Á mes ami.e.s
Au commencement étaient la pisseuse et la chieuse…
À Margaux
Une amie, enceinte pour la troisième fois, me dit, étonnée : c’est une fille et les réactions des gens sont incroyables. On me dit : « ah tu vas avoir une pisseuse » ; comme elle se présente en siège, on me charrie : « ah ce sera une chieuse… rien de tel, poursuit-elle, avec mes deux garçons ! »
Et elle n’est pas la seule : je trouve sur un blogue ce titre explicite et cette même évocation :
J’attends une fille, pas une « pisseuse » !
Je suis sur Facebook, comme beaucoup, et comme beaucoup je ne sais pas ce que j’y fais mais c’est un autre sujet.
Hier, j’y ai annoncé que j’attendais bien une petite fille.
Réaction d’un de mes contacts (un copain de la liste des municipales de l’an dernier) : « une piceuse ! » (sic, ce gros lourd ne sait même pas écrire ses insultes !)1
Il existe une expression populaire qui contient le verbe « pisser » pour dire « accoucher » : Pisser sa côtelette, des os, des enfants (pop., vx). Mais rien n’indique qu’elle ait été utilisée seulement pour les filles. Naître de sexe féminin, on le sait, est dans de nombreux pays un stigmate social pour la famille, voire une « malédiction » pour reprendre le titre du terrible documentaire sorti en 2006, La Malédiction de naître fille2. Certes, les mots utilisés dans cette petite anecdote inaugurale relèvent sans doute moins d’une imprécation négative que d’une forme d’humour et même d’affection. Le dictionnaire de Richelet donnait au XVIIIe siècle la définition dérivée suivante de pisseuse : « mot burlesque pour dire fille ou femme (elle est accouchée d’une pisseuse) ». Lorsque le chanteur et écrivain Pierre Perret raconte sur un mode comique Les grandes pointures de l’histoire (2015), il parle des « lardons » et des « pisseuses » pour désigner les enfants de Louis XV.
On notera aussi les connotations sexuelles et scatologiques, classiques dans les insultes usuelles, même si elles ne sont plus toujours perceptibles (enculé, PD, con, sale merde). Il est fort à parier que les personnes usant du terme pisseuse oublient la dimension pornographique de l’urolagnie ou de l’ondinisme (euphémisé sous le nom de douche dorée). Il y a superposition entre une marque d’affection et/ou d’humour et une marque dévalorisante inconsciente inscrite dans la signification initiale du mot, dans son registre très familier, voire argotique, et dans sa connotation sexuelle.
Comme on le verra plus loin, puisque tout mot peut devenir selon le contexte une insulte, on peut aussi parier sur l’inverse : toute insulte pourrait, a fortiori dans une perspective dynamique, se décharger de son poids négatif pour devenir un mot neutre voire un mot tendre. Si pisseuse signifie le plus souvent « pleurnicheuse » ou « capricieuse », le terme s’adoucit volontiers en contexte, comme en témoigne ce petit extrait d’un forum de discussion intitulé « Que signifie pour vous le mot Pisseuse ? » :
Mettre à jour : le prenez vous comme une insulte ?
Mise à jour 2 : @Dragonne… c’est vraie que les avis son trés partager
Meilleure réponse : Plus ou moins merdeuse… Je prend ça comme un therme vulgaire mais cela dit.. Affectueux… Ma belle-mère le dit t de ma fille… « Regardes moi là, cette pisseuse ! Elle est trop mignonne… »
Mais on trouve sur le même fil de conversation :
Bonjour
C’est toujours péjoratif !
D’une manière générale c’est une fille dérangeante.
(…) chez nous une pisseuse c’est une ecoliere ou preado qui s la joue
on dit c’est une pisseuse
ou bien une gamine qui ne fait que pleurer
ça depend
La pisseuse réunirait donc des sens contradictoires : d’une part, ce serait celle qui sort du rang, qui contrarie le bon cours des choses ou encore une vantarde ; d’autre part, une pleurnicheuse. On peut aisément subsumer ces caractéristiques divergentes par un mot : l’emmerdeuse. Ce qui entraîne l’idée d’une certaine rouerie, les larmes pouvant être « de crocodile » car feintes, source de manipulation.
De même, le mot chieuse : généralement usité comme la version vulgaire de l’emmerdeuse, ce trait peut aussi apparaître, comme un contre-stéréotype, attirant. Les hommes préfèrent les chieuses, par exemple, est un lieu commun fréquent et il est d’ailleurs très intéressant de voir qu’en anglais, le terme a pu passer par le lexème bitch dont la portée revendicatrice est forte, resémantisée positivement par son emploi dans les combats féministes3 :
à propos de l’ouvrage :
« Pourquoi les hommes adorent les chieuses » (why men love bitches)
de Sherry Argov. Chez City / Hachette.
