Œuvres de Ponson du Terrail - 4
collection dirigée par Alfu
Ponson du Terrail
La Cape et l’épée
1855
AARP — Centre Rocambole
Encrage édition
© 2011
ISBN 978-2-36058-924-1
Un cri où l’accent maternel parlait plus haut que la politique astucieuse de la femme, échappa à la duchesse. Elle voulut se lever et courir à Raphaël, mais une impérieuse émotion la cloua dans ce fauteuil où il l’avait fait asseoir, et elle demeura sans voix, sans haleine, le regardant fixement et s’enivrant avec une âcre volupté de son trouble, de son angoisse et de cette pâleur qui couvrait le front du jeune homme.
Raphaël alla vers elle et s’agenouilla, puis il prit sa main dans les siennes, la porta respectueusement à ses lèvres, et continua avec véhémence :
— Oh ! oui, bien que vous soyez si belle et si jeune encore qu’on vous prendrait à peine pour ma sœur aînée… oui, vous êtes ma mère… C’est bien vous que je vis un soir, comme je vous vois aujourd’hui, assise dans ce fauteuil, comme aujourd’hui, vêtue de noir et pleurant. Pourquoi ces pleurs ? Alliez-vous donc vous séparer de moi ? Ou bien mon père…
Raphaël s’arrêta à ce mot ; une indicible émotion étreignait sa gorge, et il regardait toujours la duchesse frémissante et si pâle qu’on eût dit une statue.
Enfin, cette dernière lutte qui s’était élevée chez elle entre la femme dont l’orgueil était si cruellement froissé par l’âge de son fils, et la mère dont le cœur s’éveillait après un long sommeil en écoutant bruire, harmonieuse et emplie d’enivrantes et mystérieuses tendresses, la voix de son enfant, cette lutte cessa : la femme fut vaincue, et la mère, ouvrant les bras, enlaça son enfant et couvrit de baisers sa belle tête brunie au soleil italien.
— Oui, murmura-t-elle, oui, je te reconnais… oui, tu es mon fils, mon Raphaël pleuré si longtemps et si longtemps perdu… Ah ! si tu n’avais pas reconnu cette pièce où s’écoula ta première enfance, ce berceau sur lequel je me penchai tant de fois haletante et le cœur plein d’alarmes… si tu n’avais point reconnu ta mère… eh bien ! dans ta voix d’homme, elle eût démêlé les bégaiements naïfs de l’enfant, cherchant à épeler son nom… Oui, tu es mon enfant, Raphaël, l’enfant de mes entrailles et de mon cœur. C’est toi que des bandits masqués m’arrachèrent un soir, dans une gorge des Apennins. Toi que j’ai cru mort si longtemps, et que je retrouve vivant, jeune et fort…
Et s’animant par degrés au contact de ce sentiment maternel si plein d’exaltation sublime, elle se leva et poursuivit en regardant son fils avec enthousiasme :
— Car vous êtes beau, messire, car vous êtes un jeune et brillant cavalier ; car dans vos yeux étincelle un fier regard, tandis que votre main vaillante repose hardie et ferme sur la garde de votre dague.
Et comme une expression de subite tristesse se répandait sur le front du jeune homme, elle se souvint tout à coup de cet ardent amour qui le possédait et qui l’avait amené à Paris.
Alors elle le prit par la main, l’entraîna sur un lit de repos, le fit asseoir auprès d’elle, et lui mettant au front un nouveau baiser :
— Mon cher enfant, murmura-t-elle, puisque je t’ai retrouvé, puisque je suis ta mère, auras-tu donc un secret pour moi ? Et ne me diras-tu point, ô mon fils, pourquoi ce voile de mélancolie sombre s’étend sur ton regard et pâlit ton beau visage ?… Pourquoi ?… Ah ! tu frémis et tu trembles, tu détournes les yeux… Raphaël, mon Raphaël bien aimé, parle, je t’en supplie… Ne suis-je donc pas ta mère ?
Raphaël gardait un silence farouche ; une larme brilla dans son œil.
Alors la duchesse devint caressante et séductrice comme une jeune femme auprès de l’homme qu’elle aime ; elle s’agenouilla presque devant son fils, prit dans ses petites mains blanches la main nerveuse et brunie de l’armurier, et murmura d’une voix suppliante :
— Parle, enfant, parle, je t’en prie…
— Eh bien, ma mère, dit-il avec une énergie sublime, j’aime…
— Ah ! fit-elle soulagée.
— J’aime, poursuivit Raphaël, et l’objet de mon amour est placé si haut… si haut, que j’ai le vertige en y levant mes yeux ; si haut, qu’à moins d’être fils de roi…
La duchesse tressaillit, et, pour cacher son trouble, elle baisa de nouveau la tête brune de son fils.
Une dernière lutte s’élevait entre la mère et la femme. La femme devait-elle livrer un dernier secret ?…
— Mais, s’écria tout à coup Raphaël, vous, si belle, si noble, si majestueuse, vous, ma mère, dont le front est si pur qu’on dirait qu’il attend une couronne, qui donc êtes-vous ? Quel nom allez-vous me donner ? Oh ! dites-moi que je suis gentilhomme…
— Tu l’es, dit-elle tout bas.
— Votre nom ? interrogea-t-il avec angoisse.
Elle baissa la tête et répondit d’une voix inintelligible :
— On me nomme la duchesse d’Etampes.
Pour la première fois peut-être, cette femme rougissait de son nom, courbait le front devant son infamie.
N’était-elle point devant son fils ?
— La duchesse d’Etampes ! exclama Raphaël qui se leva vivement et fit un pas en arrière ; la maîtresse du roi de France !
