CE LIVRE EST UN ROMAN.
Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.
À Christiane Fraval,
mon amie et correctrice.
À Simone Mignon
Aïe, mes aïeux !
Anne Ancelin Schützenberger
Éditions Desclée de Brouwer
Sortir du deuil
Anne Ancelin Schützenberger
Éditions Payot
La pointe des ciseaux en l’air, Katell hésitait encore. La main qui tenait l’outil meurtrier tremblait un peu.
— Tu en es sûre, Kathleen ? Après, ce sera trop tard…
Le ton de la jeune fille se fit bougon. La mère n’était pas dupe de ce sourd agacement. Kathleen, assise, serrait un miroir rond entre les mains. Debout derrière elle, Katell scrutait le regard bleu de l’image réfléchie. Elle y lut du désarroi mais également de la détermination. Sa fille était bien plus courageuse qu’elle, à la même époque.
— Vas-y, maman ! Et ne mets pas trois plombes ! J’ai connu des moments plus heureux dans la vie, c’est tout !
Katell défit alors le catogan qui retenait les boucles fines et blondes et qui tentait de cacher la misère. Les trois horribles plaques, roses, pourtant, comme une peau de bébé, apparurent aussitôt sur le crâne de sa fille lorsqu’elle étala la chevelure sur le dos.
— Ça ne s’est pas dégradé depuis hier, maman ? demanda-t-elle d’une voix ténue.
— Non, mentit Katell.
Une mèche de cheveux venait de se coincer entre les dents du peigne. La mère s’en débarrassa avant que la jeune fille ne s’en aperçoive. Une nouvelle plaque de peau nue apparut, tel un îlot surgi des profondeurs de l’océan. Katell se mordilla les lèvres pour ne pas chavirer.
— Tu n’as pas oublié de prendre la tondeuse, maman ? Déjà que je vais ressembler à une vieille botte de persil !
— T’inquiète, ma petiote, je l’ai dans la poche. Mais je coupe tout à ras, d’abord.
— À toute chose, malheur est bon ! tenta d’ironiser Kathleen. À la fac, les copains vont me chouchouter maintenant, en pensant que je suis en chimiothérapie !
Inutile, en effet, de tergiverser. Kathleen avait raison. Les doigts de Katell se diligentèrent et la mâchoire métallique, avec une avidité ogresse, happa les doux cheveux de sa fille et son cœur de mère.
Kathleen avait remarqué cette disgrâce trois mois auparavant. Tout d’abord, les innombrables cheveux égarés sur sa brosse lorsqu’elle se coiffait. Sur les conseils d’une amie, étudiante en pharmacie, elle les avait comptés un jour. Il n’est pas anormal de perdre cent cheveux quotidiennement, paraît-il. Or, au cours de ce fastidieux pointage des abonnés absents, elle s’était arrêtée bien après le numerus clausus ! Trois cent dix-sept morts au combat, ce matin-là… Ni shampoings traitants ni crèmes miraculeuses n’avaient eu raison de cette débandade. Lorsque la première tache rose apparut sur son cuir chevelu, ce fut la panique. Prises de sang ordonnées par le dermatologue consulté. Éviction des maladies auto-immunes, causes de l’alopécie chez la femme. Elle n’était ni atteinte d’un lupus érythémateux ni de sclérodermie. Elle n’avait pas non plus la teigne et il lui suffisait de regarder la somptueuse chevelure blond vénitien de sa mère, ou celle, plus modeste, de sa grand-mère pour se rendre compte que la génétique n’y était pour rien. Et lorsque les raisons physiologiques et médicales ont été passées au peigne fin, reste cette fichue explication que l’on brandit hors du fourre-tout : « C’est psychologique, Mademoiselle, vous devriez consulter un spécialiste. L’alopécie peut survenir à la suite d’un traumatisme… »
Kathleen se souvenait encore d’avoir haussé les épaules devant le diagnostic en phase terminale du dermatologue. Le pauvre homme avait épuisé toutes ses ressources et sa patiente. Restait debout, en effet, le sempiternel traumatisme psychologique, lequel, cerise sur le gâteau, pouvait être inconscient ! Et débrouillez-vous avec ça ! On passe le relais au médecin de l’âme à qui, d’ailleurs, elle ne sut que raconter. Non, elle n’avait pas subi de traumatisme. Certes, son petit ami l’avait plaquée quelques semaines avant la première perte de ses cheveux, mais elle se rappelait avoir fêté l’événement avec deux copines de la fac. Et au champagne ! Elle ne savait pas comment avouer à Steve qu’il n’y aurait plus, avec lui, de lendemains avec vue sur couette, et elle l’avait embrassé fraternellement quand, rougissant, il lui avait confié être tombé amoureux de la répétitrice d’anglais de la fac. Grand bien lui fasse ! Un de perdu… un de perdu. C’est tout ce qu’elle avait su raconter au décortiqueur de vie. Une seule chose la taraudait en fait : l’expérience de sa mère.
— Maman, fit-elle en s’éclaircissant la voix, tu ne m’aurais pas menti pour me donner de l’espoir, hein ?
— Mais de quoi tu parles, ma chérie ? rétorqua Katell en suspendant son geste.
— Ben… De quoi d’autre veux-tu que je te parle ! Cette alopécie, tu l’as bien eue aussi à mon âge ?
