Œuvres de Ponson du Terrail - 3
collection dirigée par Alfu
Ponson du Terrail
Les Nuits du Quartier Bréda
1865
AARP — Centre Rocambole
Encrage édition
© 2011
ISBN 978-2-36058-923-4
La conspiration de Léocadie
Cette lettre arriva par la poste à Aspasie, le jour même où elle donnait un thé.
Si on ne danse plus, dans le monde galant, passé la fin de mai, on reprend ses petits mercredis ou ses lundis dès le commencement de septembre.
Aspasie avait battu le rappel.
Malheureusement l’ouverture de la chasse avait enlevé à ces dames leurs amants les plus sérieux, et on devait être ce soir-là entre femmes.
Lorsque Léocadie la rousse fit son entrée, vers onze heures, dans le salon d’Aspasie, un peintre et deux architectes — car les architectes se glissent partout maintenant, — représentaient à eux trois ce sexe fort que renia Hercule aux pieds de la reine Omphale.
Rien du Jockey, rien de la Bourse ; pas même un fabricant d’indigo.
Ces messieurs étaient à la chasse.
Léocadie toisa cela d’un coup d’œil.
— Ma chère, dit-elle tout bas à Aspasie, tu es donc brouillée avec les hommes ?
— Ma petite, répondit Aspasie, nous sommes en vacances, ces dames et moi, et au lieu d’amuser ces messieurs, nous allons nous amuser pour notre compte.
— Comment ! fit un des architectes, nous ne sommes donc pas des hommes, nous.
— Non, répondit Aspasie, au point de vue de madame, du moins.
Et elle ajouta à mi-voix :
— Et le baron ?
— Je l’ai mis à la porte
— Quand ?
— Tout à l’heure. La pièce ne marchait plus, on voyait trop les ficelles, et les collaborateurs refusaient de signer.
— C’est-à-dire, fit tout bas Aspasie, que la saisie est maintenue ?
— Plus que jamais.
— Comment vas-tu faire ?
— Je partirai demain. J’irai à Londres. Mais, dit Léocadie, vraiment c’est là tout ton monde, ce soir ?
— Oui ; c’est-à-dire j’attends encore un convive ; mais le cœur de celui-là, ma petite, est cadenassé, verrouillé, muré, soudé au soufre et au ciment romain.
— Il est pris ?
— Par une femme qui ne l’aime pas. Vois plutôt.
Et Aspasie tendit à Léocadie la lettre de Juliette.
Léocadie la lut attentivement.
— Comment ! dit-elle, c’est le prince Karinoff que tu attends ?
— Oui.
— Tu es son amie ?
— Je l’aime beaucoup.
— Et il est fou de Juliette ?
— Il en mourra.
— Et tu ne peux pas lui aplanir un peu les difficultés ?
— Ma foi ! non. Juliette est mon amie. C’est une charmante femme, elle est heureuse comme çà…
Léocadie eut un sourire de dédain :
— Tu as beau être devenue Aspasie, dit-elle, tu ne seras jamais qu’une carotteuse.
Aspasie haussa les épaules et ne répondit pas.
On annonça le prince.
Le prince Karinoff était un homme de trente-quatre ou cinq ans, de taille ordinaire, brun comme un Italien et blanc comme un Anglais. Son profil grec, ses hautes façons dénonçaient le Russe issu des anciennes races caucasiennes, les plus belles de toutes. Sa pâleur hautaine, son œil bleu qui avait parfois un sauvage rayonnement, ses dents blanches et pointues comme celles des carnassiers, donnaient à sa physionomie quelque chose d’étrange, qui semblait être la nuance extrême qui sépare la barbarie de la civilisation.
Aspasie lui prit la main et l’entraîna dans une embrasure de croisée.
— Mon ami, lui dit-elle, vous aviez donné une lettre à Juliette. La voilà.
Le prince était devenu livide à ce nom.
— Comment ! dit-il, elle ne l’a pas ouverte ?
— Non.
Il garda un silence farouche pendant quelques minutes ; puis il vint s’accouder sur un guéridon et mit sa tête dans ses deux mains.