Un cri étouffé jaillit de la poitrine de la duchesse, tandis qu’une larme brûlante coulait sur sa joue ; et puis, elle se précipita vers son fils, les mains suppliantes et murmurant avec angoisse :
— Oh ! ne me maudis pas, enfant ; par pitié, ne me maudis pas ! Ecoute-moi plutôt, écoute-moi… Laisse-moi te dire combien elle est à plaindre, cette femme, cette enfant de quinze ans qu’on marie contre son gré à un vieillard stupide et farouche, tyran sans pitié et sans cœur, bourreau sans entrailles qui égorge sa victime lentement, minute après minute, heure après heure…
« Et combien elle est excusable, cette même femme, lorsqu’un jour où les yeux rougis par les larmes, elle est forcée de suivre son maître à une fête de la cour, elle voit lui sourire, elle entend lui parler à l’oreille et tout bas, un homme vaillant et beau, un héros dont la victoire a bercé l’étincelante jeunesse, un homme qui a nom François de Valois, que Bayard appela son filleul, devant lequel Charles-Quint a tremblé, et que le monde admire en s’inclinant, frémissant d’amour et d’enthousiasme…
« Ah ! ne la maudis pas, cette femme qui t’a porté dans ses flancs, cette mère qui s’agenouille et rougit devant son fils…
Et elle s’agenouilla aux pieds de Raphaël, qui jeta un cri et la releva vivement, l’enlaçant dans ses bras.
— Mais, s’écria-t-il enfin, la voix tremblante d’émotion et d’effroi, de ces deux hommes, de celui dont vous portez le nom ou de celui qu’enveloppa votre amour, qui donc…
Il s’arrêta frémissant…
La duchesse l’entraîna vers la cheminée, à côté de laquelle se trouvait le portrait en pied d’un gentilhomme.
Il était jeune et beau ; l’orgueil majestueux des Valois éclatait sur son front ; des fleurs de lis d’or étoilaient sa cuirasse ; au pommeau de son épée brillait ce diamant fabuleux qu’un paysan suisse trouva sur le champ de bataille de Morat, et qui avait orné la garde de celle du vaillant duc de Bourgogne, Charles le Téméraire.
Enfin, le peintre avait représenté le héros debout, la main appuyée sur l’affût d’un canon que recouvrait à moitié un manteau fleurdelisé. C’était le lit de camp sur lequel il avait attendu l’aurore de Marignan.
— Voilà ton père ! dit la duchesse à Raphaël ébloui en frissonnant.
— Ah ! exclama-t-il enfin avec une joie fébrile, songes agités de mes nuits, rêveries sombres et sauvages de mes journées solitaires, vous ne m’aviez donc pas trompé ?… Je suis donc un fils de roi !
Et, s’exaltant tout à coup :
— Je puis donc l’aimer cette femme, assise sur les marches d’un trône ; je pourrai donc lui dire à cette reine future…
Un cri sourd s’échappa de sa poitrine ; il s’interrompit brusquement, et murmura avec rage :
— Insensé ! n’est-elle point à un autre, et ne suis-je point le bâtard, moi !
Un silence farouche et sombre succéda tout à coup à cette fièvre de paroles ardentes. Il oubliait son origine, son espoir, et jusqu’à sa mère…
Il songeait à Catherine !
A Catherine de Médicis, la femme du vrai fils de France, à Catherine perdue pour lui à jamais…
Et la duchesse l’avait écouté ; elle avait tour à tour tremblé, pâli, frissonné… Et puis, soudain, le trouble de son cœur, l’angoisse de cette âme de mère que brise la douleur du fils, tout cela s’était évanoui, comme s’évanouissent au réveil les rides du front qu’un rêve pénible avait assombri…
Une de ces lueurs étranges, une de ces pensées infernales comme le cœur et le cerveau des femmes en peuvent seuls engendrer, venait de traverser l’esprit machiavélique de la duchesse.
La mère était vaincue enfin, restait la femme !
Cette femme égoïste et blasée, cette sirène au front si jeune, au cœur vicieux, cette courtisane rompue aux plus mystérieux ressorts de la politique infernale… la duchesse d’Etampes, enfin !
Dix secondes lui avaient suffi pour échafauder tout le plan d’une vaste et terrible intrigue, toute la tactique d’une partie suprême que son astre pâlissant allait jouer contre la destinée…
Et le sourire du triomphe passa soudain sur ses lèvres, et elle regarda Raphaël avec l’orgueil sans rival d’une mère qui rêve d’un trône pour son fils !
La mère reparaissait de nouveau dans la femme ; mais ce n’était plus la mère anxieuse et frémissante, c’était la mère implacable et froide, la mère altière et sans cœur qui allait faire de son fils l’instrument et peut-être le marchepied de son ambition.
Et comme Raphaël s’apercevait de ce calme subit, elle lui prit la main de nouveau et lui dit :
— Tu l’aimes donc bien ?
— J’aurais conquis le monde pour un de ses regards.
— Eh bien ! murmura-t-elle, qui te dit que ce regard ne tombera jamais sur toi ?
— Et lui ! Lui, cet homme que le hasard a fait mon frère… N’est-il point le mur de bronze et d’airain qui s’élèvera éternellement entre elle et moi ?…
Raphaël tourmenta à ces mots le manche de sa dague dans sa main crispée.
— Crois-tu donc qu’elle l’aime ?
— Qu’importe ! n’est-elle point à lui pour toujours ?
— Enfant, enfant…, dit tout bas la duchesse d’une voix caressante, si tu savais combien elle a déjà souffert… combien de larmes elle a versées… car elle aime !…
— Et qui donc aime-t-elle ? exclama-t-il, tandis qu’une fureur subite étincelait dans ses yeux.