— Si ce n’est pas trente fois que je te le dis, c’est quarante ! soupira sa mère qui omettait toutefois de préciser qu’elle avait eu, elle, une explication de la part de son propre médecin.
Katell était enceinte de deux mois lorsqu’elle avait souffert de cette immonde pelade. Ce n’est que quelques jours après son accouchement qu’elle avait observé la repousse d’un petit duvet, au moment même où beaucoup de jeunes mères commencent à perdre leurs cheveux. Son gynécologue suspectait un dérèglement hormonal, allégation qui, du reste, valait ce qu’elle valait. Rien d’irréfutable ne fut prouvé.
— Sept mois ? C’est ça ? Comment as-tu fait pour tenir tout ce temps sans devenir folle ! Moi, je leur donne deux mois pour repousser ! Au grand max ! Sinon…
Sa mère intercepta la phrase au vol.
— Sinon quoi ? Tu feras comme moi ! Tu patienteras ! Tu n’as pas d’autre choix que d’accepter…
— Et grand-mère ? La connaissant, elle devait être morte d’inquiétude, non ?
— Je te rappelle, ma chérie, que tu es née à Dublin. Grand-mère me boudait à cette époque parce que j’avais suivi ton père en Irlande et que je l’avais abandonnée, sic, à son triste sort de veuve. Mais j’ai eu raison. Elle m’étouffait. Nous avions une relation trop fusionnelle qui aurait pu devenir malsaine, à force. J’étais l’Enfant, le sien, l’Unique…
— Bref, comme toi vis-à-vis de moi, quoi… marmotta Kathleen.
Mais quand elle vit dans le reflet du miroir le visage de sa mère se décomposer, la jeune fille crut bon d’ajouter :
— Hep, m’man, tu ne vas pas me faire une syncope avant que je ne sois qu’à moitié chauve, non ? Je plaisantais ! Une p’tite blagounette pour me remonter le moral ! Tu sais pourtant bien que j’ai besoin de dire une méchanceté quand je suis triste, non ? Tu vas t’en remettre ?
Katell ravala sa salive. Oui, elle le connaissait bien, son vaillant petit soldat. Son oisillon à présent déplumé et qui jouait le faraud pour éviter de pleurer… Kathleen évitait de regarder ses dernières boucles tomber sur la serviette posée sur ses épaules. Sa mère, le cœur en bandoulière, essaya de se mettre au diapason.
— Maintenant, je peux au moins te le dire : « T’as un beau crâne, tu sais… »
— Embrasse-moi…
Toutes deux se mirent à rire, de ce rire libérateur et fanfaron qui fait la nique aux larmes. La jeune fille fut la première à reprendre son sérieux.
— Tu peux y aller à la tondeuse, maintenant. Mais dis-moi, j’avais quel âge quand tu es revenue en France et que grand-mère m’a vue pour la première fois ?
— Six mois. Pourquoi ?
— Tes cheveux avaient repoussé alors ?
— Ben oui… J’avais une coupe courte, un peu à la Jean Seberg, mais ils étaient drus ! Ça m’allait bien, d’après Sean. D’ailleurs, je me demande si…
— Pas question, maman ! Je sais ce que tu vas me dire ! Je t’interdis d’aller chez le coiffeur pour te faire raser la tête ! C’est compris ? Ce n’est pas d’une mère Térésa dont j’ai besoin mais d’une Marylin. Je veux pouvoir t’envier et te jalouser, jour après jour. Mon combat, à présent, sera fait de cette hargne !
— Eh ben, ça promet… soupira Katell en actionnant le bouton de la tondeuse électrique. Bonjour les réjouissances…
Le bruit du moteur couvrit les voix et toutes deux se turent, le temps de la fin du supplice. Lorsque Katell ôta la serviette-éponge des épaules de sa petite pour la secouer au-dessus de la poubelle, Kathleen sut sa première épreuve terminée.
— Ce que j’ai de mieux, finalement, ce sont mes oreilles. Tu vois, cette coupe à la Folcoche les met en valeur. Elles ne sont pas décollées… Tu peux me passer le turban bleu sur la chaise, m’man ? Je ne pensais pas avoir si froid à la tête. Et si on se faisait un thé ?
La bouilloire glougloutait à présent. Katell éteignit la gazinière en jetant un coup d’œil à la fenêtre. Il était à peine 15 heures et le temps, englué dans sa gangue vaporeuse, ne se lèverait pas de la journée. Noyées dans la brume, les maisons, à flanc de coteau, confondaient leurs façades de pierre et leurs toits ardoisés dans un paysage aquarellisé, liquéfié, grisé. Çà et là, quelques trouées jaunes perçaient la boucaille. Des pièces allumées au bon plaisir du feu. Un après-midi de février chafouin, enrhumé, même pas frileux. Dans la ruelle qui desservait sa haute maison, les pavés luisaient, vernissés. Il n’avait pourtant pas plu. Pas un touriste n’était passé là de la journée, phénomène plutôt rare dans cette cité médiévale. Katell observa l’herbe haute de son jardinet. Il serait temps de la couper. De tailler les hortensias aussi, du reste. Les grosses fleurs brunes, laissées à l’abandon des saisons, comme minéralisées, dodelinaient tristement de la tête où, sur les fils d’argent tissés par des araignées laborieuses, perlaient des gouttes d’eau. Village et nature au diapason d’une léthargie hivernale.