— Pour être aimée ainsi, murmura Léocadie, je crois que nous ferions des crimes.
— Tu en as fait pour bien moins que ça, lui répondit une petite camarade avec son meilleur sourire.
Tout à coup le prince releva la tête et montra cette lettre qu’Aspasie venait de lui donner.
— Elle ne l’a pas ouverte ! dit-il.
Il eut un sourire qui répandit autour de lui ce que, au théâtre, on nomme un froid.
— Savez-vous ce qu’elle contenait ? dit-il.
— Je m’en doute, fit Aspasie.
— Non, répondit le prince. C’est impossible. Mais je vais vous le dire. J’ai une immense fortune, mais cette fortune est en terres russes, et je ne puis l’aliéner. Depuis cinq ou six ans j’ai pris sur mes revenus pour me constituer une fortune française, en cas de guerre, afin de ne pas attendre de l’argent de Russie et je possède à Paris douze ou quinze cent mille francs d’immeubles.
— Un joli denier, dit un des trois hommes. Avez-vous besoin d’un architecte ?
— Je vous peindrai un plafond, dit le peintre.
Le prince continua :
— Cette lettre renfermait un testament ; et ce testament mettait cette femme en possession de ma fortune française.
— Oh ! la grue ! dit une cocotte de bas étage que l’architecte avait amenée et qu’Aspasie regarda de travers.
— Eh bien ! moi, dit Léocadie, si vous voulez me donner cent mille francs, je vous promets la victoire.
— Non, dit le prince, c’est le cœur que je veux, et non le corps.
— On vous donnera et l’autre.
Le prince eut un rire étrange ; l’homme civilisé fit, pour un moment, place au sauvage.
— Si vous faisiez cela, dit-il, ce n’est pas cent mille francs, c’est le triple que je vous donnerais.
— Tope ! dit Léocadie, le marché est conclu.
— Et… quand ?… demanda le prince dont la voix trembla tout à coup d’émotion et d’espérance.
— Je demande six mois, reprit Léocadie ; mais comme je ne vais plus travailler que pour vous, il faut que je vive en attendant.
— Je vous ferai vingt mille francs par mois, dit le prince.
— Mon Karinoff chéri, dit Aspasie, Léocadie vous ment comme un tartare. Elle est bien femme à vous livrer Juliette dans quelque infâme guet-apens mais quant à vous faire aimer d’elle, jamais !
« Et en voilà la meilleure preuve.
Aspasie tendit au prince la lettre que Juliette lui avait écrite et où elle disait son bonheur.
Le prince la lut.
Pas un muscle de son visage ne tressaillit ; mais quand il eut fini, il promena autour de lui un de ces regards sauvages qu’il avait parfois, et il dit :
— Si cette femme ne me livre que le corps de Juliette, si elle commet une infamie pour arriver à son but et ne parvient pas à l’atteindre ; si, enfin, Juliette, tout en larmes, m’avoue le lendemain qu’elle ne m’aime pas, je vous jure que cette femme…
Et il montra du doigt Léocadie.
— Cette femme, acheva-t-il d’une voix rauque où perçait le Cosaque, sera châtiée d’une façon terrible.
— Bah ! dit un des architectes, que ferez-vous, prince ?
— Je la ferai bâtonner jusqu’à ce que son corps ne soit plus qu’une plaie et ses membres des débris pantelants, et je la donnerai à dévorer à quatre grands molosses qui me servent pour chasser l’ours.
— Ah ! par saint Serge ! patron de toutes les Russie, mon cher prince, dit le peintre, vous oubliez une chose.
— Laquelle ?
— C’est que vous êtes en France où la peine du knout n’a jamais existé.
— Je l’emmènerai en Russie.
— Avec ça qu’elle vous y suivra.
— Je la ferai enlever, dit le prince. Un homme comme moi arrive toujours à son but…
— Vous avez raison, répondit Léocadie avec le plus grand calme… Et Juliette sera folle de vous.
Aspasie se pencha à l’oreille du peintre :
— J’ai peur… dit-elle.
