Parmi les domaines scientifiques avec lesquels les romans de Jules Verne nouent des liens, l’un des plus importants est la géographie. L’auteur lui-même n’a-t-il pas déclaré à Marie Belloc venue l’interroger en 1894 : « C’est ma passion des cartes et des grands explorateurs du monde entier qui m’a amené à rédiger le premier de ma longue série de romans géographiques. » (Entretiens, p. 101). Particulièrement, les cartes géographiques jouent un rôle poétique, dans le sens où ce mot poétique renvoie à tout ce qui a trait à la création littéraire.
Utilisation d’une carte réelle
Chez Verne, le nom propre a souvent un rapport de signification avec ce qu’il désigne. Prenons un exemple dans Le Testament d’un excentrique : « Ce nom d’Oakswoods indique que l’emplacement occupé par le cimetière fut autrefois couvert d’une forêt de chênes. » (I, III).
Un certain nombre de noms de personnages proviennent de cartes géographiques. Ils sont parfois repris tels quels : noms de pointes, caps, détroits, lochs ou monts. Dans Mathias Sandorf, Pescade et Matifou prennent les noms d’une pointe et d’un cap qui entourent la ville d’Alger. Antifer est un cap au sud d’Etretat et Ryan un loch écossais (Mirifiques aventures de maître Antifer). L’un des savants des Aventures de trois Russes et trois Anglais se nomme Everest, comme le mont, Hatteras est un cap des Etats-Unis et Torrès le nom d’un détroit entre la Nouvelle-Guinée et l’Australie (La Jangada). L’emprunt est double dans ces trois derniers cas, puisque les noms d’Everest, Hatteras et Torrès sont déjà des noms de voyageurs donnés à des lieux.
Verne utilise aussi des noms de territoires ou de villes, mais en les déformant légèrement. Dans Nord contre Sud, les frères Texar sont originaires du Texas. Trois noms de Mathias Sandorf proviennent de la carte : en Hongrie, on rencontre deux villes portant le nom de Szilsarkany et Bosarkany où l’on découvre le patronyme du traître Sarcany. D’autre part, le comte Pierre Bathory, ancêtre de la comtesse sanglante, habitait le comitat de Szathmar. Voilà donc deux autres noms, ceux des amis de Sandorf : Ladislas Zathmar et Etienne Bathory (dont le fils est prénommé Pierre). Un royaume de l’Inde se nomme Aoude, origine peut-être du nom d’Aouda. De même, le Dekkan pourrait donner son nom au prince indien Dakkar, alias Nemo, mais au passage le mot s’est croisé avec un drakkar qui contient à la fois l’idée de navire et celle de monstre.
En effet, ce qui importe plus que l’origine du nom, c’est de savoir pourquoi Verne choisit un nom plutôt qu’un autre. Par manque de place, je n’en verrai ici que quelques rapides exemples (je renvoie à l’étude menée avec Volker Dehs, « Taskinar and C° »). Verne s’appuie souvent sur la sonorité du mot choisi qui, fonctionnant comme un signe, renvoie à une idée. Pescade renvoie à poisson et évoque l’agilité ; au contraire, Matifou ressemble à massif et donne l’idée de puissance, deux qualités qui correspondent parfaitement aux deux personnages. De même, l’île Carneral (Nord contre Sud) doit son nom au Cap Canaveral tout proche sur la carte. Mais il est vraisemblable que ce nom a été choisi parce qu’il ressemble au mot carnaval et sert de refuge aux frères Texar qui se déguisent sous le même masque, utilisant leur ressemblance physique.
La carte ne sert pas qu’à fournir des noms. Verne peut parfois en utiliser des particularités. Tout le roman des Enfants du capitaine Grant repose sur le fait qu’une île porte deux noms différents, « Maria-Thérésa sur les cartes anglaises et allemandes. Tabor sur les cartes françaises ». (III. XXI). Le lac Victoria, qui ne reçoit qu’une seule fois ce nom au début du chapitre XVIII de Cinq semaines en ballon et qui ensuite est appelé lac Ukéréoué. Pourquoi ? Parce que Victoria est déjà le nom du ballon de Fergusson. De même, en préparant la carte devant figurer dans Deux ans de vacances en 1887, Verne a découvert la curieuse situation de la Patagonie. Jules Hetzel lui écrit : « Je vous envoie, comme suite à ma conversation, une carte américaine publiée sous les auspices du gouvernement de La Plata qui vous montrera que la Patagonie, comme je vous l’avais dit, n’est que sur les cartes françaises ; sur cette carte, comme sur les cartes Yankees, le Chili et la Confédération Argentine se considèrent comme chez eux jusqu’au Cap Horn. » (Lettre du 3 décembre 1887). Cette Patagonie qui n’appartient à personne est sans doute à l’origine du sujet que Verne appellera En Magellanie et qui paraîtra en 1909 sous le titre Les Naufragés du Jonathan.
