Les Papiers du Rocambole - 1
collection dirigée par Alfu & Daniel Compère
Bernard Alavoine
Georges Simenon
et le monde sensible
2017
AARP & Encrage édition
© 2017
ISBN 978-2-36058-944-9
De la perception à l’écriture
Qui raconte l’histoire chez Simenon ?
La seconde partie du volume est sous-titrée « de la perception à l’écriture » et envisage d’une manière non exhaustive certains aspects originaux de la création simenonienne. Si les souvenirs sensoriels sont essentiels dans l’écriture, quelques points stylistiques et thématiques seront ainsi abordés successivement afin de monter l’originalité et la complexité d’une œuvre parfois boudée par la critique universitaire. Le titre de ce chapitre « Qui raconte l’histoire chez Simenon ? » pourrait surprendre le lecteur : il s’agit en réalité de montrer en quelque sorte que l’écriture de Georges Simenon est plus complexe qu’on ne le croit et qu’elle doit aussi son originalité aux jeux avec le point de vue et la voix.
Le point de vue et la voix dans les « Maigret »
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de rappeler ici les trois « carrières » de Georges Simenon, d’abord auteur prolifique de romans populaires dans les années 1920 et même un peu au-delà, puis romancier célèbre grâce au succès des Maigret, et enfin tentant de s’imposer grâce au succès des Maigret et des romans psychologiques publiés chez Gallimard à partir de 1934. Ce plan de carrière qui traduit une évolution générique doit être appréhendé sous l’angle de l’écriture : Georges Simenon a souhaité en effet s’essayer dans plusieurs genres mineurs (les contes, puis les romans populaires) avant de publier des romans sous son patronyme.
Le romancier, qui a écrit quelque deux cents titres dans le genre populaire, est habitué à utiliser l’omniscience : ce point de vue procure un certain confort au lecteur, ainsi guidé ou assisté dans sa lecture par le romancier. Le souci de Simenon est donc de se débarrasser de cette habitude, d’autant que le rythme de production a provoqué des négligences assez fréquentes, comme ces paralipses (rétention d’information) ou ces paralepses (qui consistent à donner plus d’information que nécessaire), inacceptables si l’on veut évoluer vers un genre littéraire plus noble. Les premiers Maigret — dits de la période Fayard, c’est-à-dire publiés entre 1931 et 1934 — sont assez révélateurs à cet égard. Georges Simenon abandonne le point de vue omniscient et cherche un mode d’écriture qui se rapprocherait plus du héros : le choix de la focalisation interne (fixe ou variable) est alors arrêté, à quelques exceptions près, comme dans Pietr-le-Letton, qui utilise la focalisation externe (et présente aussi d’autres caractéristiques du roman populaire comme les rebondissements nombreux, le jeu sur les doubles…).