Bon, donc il ne faut pas confondre une chieuse et une chiante. Une chieuse c’est juste une femme qui se respecte elle-même et se fait respecter. Et en fait elle n’est PAS chiante. Elle ne prend pas la tête, elle agit. Elle a du caractère- pas un sale caractère.
Sherry Argov a traduit BITCH par Babe In Total Control of Herself (=nénette qui s’assume à donf).
De Brassens4 qui la dédaigne à Gainsbourg qui l’encense sur le mode de la Lolita, la pisseuse ouvre déjà la porte aux imaginaires archétypaux : ce terme, utilisé pour désigner la future enfant, augure-t-il les mots à venir qui l’assigneront dans des rôles sociaux, culturels, psychologiques, moraux tout au long de sa vie ? De la pisseuse à la salope, de l’emmerdeuse à la mauvaise mère, de l’idiote à la bas bleu…
1 L’orthographe des exemples issus de la toile a été conservée telle quelle dans l’ensemble de l’ouvrage.
2 De Manon Loizeau et Alexis Marant en 2006 à propos des « missing women ». En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/10/11/la-malediction-de-naitre-fille_3490030_3246.html#tHUAOyGdDeukcfmS.99
3 Bitch a un spectre sémantique très large superposant la salope, la chienne, la pute, la garce… Jusqu’à être devenu un slogan émancipateur chez les rappeuses américaines avec l’image de la Queen Bitch rumeurmag.com/blog/2015/07/19/les-bitches-dans-le-gangsta-rap/. Cette plasticité est beaucoup plus contrainte en français où la portée revendicatrice du terme salope par exemple se trouve toujours limitée par l’acception sexuelle négative. Madonna peut chanter comme un étendard I’m a bitch, mais on voit mal la réplique française : « je suis une salope » comme revendication politique, sauf contexte très particulier.
4 Dans la chanson Saturne : la petite pisseuse d’en face Peut bien aller se rhabiller…
En savoir plus sur http://www.paroles.net/georges-brassens/paroles-saturne#okeKcyuO1vV5PQJ2.99
(…) Et là, dès qu’on se parle, on s’arrache. Chaque mot, c’est comme si on se crachait un morceau de viande, dégueulasse !
(Xavier Durringer, Ball trap).
Violence verbale : la notion de violence, vague, nécessite une approche interdisciplinaire et collective, sur l’ensemble de la circulation des discours sociaux, de la conversation de rue à la toile. Violence politique, violence médiatique, violence scolaire, violence à l’égard des minorités ethniques et sexuelles, violence sexiste, raciste, antisémite, islamophobe, violence numérique… La variation des champs qu’elle recouvre, de la condescendance à la haine, en passant par le mépris, va de pair avec la richesse des travaux scientifiques sur la question. Dans la masse des travaux, j’ai retenu cette définition préalable de la violence verbale :
Une montée en tension contextualisée qui se décline à travers différentes étapes (incompréhension, négociation, évitement, renchérissement, renforcement…), marquée par des « déclencheurs de conflit » et par l’emploi d’une importante variété d’actes de langage (harcèlement, mépris, déni, insulte…)5.
Dans ce premier chapitre, je vais présenter, en m’appuyant sur un grand nombre de recherches, les caractéristiques de la forme de violence que l’on nomme insulte (sachant que sous ce terme on rencontre l’injure, l’incivilité, le harcèlement, l’outrage, la diffamation, la calomnie…). Munie de ces conceptions, j’aborderai ensuite le terrain en privilégiant les cibles féminines. Pourquoi ?