— Peur pour qui ?
— Pour Juliette.
— Bah ! répondit le peintre, cette femme est une blagueuse, et ce Russe un cocodès. Je connais Gérard et je connais Juliette.
« Si on embête Gérard, il tuera le prince, dussé-je lui apprendre une botte qui a son charme.
« Et quant à Juliette, elle n’a pas lâché lord Ewil qui est en passe de devenir gouverneur de la Compagnie des Indes, pour adorer ce sauvage qui va à la chasse à l’ours.
— C’est égal, j’ai envie de lui écrire, dit encore Aspasie.
Comme tu voudras, mais c’est bien inutile.
* * *
Cette nuit-là, Aspasie eut le cauchemar, le prince rêva que sainte Anne de Russie le fiançait à Juliette.
Et comme il se tournait et se retournait, furibond et désolé sur le lit de son hôtel garni, à deux heures du matin, l’aimable baron Conrad de Wilmhaüsen, major prussien retraité, entendit frapper à sa porte.
Il ouvrit et tomba à genoux en voyant entrer Léocadie.
— Vieux poisson de mer, lui dit la femme rousse, je vous pardonne… et je vous reprends dans mon jeu… Mais je le jure que si tu ne marches pas droit, je te chasse comme un laquais et te laisse mourir à l’hôpital.
— Qui faut-il tuer ? demanda le baron.
Le réveil
Ils étaient à cheval tous deux et galopaient à la lèvre des falaises, sur cette mélancolique plage normande qui a le don de faire rêver du passé.
C’était le matin ; un matin de la mi-septembre, avec un soleil à l’horizon, dans une brume grisâtre et la mer moutonneuse au lointain.
L’air était vif, presque froid ; la campagne déserte.
En mer, quelques barques à voile échancrée dansaient sur la lame couronnée d’écume.
Les cormorans rasaient les falaises, les mouettes jetaient dans l’espace leur cri plaintif et attristé.
Juliette s’arrêta.
Elle montait un joli cheval normand — une manière de double poney noir, avec une étoile au front, et ses quatre pieds trempés dans le plâtre.
Si la mer, à sa gauche, parlait de l’infini, une ferme entourée d’arbres, ceinte d’une prairie encore verte, plantée de pommiers et dans laquelle erraient, paresseuses, des vaches tachées de blanc et de roux, la rappelait au sentiment de la vie réelle.
— Veux-tu que nous achetions cette ferme ? dit-elle à Gérard.
Gérard rangea son cheval à côté de celui de Juliette et se prit à contempler la ferme normande avec son clos de pommiers, son rideau de saules et de charmes, et son toit de chaume.
Au seuil de la porte il y avait une femme encore jeune qui tenait un enfant joufflu sur ses genoux et lui faisait mille agaceries maternelles.
— Ah ! soupira la comédienne, j’étais née pour être fermière. Dis, veux-tu ?
— D’abord, cette ferme n’est probablement pas à vendre, répondit Gérard.
— Nous en trouverons une autre.
— Ensuite, quand nous aurons réuni le peu d’argent que nous avons, que ferons-nous ici.
— Mais, enfant, dit-elle, tu travailleras et tu iras à Paris tous les mois pour tes affaires.
— Et toi ?
— Eh bien ! moi je serai fermière. Je ne gagnerai plus rien au théâtre, mais je ne porterai plus de robes de soie, de dentelles et de cachemires, je n’aurai plus mille écus de loyer… et il y aura toute économie pour moi.
— Comment ! fit Gérard, c’est donc sérieusement que tu parles ?
— Mais oui…
— Pourquoi ?
— J’ai peur de Paris.
Il tressaillit et la regarda.
— Veux-tu que je t’épouse, répéta-t-il.
— Non, si tu m’épousais, un jour viendrait où tu ne m’aimerais plus.
Elle se pencha un peu sur sa selle et Gérard en fit autant.
Ils se donnèrent un long baiser, et elle eut un frais éclat de rire :
— Nous sommes des enfants, dit-elle. Quand on s’aime comme nous nous aimons, on est blindé et cuirassé à l’endroit du malheur.