Il semble bien que Simenon ait trouvé le moyen de parvenir à ses buts : s’identifier notamment à ses personnages, les accompagner jusqu’au bout de leur destin 62. L’homme est donc bien au centre des préoccupations de Simenon et la focalisation interne fixe apparaît comme la mieux adaptée dans la mesure où le romancier peut ainsi montrer le héros en train de voir, et plus généralement de « sentir ». Le recours à la focalisation interne dans les Maigret publiés aux Presses de la Cité à partir de 1945 (romans dans lesquels le récit se concentre encore plus sur les relations entre le commissaire et le coupable) est quasi systématique. Cela n’empêche pas le romancier d’utiliser plusieurs voix dans un récit, ne serait-ce que la voix du suspect et celle du commissaire, même si c’est l’œil de Maigret qui canalise et filtre les informations. Au début d’une enquête, avant même de laisser entendre sa voix, le commissaire livre ses états d’âme au lecteur :
« C’était lui (Maigret) tout à l’heure, en sortant du lit qui avait fait la grimace parce que son cou était douloureux quand il tournait la tête. On ne pouvait pas parler de torticolis mais plutôt d’une certaine raideur, d’une sensibilité exagérée […] Il se sentit vieux […] En descendant de l’escalier, où il y avait des traces mouillées de pas, il repensa à ce qu’elle lui avait dit la veille. Dans deux ans, il serait à la retraite. » (Maigret et les témoins récalcitrants, ch. 1)
Les incipit de romans de la maturité ne laissent aucun doute : le narrateur voit non seulement avec Maigret, mais saisit ses moindres mouvements, ses humeurs, ses sensations et parfois ses pensées. Grâce au discours indirect libre, le lecteur a aussi accès à la voix de Maigret. D’une façon générale le point de vue et la voix lui permettent d’entrer dans l’intimité de Maigret, ce qui donne l’illusion d’accéder au produit de ses réflexions. Cela reste une illusion car le commissaire révèle plus ses humeurs qu’il ne fait état de sa pensée. Maigret donne ainsi à voir sur les personnages en filtrant les informations : le suspense relatif des enquêtes impose en effet la découverte progressive des réflexions du commissaire avant la révélation finale. Dans cette perspective, il faut donc remarquer que le point de vue de Maigret est un procédé narratif qui se révèle plus complexe qu’il n’y paraît en première analyse : une sorte de focalisation interne « sélective » et une voix autocensurée qui permettent d’occulter certains indices ou certaines déductions de l’enquête avec l’usage de paralipses volontaires.
Le point de vue de Maigret domine largement et sa voix est prépondérante malgré les restrictions émises plus haut. Le lecteur d’une enquête du commissaire pourra cependant entendre de nombreuses voix grâce au dialogue qui occupe une place très importante dans cette partie de l’œuvre. On pourra se rapporter aux travaux de Paul Delbouille et d’Anne Mathonet qui ont bien analysé le récit de paroles chez Simenon 63. Les voix des suspects, des subordonnés de Maigret, du Dr Pardon (l’ami et confident du policier), des victimes (grâce aux analepses), du juge d’instruction, de la société, du coupable enfin sont facilement identifiables par le lecteur. Il s’agit bien de polyphonie reconnue, notamment grâce aux vertus d’un dialogue utilisant certes les signes typographiques traditionnels, mais surtout un « discours attributif » particulièrement explicite. Cette multiplication des voix, même reconnues, pose cependant un problème : en donnant au lecteur l’impression de suivre l’enquête « en direct », et même de faire une enquête parallèle à celle du commissaire, le narrateur limite les analyses du policier et brouille finalement l’information. Mais ce brouillage fait évidemment partie du jeu de lecture d’un roman policier…
Jeux avec la voix et la focalisation dans les romans psychologiques
Dans les romans psychologiques — les « romans durs » — Simenon procède de la même manière que dans la série policière mais en inversant en quelque sorte le point de vue. Cette fois c’est la victime ou le coupable qui est le personnage focal : ainsi le lecteur voit avec le héros et a accès à ses humeurs ou ses sensations. Cependant, comme dans les Maigret, le narrateur ne donne pas toutes les informations et filtre la pensée du héros. La raison de ce filtrage (et donc de ces paralipses) est différente : il ne s’agit pas de cacher des informations pour préserver le suspense, mais plutôt de s’approcher le plus près possible de la conscience du personnage en multipliant les symptômes, tout en se refusant à donner une explication. La focalisation interne permet alors de toucher de près à la réalité de l’être confronté aux angoisses de son époque, sans prétendre juger ou analyser. Ainsi dans La Veuve Couderc, Jean est le personnage focal choisi par le narrateur :
« Pourquoi s’énervait-elle de la sorte ? Est-ce qu’il s’énervait, lui ? Il était lucide, parfaitement lucide ! Il voyait tous les détails de la chambre, et le rideau qui se gonflait comme s’il y avait quelqu’un derrière… » (ch. 10)
Juste avant le crime de Jean, le lecteur a accès à des bribes de conscience du héros mais Simenon ne livre pas d’explication. C’est un sentiment d’étrangeté proche de celui des héros de Camus qui nous est suggéré : Jean tue la veuve Couderc à peu près comme Meursault tue l’Arabe dans L’Etranger, mais sans que nous ayons la possibilité de pénétrer dans la conscience de l’assassin. Le récit du narrateur extérieur (apparemment hétérodiégétique) laisse cependant tellement entendre la voix désespérée de Jean que l’on peut se demander si ce n’est pas ce personnage qui est le véritable narrateur.