— Toi, répondit simplement la duchesse.
Si la foudre du ciel eût atteint Raphaël, si la balle d’un mousquet ou la lame triangulaire d’une épée forgée par Guasta-Carne, son vieux maître, l’eussent atteint en pleine poitrine, il eût moins chancelé, moins tournoyé sur lui-même, il eût poussé, en s’affaissant, un cri moins strident et moins douloureux, car la douleur et la joie sont sœurs.
La duchesse le soutint dans ses bras ; elle le ranima par ses caresses ; elle lui murmura les plus tendres paroles qu’une mère ait jamais trouvées au fond de son cœur pour ranimer son enfant près de mourir.
Et lorsqu’il eut repris ses sens et reconquis un peu de sa raison, lorsqu’il eut résisté à cette foudroyante révélation du bonheur, elle lui parla de Catherine, dépeignant avec enthousiasme l’amour de la jeune princesse, son trouble, ses terreurs, ses angoisses…
Puis, lorsqu’elle eut fini, tandis que Raphaël fasciné écoutait encore, elle s’écria tout à coup, changeant de ton et d’attitude, et laissant glisser sur ses lèvres un sourire d’amère indignation :
— Elle t’aime, n’est-ce pas ? à toi seul appartient son cœur, son amour, sa vie… comme le cœur et l’amour de ton père t’appartiennent ?… Eh bien, dans quelques jours, dans quelques heures, cet amour elle ne pourra plus te l’avouer ; entre elle et toi il y aura non seulement un homme, son époux, mais encore toute une cour hostile, envieuse, acharnée à sa perte, une cour qui a juré ma mort, une femme qui s’est promis ma ruine… Dans quelques heures, le roi ton père, ce grand François de Valois, dont la dernière pensée sera pour toi, aura cédé la place à Henri II, ton ennemi bien plus que ton frère… Et Henri II chassera la duchesse d’Etampes, ta mère ; il reléguera en un château éloigné Catherine qu’il n’aime pas ; il humiliera la jeune reine de son dédain et la courbera aux pieds de Diane de Poitiers… Il traitera d’aventurier misérable Raphaël l’armurier, l’enfant trouvé, le vagabond sans nom et sans patrie, Raphaël le fils de François de Valois, celui qu’il préférait dans le mystère de son cœur et l’isolement de son âme… Voilà, mon fils, voilà, mon enfant, notre destinée à tous trois : à moi, à Catherine, à toi, le bien-aimé de François de Valois.
— Oh ! fit Raphaël dont l’œil étincela, taisez-vous donc, ma mère, ou je me tue sur l’heure !
— Eh bien ! reprit la duchesse, si Dieu l’eût voulu, si la destinée eût été juste, ce n’est point Henri de Valois, le fils maudit, le cœur sec, l’amant éhonté de Diane qui régnerait en maître sur Catherine, qui monterait, l’orgueil au front, sur le trône, devant lequel la France et l’univers s’inclineraient fascinés… Ce serait toi ! Toi, en les veines de qui coule le noble sang de Valois, toi que ton père mourant bénirait, toi que Catherine aime… toi, mon orgueil, mon espoir, mon triomphe ; car j’ai vu couler une larme de joie de mon royal amant, lorsqu’il courbait son noble front, où l’amour paternel rayonnait, sur ton berceau d’enfant…
— Dieu ne l’a point voulu, répondit Raphaël en baissant la tête. Et cependant, ajouta-t-il tandis qu’un éclair jaillissait de ses yeux, cependant j’avais un cœur et une bravoure de roi… Oh ! que je hais cet homme ! Cet homme qui me vole et les derniers embrassements de mon père, et l’amour de Catherine, et le nom qu’après tout j’aurais bien le droit de porter, puisque je suis du sang des Valois !
La duchesse poussa un cri de joie.
— Ah ! dit-elle, tu le hais donc ! Et si Dieu faisait un miracle ; si tout à coup tu te trouvais en son lieu et place ; si Raphaël, l’armurier, devenait tout à coup Henri II de Valois ; s’il se trouvait au bas des marches de ce trône vide et attendant un maître nouveau ; s’il entendait Catherine l’appeler son époux, les gentilshommes et le peuple de France le saluer, du nom de roi…
— Taisez-vous, ma mère, taisez-vous ! exclama Raphaël saisi de vertige ; vous allez tuer votre enfant !
Pour toute réponse, Mme d’Etampes se dirigea vers un bahut qu’elle ouvrit ; elle en tira un médaillon qu’elle tendit à Raphaël.
Et Raphaël recula épouvanté… Il croyait voir sa propre image !
— Voilà le portrait du dauphin Henri de Valois, l’heureux époux de Catherine de Médicis, le successeur du roi François Ier, lui dit-elle.
Raphaël, stupéfait, regarda sa mère de l’air d’un homme qui cherche la clef d’une énigme.
— Comprends-tu ? dit enfin la duchesse.
— Non, répliqua l’armurier, qui croyait faire un rêve.
— Eh bien, écoute…
Elle le fit asseoir de nouveau et continua :
— Tu ressembles au dauphin comme la goutte d’eau ressemblé à la goutte qui lui succède. Il a cependant quatre années de plus que toi, mais le soleil du Midi a bruni ton visage et creusé sur ton front de légers plis qui accusent plus d’années que tu n’en as encore. Si on vous voyait, toi et le dauphin, à côté l’un de l’autre, vêtus pareillement, portant au côté même rapière, les courtisans, les familiers du roi, ceux qui voient Henri de Valois depuis son enfance, ne sauraient dire lequel des deux mérite ce nom.