Modifications de la carte
Des romans de Verne semblent être le résultat d’un inventaire des blancs de la carte : Cinq semaines en ballon pour le centre de l’Afrique ; Voyages et aventures du capitaine Hatteras pour le pôle Nord ; Le Sphinx des Glaces, le pôle Sud, etc. Sans parler du centre de la Terre et de la Lune. Avant de partir, il arrive que l’explorateur accomplisse son trajet sur la carte avant de le réaliser sur le territoire. Prenons l’exemple de ce superbe dialogue de Cinq semaines en ballon dont je ne cite qu’une partie et qui constitue un véritable trajet sur la carte :
« […] ne sais-tu pas que mon voyage doit concourir au succès des entreprises actuelles Ignores-tu que de nouveaux explorateurs s’avancent vers le centre de l’Afrique.
— Cependant…
— Ecoute-moi bien, Dick, et jette les yeux sur cette carte.
Dick les jeta avec résignation.
— Remonte le cours du Nil, dit Fergusson.
— Je le remonte, dit docilement l’Ecossais.
— Arrive à Gondokoro.
— J’y suis.
Et Kennedy songeait combien était facile un pareil voyage… sur la carte.
— Prends une des pointes de ce compas, reprit le docteur, et appuie-la sur cette ville que les plus hardis ont à peine dépassée.
— J’appuie.
— Et maintenant cherche sur la côte l’île de Zanzibar, par 6° de latitude sud.
— Je la tiens.
— Suis maintenant ce parallèle et arrive à Kazeh.
— C’est fait.
— Remonte par le 33e degré de longitude jusqu’à l’ouverture du lac Oukéréoué, à l’endroit où s’arrêta le lieutenant Speke.
— M’y voici ! Un peu plus, je tombais dans le lac.
— Eh bien ! sais-tu ce qu’on a le droit de supposer d’après les renseignements donnés par les peuplades riveraines ?
— Je ne m’en doute pas.
— C’est que ce lac, dont l’extrémité inférieure est par 2° 30’ de latitude, doit s’étendre également de deux degrés et demi au-dessus de l’équateur.
— Vraiment !
— Or, de cette extrémité septentrionale s’échappe un cours d’eau qui doit nécessairement rejoindre le Nil, si ce n’est le Nil lui-même. » (V)
Bien qu’effectué sur une carte, c’est un véritable voyage qui a lieu ici : Dick Kennedy « arrive », « suit un parallèle » et risque même de tomber dans le lac !
Dans certains de ses ouvrages, Verne dresse lui-même une carte pour y figurer l’itinéraire suivi par ses personnages, par exemple dans Les Enfants du capitaine Grant, Vingt mille lieues sous les mers ou Voyages et aventures du capitaine Hatteras avec cette savoureuse précision : « carte des régions circumpolaires dressée pour le voyage du capitaine J. Hatteras par Jules Verne, 1860-1861 ».
La modification de la carte peut être une simple rêverie semblable à celle de Michel Ardan comparant la mappemonde de la Lune à la carte du Tendre. La Lune se transforme alors en un monde androgyne, « très nettement tranchée en deux parties, l’une féminine, l’autre masculine. Aux femmes, l’hémisphère de droite. Aux hommes, l’hémisphère de gauche ! » (Autour de la Lune, ch. XI).
Autre rêverie poétique, la carte fantastique de l’Europe dont les états deviennent des personnages, animaux ou objets à la fin d’Hector Servadac. Je cite ce passage où le symbolisme s’associe à l’humour (et dont certains traits sont encore d’actualité) :
« Ils voyaient ses divers Etats avec la configuration bizarre que la nature ou les conventions internationales leur ont donnée.
L’Angleterre, une lady qui marche vers l’Est, dans sa robe aux plis tourmentés et sa tête coiffée d’îlots et d’îles.
La Suède et la Norwège [sic], un lion magnifique, développant son échine de montagnes et se précipitant sur l’Europe du sein des contrées hyperboréennes.
La Russie, un énorme ours polaire, la tête tournée vers le continent asiatique, la patte gauche appuyée sur la Turquie, la patte droite sur le Caucase.
L’Autriche, un gros chat pelotonné sur lui-même et dormant d’un sommeil agité.
L’Espagne, déployée comme un pavillon au bout de l’Europe et dont le Portugal semble former le yacht.