Ma fréquentation des réseaux sociaux m’a mise en contact, d’une part, avec des communautés féministes qui m’ont (re)sensibilisée à la question toujours actuelle du sexisme, par ailleurs renouvelée par les débats publics sur les droits homosexuels, le mariage pour tous, le rôle de la religion dans la conception du rôle de la femme… Ce sont ces mêmes réseaux sociaux qui m’ont révélé une violence verbale, parfois inouïe, dans les conversations menées sur des sujets socialement vifs, ou la stigmatisation ad personam sur un mode ludico-sarcastique, mais aussi la crudité, l’agressivité, la reconduction des stéréotypes les plus conservateurs, la virulence voire la fureur des statuts et des tweets. Je ne réduis pas les réseaux sociaux à cette dimension. Il y a une dimension amicale, sociable d’entraide et de solidarité, une mobilisation pour des combats citoyens que ne doit pas occulter la face noire que je viens d’évoquer. Mais c’est par cette face noire, qui apparaît aussi parmi les communautés que je côtoie, que j’ai décidé de m’interroger sur ces paroles brutales à l’égard des femmes politiques et publiques, pour lesquelles la toile m’offrait un « magnifique » corpus en actes. Et que je me suis demandé si on se permettait une certaine virulence verbale qui n’aurait pas son pendant masculin. Et partant de là, j’ai voulu pointer des cas concrets qui révélaient une dimension à la fois emblématique (des cas d’école), symptomatique et archétypale de la place de la parole féminine dans une société donnée. J’ai ainsi choisi des figures littéraires, imaginaires, ainsi que des figures médiatiques diverses qui m’ont semblé illustrer des comportements généraux d’insulteuses et d’insultées, dont on pouvait retrouver des traces et des exemples dans l’histoire et la culture.
Le fil rouge de mon approche sera précisément ce rapport au langage, qui est toujours et encore une relation au pouvoir et à la légitimité d’une parole « violente » comme arme politique.
Il reste qu’aujourd’hui encore « comme une fille » peut sonner déjà comme une stigmatisation, un déclassement : tout récemment, une marque de produits d’hygiène féminine a tourné un clip qui demandait à plusieurs personnes de courir comme une fille, marcher comme une fille, se battre comme une fille…qu’est-ce que cela donne ? Des stéréotypes de manières, de faiblesse, comme si elles avaient intériorisé le « pas de couille » (don’t be such a pussy).
J’entends ainsi proposer mon expertise pour apporter des réponses concernant la banalisation des propos insultants, problème pour lequel je suis régulièrement consultée par différents organismes sociétaux, pour les aider à déterminer des seuils de tolérance de propos allant de la blague sexiste à la remarque misogyne ou homophobe, aux harcèlements racistes, en passant par les lieux communs. Le dispositif Mémoire/Contexte présenté dans ce chapitre, complété par le rapport aux normes sociales et sexuelles, permet, selon moi, d’avancer pour répondre à cette demande sociale.
En bref, si un terme suscite une mémoire historiquement douloureuse dans un contexte polarisé en regard d’une norme à tendance proscriptive, il augmente sa capacité perlocutoire et son champ d’application (d’une personne à une communauté).
L’insulte d’aujourd’hui, notamment telle qu’elle se pratique sur les réseaux sociaux, est à la fois interlocutive (adressée directement) et délocutive (sur le dos de la personne mais les réseaux étant largement publics, la personne a le plus souvent accès à ce qui a circulé sur elle), la violence se trouve donc augmentée car elle est « jouée » devant une scène aux auditeur.e.s innombrables. L’espace public extime (comme une intimité exposée), que représente la toile, amène à ranger un grand nombre de propos non directement adressés dans la catégorie de l’insulte perlocutoire qui touche et blesse sa cible, comme le montre le petit échange ci-dessous entre un internaute et la députée européenne socialiste Marie Arena :
PVGDA : Comment se fait-il qu’elle soit toujours là ?
Marie Arena Full : « Elle » je suppose que c’est moi ? alors la réponse est tout simplement parce que il y a des personnes qui ne croient pas ce que racontent certains « journaux » si on peut appeler ça comme ça et qu’il me font confiance dans le travail que je réalise au quotidien…(échanges FB)
En situation de communication synchrone ou différée, l’insulte repose sur une interpellation. Au sens premier, interpeller c’est adresser brusquement la parole à quelqu’un. Selon le mot choisi pour attirer l’attention de la personne que l’on hèle, on va l’interpeller de façon identitaire et socialisée dans divers espaces publics ou privés (par exemple identité de genre, de profession en situation publique : Madame La Juge). L’interpellation identitaire a été théorisée par le philosophe marxiste Louis Althusser et symbolisée par l’énoncé : « Hep vous là-bas ! » (exemple donné par le philosophe comme « la plus banale opération policière ») et aussi par un énoncé comme « Tiens un nègre ! », magistralement étudié par l’auteur antillais Frantz Fanon dans un ouvrage de 1952 Peau noire Masques blancs. Chez le philosophe marxiste, l’interpellation est le fondement de l’idéologie, qui constitue l’individu en sujet : « l’idéologie n’est pas une certaine manière de se représenter la réalité, conditionnée historiquement, mais elle est une certaine manière d’être ou de faire être (…) l’attention est attirée sur le fait que l’opération idéologique de l’interpellation est commune, banale, ordinaire, autrement dit ne présente aucun caractère exceptionnel, ce qu’illustre le fait qu’elle a lieu « dans la rue ». Cela a pour conséquence, explique plus loin Althusser, qu’elle « ne rate pratiquement jamais son homme », et présente donc un caractère universel6. Le médecin philosophe raconte, lui, un épisode traumatique réellement vécu :
« Tiens, un nègre ! », C’était un stimulus extérieur qui me chiquenaudait en passant. J’esquissai un sourire.