Katell soupira en laissant retomber le rideau arachnéen, ouvrage d’une dentellière du coin. Dans ce village classé parmi les plus beaux de France, aucun détail ne devait être laissé au hasard d’un bricoleur aux goûts douteux. Elle entendit alors le pas énergique de sa fille dans l’escalier de bois. Kathleen était montée se maquiller. Une envie, un besoin de couleurs pour pallier sans doute la perte d’une partie de sa féminité. D’ailleurs, quand elle eut pénétré dans la cuisine, sa mère se rendit compte qu’elle avait dû pleurer, seule dans sa chambre. Son regard bleu porcelaine avait viré au myosotis. C’était le signe. Évidemment, Katell ne lui fit aucune remarque sur le sujet.
— Envie d’une cigarette avec mon thé, maman. T’aurais pas vu mon paquet ?
— Sur le coussin de la chaise, là. Mais Virgile est assis dessus.
— Et alors ? fit la jeune fille en chassant sans ambages le gros matou. Pourquoi tu le laisses tout faire ? Tu n’as vraiment aucune autorité avec les animaux !
Offusqué d’avoir été détrôné, le chat, plaintif, alla miauler misère en se frottant contre les jambes de sa maîtresse. Cet acteur né ne fut pas bissé pour un retour sur scène.
Manu militari, Kathleen prit le Virgile sous le bras et ouvrit la porte d’entrée.
— Va faire ton cinoche dehors ! Avec moi, ça ne marche pas ! Fais ton job et rapporte un mulot, gros plein de soupe !
— Oh ! Kathleen ! s’offusqua sa mère. Comment tu lui parles ! Il est vieux ! Tu l’aimes bien pourtant, notre Virgile…
— Aimer ne veut pas dire niaiser, maman. Et ce n’est pas en lui donnant les croûtes de tes fromages qu’il va maigrir, le gros pépère ! C’est comme pour Vidoc ! Il a SES croquettes, adaptées à son alimentation ! Arrête de lui filer tes bouts de gras !
— Euh… je ne le fais plus du tout ! se défendit sa mère en posant sur la table les tasses de porcelaine.
— Menteuse… Pas plus tard qu’à midi. Si tu crois que je ne t’ai pas vue à table, c’est raté. Vidoc, à droite de ta chaise, le chat à gauche, et bizarrement tes mains sous la nappe !
— Autre chose, mon adjudant ? ironisa Katell, prise en faute.
— Oui, un truc me tracasse à propos de grand-mère…
Kathleen semblait soucieuse et Katell, attentive au bien-être tout relatif de son unique enfant, l’écouta en soufflant sur son thé, trop chaud. La jeune fille revint sur le sujet qui meublait tout l’espace de ses pensées actuelles. L’origine de son alopécie. Katell, de retour d’Irlande, son nourrisson dans les bras, avait-elle évoqué les affres de sa grossesse à sa propre mère ? Cette dernière avait-elle su qu’elle avait subi une pelade sévère ? Katell répondit par la négative. La jeune accouchée qu’elle avait été vingt années plus tôt, n’avait jamais ressenti le besoin de s’épancher sur le sujet qui était clos pour elle. D’abord, Catherine, sa mère, était de nature angoissée, ensuite, elle-même n’avait aucune envie de revenir sur cet épisode difficile à vivre qu’elle tentait d’oublier.
— Donc, résuma Kathleen, grand-mère ignore ce qui t’est arrivé. Mais si ça se trouve, elle aussi a souffert d’alopécie dans sa jeunesse ? Tu peux lui téléphoner, maman ? supplia la jeune fille. Avec moi, elle va déborder sur ma vie à la fac ; pas envie de discuter de ça.
— Quoi, là, maintenant ? Tout de suite ?
Le regard de sa fille était suffisamment éloquent. Katell prit son portable et composa le numéro de sa mère.
Interroger Catherine de but en blanc n’était pas chose possible. Les préliminaires seraient longs et variés. D’un signe de dénégation du doigt, Kathleen répondit aux mimiques de sa mère. Non, inutile de mettre aussitôt le haut-parleur. La jeune fille, qui avait saisi une revue, n’avait pas envie de partager les remarques, fussent-elles pertinentes, sur le temps chagrin ou sur les derniers potins douarnenistes. En venir au fait prit vingt-cinq minutes. Il fallut d’abord avouer à Catherine Kersalé que sa petite-fille souffrait d’alopécie. Silence vexé et consterné à l’autre bout du fil. Pourquoi ne lui avait-on rien dit auparavant ? Était-elle si vieille pour qu’on se croie obligé de la ménager ? Légèrement agacée, Kathleen admirait la patience de sa mère qui tut, à ce moment-là, sa propre mésaventure, afin de gagner du temps. Katell en vint brutalement au fait au détour d’une phrase :
— Mais toi, maman, est-ce que cela t’est arrivé quand tu étais jeune ?
Kathleen redressa la tête. Quand, à la réponse de son aïeule, la jeune fille vit les yeux de sa mère s’agrandir de stupéfaction, elle lui demanda alors d’entendre la conversation.
— Je mets le haut-parleur, maman. Kathleen est à côté de moi.
— Bonjour ma petite-fille ! Tu aurais pu saluer ta grand-mère, non ?