Prenons un autre exemple avec La Fuite de Monsieur Monde : le héros homonyme ne tue pas mais se contente d’une fugue qui traduit son mal-être. Dès les premières pages du roman, le lecteur sait que le personnage focal est M. Monde :
« Quand il avait fini de se raser, il se regardait encore un petit peu avec une complaisance mêlée d’amertume, il regrettait de n’être plus le gros garçon assez candide de jadis, il ne se faisait pas à l’idée d’être déjà un homme engagé sur la pente descendante de la vie… » (ch. 1)
A nouveau, le narrateur donne à voir (avec M. Monde) et livre aussi une partie des pensées du personnage : un sentiment de lassitude et de révolte qui provoquera sa fuite. Mais là encore le lecteur devra reconstruire une sorte de puzzle pour connaître les motivations réelles du personnage. Comme dans le début des enquêtes de Maigret, la focalisation sur le héros permet d’avoir accès rapidement à la voix de ce dernier. Cette voix restera prépondérante, mais n’occultera pas les voix plus diffuses de l’entourage du personnage : la polyphonie, loin de nuire à la cohérence du récit, permet au lecteur de mieux comprendre le vide et l’incompréhension qui se sont installés dans cette famille. On pourrait ainsi multiplier les exemples où la focalisation interne est associée à un jeu subtil avec les voix : ce sont généralement les romans où le héros est un être solitaire, une sorte d’étranger au sens camusien. Citons encore Frank Friedmeier dans La Neige était sale, Albert Bauche dans Le Temps d’Anaïs ou encore Jonas Milk dans le Petit homme d’Arkhangelsk qui réalise vraiment sa situation quand sa femme Gina le quitte : « Il se rendait compte enfin qu’il était un étranger, un juif, un solitaire, un homme venu de l’autre bout du monde pour s’incruster comme un parasite dans la chair du Vieux-Marché… » (ch. 7). En transposant cette dernière citation au discours direct, on réalise bien que c’est la voix du héros que l’on entend, même s’il n’est pas le narrateur. La solitude, le mal-être, l’angoisse, la difficulté de communiquer dans un couple, mais aussi le sentiment de culpabilité seront ainsi de plus en plus développés dans la dernière partie de l’œuvre.
Le jeu sur le point de vue et la voix peut revêtir d’autres aspects. Ainsi dans le roman L’Horloger d’Everton écrit lors du séjour de Simenon aux Etats-Unis et publié en 1954, on remarquera que l’histoire est tout entière vécue à travers le héros, l’horloger Dave Galloway, alors que c’est son fils Ben qui fait une fugue aux conséquences tragiques. Si on en reste au plan de l’histoire, le récit est effectivement structuré par la fuite, puis le crime et enfin l’arrestation du jeune homme. Il y a donc un décalage voulu par le romancier entre le héros agissant (le fils) et le héros passif et même hébété (le père). Malgré ce choix technique particulier, il n’y a cependant aucune ambiguïté sur le personnage focal dès la première page du roman :
« Cette question […] de savoir s’il avait jamais été réellement heureux, il faudrait plus tard qu’il essaye d’y répondre. Il n’en savait encore rien, se contentait de vivre, sans hâte, sans problèmes, sans même avoir pleinement conscience de les vivre, des heures si pareilles à d’autres qu’il aurait pu croire les avoir vécues… » (ch. 1)