« Tiens, un nègre ! » C’était vrai. Je m’amusai. « Tiens, un nègre ! » Le cercle peu à peu se resserrait. Je m’amusai ouvertement.
« Maman, regarde le nègre, j’ai peur ! » Peur ! Peur ! Voilà qu’on se mettait à me craindre. Je voulus m’amuser jusqu’à m’étouffer, mais cela m’était devenu impossible (p. 115).
Ici, la constitution en sujet passe par le regard posé sur l’altérité inéluctable et n’élève pas cet autre au statut d’interlocuteur, puisqu’on ne s’adresse pas à lui directement. On voit la manière dont, dans mon exemple, Marie Arena essaie de reprendre le statut d’interlocutrice en répondant directement à celui qui a parlé d’elle, de façon interpellante, sans pour autant l’interpeller directement.
Le sens des mots est mouvant, dépendant du contexte et de la mémoire. Prenons le mot bougnoul qui se trouve dans les dictionnaires avec, pour certains, la mention explicite « injure raciste ». Dans son ouvrage Maudits Mots (2017), la linguiste Marie Treps plonge au cœur du terme (comme pour bamboula, niakoué, toubab…) et de son « ADN raciste ». Le mot désigne primitivement les noirs autochtones du Sénégal et a été étendu à la désignation des Arabes. Bicot et raton sont donnés comme synonymes.
Voici trois extraits de textes de jurisprudence disponibles sur le site du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Mentionnons que depuis le 30 juillet 1981, a été adoptée en Belgique la loi Moureaux qui réprime le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie.
A) Tribunal correctionnel de Charleroi, 23 décembre 1987
À l’issue d’une réunion de « Forces Nouvelles », les participants à cette réunion ont eu une bagarre avec des personnes d’origine nord-africaine qu’ils ont traitées de « ratons ».
Injurier un Nord-Africain en le traitant de « raton » constitue une infraction à l’article 1 de la loi du 30 juillet 1981 dont la philosophie tend au respect de la personne, quelle que soit sa race, quelle que soit sa couleur. Il importe de relever que dans ses attendus le tribunal estime que le terme « raton » est synonyme de « bicot » ou de « bougnoul », trois termes que le tribunal considère comme des injures racistes.
B) (Chambre des mises en accusation de Bruxelles, 17 février 1983)
Attendu, d’autre part, que compte tenu de la nature et de la portée de l’écrit, le terme « bougnouls » doit être pris dans sa signification courante même si elle n’est pas celle reprise dans certains dictionnaires ; que ce terme d’argot n’implique pas nécessairement dans le langage actuel une nuance péjorative, d’hostilité, de dénigrement ou d’injure ; Qu’ainsi son usage dans le contexte repris ci-dessus même avec la signification que lui attribue l’inculpé lors de son interpellation par la gendarmerie, ne paraît pas impliquer automatiquement une incitation à la discrimination raciale, ni une intention de pratiquer celle-ci ;
C) Tribunal correctionnel de Bruxelles, 23 décembre 1983
La personne injuriée ne peut invoquer la responsabilité de celui qui l’a injuriée si l’injure elle-même est la conséquence d’une réaction exagérée provoquée par l’injure. En l’espèce, il s’agit d’un conflit de voisinage qui a dégénéré et dans lequel les deux parties ont quelque chose à se reprocher. Attendu qu’il appert des déclarations des parties et d’un voisin, qui de son balcon a assisté à la scène, que la demanderesse a poursuivi, un outil de jardinage à la main, le chien des défendeurs, car celui-ci était venu dans son petit jardin et y aurait creusé un trou, que la défenderesse lui a répondu « sale négresse – ou sale bougnoule – retourne dans ton pays », que la demanderesse a giflé et empoigné la défenderesse et qu’enfin le défendeur a encore fait à l’adresse de l’époux de la demanderesse des commentaires à l’égard de certains étrangers ;
Attendu qu’il appert du dossier répressif que c’est à la suite d’une réaction excessive de la part de la demanderesse que les défendeurs lui ont adressé des mots qu’ils voulaient déplaisants à son égard, que si le terme bougnoule est devenu un mot exprimant un mépris de caractère général il n’en reste pas moins qu’adressé à la demanderesse il prenait une coloration particulière par laquelle elle pouvait se sentir personnellement visée ;