— Bisou ! Je viens de rentrer. J’étais partie faire une course. Alors ? On se demandait, maman et moi, si ce n’était pas un problème génétique…
— Je ne pense pas, ma chérie. Dans ce cas-là, ta mère aurait, elle aussi, connu cette saleté ! Grâce à Dieu, elle a été épargnée !
— Dieu n’y peut rien à l’affaire, déclara Kathleen avec sa brusquerie naturelle. Mais toi ? Que disais-tu à maman ?
— À mon époque, on appelait ça une pelade. Je me souviens d’avoir été mortifiée ! Je n’ai plus osé aller au bal pendant presque un an. Même certains de mes camarades d’alors se sont mis à me fuir, pensant que j’étais contagieuse. Quel souvenir atroce ! Heureusement, dans les années soixante, on pouvait tricher avec la mode capillaire ! Les chignons choucroute et les coiffures ébouriffées cachaient la misère du dindon !
Kathleen, interloquée, humecta ses lèvres sèches.
— « La misère du dindon », grand-mère ? Ça veut dire quoi ?
— Oh ! Comme c’est drôle… C’est la première fois, je crois, que je prononce ces mots… C’était l’expression de ma mère lorsqu’elle me regardait me coiffer… J’essayais tant bien que mal d’arranger mes cheveux pour passer inaperçue et je la vois encore hocher la tête d’une mine dégoûtée en me disant : « La misère du dindon… Il gonfle ses plumes mais quand il tourne le dos, il montre son cul rose et nu… »
Kathleen, choquée, ne put s’empêcher de s’écrier :
— Mais elle était atroce, ta mère, de te dire ça ! Quelle salope !
À l’autre bout du fil, Catherine Kersalé émit un léger soupir.
— On ne peut pas affirmer cela non plus, ma petite-fille… Certes, c’était une femme dure et rocailleuse mais elle m’adorait. J’avais vingt ans et j’étais par ailleurs très jolie. Je crois qu’elle a paniqué quand cela est arrivé. Elle craignait que mon état soit définitif et que je ne puisse plus faire un beau mariage à cause de cela… et elle me transmettait ses craintes.
— Ce qui veut dire, grand-mère, qu’elle-même n’avait jamais souffert d’alopécie ! Sinon, elle se serait tranquillisée en se disant que c’était passager…
— Sur ce point, tu peux en être certaine, ma chérie. Elle était complètement déroutée et me traînait de médecin en médecin. Sauf que, à l’époque, on ne connaissait pas grand-chose au sujet.
Les trois femmes bavardèrent encore un moment au téléphone. Kathleen, qui était en vacances, dut promettre à sa grand-mère que toutes deux viendraient déjeuner chez elle, le dimanche suivant.
Marc Grimaud observait la thérapeute assise, face à lui, derrière son bureau. Une femme entre deux âges, aux cheveux gris, au physique quelconque, mais dont le regard, d’un brun profond, pétillait d’intelligence bienveillante. Et de bienveillance, étant donné la difficulté de sa démarche, il allait en avoir besoin…
— Je vous appellerai par votre prénom. Donc, Marc, avant que vous ne m’exposiez votre souci, j’aimerais que vous me disiez de quelle façon vous avez entendu parler de moi…
Un peu intimidé, il s’éclaircit la voix. Elle le regardait toujours, le menton posé sur ses mains croisées, un léger sourire aux lèvres.
— Euh… par hasard, en fait. J’ai un bon client, plus âgé que moi, avec qui j’ai sympathisé. Il y a cinq ans, il a commencé à souffrir de troubles qu’il ne connaissait pas auparavant. Un syndrome de Reynaud associé à des crises d’asthme, à chaque fois qu’il prenait la mer. Le problème est qu’il est marin… Il ne parvenait plus à exercer son métier. Pas évident de pêcher quand vos pieds et vos mains sont glacés et quand vous ne pouvez plus respirer. Il a consulté plusieurs médecins qui ne parvenaient pas à poser de diagnostic. Et puis, il a entendu parler de vous… Au départ, il était réticent, mais en désespoir de cause… Bref, il m’a affirmé que vous l’aviez guéri.
— Il s’est guéri lui-même, Marc, en mettant des mots sur ses maux. Maladie, mal à dire… Je l’ai juste aidé à rompre le cercle… Je me souviens très bien du cas d’Hervé. Un homme très sympathique. Marin de père en fils… Vous le saluerez de ma part. Et son fils aîné ? Savez-vous s’il a entamé ses études de médecine ?
— Raphaël ? Oui, il est en deuxième année. C’est fou tout de même ! Hervé m’a expliqué qu’il portait inconsciemment en lui un secret de famille. Son arrière-grand-oncle, mousse sur le bateau de son père, s’était suicidé en mer parce que, élève brillant, il voulait poursuivre ses études, offertes par les pères jésuites, afin de réaliser son rêve : devenir médecin. Mais son père s’opposait farouchement à ce projet. Balivernes ! Il serait pêcheur comme eux tous !
— Oui, on porte dans nos gènes l’histoire de notre famille. Un secret, même gardé, laisse toujours transparaître un langage non verbal. À travers ses symptômes apparus au moment où son propre fils annonçait à Hervé qu’il voulait faire médecine, celui-ci a revécu dans sa chair la mort de son ancêtre. Il n’y a pas de hasard… Ils portaient le même prénom et étaient nés le même jour…
La psychanalyste et psychothérapeute se tut un instant. Cet intermède avait dû encourager son nouveau patient à sortir de sa réserve naturelle. Elle étudiait sa gestuelle. Manifestement, ce beau garçon, dans la fleur de l’âge, manquait de confiance en lui… Malgré tout, sa voix posée dénotait un individu réfléchi. Il avait juste besoin d’un peu de temps encore avant de se livrer. Elle le lui offrit.