« Tu verras que notre vie sera un rêve et que nous nous éveillerons un matin, dans bien longtemps, toi les cheveux blancs et moi obligée de teindre les miens.
Ils déjeunèrent à la ferme.
La ferme n’était pas à vendre.
Après, ils descendirent au bord de la mer par un escalier taillé dans la falaise et ils demeurèrent longtemps assis sur le galet, l’œil perdu sur cette immensité de l’Océan qui, à cette heure, ressemblait pour eux à leur amour.
Il était nuit, quand ils revinrent chez eux.
— Madame, dit la grosse normande, qui leur servait de gouvernante, on a apporté un papier du télégraphe.
Gérard et Juliette se regardèrent avec inquiétude.
Depuis qu’ils étaient l’univers l’un pour l’autre, ils avaient fini par se persuader que l’univers les avait oubliés.
Et puis, à moins qu’on ne soit préfet, fonctionnaire ou commerçant, la vue d’une dépêche télégraphique cause toujours une indicible émotion.
Juliette ouvrit la dépêche et lut :
Madame N*** malade, impossible d’arrêter pièce qui fait argent, partir et prendre le rôle, jouer lundi.
T***, directeur.
— Oh la galère ! murmura Juliette avec dépit, esclave, il faut reprendre ta chaîne.
Et elle jeta autour d’elle un regard plein de larmes.
Il y avait cinq mois qu’elle vivait avec Gérard dans cette maisonnette devenue pour elle et pour lui un coin du Ciel.
Gérard lui dit :
— Je travaillerai un peu plus. Si tu rompais ton engagement.
— Mais j’ai un dédit stipulé dans mon traité !
— De combien est-il ?
— Vingt mille francs.
— Je les payerai.
— Non, dit Juliette, ce serait une folie. Je ne le veux pas. Tu es presque mon mari, pourquoi te conduirais-tu en protecteur ?
— Eh bien ! réponds que tu es malade…
— Non, dit-elle encore. Je n’aime pas à mentir. Si je mens à mon directeur, j’en prendrai l’habitude et je finirai par te mentir à toi-même.
— Mon Dieu ! dit Gérard, mais nous étions si bien
— Ecoute, reprit-elle, je connais Mme N***, elle est malade tout à coup, sans crier gare ! si elle a un petit voyage à faire ou un bal qu’elle ne veut pas manquer. Elle est avec un homme de la Bourse, une manière de juif qui a laissé son père mourir de misère et qui n’a pas de cœur, mais une vanité féroce, dont Mme N*** se sert à chaque instant.
« Il paye pour elle des dédits, des amendes à former les appointements de toute une troupe, et cela pourvu qu’on le sache.
« Or, sais-tu ce qu’aura pensé notre bonne camarade ? Juliette est en congé, on ne sait pas où elle est, on donnera mon rôle à quelque petite fille qui le jouera comme elle jouerait une panne. Mais si j’arrive et prends le rôle, comme je le jouerai mieux qu’elle, sois-en certain, acheva simplement Juliette, il n’y aura pas de maladie qui tienne ! elle le réclamera à cor et à cris.
— Mais où veux-en venir ? demanda Gérard.
— A ceci : tu es en train de travailler, reste ; si ce que je crois arrive, je serai de retour dans huit jours.
— Ah ! tu es folle, dit, Gérard, comment veux-tu que je passe huit jours sans toi ?
— Alors viens, dit Juliette, nous partirons demain soir.
Ils passèrent une soirée triste, et bien avant le soleil, le lendemain, Juliette se mit à étudier le rôle de Mme N***.
On lui avait envoyé la brochure avec une dédicace des auteurs.
Le courrier du matin apporta une lettre.
Cette lettre était d’Aspasie.
Ma chérie, disait l’ancienne actrice, il s’est tramé contre toi une petite conspiration. Ton théâtre te rappelle, reviens, mais tu peux laisser tes amours au bord de la mer, car ta présence suffira pour faire lâcher prise à tes ennemis, et tu pourras repartir vingt-quatre heures après.