La Turquie, un coq qui se rebiffe, se cramponnant d’une griffe au littoral asiatique, de l’autre étreignant la Grèce.
L’Italie, une botte élégante et fine qui semble jongler avec la Sicile, la Sardaigne et la Corse.
La Prusse, une hache formidable profondément enfoncée dans l’empire allemand et dont le tranchant effleure la France.
La France, enfin, un torse vigoureux, avec Paris au cœur. » (II, XIX)
Dans d’autres romans, la transformation de la carte fait que la forêt de l’Argonne devient « un gros insecte, ailes repliées, immobile ou endormi » (Le Chemin de France, XX). L’Afrique ou l’Australie sont un échiquier : « Il n’en fallut pas davantage, d’ailleurs, pour parcourir les cases de cet échiquier qui s’appelle Cap-Town, sur lequel trente mille habitants, les uns blancs et les autres noirs, jouent le rôle de rois, de reines, de cavaliers, de pions, de fous peut-être ». (Les Enfants du capitaine Grant, II, III). Quant à Salt-Lake-City, la capitale des Mormons, c’est un « damier dont on peut dire qu’il a plus de dames que de cases » (Robur-le-Conquérant, VIII). Ailleurs, dans Le Testament d’un excentrique, c’est toute la carte des Etats-Unis qui se trouve transformée en jeu de l’oie ; cinquante Etats, l’un d’eux quatorze fois répété, donnant les soixante-trois cases de ce noble jeu. L’Etat choisi pour figurer l’oie est l’Illinois, « un Etat à la fois continental et insulaire » dit le narrateur (I, V). L’Illinois est île et oie.
Jeu de transformation plus grand, Un Capitaine de quinze ans décrit durant plusieurs chapitres l’Afrique centrale comme s’il s’agissait de l’Amérique du Sud. Cet exemple est un cas étonnant de transposition géographique, ou plus précisément un travestissement, l’Angola se déguisant en Bolivie. De même la Lune semble porter le masque de la mappemonde terrestre : les côtes anguleuses des continents, « capricieuses, profondément déchiquetées, sont riches en golfes et en presqu’îles. Elles rappellent volontiers tout l’imbroglio des îles de la Sonde […] Involontairement, les noms de Naxos, de Ténédos, de Milo, de Carpathos, viennent à l’esprit […] On distingue fort nettement des chaînes de montagnes, des montagnes isolées, des cirques et des rainures […] C’est une Suisse immense, une Norvège continue… » (Autour de la Lune, XI).
Verne se livre encore à un autre type de transformation de la carte réelle en déplaçant des localités pour les besoins de son action. Dans Michel Strogoff, l’emplacement de la ville de Kolyvan est modifié de 250 kilomètres, ce qui permet au héros d’échapper aux Tartares en franchissant le fleuve Obi et de retrouver à Kolyvan les deux journalistes à la station télégraphique. L’opération est plus complexe dans Le Château des Carpathes où Verne utilise l’article du géographe Elisée Reclus, « Voyage aux régions minières de la Transylvanie occidentale » publié dans Le Tour du monde en 1874. Il en tire divers noms propres, le col et le village de Vulkan, les deux rivières Sil, le sommet du Retyezat, Kolosvar, etc. Mais certains lieux sont déplacés : le village roumain de Homorod qui est en plaine est amené 200 kilomètres plus loin vers l’ouest, près du mont Retyezat. Puis le village est rebaptisé et reçoit le nom de Werst. Enfin, dans le roman, le maître d’école de Werst se nomme Hermod, ce qui rappelle le nom de Homorod. Verne procède de même pour le château mystérieux, propriété de Rodolphe de Gortz : il s’inspire d’une véritable bâtisse, le château de Koltz, et donne ce nom de Koltz au maire de Werst. Je précise entre parenthèses que j’ai visité ce village de Homorod en août 1977 et il correspondait encore à la description de Werst dans le chapitre III du Château des Carpathes : « une large rue dont les pentes brusques rendent la montée et la descente assez pénible », « maisons irrégulièrement accroupies, coiffées d’un capricieux toit », « çà et là, un puits surmonté d’une potence » (Voir mon article « La Dé-production littéraire »).
La carte de l’Europe (Hector Servadac) — dessin de P. Philippoteaux
Il est enfin des cartes imaginaires que Verne établit dans certains romans insulaires, comme L’Ile mystérieuse ou Deux ans de vacances, cartes dressées avec le plus grand soin par les naufragés eux-mêmes, avec baptême des différents éléments de l’île où l’on retrouve les démarches déjà vues précédemment, c’est-à-dire le rapprochement avec des animaux ou objets (presqu’île Serpentine, Cap Mandibule, Les Cheminées, etc.) ou des noms existant ailleurs (mont Franklin, lac Grant, île Lincoln).