— Eh bien ? demanda Raphaël avec inquiétude.
— Ne comprends-tu donc point encore ?
— Non, dit-il en tressaillant.
— Si le dauphin mourait…
Raphaël se leva brusquement et regarda sa mère avec stupeur.
— Si la balle d’un mousquet, si la lame d’un poignard, continua-t-elle froidement, en délivraient le monde sans bruit ; que nul ne sût et ne pût savoir que Henri de Valois est mort…
L’armurier frissonnait en écoutant la duchesse, dont la voix était calme et dont le visage ne trahissait aucune émotion.
Il la regardait ainsi que l’oiseau fasciné doit regarder le serpent qui le pipe et l’attire à lui, et il ne comprenait point encore…
— Tu ne comprends donc pas, reprit-elle, que nul ne saurait et ne pourrait dire que Henri de Valois est mort, si on te voyait en son lieu et place… si, oubliant que tu te nommes Raphaël, tu consentais à devenir Henri de Valois pour toujours ?
— Mais Henri de Valois n’est point mort ! s’écria Raphaël.
— Il peut mourir. Qui te dit qu’à cette heure où les haines civiles se partagent le royaume, où les branches cadettes de la maison royale des Capétiens contemplent avec envie le chemin du trône, nul ne songe à détruire par le fer, le feu ou le poison la lignée des Valois-Angoulême ?
— Ma mère !
— Et qu’il serait le bienvenu, l’homme qui, comme toi, remplacerait sur le trône ce prince qui compte si peu d’amis, ce dédaigneux époux de la belle Catherine, cet amant sans pudeur de la vieille et criminelle Diane de Poitiers.
Raphaël tremblait de tous ses membres et se taisait.
— Ah ! tu n’as point vu comme moi le roi, ton père, verser une larme à ton souvenir ; tu ne l’as point entendu murmurer tout bas : « Celui-là est le vrai fils de mon, cœur… » Et penses-tu donc qu’on ne se puisse affranchir de vains préjugés, lorsqu’il est besoin d’hériter de son père ?
— Un crime ! balbutia l’armurier, dont la conscience se révoltait.
— Qu’importe ! si tu ne le commets point toi-même.
— Mais j’en serais le complice ? Oh ! non ! jamais ! jamais ! exclama Raphaël dont les cheveux se hérissaient.
— Alors, dit froidement la duchesse, il faut oublier Catherine, il faut fuir, enfant ; emmener ta mère en quelque retraite ignorée… Il faut…
— Oh ! répondit le jeune homme en attachant un ardent regard sur Mme d’Etampes, dites-moi maintenant que vous n’êtes pas ma mère, car ce que vous me proposiez est infâme !
Et Raphaël se redressa, superbe, hautain, dédaigneux, ainsi qu’il convient à un honnête homme que le crime a voulu tenter.
A son tour, la duchesse frissonna et recula devant cet œil impérieux où le reproche se traduisait amer et plein de hauteur ; une fois de plus, elle eut honte d’elle-même en présence de son fils, et elle se jeta à ses genoux et demanda grâce.
— Ah ! murmura-t-elle d’une voix brisée, pardonne-moi, enfant, pardonne à une mère d’avoir rêvé le pouvoir, le bonheur, le triomphe pour son fils… Si j’ai été coupable, n’est-ce pas par amour maternel ? Si je hais cet homme et si j’ai rêvé sa mort un instant, n’est-ce point parce qu’il est le fruit d’un autre amour, le fils d’une rivale ?… Grâce ! mon enfant, grâce pour ta mère !
Elle s’exprimait d’une voix brisée et entrecoupée de sanglots ; son regard était suppliant, et elle joignait les mains ainsi qu’une victime implorant la pitié des bourreaux.
L’indignation de Raphaël fut vaincue ; il comprit jusqu’à quel point une mère qui a rêvé le bonheur et l’élévation de son fils est excusable dans ses projets les plus follement criminels ; et il la releva, la prit dans ses bras et la couvrit de baisers.
— Pauvre mère ! murmura-t-il.
Et puis, il s’agenouilla à son tour devant elle et lui dit :
— Non, votre fils ne sera pas malheureux et proscrit, ô ma mère ! Non, on ne le chassera point comme un vagabond, car il partira de lui-même et ne paraîtra point à cette cour de France où on le traiterait de bâtard et d’aventurier… Il partira, et vous le suivrez… En quel lieu du monde une mère serait-elle plus heureuse qu’auprès de son enfant ? Vous viendrez avec moi, ma mère ; je vous emmènerai sous le ciel bleu de cette tiède Italie, qui fut ma patrie d’adoption, et nous y vivrons les mains enlacées, nous résignant et priant Dieu de nous donner des jours meilleurs.
La voix de Raphaël était caressante et suave ; elle eût profondément touché et remué tout autre cœur que celui de la duchesse…
Quelle mère n’eût pressé son fils avec joie sur son cœur et ne lui eût répondu : « Partons ! »
Mais Mme d’Etampes n’était plus mère ; elle était redevenue la femme politique, égoïste et sans cœur, et si elle s’était émue un instant de l’indignation de son fils, si elle avait tremblé devant sa colère, cette colère évanouie et faisant place à la prière et aux paroles d’amour filial que lui murmurait Raphaël, elle n’avait point tardé à reconquérir tout son sang-froid, toute son infernale présence d’esprit et à les mettre aussitôt en œuvre pour arriver à son but, au moyen d’un piège nouveau et dans lequel, pensait-elle, la vertu de l’armurier finirait par succomber.