A toi,
Aspasie.
Juliette tendit la lettre à Gérard.
— Voyons, mon chien aimé, lui dit-elle, ne fais pas l’enfant, laisse-moi partir, je reviendrai mardi matin, tu iras me chercher à la station, au train de cinq heures.
Gérard se défendit longtemps contre ce projet de séparation, mais la raison de Juliette l’emporta.
Elle partit seule par le train de quatre heures du soir.
A minuit elle était à Paris.
Aspasie enveloppée dans un grand burnous brun, le visage couvert d’un voile masque l’attendait à la porte de la rue d’Amsterdam.
— Viens vite ! lui dit-elle, monte dans ce fiacre et tâchons que personne ne nous voie !
— Mais que se passe-t-il donc ? demanda Juliette étonnée.
— Je vais te le dire en deux mots.
— Voyons ?
— Le prince Karinoff est plus amoureux de toi que jamais.
— Qu’est-ce que cela me fait ? dit Juliette.
— Sais-tu ce que contenait la lettre que tu lui as renvoyée ?
— Je m’en doute, un testament en ma faveur.
— Niaise, tu n’en veux donc pas ?
— A aucun prix, j’aime Gérard.
— Et si jamais tu te repens de n’avoir pas accepté les hommages du prince, tu ne m’en voudras pas ?
— En aucune manière.
— Alors, ma chère, voici ce qui se passe. Deux ou trois personnes charitables, de bonnes petites camarades à nous, se sont liguées.
— Dans quel but ?
— Dans le but de te faire revenir à Paris d’abord.
— Bon !
— Ensuite, de te faire rompre avec Gérard.
— Après ?
— Et de te jeter dans les bras du prince.
— Et quelles sont-elles, ces petites camarades ?
— Ah ! dit Aspasie, je les trahis par amitié pour toi, mais permets-moi de ne pas te dire leurs noms.
— Soit, dit Juliette, mais il est probable que Mme N*** en est.
— Justement, seulement elle ne sait pas quel est le but vers lequel on marche.
— Ah !
— Son homme de la bourse a sauté le mois dernier, il est en fuite.
— Et elle est seule ?
— Avec son désespoir et des dettes. On lui a offert vingt mille francs pour quitter son rôle.
— C’est très bien, dit Juliette, je te remercie.
Elle arrivait à sa porte.
— Tu ne montes pas ? dit-elle à Aspasie.
— Non, répondit cette dernière, je ne veux pas qu’on sache que je t’ai prévenue.
— Je te remercie, répondit la comédienne, je ferai mon profit de tes avertissements.
* * *
Le lendemain matin, Juliette alla trouver son directeur.
— Ah ça, lui dit-elle, pourquoi me dérangez-vous comme ça ? Est-ce que je suis engagée pour doubler Mme N***.
— Mon enfant, lui répondit T***, tu es notre providence, la pièce fait trois mille francs de recettes tous les soirs ; si tu ne joues pas, nous sommes perdus.
— Mais Mme N*** est donc malade ?
— Oui.
— Sérieusement ?
— Elle a produit tous les certificats du monde, et demande même un congé.
— C’est bien, dit Juliette, je prendrai le rôle, mais à une condition.
— Laquelle ?
— C’est qu’on ne me le retirera plus.
— Mais si Mme N*** se rétablit ?
— Tant pis ! je le garde…
— Cependant…
— Mon cher, dit froidement Juliette, Mme N*** malgré son talent est bien plus une cocotte qu’une comédienne, et comme elle a derrière elle des gens qui payent ses dédits, elle vous fait marcher.
« Mais je suis une artiste, moi, et si je reprends mon métier je le ferai consciencieusement.
— Mais enfin, dit T***, que veux-tu que je fasse ?
— Je veux que Mme N*** vous écrive qu’elle renonce à reprendre son rôle, même en cas de rétablissement.
— Et tu joueras ?
— Ce soir. Je sais le rôle.
— Comment ! tu ne répéteras pas ?
— Non, c’est inutile.