— Que savez-vous de la psychogénéalogie, Marc ?
— Nous sommes tous les maillons d’une chaîne qui s’appelle la famille, c’est un peu ça ? Et parfois, pour comprendre la défectuosité d’un maillon qui casse, il suffit de remonter toute cette chaîne afin de situer le problème, un nœud par exemple…
— J’aime bien votre métaphore, Marc. Oui, c’est une technique thérapeutique, théorisée en 1970 par le professeur Anne Ancelin-Schützenberger. Elle est fondée sur l’approche transgénérationnelle et donne des résultats probants là où la science est muette. Il s’agit de découvrir les événements traumatiques, par exemple un secret de famille de l’un de nos aïeux, qui ont sur notre vie une résonance particulière… Et si vous me racontiez votre problème, Marc ?
L’homme se trémoussa un peu sur son fauteuil, comme s’il cherchait une assise plus confortable.
— Voilà, ce n’est pas très facile à avouer, mais je souffre d’impuissance…
La voix de son vis-à-vis s’était enrouée en prononçant le dernier mot. Elle le nota.
— C’est un phénomène courant, Marc. Vous n’êtes pas le premier et vous ne serez pas le dernier. Auriez-vous honte d’avouer une grippe à votre médecin ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, considérez que votre sexualité est grippée pour l’instant… Cela ne fait pas de vous un sous-homme. Avez-vous fait les analyses médicales de routine et vérifié, par exemple, votre taux d’insuline ou l’état de votre prostate ?
Il leva vers elle un regard amusé.
— Euh… je n’ai que trente-neuf ans, docteur.
— Et alors ? Pensez-vous que des jeunes filles de vingt ans soient exemptées du cancer du sein ou de celui du col de l’utérus ?
— Non, bien sûr, balbutia-t-il en rougissant. Mon médecin m’a fait passer tous les tests possibles. Je n’ai subi aucun choc et mes défaillances ne sont pas d’ordre physiologique. J’ai même suivi, il y a deux ans, une psychothérapie qui n’a rien donné non plus…
Tout en griffonnant des notes, la thérapeute lui demanda quelques précisions sur sa vie et ses préférences sexuelles. Lui arrivait-il parfois d’avoir des rapports aboutis ou jamais ? Marc Grimaud, plus à l’aise à présent, répondait simplement, sans chercher à éluder.
— Non, je n’ai aucune attirance pour les garçons. Je suis à 100 % hétéro. Si, évidemment, j’arrive parfois à avoir des rapports acceptables et agréables. En fait, tout dépend de la femme…
La psychothérapeute releva le regard sur lui, réagissant à cette dernière phrase sibylline. Elle lui demanda un éclaircissement.
— Quand je n’éprouve pour ma partenaire qu’un désir purement sexuel, les choses se passent bien. Les problèmes surviennent lorsque je suis amoureux d’elle… Autant vous dire que j’aurais préféré l’inverse… ajouta-t-il avec un sourire attristé.
— Lorsque le psychisme va mal, c’est le corps qui trinque, vous vous en doutez ! Combien de gens souffrent physiquement des lombaires parce qu’ils en ont, littéralement, plein le dos… Avez-vous réfléchi sur le terme « impuissance » ? Dans quelle situation ordinaire, liée à l’affect, vous sentez-vous « impuissant » à agir ? La maladie chronique d’un proche, peut-être ?
— J’y ai réfléchi, bien sûr… Mais il n’y a rien de particulier dans ma vie qui puisse expliquer que je somatise.
— Et pourtant vous le faites, lui rétorqua la thérapeute. Quelle est votre profession ?
— Restaurateur, fit-il, laconique.
Marie-France Berton-Straussy devait être une femme gourmande. Marc s’amusa quand elle s’enquit de ses spécialités. Préparait-il le poisson ? L’heure de midi approchait et nul besoin d’être psy pour soupçonner que la thérapeute commençait à avoir faim. Au risque de la décevoir, il jugea bon toutefois de la détromper :
— Euh… restaurateur, oui, mais d’objets anciens ! Désolé ! Je suis à la tête d’une toute petite entreprise. Nous sommes trois, deux ouvriers et moi-même. Chacun a sa spécialité. Bernard, la mécanique et l’électronique, Guillaume le bois. Je suis le docteur, quant à moi, des ours en peluche et des poupées, en porcelaine ou autre. Chacun de nous gagne correctement sa vie, même si nous ne roulons pas sur l’or. Il y a un effet de mode qui nous porte. Les gens, à juste titre du reste, ne supportent plus le gaspillage industriel et l’obsolescence programmée des biens de consommation.
Qu’avait-il dit de si extraordinaire ? Il se demandait pourquoi les yeux de son interlocutrice pétillaient d’une telle joie malicieuse.
— Et en plus, il « répare » ! murmura-t-elle. Votre atelier ou boutique a un nom, je suppose. Vous l’avez choisi ?
— Ben… oui. « Les bobos du Temps ».