— Tu as raison, lui dit-elle, mon Raphaël bien-aimé, et je te suivrai en quelque lieu du monde qu’il te plaira de m’emmener ; mais partirons-nous ainsi ?… Moi, sans avoir recueilli le dernier soupir de ton père !…
— Mon père ! exclama Raphaël dont la voix s’altéra, et qui, pour la première fois peut-être, éprouva, ce sentiment d’amour et de respect qu’inspire un pareil nom. Ah ! ne pourrai-je donc point baiser ses mains, m’agenouiller devant lui, et lui demander sa bénédiction ?
— Viens donc alors, répondit la duchesse avec un accent de joie spontanée. Viens, mon enfant…
Ce qui se passa, en ce moment, de joie, de douleur et d’angoisse tout à la fois dans l’âme de Raphaël est impossible à redire. Il allait revoir son père !
Ce père qui avait nom François Ier de Valois et qui était roi de France.
Ce père qui allait mourir… Raphaël chancelait et, appuyant sa main sur sa poitrine qui semblait vouloir éclater, il regardait tour à tour le portrait du héros et sa mère souriante et calme, dont les yeux exprimaient le bonheur.
Pour quelques secondes, il oublia Catherine.
La duchesse ouvrit de nouveau le bahut dans lequel elle avait pris ce médaillon qui représentait Henri de Valois, et elle en retira un masque de velours.
— Tu vas me suivre au Louvre, dit-elle à Raphaël ; mais il faut cacher ton visage, ce visage qui rappelle si parfaitement le dauphin. Si nous négligeons une précaution pareille, nous nous exposerions aux plus grands dangers.
— Vous avez raison, dit-il en plaçant le loup sur sa figure.
— Maintenant, acheva-t-elle en nouant elle-même les rubans de soie du masque, attends-moi quelques minutes. Je vais renvoyer M. de Saint-André.
La duchesse sortit et laissa Raphaël seul dans l’oratoire.
Il s’était écoulé un temps assez long entre le départ de la duchesse et son retour.
Qu’avait-elle dit à M. de Saint-André en le congédiant ?…
Il nous faut, pour le savoir, faire un léger pas en arrière.
Le marquis était demeuré dans cette grande salle d’attente où le négrillon s’était avancé vers Raphaël pour le conduire auprès de Mme d’Etampes.
Il avait attendu patiemment le retour de son ami, songeant toujours à sa chère Maria, et l’esprit assailli de mille terreurs vagues et superstitieuses. Le son lugubre de cette cloche qui, dans la soirée, lui avait annoncé que leur retraite était découverte, que le mystère en était violé, retentissait encore au fond de son cœur. Il voyait l’avenir plein d’orages.
Tout à coup, la porte par où le négrillon et Raphaël étaient sortis s’ouvrit et livra passage à la duchesse elle-même.
Elle vint à lui, grave et pensive, le pria, d’un geste, de reprendre le siège qu’il avait quitté pour s’incliner devant elle, et, s’asseyant auprès de lui :
— Marquis, dit-elle, j’ai un court entretien à vous demander.
— Je vous écoute, madame.
— Aimez-vous Raphaël ?
— Comme un frère.
— Lui feriez-vous le sacrifice de votre vie ?
— Comme il m’avait fait celui de la sienne.
— Bien, vous êtes un noble cœur.
— Raphaël court-il donc un danger ?
— Peut-être… mais je vous avertirai si le péril devient imminent. Faites-moi un seul et unique serment.
— Lequel, madame ?
— Jurez-moi que, quoi qu’il arrive, quoi que Raphaël puisse dire ou faire, quelque projet extravagant ou sage, sublime ou criminel qu’il formé, vous ne chercherez pas à l’en dissuader.
Le marquis regarda la duchesse avec inquiétude.
— Mon Dieu ! reprit-elle avec calme, la politique a d’impénétrables mystères, et moi sa mère, moi qui viens de passer dans ses bras une heure de félicité suprême, je dois bien l’aimer autant et plus que vous, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous jure la première qu’il n’agira que d’après mes conseils.
L’étonnement du marquis était à son comble.
— Jurez à votre tour, dit la duchesse.
— Soit ! murmura-t-il, je vous jure, madame, que quoi que fasse ou veuille faire Raphaël, je ne m’y opposerai pas, et que je le suivrai, fût-ce au bout du monde, prêt à tirer l’épée pour lui, contre quiconque serait son ennemi.
Un éclair de satisfaction brilla dans les yeux de Mme d’Etampes.
Il est à moi, pensa-t-elle.
Puis elle ajouta :
— Encore une question, marquis.
— Parlez, madame.
— Comment est mort votre père !
— Tué en duel, disent les uns ; assassiné, disent les autres, répondit-il avec tristesse.
— Les uns se trompent, les autres ont raison.
— Que dites-vous, madame ? grand Dieu ! Etes-vous certaine…
— Votre père est mort assassiné, marquis, fit-elle avec l’accent d’une conviction inébranlable.
Une pâleur nerveuse se répandit sur le visage du marquis.
— Oh ! murmura-t-il, suffoqué et portant la main à la garde de son épée.
— Au bord de l’eau, il y a aujourd’hui même dix-neuf ans… Et savez-vous quel était son meurtrier ?
— Un Italien, répondit le marquis, un inconnu dont j’ai vainement demandé le nom à tous les échos de l’Europe.
— Ce nom, je le sais.
— Vous, madame !
— Attendez donc, marquis, attendez… Votre père est mort frappé d’un coup d’épée par-devant et d’un coup de dague par-derrière.
— Horreur !