Selon Paganel, « cela prouve tout simplement que l’imagination est bien pauvre » (Les Enfants du capitaine Grant, II, XVIII). Mais c’est aussi une manière de montrer, en cartographiant l’île, que le langage lui-même est une carte de la réalité. Si la carte n’est pas le territoire, elle le représente tout comme le mot représente la chose. Plus loin, je montrerai l’importance de baliser le territoire.
Dresser une carte, c’est comme écrire un roman. Paganel dit ailleurs :
« Est-il, en effet, une satisfaction plus vraie, un plaisir plus réel que celui du navigateur qui pointe ses découvertes sur la carte du bord ? Il voit les terres se former peu à peu sous ses regards, île par île, promontoire par promontoire, et, pour ainsi dire, émerger du sein des flots ! […] Puis les découvertes se complètent, les lignes se rejoignent, le pointillé des cartes fait place au trait.» (I, IX)
On assiste chez Verne au passage de la carte au récit puisque le récit de voyage est la transformation de la carte géographique en discours narratif. La carte devient texte :
« La Russie asiatique ou Sibérie couvre une aire superficielle de cinq cent soixante mille lieues et compte environ deux millions d’habitants. Elle s’étend depuis les monts Ourals, qui la séparent de la Russie d’Europe, jusqu’au littoral de l’Océan Pacifique. Au sud, c’est le Turkestan et l’empire chinois qui la délimitent suivant une frontière assez indéterminée ; au nord, c’est l’Océan Glacial depuis la mer de Kara jusqu’au détroit de Behring. » (Michel Strogoff, I, II)
La transformation de la carte en texte passe donc par l’insertion de noms da pays, noms de lieux et chiffres, et par des références à des système d’orientation (nord, sud, droite, gauche), et naturellement par la suppression du dessin. Dans l’exemple qui précède, le monde est ordonné en fonction des points cardinaux et par la citation de repères géographiques. Je sais que ces passages qui irritent certains lecteurs de Verne, mais qu’ils en réjouissent d’autres. Souvent ces descriptions objectives ne durent guère et l’imaginaire leur succède rapidement. Ainsi, un chapitre de L’Ile à hélice qui s’intitule précisément « Passage de la ligne » commence ainsi :
« La Polynésie proprement dite est comprise dans cette spacieuse portion de mer limitée au nord par l’Equateur, au sud par le tropique du Capricorne. Il y a là, sur cinq millions de kilomètres, onze groupes se composant de deux cent vingt îles, soit une surface émergée de dix mille kilomètres, sur laquelle des îlots se comptent par milliers. » (I, X)
Cette description est aussitôt suivie d’une vision fantastique qui rapproche ces lieux supposés inconnus du lecteur de sites connus :
« Si, par l’imagination, on se figure ce vaste bassin vidé tout à coup […], quelle extraordinaire contrée se développerait aux regards ! Quelle Suisse, quelle Norvège, quel Tibet pourraient l’égaler en grandeur ? » (idem)
Ce genre de description montre parfaitement le passage du réel (la carte) dans la fiction (le texte). La cartographie devient topographie. Dans les « Voyages extraordinaires », la carte joue donc bien un rôle poétique, comme support réel, objet transformé ou création imaginaire. De plus, elle permet à l’auteur de souligner ses procédés d’écriture et de jouer avec eux.
La figure de Barnum ne pouvait manquer de retenir l’attention de Jules Verne dans le tableau du XIXe siècle qu’il dresse dans ses romans. Barnum est mentionné, entre autres, dans Voyage au centre de la Terre (1864) et De la Terre à la Lune (1865). Il apparaît aussi sous l’anagramme de Munbar dans L’Ile à hélice (1895). Mais il semble bien être présent aussi dans une curieuse nouvelle, Le Humbug. Publiée tardivement dans le recueil posthume Hier et demain (1910) après avoir été mise au point par Michel Verne, elle a sans doute été écrite après le voyage de J. Verne aux Etats-Unis en 1867, en parallèle à Une Ville flottante (1870) où est cité le museum de fossiles d’Albany. On peut même supposer que cette nouvelle était destinée au Musée des Familles, publication à laquelle Verne collabore depuis 1851. Le sous-titre de Mœurs américaines rappelle celui d’autres nouvelles parues dans cette revue : Martin Paz. Mœurs péruviennes (1852) ou Les Forceurs de blocus. Etude de mœurs (1865).