Et Juliette rentra chez elle et écrivit à Gérard :
Mon ami,
Reviens, j’ai besoin de toi.
Ta femme,
Juliette.
Puis, cette lettre fermée, elle reprit la plume.
Mon cher prince,
Je joue ce soir, venez me prendre à minuit, non pas au théâtre, mais dans la rue Vivienne.
Votre dévouée,
Juliette.
— Ah ! dit-elle en donnant cette lettre à un commissionnaire de coin de rue, nous allons bien voir qui se permet à Paris de disposer de mon cœur et de ma personne.
* * *
Le soir, Juliette joua.
La salle était comble.
Les premières loges étaient garnies de toutes ses bonnes amies d’autrefois, en compagnie de tous les gandins qu’on voit à Madrid, chaque jour, entre quatre et six heures.
Juliette songeait à Gérard :
— Va ! mon chéri, murmura-t-elle, comme si ses paroles eussent pu traverser l’espace et arriver jusqu’à lui, ils auront beau faire, je t’aime et n’aime que toi.
Juliette ne s’était point vantée en disant qu’elle jouerait le rôle beaucoup mieux que Mme N***.
Elle fut applaudie, rappelée, couverte de fleurs.
Mais ce triomphe de son talent et cet enthousiasme qu’on lui témoignait l’effrayèrent.
Elle comprit que la conspiration dont Aspasie lui avait parlé était non seulement réelle, mais que, encore, elle était ourdie par cette fine fleur de gandins et de cocottes qui ont en horreur tout ce qui leur est moralement supérieur.
Quand elle fut rentrée dans la coulisse, deux grosses larmes lui vinrent aux yeux.
L’un des auteurs, le bon et spirituel S*** qui était son ami d’enfance, vint à elle et lui dit :
— Tu as été sublime ! ma fille.
— Mon cher ami, lui dit-elle, ils veulent me faire payer cher mon triomphe.
— Que chantes-tu là ?
Elle lui prit fiévreusement la main et l’attira jusqu’à l’un des trous du rideau.
— Regarde ta salle, dit-elle.
— Elle est superbe !
— Oui, ils y sont tous et toutes. Sais-tu pourquoi ils sont venus ? Va, ce n’est pas pour mon talent dont les uns se fichent, et que jalousent les autres ; ce n’est pas non plus pour ta pièce qui est charmante.
— Pourquoi veux-tu donc que ce soit ? demanda S*** étonné.
— Pourquoi ? je vais te le dire : je suis avec Gérard depuis six mois, je l’aime et il m’aime.
— Eh bien, qu’est-ce que ça leur fait ?
— Si Gérard était un bohème et que je flanquasse la misère avec lui, les petites cocottes seraient ravies, les grandes ne me salueraient plus, les cocodès grands et petits auraient l’espoir que j’aurais tôt ou tard besoin de dix louis.
« Mais Gérard gagne de l’argent, Gérard a un cheval de selle, Gérard n’a pas besoin d’entamer un oncle ou de jouer à la bourse pour me donner un bracelet. Il peut avec son travail me faire une maison charmante et ils enragent, comprends-tu ?
— Oui, dit S***, mais qu’est-ce que ça te fait ?
— A moi, rien, mais ils veulent perdre Gérard, et si je ne prends pas les devants, ils y arriveront peut-être…
La salle criait et trépignait, car il y avait un dernier acte :
— Juliette ! Juliette !
— Heureusement, dit-elle, que je sors de scène avant la fin. Adieu… au revoir…
— Comment ! tu partiras avant la chute du rideau.
— Oui.
— Mais on te rappellera.
— On fera une annonce et l’on dira que je me suis tordu le pied.
— Mais c’est insensé !
— Soit, dit Juliette, mais attends-moi… j’ai besoin que tu me rendes un dernier service.
— Parle.
— Tu vas demander à mon habilleuse ce grand manteau couleur café au lait que je mets l’hiver pour aller souper. Tu le garderas sur ton bras et tu m’attendras dans la coulisse.
— Et puis ?