— Voilà qui est merveilleux ! s’exclama-t-elle. On ne pouvait trouver de symbolique plus réconfortante pour notre entreprise commune ! Vous êtes né pour réparer les affres du Temps, celles de vos ancêtres, de votre lignée. Je suis certaine que nous trouverons ensemble les dettes inconscientes que vous endossez vis-à-vis des générations qui vous ont précédé. Connaissez-vous le principe du génosociogramme ?
Hervé, son client et ami, avait été tellement heureux d’avoir été délivré du « fantôme » de son arrière-grand-oncle qu’il lui avait montré ce curieux arbre généalogique fait de mémoire tout d’abord et complété ensuite d’événements et de dates.
L’important était la façon dont l’auteur de l’arbre percevait les rapports entre les membres de sa famille de manière diachronique ou synchronique. Que savait-on de tel personnage de son histoire ? Même si les souvenirs étaient arrangés, en bien ou en mal, il fallait les noter. Il en allait de même pour les événements importants d’un individu et de leur contexte historique : mariage, divorce, maladies, déménagement, perte d’un enfant, départ à la guerre, union clandestine etc. C’étaient d’ailleurs les blancs ou les trous de mémoire de la famille au sujet de l’un de ses membres qui en disaient le plus long.
Néanmoins, la thérapeute rafraîchit la mémoire de Marc et elle lui remit une feuille photocopiée où s’alignaient figures géométriques et symboles. À lui de s’en inspirer pour créer son arbre. Il lui montrerait ensuite le résultat de son travail. Rendez-vous fut pris deux mois plus tard.
*
À 14 h 30, Marc Grimaud ouvrait la porte de sa boutique-atelier. Dans la cour, Bernard réceptionnait un antique réfrigérateur de la marque Frigidaire, aux formes délicieusement girondes, et s’entretenait avec le propriétaire qui avait pour sa belle glacée les yeux de Chimène. Le plus difficile, pour les trois hommes, était de trouver les pièces de rechange d’un objet ancien, défectueux. Néanmoins, grâce aux sites spécialisés, aux collectionneurs avertis ou aux simples vide-greniers que Bernard, par plaisir, écumait, les trois amis parvenaient le plus souvent à leurs fins. Sans doute, le travail de Guillaume, ouvrier compagnon spécialisé dans l’ébénisterie, était-il plus lucratif, mais ils partageaient les bénéfices du mois en trois parts égales. C’était la seule règle de leur association. Et à dire vrai, leur entreprise, après des débuts chaotiques, commençait à ronronner d’aise. Le seul souci de Marc était l’âge de ses partenaires qui flirteraient dans une poignée d’années avec la soixantaine. Même si le mot « retraite » était banni de leur champ lexical, il n’en restait pas moins que Guillaume et Bernard cesseraient un jour leur activité. Former deux jeunes qui auraient la même passion et le même grain de folie qu’eux était une autre histoire.
Marc remplaçait le bras amputé d’une poupée Bella, quand le carillon de la porte retentit. Un homme âgé pénétra dans la boutique. Il semblait gêné lorsqu’il sortit de son sac plastique un vieil ours plus décati que lui.
— Je ne sais pas si vous pourrez quelque chose pour mon Pépère… Il a fait Verdun mais… euh… c’est Pépère. Je l’ai retrouvé dans le grenier l’été dernier, lors de notre déménagement. Ma femme et moi sommes en vacances dans la région pour une semaine. Nous venons de Calais. Pensez-vous que vous pouvez faire quelque chose pour lui en sept jours ?
— Montrez-le-moi, que je l’examine. Mais, vous savez, une fois le travail terminé, nous pouvons vous l’expédier…
— Par la poste ? Ah non ! Enfin… je préfère le reprendre moi-même. Je comptais, une fois qu’il serait réparé, le donner à mon petit-fils…
L’argument ne tenait pas la route. Et tous deux le savaient. Par habitude, Marc devinait que ce vieux monsieur avait fait le voyage exprès jusqu’au fin fond du Finistère pour la remise en forme de Pépère, le confident de son enfance, et qu’il n’avait aucune intention de le léguer ensuite à quiconque… Simplement, il ne pouvait pas avouer son attachement puéril à cet ours en peluche.
Marc tenait à présent entre les mains le sire au long museau. Le bouton de métal à l’oreille droite confirma ses déductions. Il voulut faire plaisir à ce client.
— Vous savez, à votre place, je garderais votre Pépère. C’est un véritable Steiff des années vingt.
Les yeux bleus du monsieur brillèrent de reconnaissance émue.
— Vous croyez ? Je vais y réfléchir alors… En effet, il appartenait déjà à mon père quand il me l’a donné. J’ai perdu mon père pendant la Deuxième Guerre mondiale… C’est donc un souvenir très cher. Mais comment savez-vous que Pépère n’a pas connu 14-18 ? ajouta-t-il en riant. Cet ours est un peu cabotin !
— Regardez la paille de bois qui lui sort du ventre ! Si votre ours était né après les années trente, cette paille aurait été remplacée par des fibres végétales. Et s’il avait connu la Grande Guerre, votre valeureux soldat aurait, à la place de son œil perdu, un bouton de bottine ! Ses bras seraient aussi légèrement plus longs… Son oreille a dû être grignotée par les souris… Pas grave, tous les Steiff anciens sont en mohair et j’en ai. En revanche, j’ai un sacré doute sur la couleur de son œil de verre. Vous êtes certain qu’il est d’origine ?