Ce texte est curieux et raconte l’histoire d’une mystification scientifique. Le narrateur, un Français, visite les Etats-Unis en 1863. A bord d’un navire qui remonte l’Hudson de New York jusqu’Albany, il retrouve une amie, Mrs Melvil. Un voyageur se fait remarquer, un certain Hopkins qui, arrivé à Albany, annonce son intention de construire un parc d’attractions. Les travaux commencent, mais sont interrompus par la découverte d’un gigantesque squelette. On croit d’abord qu’il s’agit d’un animal préhistorique, puis Hopkins annonce que ce squelette est celui d’un être humain géant. Hopkins qui fait arrêter les travaux de son parc, devient un homme célèbre et ses affaires prospèrent. Mais, en visitant le chantier, le narrateur voit que les fameux ossements viennent d’une boucherie ! Hopkins a monté, comme le dit le narrateur, « un puff, un bluff, un humbug », bref une mystification qui va faire de lui un homme riche et célèbre.
Le mot humbug apparaît dans la langue française, d’après le Dictionnaire des anglicismes de Josette Rey-Debove et Gilberte Gagnon, sous la plume de Prosper Mérimée, dans Le Vase étrusque, publié en 1830 et repris dans Mosaïque. Le mot réapparaît dans les années 1860 au moment où la presse française parle de la Guerre de Sécession, par exemple, dans Le Pays le 10 juin 1864. J. Verne l’utilise dans De la Terre à la Lune (qui paraît en feuilleton dans le Journal des débats en septembre-octobre 1865) dont l’action se déroule aux Etats-Unis, après la Guerre de Sécession : apprenant que des artilleurs américains envisagent d’envoyer un projectile sur la Lune, le Français Michel Ardan propose de prendre place dans ce projectile : « […] c’était une proposition fantaisiste, une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les Français ont précisément la traduction exacte dans leur langage familier, un “humbug” ! » (ch. XVIII). Dans la perspective du rapprochement entre la nouvelle de Verne, Le Humbug et Phileas T. Barnum, il est intéressant de relever que, en 1866, celui-ci publie à New York The Humbugs of the World où il définit la mystification en disant qu’il s’agit d’outrer la présentation d’un produit. Le livre est traduit dès 1866 en France sous le titre Les Blagues de l’univers.
Le faux
Dans l’article qu’il consacre à Barnum dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Larousse relève divers traits du personnage. Le premier est l’art d’exploiter des curiosités : « […] la collection de curiosités connue sous le nom d’American Museum était à vendre ; l’entreprenant Américain parvient, sans un sou vaillant, à trouver un bailleur de fonds et devient possesseur du museum. En moins d’un an, l’établissement métamorphosé devint un véritable pandémonium artistique, géologique, zoologique, scientifique, mirifique, unique, en un mot, dans son genre. » Barnum se rendit en effet célèbre par l’exposition de phénomènes plus souvent fabriqués qu’authentiques.
Dans la nouvelle de Verne, dès qu’il apparaît, Hopkins suscite la curiosité. Il se déplace, accompagné d’énormes caisses, suscitant l’intérêt des autres voyageurs. A son arrivée à Albany, chacun s’interroge :
« De nouveaux paris s’établirent dans les cafés d’Albany sur les projets de cet homme mystérieux. Les journaux se livrèrent aux suppositions les plus hasardées […] ».
Puis Hopkins joue sur une pseudo-découverte :
« […] la pioche d’un ouvrier a mis à découvert les restes d’un squelette énorme évidemment enfoui depuis des milliers d’années. »
D’abord imprécis et rapporté par la presse, le New York Herald (« squelette énorme », « des milliers d’années »), le discours prend une allure pseudo-scientifique dans la bouche de Hopkins :
« A en juger par les fragments osseux que nous avons déterrés, cet animal doit avoir des proportions gigantesques et dépassera de beaucoup la taille du fameux mastodonte découvert autrefois dans la vallée de l’Ohio. »
Ceci fait allusion à d’authentiques découvertes d’ossements de mastodontes en 1801 dans les marais de l’Ohio que Verne évoque aussi dans Voyage au centre de la Terre, lors de la découverte de nombreux fossiles dans une immense caverne souterraine (XXXIX).