Au cours du récit, le lecteur est donc d’abord dérouté par ce point de vue du père qui semble à la fois étranger à ce qui se passe et en même temps complètement solidaire de ce fils qu’il découvre enfin… Ce nouveau décalage est dû au filtrage de la voix de Dave : si celle-ci est présente dans les monologues intérieurs et à travers le discours indirect libre, nous n’avons pas accès aux débats intérieurs du père. Le discours stylisé est parfaitement laconique et traduit la plongée aux racines de la conscience sans toutefois donner la moindre explication, et cela jusqu’à la dernière ligne du roman dans laquelle Dave envisage de révéler à son petit-fils « le secret des hommes » (ch. 9). Secret dont le lecteur sera d’une certaine façon exclu… A une focalisation interne évidente (Dave, le père) correspond donc une voix filtrée et même censurée. Cependant, nous avons accès à la voix de Ben (le fils) qui ne manque pas d’exprimer sa révolte et finira par convaincre son père. Voix du père, du fils, mais aussi voix de la société représentée par les voisins ou encore par l’officier de police réagissant lui-même comme un père… La polyphonie permet finalement le dialogue au sens noble du terme (le monologue interne du héros étant, en revanche, souvent lié à l’incommunicabilité) et met en évidence la « fonction de contrôle » ou « fonction de régie » du narrateur, pour reprendre la terminologie de Lintvelt 64.
A propos du narrateur, on peut se poser une autre question. Qui raconte l’histoire en effet ? Dans ce récit à la troisième personne, le narrateur est apparemment absent de l’histoire et non identifié. Est-ce aussi sûr ? Il semble bien en effet que ce narrateur soit tout d’abord concerné par le drame. Mais on pourrait aller plus loin : si on considère les relations de Simenon avec son père et ses fils (la continuité des générations), L’Horloger d’Everton, sans être une œuvre autobiographique (ce qui serait excessif), montre le statut complexe du narrateur, susceptible d’être à la fois très proche du héros et de l’auteur et ce, malgré le caractère fictionnel du récit.
Maigret, Simenon et les autres : quelques voix ambiguës
Quelques romans échappent cependant à la tendance générale décrite précédemment ou présentent des particularités. Dans une œuvre dominée par l’usage de la troisième personne, il convient en effet d’être attentif aux romans structurés par un narrateur présent dans l’histoire.
Le cas de l’autobiographie dépasse un peu le cadre de cette étude, mais doit être pris en compte car le problème de la voix n’est pas aussi simple qu’on pourrait le penser. Dans sa communication « Les cinq voies de l’autobiographie simenonienne », Jacques Lecarme a bien montré les différents degrés d’implication de Simenon dans son œuvre, qui se traduisent bien sûr par des voix sensiblement différentes 65. Ainsi l’enfance du romancier est narrée deux fois : à la première personne dans Je me souviens et à la troisième personne dans Pedigree (d’une façon, plus ou moins romancée il est vrai). A propos de ce dernier « roman », on peut faire un parallèle intéressant avec Le Premier homme de Camus, et arriver à des conclusions assez proches de celles de Cvetanka Conkinska : un narrateur à la troisième personne, extérieur au récit et presque objectif, qui évolue rapidement vers un narrateur à double statut avec une focalisation interne qui introduit la subjectivité dans le récit. En ce sens, Pedigree est bien une autobiographie à la troisième personne comme Le Premier homme et présente un réel intérêt 66.