— Le coup d’épée fut porté par l’Italien. C’était un gentillâtre piémontais qui tuait pour de l’argent, un bravo qui cotait au marc le franc ses coups de dague et de mousquet, selon la qualité de la victime. On le payait, et il tuait.
La main de M. de Saint-André tourmentait la poignée de son épée.
— Son nom, madame, son nom ? demanda-t-il.
— Félice Aventurino.
— Ah ! s’écria le marquis hors de lui, dussé-je bouleverser le monde…
— Vous ne le trouverez pas, dit froidement la duchesse.
— Je vous jure…
— Il est mort, acheva-t-elle tranquillement.
— Malédiction ! exclama le marquis d’une voix sourde.
— Quant au coup de dague, reprit la duchesse, ce coup qui tua bien réellement votre père… il fut porté par un autre.
— Ah ! fit M. de Saint-André avec une explosion de joie sauvage, et il n’est point mort, celui-là, n’est-ce pas ?
— Non, dit la duchesse.
— Vous le connaissez ?
— Comme vous.
— Et… il est à la cour, peut-être…
— Il devrait y être.
— Dites-moi donc son nom, alors ; dites, madame, au nom du ciel !
— Attendez, marquis. Savez-vous l’âge qu’il avait alors ?
Le marquis écoutait avec anxiété.
— C’était un enfant de dix ans.
M. de Saint-André fit un geste de stupéfaction.
— Et cependant, continua la duchesse toujours froide, toujours calme et lente en ses paroles, sa main ne trembla point, son cœur ne battit pas plus fort ; il se glissa la dague à la main derrière votre père, qui regardait son adversaire en face, et il lui enfonça sa dague entre les deux épaules, tandis qu’Aventurino le frappait d’un coup de quarte en pleine poitrine.
— Le lâche ! s’écria le marquis.
— Eh bien, poursuivit la duchesse, savez-vous quel était cet enfant, marquis ?
— Son nom ! son nom ! madame, dites-le-moi ! Il faut que mon père soit vengé…
— Son nom ! fit la duchesse, je vais vous le dire : cet enfant était le fils de Charlotte de Savoie, reine de France, et on le nommait Henri de Valois.
Le marquis poussa un cri sourd, et recula frappé d’épouvante et d’horreur.
L’étonnement, l’horreur, la stupéfaction douloureuse qui s’emparèrent de M. de Saint-André en entendant la duchesse accuser le dauphin d’être le meurtrier de son père, ne peuvent se décrire et s’expliquer que si l’on songe que, à cette époque, le roi et les princes étaient et devaient être des idoles qu’un gentilhomme apprenait à vénérer dès son enfance.
Il crut faire un de ces rêves remplis de visions fantastiques et terribles, au sortir desquels l’homme qui s’éveille respire, soulagé, et contemple la lumière du jour avec un bonheur indicible.
Il regarda la duchesse.
La duchesse était calme, et sa physionomie exprimait une telle franchise, que le marquis demeura confondu.
— Mon Dieu ! murmura-t-il d’une voix étouffée, dites-moi donc, madame, que vous me trompez… que vous vous jouez de moi…
— Je dis vrai.
— Mais c’est impossible à croire !
— Rien n’est impossible.
— Ainsi donc, le dauphin…
— Le dauphin a tué votre père.
— Ah !
— Et non d’un coup loyal frappé en pleine poitrine, mais d’un coup de dague entre les deux épaules.
— Savez-vous que ce que vous dites là est affreux ?
— Affreux et infâme, en effet.
— Mais enfin, quel motif… quelle raison… quel conseil perfide ?… car enfin cet enfant !
— Ah ! vous voulez tout savoir ?
— Tout, madame.
— Et vous m’écouterez ?
— Jusqu’au bout.
La voix du marquis était ferme et résignée.
— Eh bien, soyez satisfait, dit la duchesse, Vous saurez tout !
Elle s’assit et continua :
— Votre père aimait la reine.
L’étonnement et l’attention de M. de Saint-André redoublèrent.
— Il faisait partie du cortège qui alla quérir Charlotte de Savoie à Turin, comme vous, marquis, vous étiez de celui qui est allé à Florence, lors du mariage de la dauphine Catherine de Médicis. Il vit la princesse et en devint éperdument amoureux. Cet amour, respectueux comme l’adoration, muet comme la tombe, survécut aux années qui passent et déflorent la jeunesse, au temps qui s’écoule et cicatrise les plaies saignantes… Dix ans s’écoulèrent. Le marquis de Saint-André aimait toujours la reine de France. Il s’était fait le courtisan de son malheur et de son abandon, car le roi ne l’aimait point et la délaissait. Il était un de ses écuyers, et comme tel il la voyait et l’approchait à toute heure. Et pourtant jamais une parole audacieuse, jamais un geste affectueux, jamais un regard de convoitise ou de regret ne le trahirent. Il aimait la reine à la façon de ces esclaves de l’antiquité, mystérieusement épris d’une belle dame romaine, et la suivant au bain ou à l’atrium sans oser jamais manifester un désir coupable. Le marquis votre père eût été abandonné dans une île déserte avec Charlotte de Savoie, il eût eu la conviction que ni elle ni lui n’en sortiraient jamais, qu’il n’eût point cessé, pour cela, de la traiter avec le respect profond et mesuré d’un sujet pour sa souveraine. Et dix années avaient passé cependant… Le marquis s’était marié ; il avait essayé de se guérir par les affections saintes de la famille, de cette passion funeste et sans issue. Vains espoirs !