Le narrateur du Humbug rapporte combien autour de lui chacun se passionne pour cette découverte :
« Quatre jours après, le New York Herald donnait des détails nouveaux sur le monstrueux squelette. Ce n’était la carcasse, ni d’un mammouth, ni d’un mastodonte, ni d’un mégathérium, ni d’un ptérodactyle, ni d’un plésiosaure […]. Qu’en conclure, sinon que ce monstre […] était un homme ? Et cet homme, un géant de plus de quarante mètres de haut ! »
Cette découverte devient sujet de conversation et fait même rêver le narrateur du Humbug qui imagine dans un lointain passé des géants « commandant à des troupeaux de bêtes féroces » (p. 64). Cette rêverie rappelle une scène du roman Voyage au centre de la Terre où apparaissent des « animaux gigantesques, tout un troupeau de mastodontes », puis un homme :
« Ce n’était plus l’être fossile dont nous avions relevé le cadavre dans l’ossuaire, c’était un géant, capable de commander à ces monstres. Sa taille dépassait douze pieds. » (XXXIX).
Cette scène du Voyage au centre de la Terre a été ajoutée par Verne dans l’édition de 1867 qui modifie le texte de l’édition de 1864, sans doute suite aux découvertes préhistoriques de Boucher de Perthes en 1863-1865. Notons que, juste auparavant, le savant Lidenbrock avait marqué la différence qui existe entre les véritables découvertes et les supercheries :
« Je sais bien que la science doit se mettre en garde contre les découvertes de ce genre ! Je n’ignore pas quelle exploitation des hommes fossiles ont fait les Barnum et autres charlatans de même farine. » (XXXVIII).
Dans Le Humbug, le discours scientifique est discrédité. Il est d’abord pris en charge par la presse comme on l’a vu, par « un certain Mr Cornut, espèce de naturaliste qui faisait de la science comme ses compatriotes font du commerce ». Je vois dans le nom ridicule du personnage (Cornut) et la manière dont il est qualifié (« espèce de naturaliste ») des marques de l’ironie vernienne. Puis c’est Hopkins lui-même qui se transforme en enseignant :
« Il fit un véritable cours de « squelettologie », dans lequel il invoqua les Cuvier, les Blumenbach, les Backland, les Link, les Stemberg, les Brongnart, et cent autres ayant écrit sur la paléontologie. »
Les références, on le voit, ne manquent pas à ce « cours » donné par Hopkins, Lorsque les institutions ajoutent leurs propos, celui-ci est plus idéologique que scientifique :
« Dans les congrès et les Académies, on prouva jusqu’à l’évidence que l’Amérique, peuplée dès les premiers jours du monde, avait été le point de départ des migrations successives. Le Nouveau-Continent enlevait au Vieux Monde les honneurs de l’antiquité. Des mémoires volumineux inspirés par une ambition patriotique, furent écrits sur cette question si grave. Enfin une réunion de savants, dont le procès-verbal fut publié et commenté par tous les organes de la Presse américaine, prouva, clair comme le jour, que le Paradis terrestre, bordé par la Pennsylvanie, la Virginie et le lac Erié, occupait jadis l’étendue actuelle de la province de l’Ohio. »
Ce n’est pas sans ironie que le narrateur évoque cette Amérique transformée soudain en « berceau du genre humain », en « Paradis terrestre », lui qui en a précédemment souligné le caractère égoïste et intéressé, la « soif de gain des gens de commerce, leur ardeur au travail, leur besoin d’extraire l’argent par tous les procédés que l’industrie ou la spéculation découvre ».
En fin de compte, le narrateur découvre que ces ossements fossiles que personne, à part Hopkins, n’a vus, sont en fait des os récents de bœufs et de vaches livrés par un boucher de New York. Puis, Hopkins va attribuer à un fauve la destruction de « ces merveilleux ossements » :
« Hopkins fut considéré comme un homme ruiné. Des souscriptions considérables s’ouvrirent en sa faveur. Chacun alla juger à Exhibition Parc de l’étendue du désastre, ce qui rapporta pas mal de dollars au spéculateur. Il vendit un prix fou la peau du couguar qui l’avait ruiné si à propos et conserva sa réputation d’homme le plus entreprenant du Nouveau-Monde. »
Hopkins avoue lui-même que désormais il n’est « embarrassé que du choix du sujet à montrer, à lancer, à exhiber ».