Laissons à présent provisoirement l’autobiographie et envisageons la fiction : on dénombre quatorze romans à la première personne dont un seul Maigret. Ce mode d’écriture est à la fois tardif et minoritaire. De façon ponctuelle donc, Simenon éprouve le besoin de transférer la responsabilité scripturale sur le héros du roman. Dans ces conditions, il y a donc à la fois un jeu avec la voix et avec le point de vue, mais ce jeu peut se révéler assez complexe en y regardant de plus près. Le premier roman qui utilise un narrateur intégré à l’histoire est Les Trois crimes de mes amis, publié en 1938 chez Gallimard. La première ambiguïté concerne le genre : est-ce ou n’est-ce pas un roman ? Ce récit raconte en effet les crimes commis par trois amis de jeunesse de Simenon qui occupe lui-même dans le récit une place de spectateur privilégié. Comme le souligne Jacques Lecarme, l’homonymie du narrateur (Simenon), des protagonistes (les « amis ») et des lieux (Liège notamment) constitue bien un signe d’appartenance à l’autobiographie 67. Et pourtant, ce récit proche de l’autofiction est bien un roman car Simenon non seulement n’avoue pas ses fautes graves, mais encore a tendance à reconstituer les crimes auxquels il n’a pas assisté. Dès lors, le point de vue est partagé entre la focalisation interne variable et l’omniscience. Quant à la voix, elle hésite entre celle du narrateur qui semble être Simenon et celle d’un narrateur en dehors de l’histoire, puisque le romancier n’a pas vécu une partie des événements qu’il raconte (c’est en fait ce qu’il a entendu dire dans son entourage). Cette dernière voix — apparemment neutre — est l’ensemble des énonciations anonymes des « amis » de jeunesse de Simenon : elle fait songer à la voix d’un pseudo narrateur extérieur — en réalité la somme des voix d’énonciateurs différents — que Christian Boix a bien mis en évidence dans son étude de La Colmena de C.J. Cela 68.
Parmi les quatorze romans écrits à la première personne, on ne peut s’empêcher de rapprocher deux titres : Malempin publié en 1940 et Le Fils publié en 1957. Ces deux romans développent en effet un thème très simenonien : la paternité. Dans le premier roman écrit quelques semaines avant la naissance de Marc, l’aîné de ses fils, nous retrouvons un médecin qui va revivre les rapports avec son père alors qu’il veille son propre fils atteint d’une diphtérie. Dans Le Fils, roman au titre transparent, c’est encore la continuité de génération fils/père/grand-père qui détermine cette confession d’un quadragénaire. Sans entrer dans le détail de ces deux histoires, on remarquera encore le lien très fort entre Simenon et les protagonistes respectifs. Lorsque le narrateur du second roman — Le Fils — s’exprime ainsi, comment ne pas songer à Simenon :
« Ce n’est que quand ils n’ont plus besoin de lui que les fils comprennent que leur père est leur meilleur ami […]. » (ch. 6)
Avec cette formule moralisante, la voix narrative est bien celle de l’auteur qui s’introduit dans l’histoire ou encore la voix collective de plusieurs pères (cf. le pluriel : les fils, leur père). Elle se distingue en tout cas de la voix du personnage principal (et focalisateur du récit) qui revient quelques lignes plus loin :
« C’est exact que je ne mesurais pas le rôle qu’il jouait dans ma vie, qu’il continuerait à y jouer et que, mort, il y joue encore aujourd’hui. » (ch. 6)
A nouveau la voix, le point de vue et une thématique très subjective se renforcent mutuellement dans cette longue lettre fictive, mais tellement proche d’un récit d’enfance autobiographique comme Je me souviens (dont le destinataire est précisément Marc !).
* * *
Enfin, nous terminerons par une œuvre atypique de Simenon où le jeu avec la voix et le point de vue est remarquable. Il s’agit des Mémoires de Maigret, vrai-faux Maigret écrit par Simenon qui se prend pour son commissaire, ce dernier évoquant longuement ses liens avec un certain Georges Simenon ! Dans ce « roman » audacieux, le lecteur est doublement trompé, d’abord parce qu’il n’y a pas d’enquête, ensuite parce que les rôles sont inversés : Maigret est en effet narrateur et Simenon protagoniste secondaire. Avec cette métalepse, l’identification entre le romancier et son héros se trouve à son point culminant.