« Mais un jour, cet homme si patient, si résigné, cet homme qui adorait dans l’ombre et respectait l’honneur de son roi, s’avisa d’être jaloux quand l’honneur de ce roi fut menacé. Désespérée enfin de son abandon, abreuvée de dégoûts, lasse de verser des larmes, la reine jeta autour d’elle ce regard éperdu du matelot qui sombre, et elle chercha une affection, un bras sur lequel elle pût s’appuyer, un cœur qui la comprit. Votre père était jeune, il était brave et beau : elle aurait pu l’aimer… Elle ne devina point son amour ; peut-être le dédaigna-t-elle… Ses regards s’arrêtèrent sur un gentilhomme du pays breton, Jean de Penhoël, baron de Kerbrie. Le baron était un jeune page, un bel enfant de dix-neuf à vingt ans, timide et brave à la fois. Elle lui laissa voir son amour, et il tomba à ses pieds ; il faillit être heureux… Votre père devina tout. Il alla trouver le jeune baron, et lui dit : « Vous êtes un enfant et je suis un homme ; votre vie vaut mieux que la mienne et je ne veux point la briser. Aussi, quittez la cour, partez, retournez dans votre pays et ne revenez jamais, car je vous tuerais ! » Le page était brave ; il avait cette tête folle et aventureuse qui pousse la jeunesse vers le danger ; il provoqua votre père, lui fit une grave insulte et l’obligea à croiser le fer… Le page fut tué raide.
« Mais la reine aimait son page, et elle jura qu’il serait vengé. Elle avait deviné l’amour de votre père et elle regardait cet amour comme un titre de plus à sa haine. Un jour que son service l’appelait auprès d’elle et qu’ils se trouvaient seuls, elle lui reprocha amèrement la mort du page, et alors le marquis, éperdu, hors de lui, s’oublia, lui qui ne s’oubliait jamais… Il se jeta à ses pieds et osa lui avouer son amour. Et tandis qu’elle le repoussait, la porte s’ouvrit tout à coup et le dauphin entra. C’était un enfant de dix ans, mais il avait déjà tout l’orgueil altier, toute la hauteur irascible de sa race. Il. comprenait le respect servile que devait inspirer une femme qui était à la fois sa mère et la reine de France ; il s’arrêta pâle et l’œil en feu sur le seuil de la porte, en voyant un homme à ses pieds. La vue de son fils rendit à Charlotte pétrifiée un moment de tant d’audace, sa présence d’esprit, son dédain, sa haine. Elle se leva orgueilleuse, terrible, et désignant votre père au dauphin : « Tenez, mon fils, lui dit-elle, cet homme a osé m’outrager. » Le dauphin fit un pas vers le marquis, et puis levant sa main d’enfant, il le frappa au visage.
A ces dernières paroles de la duchesse, M. de Saint-André rugit comme un lion blessé et tira à demi son épée du fourreau.
— Attendez donc, reprit-elle avec ironie. Là ne se borne point la vengeance du dauphin. Votre père ne pouvait provoquer un enfant, le fils du roi. L’Italien Aventurino se chargea de l’injure ; le dauphin le suivit ; il voulut assister à ce duel sans merci qui ne devait se terminer que par la mort de votre père ; et comme ce dernier se défendait vaillamment, comme la chose traînait en longueur, il se glissa derrière le marquis et le frappa.
La duchesse s’arrêta à ces mots et regarda le marquis.
M. de Saint-André était pâle, la sueur inondait son front, ses dents s’entrechoquaient, et il murmurait avec rage :
— Il faut pourtant que je venge mon père, il le faut ! et celui qui l’a tué, son meurtrier, son assassin, c’est l’homme que demain j’appellerai mon roi ! Horreur et malédiction !
— Marquis, répliqua la duchesse, je vous ai dit la vérité ; ce qui vous reste à faire ne me regarde point.
M. de Saint-André était atterré.
— Seulement, continua la duchesse, je crois que le serment que je vous demandais tout à l’heure était inutile, et qu’à présent vous laisserez Raphaël parfaitement libre et maître de ses actions si étranges qu’elles soient. Maintenant voulez-vous que je vous donne un conseil ?
— Parlez, murmura le marquis hors de lui.
— Retournez à votre hôtel, faites-y seller un cheval pour vous, un pour Raphaël, prenez avec vous son écuyer, et venez l’attendre à cette poterne qui se trouve en face du bac de Nesles. Il est à présumer qu’il aura un voyage à faire cette nuit, et vous priera de l’accompagner. Allez, marquis.
M. de Saint-André se dirigea vers la porte, pensif et sombre comme un homme qui marche à l’échafaud.
— Un mot encore, marquis, lui dit Mme d’Etampes en le rappelant.
Il s’arrêta et attendit.
— Connaissez-vous la route du château d’Anet ?
— C’est celle d’Evreux, répondit-il en tressaillant.
Et il murmura à part lui :
— Ah ! Je devine enfin !
La duchesse rentra dans l’oratoire avec un sourire de triomphe.
L’un m’appartient déjà, pensa-t-elle ; Catherine aidant, j’aurai l’autre.
Puis elle dit à Raphaël :
— Maintenant, ne perdons plus une minute. Il est dix heures, allons au Louvre. Donne-moi ton bras.
Elle poussa le ressort d’une porte masquée, y fit passer le jeune homme, et le conduisit, par un petit escalier en coquille, jusqu’à une cour intérieure où quatre vigoureux porteurs attendaient patiemment.
— Au Louvre ! leur dit-elle, et le plus rapidement possible.
La mère et le fils montèrent dans la litière, et, dix minutes après, ils en descendirent à cette poterne située en face du bac de Nesles, que la duchesse avait indiquée au marquis comme lieu de rendez-vous.