La réclame
Une autre caractéristique de Barnum que pointe Pierre Larousse est l’utilisation de la publicité : « il a réussi par le puff, la réclame et un charlatanisme plus impudent qu’imprudent […] Les annonces, affiches, réclames, prospectus de toutes sortes, étaient répandus à profusion ». Hopkins s’avère aussi être un champion de la réclame :
« Bientôt les murs de la ville furent couverts d’immenses affiches multicolores qui reproduisaient le monstre sous les aspects les plus variés. Hopkins épuisa toutes les formules connues dans le genre affiche. Il employa les couleurs les plus saisissantes. Il tapissa de ces affiches les murailles, les parapets des quais, les troncs d’arbres des promenades. […] Des hommes se promenaient dans toutes les rues, vêtus de blouses et de paletots qui représentaient le squelette. Le soir, des transparents immenses le projetaient en noir sur un fond de lumière. »
Les propos de Hopkins constituent un bon exemple de discours renvoyant à un monde du faux, de l’exposition, de la représentation, à un « monde creux » pour reprendre l’expression de Philippe Hamon dans Expositions (pp. 169 sq.). Exubérant, exhibitionniste même, Hopkins présente un indéniable caractère spectaculaire :
« Il allait et venait d’un bout à l’autre du Kentucky, en marmonnant des phrases inachevées, ou bien, s’asseyant précipitamment sur un ballot de marchandises, il retirait de l’une de ses nombreuses poches un large et épais portefeuille bourré de papiers de mille sortes. Je crus même voir qu’il étalait à dessein cette collection de toutes les paperasses de la bureaucratie commerciale. Il furetait avidement dans une correspondance énorme et déployait des lettres datées de tous les pays, stigmatisées par les timbres de tous les bureaux de poste du monde avec un acharnement fort remarquable et, je crois, fort remarqué. »
Hopkins possède l’art de s’étaler. Ce n’est pas un hasard si sa mystification s’appuie d’abord sur un pseudo projet d’exposition :
« Cet homme était tout simplement un entrepreneur qui venait fonder une sorte d’Exposition universelle aux environs d’Albany. Il tentait pour son propre compte une de ces entreprises colossales, dont jusqu’ici les gouvernements s’étaient réservé le monopole. »
Si ce texte fut écrit par Verne en 1867 ou peu après, il fait clairement allusion à la grande Exposition Universelle organisée à Paris en1867 qui marqua fortement les visiteurs, en particulier la galerie des machines édifiée sur le Champ-de-Mars. Le projet de Hopkins prendra le nom révélateur d’Exhibition Parc, mais sera vite oublié par la découverte des ossements.
« Autant il avait montré de réserve à s’expliquer sur ses projets ultérieurs relativement à sa grande entreprise, autant il fut prodigue de discours, de narrations, de réflexions, de déductions, sur l’exhumation de ce prodigieux squelette. »
Homme d’affaires avisé, Hopkins est un digne représentant de cette Amérique où règne le dollar. De même, pour Larousse, Barnum est représentatif de l’industrialisme du XIXe siècle et du règne de l’argent :
« Barnum est loin d’être un homme de génie, et cependant on ne fait pas autant de bruit dans le monde sans avoir quelque qualité réelle, et Barnum en a une : c’est la connaissance de son époque et l’instinct des moyens propres à frapper les masses. […] Barnum est un habile mystificateur, qui sait rendre ses plaisanteries productives. »
L’une des entreprises fructueuses de Barnum, ce que Larousse appelle son « coup de maître […], c’est l’affaire de Jenny Lind. En janvier 1850, M. Barnum […] engagea la cantatrice pour cent-cinquante concerts […]. Ce fut un délire général : […] les billets d’entrée se vendaient aux enchères ». La nouvelle de Verne mentionne aussi la cantatrice Jenny Lind et l’accueil exceptionnel qui lui a été réservé, voyant « les hommes les plus recommandables s’atteler à sa voiture au milieu des fêtes publiques » (p. 47). De même, dans le roman contemporain De la Terre à la Lune, Verne rappelle la frénésie des Américains et le fait que « de graves magistrats s’attellent à la voiture d’une danseuse et la traînent triomphalement » (XXII). Peu après, dans Le Humbug, il est question de billets vendus aux enchères pour le concert d’une musicienne. L’un des acquéreurs est un chapelier :
« Se bien poser dans l’esprit du public. C’est de la réclame. On parlera de lui, non seulement dans la ville, mais dans toutes les provinces de l’Union, en Amérique comme en Europe, et on lui achètera des chapeaux, et il en expédiera des pacotilles, et il en fournira le monde entier ! »
Le lien entre le bateleur, la cantatrice et la réclame se retrouve en 1881 dans un roman d’Alphonse Daudet, Numa Roumestan, qui met en scène un homme politique « tout extérieur, en voix et en gestes comme un ténor » (II). Avec sa maîtresse qui est une cantatrice, il tente de lancer un jeune artiste à coup d’affiches placardées dans tout Paris. Ajoutons aussi les curieux Mémoires de Sarah Barnum (1883) où Marie Colombier qui fut amie, puis rivale de Sarah Bernhardt, attribue à la comédienne, visée derrière ce nom qui lui ressemble, une vie de réclame où elle s’affiche et dont certains épisodes rappellent Nana (1879). La couverture de l’ouvrage, signée par Willette, complète l’assimilation de Sarah Bernhardt avec Barnum. Auparavant, Marie Colombier avait publié le Voyage de Sarah Bernhardt en Amérique. L’actrice répondit à ces Mémoires avec un opuscule intitulé Marie Pigeonnier !