— Tu me le jetteras sur les épaules et tu m’emmèneras.
— Où ?
— Je te le dirai.
Le régisseur frappa les trois coups, le rideau se releva et Juliette entra en scène.
Au foyer, l’on disait :
— Quand N*** saura cela, elle viendra réclamer son rôle. Est-elle applaudie, cette Juliette ?
— Et aimée, dit une figurante, le prince Karinoff en est fou !
— Soit, dit la petite C. B***, mais Juliette est une honnête fille. Si elle a un amant riche, tant mieux ! si elle l’a choisi pauvre, elle le garde.
— Ah ! dit un auteur qui se trouvait parmi ces dames, ce n’est pas une plumeuse de pigeons ; elle a quitté lord Elwil qu’elle n’aimait plus, et elle a refusé des rentes.
— Avec cette magnanimité, on meurt à l’hôpital, dit la figurante.
— A moins, dit finement l’auteur, qu’on n’épouse un homme de talent qui se moque du qu’en dira-t-on, et préfère une femme de cœur et d’esprit à une poupée du monde bourgeois, et qu’on ne meure pensionnaire de la Comédie française.
— Voilà ce qu’il faut se dire, fit Juliette qui parut en ce moment au seuil du foyer.
Elle sortait de scène et on la rappelait en vain.
Elle écrasa d’un regard la figurante qui ne s’était mise au théâtre que pour plaire aux hommes, et prit le bras de S***, l’auteur de la pièce.
— Viens, lui dit-elle tout bas, fais-moi sortir par le passage et emmène-moi sur la place de la Bourse.
S*** lui jeta le burnous sur les épaules ; elle s’encapuchonna et passa devant le concierge comme une marcheuse de l’Opéra qui se sauve au bras d’un machiniste et regagne son sixième à Montmartre ou à Batignolles.
Au coin de la place de la Bourse, elle dit à S*** :
— Merci, mon vieil ami, va-t’en.
— Comment, tu vas rester là ?
— Oui.
— Il va venir te chercher ?…
— Lui ! dit-elle ; il est, à cette heure, dans notre maisonnette normande écoutant le bruit de la mer et les soupirs du vent qui se cotisent pour murmurer mon nom à ses oreilles, et il ne se doute pas que la moitié du Paris qui soupe et qui aime à beaux louis comptants se ligue pour lui enlever sa maîtresse.
— Ah ça ! mais tu pleures ! s’écria S*** sur la main de qui Juliette laissa tomber une larme.
— Oui, de rage, dit-elle.
— Eh bien, reprit S***, je suis l’ami de Gérard et je suis surtout, le tien. Veux-tu venir chez moi ? Je te logerai, je te nourrirai, je te cacherai et je ne te sortirai que le soir pour venir au théâtre d’où je te reconduirai.
— J’accepterai peut-être, dit Juliette, mais pas ce soir. Va-t’en.
S*** s’en alla sans la questionner davantage.
Juliette attendit quelques minutes à peine.
Un coupé brun, attelé d’un seul cheval et qui avait l’air d’une voiture de grande remise, déboucha par la rue de la Bourse et vint s’arrêter à l’angle de la place et de la rue Vivienne.
Un homme baissa la glace.
C’était le prince.
— Ne descendez pas, lui dit Juliette qui l’avait reconnu.
Et elle s’assit à côté de lui.
Le prince était pâle d’émotion et, sa voix tremblait quand il demanda :
— Où allons-nous ?
— Chez vous, dit-elle.
Le coupé partit et tourna sur le boulevard.
Juliette aperçut une longue file d’équipages stationnés devant le théâtre.
On n’en avait jamais tant vu à une première.
Juliette étendit la main et les montra au prince.
— Ces gens-là, dit-elle, seront donc bien heureux quand je serai votre maîtresse !…
— Taisez-vous, répondit-il d’une voix étranglée, vous me tueriez en parlant ainsi.
Elle s’enfonça dans son coin et ne prononça plus un mot.
Elle pleurait.
Le coupé, au bout d’un quart d’heure, passa sous une voûte, traversa une cour et s’arrêta devant un perron.
