arrêta net, tandis que l’écuyère, tremblante et pâle, sautait à terre et presque dans les bras de son libérateur.
La double émotion qui avait un moment dominé le gentilhomme montagnard s’évanouit aussitôt et fit place à cette terreur vague, à ce trouble inconnu qui l’agitait depuis quelques heures.
La femme qu’il avait devant lui et qui le remerciait chaudement était jeune et plus belle qu’aucune fille de la vallée. Elle était blanche et pâle, svelte comme une sylphide, chaussée et vêtue de satin comme l’héroïne d’un conte de veillée qui a eu une fée pour marraine ; ses cheveux d’un blond doré ruisselaient en boucles charmantes sur ses épaules chastement dérobées par une robe montante, ses mains de cire vierge étaient longues, effilées, diaphanes…
Elle était si merveilleusement, si idéalement belle, que les doutes de Jean de Terraz, s’il en eût conservé à l’endroit des légendes de Jeannot l’oiseleur, se fussent dissipés à sa vue : cette femme était trop belle pour n’être point la femme du diable !
Et Jean le farouche, le jeune Faucon au clair regard, au sombre visage, se prit à trembler, ses cheveux se hérissèrent et sa rude main trembla dans les mains blanches de la jeune femme qui le remerciait encore et qui, enfin rassurée, le regarda curieusement.
Jean, nous l’avons dit, était vêtu de bure, il portait guêtres de cuir, manteau rouge et plume de geai à son feutre. Ce costume étrange et grossier qui trahissait le gentilhomme paysan, fut sans doute une révélation pour la jeune femme qui trembla à son tour et lui dit avec émotion :
— Seriez-vous le seigneur du Nid de Faucons ?
— Oui, balbutia Jean, ému de plus en plus.
La jeune femme montra le daim du doigt :
— Pourquoi avez-vous tué cet animal ?
Jean ne répondit point et crut être à son heure dernière.
— Savez-vous que le nouveau seigneur du Virol, reprit-elle avec une sorte de terreur, s’est juré de faire pendre les braconniers, qu’ils fussent vilains ou gentilshommes ?
Au nom de son ennemi, Jean tressaillit, son regard se chargea de colère et il murmura en serrant convulsivement la poignée de son fusil :
— Qu’il y vienne donc, ce beau fils !
L’accent du jeune Faucon était si féroce, que la jeune femme le regarda avec effroi ; et puis elle lui dit :
— Emportez ce daim, mais ne braconnez plus ! je vous le défends !
Si un homme eût ainsi parlé au jeune Faucon, il l’eût tué sur-le-champ ; ce fut une faible femme qui se servit de cette formule impérieuse, et pourtant Jean sentit ses genoux fléchir et il attacha sur elle un regard épouvanté.
— Je vous pardonne, lui dit-elle, parce que vous m’avez sauvée. Adieu…
Et elle sauta lestement en selle et partit au galop.
— Bon ! murmura Jean en allant s’asseoir sur le daim dont il oublia de faire la curée à ses deux chiens, elle m’a pardonné et ne m’a point tordu le col, mais voilà que je serai triste toute ma vie.
Et il suivit du regard l’écuyère qui s’éloignait, et quand il l’eut perdue de vue, il se prit à écouter le bruit du galop de son cheval qui s’affaiblissait peu à peu, et quand ce bruit se fut éteint dans l’éloignement, le jeune Faucon cacha sa tête dans ses mains et pleura.
Ce fut ainsi que le trouva Petit-Jacques, l’enfant mutin. Ah ! si Petit-Jacques eût vu la femme du diable, certainement il aurait eu moins peur que le rude châtelain qui ne desserrait pas les dents depuis qu’il avait pleuré et qui ne prit point sa part du souper qu’on servit dans la grand-salle du Nid de Faucons !