Les affiches (Le Humlbug) — dessin de Georges Roux
Tout porte à croire que Verne a écrit Le Humbug après avoir visité les Etats-Unis en 1867. Après avoir assisté à un spectacle au théâtre de Barnum à New York, il a remonté l’Hudson en bateau jusqu’à Albany, comme le narrateur de sa nouvelle. Verne a d’ailleurs romancé ce voyage dans Une Ville flottante (1870) où l’on retrouve aussi une visite du narrateur à Albany et à son muséum de fossiles (à noter que le mot humbug est également utilisé dans ce roman). Dans ce muséum de fossiles d’Albany, Verne a sans doute vu les ossements du mastodonte de Cohoes, trouvés en 1866, lors de fouilles près d’Albany. Il s’agit d’un squelette de mammouth remarquablement conservé. Peut-être a-t-il rencontré un collectionneur de fossiles, Henry Augustus Ward qui, depuis 1862, présentait des collections d’ossements préhistoriques. Le prénom du personnage de Verne, Augustus Hopkins, est le même que celui de ce collectionneur, comme l’ont remarqué Brian Taves et Stephen Michaluk. Ajoutons que cette nouvelle présente une évidente parenté, non seulement avec Une Ville flottante, mais aussi avec la seconde version du Voyage au centre de la Terre (1867).
Il est curieux également de relever que le sujet de la nouvelle de Verne est très proche de l’affaire du géant de Cardiff dont Pierre Terrasse a rappelé les détails (« A “Humbug”, humbug et demi »). En effet, en 1869 près d’Albany, un homme fossile géant fut découvert et exposé, mais des savants découvrirent rapidement qu’il s’agissait d’une mystification puisque le prétendu fossile était une sculpture. Barnum voulut l’acheter pour le montrer, mais, face au refus du propriétaire du géant, il en fit faire une réplique qui fut montrée aux Etats-Unis à partir de 1871. De là à conclure que la nouvelle de Verne est inspirée de ce fait-divers, il n’y a qu’un pas que certains critiques ont franchi. Je n’en suis pas convaincu et pense plutôt que la réalité, ici, a copié la fiction.
La similitude du sujet du Humbug avec cette affaire qui se situe dans les années 1869-1871 donne peut-être une explication au fait que Verne n’a jamais envisagé de publier cette nouvelle, même lorsqu’il préparait un volume de nouvelles dans ses dernières années.
Ajoutons que le sujet est « dans l’air » : Henri de Parville publie d’abord dans Le Pays en 1864, puis chez Hetzel (1865), L’Homme de Mars. Sous la forme de chroniques journalistiques, ce récit raconte la mise à jour, lors de fouilles effectuées aux Etats-Unis, d’un aérolithe contenant le corps d’un marsien…
Apparitions fantastiques (Le Château des Carpathes) — dessin de Léon Benett
S’interroger sur la place de l’œuvre vernienne dans la littérature m’amène à aborder la question du fantastique. Je m’arrête d’abord sur la notion d’extraordinaire puisque — faut-il le rappeler ? — le nom de collection sous lequel sont parus les romans de Verne est « Voyages extraordinaires ». Le véritable fantastique n’est quasiment jamais atteint, même si de nombreux romans laissent le lecteur face à un trouble. L’exemple de l’un des premiers romans, Voyages et aventures du capitaine Hatteras permettra d’observer ce jeu entre le réalisme et le fantastique.
Le fantastique est une notion délicate à manipuler et je n’aurai pas la prétention d’en proposer ici une définition qui risquerait d’être aussi peu satisfaisante que celles qu’ont avancées les uns et les autres. Mon expérience de lecteur m’amène à constater que le fantastique naît de la confrontation entre les certitudes d’un personnage et un événement qui le met en présence du surnaturel (voir Les Maîtres du fantastique en littérature, ouvrage que j’ai écrit avec François Raymond). Mais on ne peut analyser le fantastique qu’en le considérant comme un type de discours et en l’observant par différence avec le discours réaliste. Ni l’un ni l’autre n’échappe aux lois du vraisemblable : si le discours fantastique ne respecte pas les normes du vraisemblable quotidien, il fait appel à un vraisemblable surnaturel, tout aussi codifié. Il renvoie à d’autres normes. D’un côté, nous trouvons des « effets de réel » pour reprendre l’expression de Roland Barthes, de l’autre se rencontrent des effets de surnaturel.