Le prince descendit pour donner la main à Juliette.
Alors elle regarda autour d’elle.
— Mais je ne me reconnais pas, dit-elle, vous ne demeurez donc plus rue d’Anjou ?
— Nous sommes aux Champs-Elysées, avenue de lord Byron, dans un petit hôtel que j’ai acheté.
Aucune lumière ne brillait aux croisées.
— Nous sommes seuls ici, dit le prince.
— C’est-à-dire, fit-elle, que je viens de me mettre à votre merci ?
— Je suis le plus respectueux de vos serviteurs, dit-il.
Elle s’appuya sur son bras, et ils entrèrent.
L’hôtel où elle pénétrait avait coûté un million et il y avait pour un million d’objets d’art.
Tout cela avait été improvisé en un mois.
Juliette ne vit rien, ne remarqua rien.
Mais le prince qui avait pris un flambeau pour l’éclairer, vit deux ruisseaux de larmes qui brillaient comme des perles le long de ses joues.
— Ah ! dit-il avec épouvante, pourquoi pleurez-vous ?
— Parce que j’aime ailleurs, répondit-elle.
Il se mit à genoux.
— Mais pourquoi donc venez-vous ici ? s’écria-t-il.
— Je viens, dit-elle, parce que je veux savoir…
Il pénétra dans une dernière pièce qui arracha un cri à Juliette.
Elle se crut chez elle, dans sa chambre à coucher de la rue Godot-de-Mauroy.
C’étaient les mêmes tentures, le même ameublement, et à côté de la cheminée, au-dessus du piano, elle aperçut son propre portrait, le même, on l’eût juré, que celui qu’elle avait chez elle.
— Madame, lui dit le prince, je suis un misérable par amour. J’ai corrompu votre concierge, j’ai fait copier vos meubles, vos bibelots, vos tentures, votre portrait.
— Prince, répondit Juliette, pour que vous ayez fait toutes ces folies, il faut qu’on vous ait étrangement trompé et sur vous et sur moi.
— Sur moi ? fit-il, étonné.
— Sur vous, car on a cru et vous l’avez cru peut-être, qu’il vous suffirait de vouloir… sur moi, car on s’est imaginé que vos millions m’éblouiraient.
— Madame… balbutia le prince confus, si vous ne m’aimez pas… vous pouvez le dire sans crainte.
— Moi ! vous aimer ? dit-elle, vous qui mettez la moitié de Paris dans le secret de votre amour.
— Je suis un lâche ! dit-il.
Et il se remit à genoux.
— Monsieur, reprit Juliette, vous avez improvisé des merveilles à mon intention, il faut continuer.
Il la regarda d’un air hébété.
— Mais puisque vous ne m’aimez pas ? dit-il.
— Non, mais j’ai besoin de vous estimer… et pour cela il faut que vous m’obéissiez.
— Voulez-vous que je mette le feu à cette maison ?
— Non, dit-elle, je veux que vous y donniez une fête.
— Quand ?
— Demain.
Il fit un pas en arrière abasourdi qu’il était.
— J’en ferai les honneurs, dit-elle.
L’espoir le reprit et le mordit au cœur :
— O mon Dieu ! murmura-t-il, pourvu que je vive jusqu’à demain.
Juliette ajouta :
— Mais il me faut une invitation pour un de mes amis.
Le prince pâlit.
— Pour monsieur le baron de Helde, ajouta-t-elle.
Ce nom rassura le prince.
Elle continua :
— Maintenant, je veux avoir la liste de ceux qui se sont mis en tête que je serais votre maîtresse.
Le prince était sans défense. Il avoua tout.
— Et, dit-elle encore, quand il eut fini, vous me jurez que tant que je ne vous aimerai pas, vous ne serez pas le complice de ces gens-là.
— Je vous le jure, dit le prince.
Elle lui tendit la main :
— Vous êtes un galant homme, dit-elle, et vous méritez d’être aimé.
Puis elle sortit fière et libre de cette maison qui eût été la sienne, si elle eût fait un signe.