Cette poterne s’ouvrit aux premiers coups discrets des porteurs ; puis Raphaël, guidé par sa mère, pénétra dans un étroit corridor faiblement éclairé et gardé par un lansquenet qui s’effaça militairement devant la duchesse qu’il reconnut aussitôt.
Au haut de ce corridor, l’armurier trouva un escalier mystérieux qui conduisait aux appartements secrets du Louvre et à celui que la duchesse y occupait ordinairement.
Ils arrivèrent jusqu’à l’oratoire de la duchesse, et là, cette dernière, fermant soigneusement les portes derrière elle, dit à Raphaël :
— Tu as voulu voir ton père, mon enfant, tu le verras… mais il ne te verra point, lui.
Raphaël fit un pas en arrière.
— Et pourquoi donc ? demanda-t-il.
— Parce qu’il est moribond, et que la joie qu’il éprouverait à ta vue le tuerait sur-le-champ.
Raphaël courba la tête.
— Mon Dieu ! murmura-t-il, mon Dieu !
Et Mme d’Etampes souleva une lourde draperie, et mit à découvert une issue secrète et obscure, un étroit couloir qui conduisait de son appartement à la chambre du roi.
Ce couloir tournait sur lui-même comme un labyrinthe. La duchesse passa la première, tenant son fils par la main, puis tout à coup un jet de lumière brilla à l’extrémité du couloir, et tous deux se trouvèrent au seuil d’une porte vitrée imparfaitement recouverte par un rideau.
Cette porte donnait dans la chambre royale.
La duchesse posa un doigt sur sa bouche pour recommander le silence à Raphaël, et elle le laissa derrière la porte vitrée, tandis qu’elle entrait seule et repoussait cette porte sur elle.
Raphaël, immobile derrière le rideau, retenant son haleine et le cœur serré d’une indicible angoisse, plongea son ardent regard dans la chambre royale et en examina tous les objets.
En face de lui se trouvait le lit du roi.
Sur ce lit, Raphaël aperçut la noble tête amaigrie et pâle de François Ier, renversée à demi et les yeux fermés.
Le roi dormait.
L’œil du jeune homme enveloppa cette tête d’un regard rempli de tendresse, et son cœur battit si fort en ce moment qu’on eût pu en entendre les pulsations.
Cet homme, c’était son père !
Au chevet du roi, un autre homme était assis, Miron.
La duchesse s’avança vers lui sur la pointe du pied, et lui dit tout bas :
— Comment va-t-il ?
— Il a supporté le trajet sans fatigue.
— Ah !
— Mais un peu de délire s’est emparé de lui, il y a une heure. Il a prononcé des mots sans suite, au milieu desquels j’ai distingué cette phrase qui revenait sans cesse sur ses lèvres : « Je voudrais voir mon fils, mon fils bien-aimé… celui qui est perdu… »
— Ciel ! fit la duchesse.
— Celui que je préfère, poursuivit Miron continuant son récit… mon Raphaël…
Raphaël écoutait, et son cœur battait à rompre sa poitrine.
— Miron, dit brusquement la duchesse, le roi n’avait point le délire.
Miron la regarda, étonné.
— Le fils dont il parlait existe ; longtemps perdu, nous l’avons retrouvé enfin… Il est…
La duchesse hésita.
— Il est à Milan, dit-elle. Et je vais l’annoncer au roi.
— Silence ! fit impérieusement le médecin.
— Pourquoi me taire ?
— Parce que toute émotion violente, joie ou douleur, le tuerait.
Mme d’Etampes courba la tête, et Raphaël, immobile et sans haleine, crut qu’il allait mourir, tant il souffrait d’une atroce douleur, en songeant qu’il ne recevrait point les derniers embrassements de son père.
Tout à coup le malade fit un brusque mouvement, se tourna et se retourna dans son lit, et quelques mots inarticulés s’échappèrent de ses lèvres :
— Ah ! Raphaël !… Raphaël !… murmura-t-il, dormant et rêvant toujours… ô mon fils bien-aimé !
Ces mots firent tressaillir et frissonner le jeune homme, et il écouta avec anxiété.
Mais le roi ne parla plus et se rendormit tout à fait.
Alors la duchesse se leva, regagna la porte vitrée, laissa retomber le rideau sur elle, entraîna silencieusement Raphaël à travers le couloir mystérieux, et lorsqu’ils furent arrivés dans l’oratoire, elle le regarda…
Raphaël était pâle comme un spectre, et il tremblait de tous ses membres.
— Eh bien, dit-elle, tu as vu… n’est-ce pas ?… Tu as entendu ?… C’est toi qu’il aime… toi qu’il voudrait faire son héritier… Et le dauphin montera sur le trône cependant… et il te chassera… toi et ta mère… Viens donc, enfant, fuyons… viens… c’est l’heure des fugitifs et des proscrits…
La main de Raphaël était crispée suc sa dague.
— Oh ! murmurait-il, je hais cet homme, je le hais !
— Cet homme, articula lentement la duchesse, sera bientôt ton roi… Mais, ajouta-t-elle, je n’ai point le courage, mon pauvre enfant, de t’arracher un dernier et suprême bonheur… Je veux que tu la voies une fois encore !
Raphaël éprouva une sensation terrible et chancela.
— Viens, continua Mme d’Etampes, qui commençait à pressentir la victoire et tentait un suprême effort ; viens, je vais te conduire aux pieds de Catherine… de Catherine, l’épouse de l’heureux dauphin !
Raphaël était sombre et pâle comme ces hommes que le remords poursuit, et qui cependant se laissent conduire par la main sanglante du crime !