Le visage du vieil homme se troubla. Son regard se brouilla comme si la colère du petit garçon qu’il avait été jadis refaisait surface. Il semblait revivre la scène avec autant d’émotion et d’acrimonie quand il raconta comment son cousin, par jalousie et pure méchanceté, avait un jour arraché les yeux du Pépère et les avait jetés.
— Ma mère, poursuivit-il, connaissant mon chagrin, avait couru les merceries de l’époque pour réparer la bêtise de mon cousin, mais elle n’avait trouvé que des yeux marron. Je me souviens encore de la voir assise, en train de recoudre mon ours. Elle m’expliquait que je ne devais pas rester fâché avec mon cousin… Mais je vous ennuie sans doute avec mes vieilles histoires…
— Pas du tout ! Au contraire ! répondit Marc Grimaud en enlevant de son cadre de bois l’un des tiroirs qui tapissaient le mur et en le posant sur son établi. La cache aux trésors. Uniquement des yeux d’ours ! Il m’en reste trois de ceux-là, vous avez de la chance.
Tous les petits sachets transparents étaient étiquetés. Le restaurateur fouilla son tiroir et sortit l’un d’eux. Il l’ouvrit et plaça une bille bleue dans l’orbite énucléée du sieur Pépère.
— C’était ça, hein, au départ ? Vous vous rappelez ?
L’homme, trop ému, se contenta de hocher la tête en guise d’acquiescement.
— … Juste un petit hic, Monsieur. Ces yeux-là sont très rares et donc chers. Vous pouvez vérifier l’étiquette d’origine. Ils sont à vingt euros pièce et je ne tire de ce prix qu’un euro de bénéfice. Alors que fait-on ? Je n’en mets qu’un et votre ours aura les yeux vairons, c’est joli aussi, ou alors je lui couds un œil marron, semblable au sien ? Ceux-là sont plus faciles à trouver et coûtent trois fois moins cher.
— Remettez-lui ses yeux bleus, déclara le client, péremptoire. L’argent n’a pas d’importance. Et pour sa restauration ?
— Une heure devrait largement suffire. Donc, 35 euros plus deux fois 20. Je sais bien que vous ne le vendrez pas, mais votre vénérable Pépère vaut entre 1000 et 1500 euros.
— Bien plus… murmura l’homme qui s’apprêtait à sortir son portefeuille de sa veste.
— Non, vous me réglerez à la sortie de clinique de Monsieur, lui sourit Marc. Disons, après-demain, un peu avant midi. Je suis content de jouer un rôle, même minime, dans votre future réconciliation avec votre cousin, plaisanta-t-il.
— Oui, elle sera donc posthume… Mais j’ai pardonné à Louis, le jour où ma mère m’a expliqué son geste de révolte. J’avais toujours mon père, sain et sauf. Le sien, grièvement blessé, avait perdu l’usage de la vue… Au revoir Monsieur, je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance. Et prenez grand soin de Pépère…
L’après-midi de Marc passa très vite et ne connut aucun temps mort. Vers 18 heures, alors qu’il rangeait ses outils, le carillon de la porte retentit de son ton clair et joyeux. Le cœur de Marc battit plus fort en voyant pénétrer dans la boutique Bérangère. Il se leva pour embrasser son ancienne compagne qu’il n’avait pas croisée depuis plus d’un mois.
— Salut, beau gosse ! Je venais voir si tu n’étais pas mort. Je vais balader la chienne sur la côte. Tu m’accompagnes ? On pourra discuter un peu…
*
Bien sûr, les choses s’étaient à peu près apaisées. Résignés, tous deux s’étaient quittés un an et demi auparavant, en toute intelligence. Comme la nature a horreur du vide et Bérangère plus encore, la jeune femme fréquentait un nouvel homme, sans pour autant vivre avec lui. Marc avait rencontré le Frédéric en question : horriblement sympathique. Elle ne pouvait mieux tomber. Marc, de toute façon, n’avait rien d’autre, hormis sa bonne volonté, à lui offrir.
Elle était jolie sous son bonnet de laine à pompon, à la façon d’une écolière, et emmitouflée derrière une grosse écharpe assortie. Le froid du crépuscule hivernal rougissait ses joues et son nez, piquait son regard. Ils marchaient côte à côte sur la grève. Leurs empreintes s’imprimaient sur la laisse de mer et, dans le sable ainsi tassé, affleuraient sous leurs talons de petites flaques éphémères. Loin devant eux, Vanille, la chienne cocker, courait derrière le vol ras d’huîtriers-pies.
Afin d’éviter des sujets trop personnels et donc douloureux, Marc dévoila à son ancienne compagne le projet qui l’avait conduit, le matin même, à Pont-l’Abbé, chez sa thérapeute. Bérengère ignorait tout de la psychogénéalogie.
— C’est une nouvelle voie qui s’ouvre, tu sais. Même si Young avait pressenti un inconscient collectif, l’avancée de cette science ne date que de quarante ans. Aux États-Unis, une expérience a été faite sur des souris mâles. Des scientifiques ont habitué les rongeurs à une situation répétée et traumatique. Ils faisaient sentir aux souris une odeur proche de celle de la fleur du cerisier, l’acétophénone, à laquelle ils associaient un léger stimulus électrique. Bien entendu, ces souris en ont conclu rapidement que le fait de respirer cette odeur allait leur faire mal.