Mais le jeu ne se limite pas à une simple inversion : un lecteur un peu attentif remarque que Simenon se sert de son « double » pour expliquer et corriger certaines erreurs ou invraisemblances des enquêtes de Maigret (par exemple la mise à la retraite prématurée du commissaire ou la mort, puis la résurrection de l’un de ses inspecteurs). Le personnage fictif vient alors au secours du romancier négligent ! Plus intéressant encore est le jeu qui consiste à décrypter dans les paroles de Maigret-narrateur des séquences entières qui auraient pu être prononcées par Simenon : ainsi dans le chapitre 3 des Mémoires de Maigret, la représentation subjective du père du vrai-faux commissaire est très proche de la réalité, c’est-à-dire de Désiré Simenon, père du romancier.
Cependant, les manipulations du romancier peuvent être révélées par l’étude de la voix narrative : Simenon s’attribue en effet le privilège d’apparaître sous plusieurs voix :
Voix 1 du « personnage » Simenon des Mémoires de Maigret
Voix 2 du narrateur (= Maigret) qui est un peu son double
Voix 3 (la propre voix de Simenon) enfin qui joue un rôle de régie finale
Ces différentes voix que l’on peut attribuer à Simenon fonctionnent donc par emboîtements successifs : la voix 1 est sous l’autorité fictive de la voix 2, elle-même régie par la voix 3. Le « roman » Les Mémoires de Maigret présente donc une réelle originalité dès que l’on dépasse le dédoublement assez classique entre l’auteur et son personnage : c’est probablement par une étude rigoureuse sous l’angle de la voix narrative que l’on appréciera ses qualités d’écriture 69.
D’une manière générale, la confusion volontaire ou non entre le romancier et son héros ne fait que traduire les jeux multiples avec le point de vue et la voix : Georges Simenon a véritablement développé des pratiques narratives qui ont parfois déconcerté le lecteur ou agacé la critique. Curieusement, celle-ci n’a vu en Simenon qu’un auteur prolifique et pressé et continue à ignorer une écriture qui se révèle originale malgré certaines erreurs. Les quelques pistes explorées ici ne permettent ni de conclure ni d’émettre des hypothèses quant à la question posée dans le titre : qui raconte l’histoire chez Simenon ? Ces pistes montrent cependant qu’un chantier mériterait d’être ouvert : nul doute que l’étude de la voix narrative apporterait alors un éclairage nouveau dans les recherches simenoniennes.
62 Georges Simenon, L’Age du roman, Editions Complexe : « Le personnage de roman, lui, ira jusqu’au bout de lui-même et mon rôle à moi romancier, est de la mettre dans une situation telle qu’il y soit forcé… »
63 Paul Delbouille, « Notes pour une étude du récit de paroles », in Traces, Travaux du centre d’Etudes Simenon, 1, 1989, pp. 157-168, et Anne Mathonet, Genèse de l’art simenonien, évolution des thèmes, de la technique et du style des premiers textes jusqu’à l’œuvre de la maturité, thèse, Université de Liège, 1998.
64 Jaap Lintvelt, Essai de typologie narrative, le point de vue, théorie et analyse, Librairie José Corti, Paris, 1981.
65 Jacques Lecarme, « Les cinq voies de l’autobiographie simenonienne », in Traces n°11, 1999 (Actes du colloque d’Amiens, 24 avril 1999, sous la direction de Bernard Alavoine).
66 Cvetanka Conkinska, « La voix narrative dans Le Premier homme d’Albert Camus » in Espace et voix narrative, Cahiers de narratologie, n° 59, Centre de Narratologie appliquée, Nice, 1999, pp. 23-244.
67 Jacques Lecarme, op. cit., p. 70.
68 Christian Boix, « La voix narrative » in Espace et voix narrative, op. cit., pp. 143-148.
69 Le jeu subtil sur les voix des Mémoires de Maigret n’a pas échappé à Maurizio Testa qui a écrit une biographie de Simenon sous la forme d’une enquête de Maigret à la troisième personne cependant : Maigret et l’affaire Simenon, (traduit de l’Italien Maigret e il caso Simenon par Claude Galli), éditions Via Valeriano, Marseille, mars 2000.