— Oui. Normal. Et ? Où veux-tu en venir ?
— Ce qui est fort étrange, en revanche, est que ces souris cobayes ont eu des enfants, qui ont eu des enfants, qui ont eu des enfants… Les générations de souris suivantes n’ont jamais reçu le moindre stimulus électrique. Mais si on leur faisait respirer de l’acétophénone, c’était aussitôt la panique générale. Et on a prouvé que l’ADN de ces souris avait été modifié, d’où la transmission biologique de la mémoire. L’expérimentation est en cours sur l’homme, mais on est en droit de penser que, chez nous également, notre génome est transformé par un traumatisme subi par l’un de nos ancêtres. C’est une avancée considérable de la science ! Tu comprends ? Ces scientifiques travaillent à présent sur la transmission de certaines maladies psychiatriques et sur nos phobies.
— Oui, répondit-elle. Mais on ne connaît pas le langage souris ! Qui te dit que ces bons pères de famille n’ont pas prévenu leurs rejetons d’un danger potentiel ?
— Parce qu’ils n’ont eu aucun contact avec leurs descendants, tiens !
— Tu es en train de m’expliquer que tes petits soucis seraient dus à une peur panique de ton arrière-grand-père ? lui rétorqua Bérangère, un peu perturbée.
— Je cherche en ce sens, oui. Mes « petits soucis », comme tu les appelles gentiment, pourrissent ma vie. Et je veux en trouver la cause, quelle qu’elle soit !
— Oui, je comprends, balbutia Bérangère, un peu gênée. Tu as une piste ?
— Une idée me trottait par la tête… lui répondit Marc en relevant le col de son caban pour se protéger du froid. Imagine que l’un de mes ancêtres ait appris sur le tard qu’il avait été un enfant adopté et que son père, idolâtré, n’était pas le sien… Ajoute à cela une sombre histoire d’héritage auquel mon ancêtre, pour cette raison, n’aurait pas eu le droit… Tu conçois facilement son sentiment d’injustice et d’impuissance !
— En tout cas, déclara Bérangère en prenant le bras de son ex-compagnon, ton arrière-pépé ne devait pas manquer d’imagination ! Il te l’a transmise, ça, c’est certain !
Cette soudaine proximité de leurs corps raviva les blessures non cicatrisées de Marc. Il aurait voulu échapper à ce contact mais ne savait pas comment s’y prendre. Il avait terriblement souffert auprès de cette jeune femme qu’il avait tant aimée, et il l’avait fait souffrir aussi, malgré lui. Il devait tourner la page de cette romance impossible et ce, définitivement…
Il trouva un prétexte, dégagea son bras pour pointer du doigt les maisons sur la falaise.
— Je n’ai jamais compris ce village. Regarde ! Poulazec a une vue sur mer extraordinaire et toutes les habitations tournent le dos à l’océan. C’est étrange, non ? Ces murs blancs, aveugles…
— Parfois troués d’une fenêtre, tout de même… murmura Bérangère qui avait bien remarqué le geste de son compagnon. Ton village, de toute façon, est essentiellement rural. Il n’y a pas de pêcheurs ici. Même l’été, à part quelques gosses, cette plage est déserte.
Ces maisons, telles les silhouettes de veuves blanches, se détachaient sur la roche anthracite, à peine incarnées par le foudroiement du soleil qui se couchait.
Des volutes de nuées violettes pansaient le ciel écorché, griffé parfois par le vol de goélands. Le ventre mouvant de la mer s’était assombri, zébré seulement d’une cicatrice d’or en fusion.
Poudrée de lumière rose, Bérangère tourna soudain son visage vers Marc et, d’un geste spontané, se blottit contre lui. Elle enserrait de ses bras les épaules de son ex-compagnon.
— Oh, Marc, si tu savais… Je n’arrive pas à t’oublier… J’ai besoin de toi… Au secours…
L’homme reçut en pleine poitrine cette douce plainte comme un coup de poignard. D’un geste maladroit, il remit à leur place quelques mèches auburn échappées du sage bonnet. Il avait besoin d’une contenance, tant il se sentait mal.
— Ne rends pas les choses encore plus difficiles, Bérangère, murmura-t-il, ébranlé. Je t’en supplie… On en a parlé dix mille fois ensemble, déjà. Tu es bien avec ton Frédéric, non ?
— Oui, quand on baise, déclara-t-elle crûment. J’éprouve de la tendresse pour lui, mais je ne l’aime pas, enfin, pas comme toi…
— Tu sais bien que je ne peux pas t’apporter ce dont tu as besoin, ma… Et ton attente est plus que légitime.
Du pouce, il essuya les larmes qui nimbaient ses beaux yeux verts.
— J’ai eu une idée ! dit-elle soudain en réprimant les sanglots de sa voix.
Marc craignit le pire… Repousser Bérangère était déjà au-dessus de ses forces.
— En attendant que tu guérisses, poursuivit-elle, on pourrait s’arranger, non ? On reprend la vie commune et, lorsque mes envies sont trop fortes, je vais voir quelqu’un d’autre, que pour la bagatelle ! Je ne t’en parlerai pas. Et puis aussi, pour avoir un enfant tous les deux, il existe bien des méthodes de procréation assistée… Tu n’es pas stérile, que je sache !
Marc se détacha d’elle et, la gardant au bout de ses bras, planta son regard dans le sien.