Attendu que les termes qui ont été employés en ces circonstances n’apparaissent pas comme l’expression d’une haine raciste de la part des défendeurs et ne se distinguent pas d’expressions argotiques qui s’emploient par exemple lors de manifestations linguistiques ou qui veulent désigner de manière péjorative ou triviale des habitants d’une ville ou d’un pays (p. ex. parigot ou amerloque) ;
Or, si nous nous basons sur ces textes, la signification du mot bougnoul serait aussi fluctuante que celle du mot con : tantôt injure raciste (A) lorsqu’il s’agit d’un contexte politique, tantôt terme d’argot lors de disputes de voisinage (C), alors que parigot et amerloque sont des termes classés comme familiers et non injurieux par le dictionnaire, à la différence de bougnoul. L’exemple B est célèbre et a été fort médiatisé en son temps (1983). Rappelons le contexte : dans une lettre circulaire invitant au bal annuel des membres de la section de Schaerbeek-Evere des prisonniers de guerre, le président de cette section locale a utilisé le terme « bougnoul » (tout le monde est bienvenu sauf les bougnouls) et cela n’a pas été jugé comme une injure raciste. On peut se demander pourquoi, dans le stock lexical dont il disposait, le rédacteur n’a pas choisi des termes aussi insultants mais dont le sens est « mal habillé » (beatnik, baraki, romanichel) ; on s’étonne que la « mémoire du mot », c’est-à-dire les sens qu’il a acquis au fil de ses emplois dans le discours social, puisse être aussi facilement occultée. Compte tenu de l’attention de plus en plus grande portée aux actes et paroles pouvant être qualifiés de racistes, est-il encore possible de rendre des jugements comme énoncés plus haut ? On tendrait à répondre par la négative en lisant cette décision du tribunal de Tournai (4 avril 2001) : « Nonobstant des décisions rendues en sens contraire par des juridictions bruxelloises, le tribunal considère que le terme “bougnoul” est une injure raciste ». Mais, en janvier 2017, le tribunal correctionnel de Bruxelles a acquitté un prévenu qui, en public et en présence de tiers, a traité un automobiliste, d’origine africaine, de « bougnoul ». Le tribunal a qualifié le « comportement » d’« inadmissible » mais pas de raciste car il n’y avait pas d’incitation à la haine. On le voit, pour le sens de bougnoul, on oscille entre mémoire et « dé-mémoire »7. En 2017, le représentant syndical de la police en France dérape sur le grand écran, cherchant à justifier des violences policières : « “bamboula”, d’accord, ça ne doit pas se dire mais ça reste à peu près convenable (…) “Enculé de flic”, c’est pas convenable, non plus ». La tentative de mettre sur un pied d’égalité deux insultes aux racines historiques différentes8 aboutit à occulter le caractère foncièrement raciste de l’emploi de bamboula9 aujourd’hui. Et on retrouve le même discours que pour bougnoul qui vise à enlever sa charge raciste à bamboula : le magistrat Philippe Bilger tweete le 10 février 2017 : « On a fait un drame de #Bamboula. Me souviens de mes années de collège où ce terme était beaucoup plus sympa, presqu’affectueux que raciste ». Comme le dit superbement Claude Guillon : « Les faux souvenirs sont une manifestation facétieuse de l’inconscient (…) ils peuvent aussi être une arme de guerre idéologique »10.
Cette volonté de refuser, contourner ou de dénier la mémoire d’un mot ou d’un geste en fonction de sa charge insultante n’est donc pas un fait isolé. Citons encore un exemple qui concerne cette fois un geste. Le 4 février 2002, un élu du Vlaams Block fait un salut hitlérien lors de sa prestation de serment devant le nouveau conseil communal : il est condamné, témoignages écrits et photos établissant clairement l’identification du geste « lié au régime fasciste ». La même année, le tribunal correctionnel d’Audenarde (24 mai 2002) acquitte une personne ayant fait le salut hitlérien à un agent de police : « Le tribunal a estimé qu’il s’agissait seulement d’un acte moralement condamnable étant donné que l’élément intentionnel ne pouvait pas être prouvé ». Lorsque l’attaquant de la Lazio de Rome, Paolo di Canio, fait le salut fasciste lors d’un match contre Livourne en janvier 2005, il prétend avoir fait un « salut romain » et ne s’estime donc pas coupable d’un comportement insultant.
Ce sémantisme fluctuant, on le retrouve enfin avec la modernité technologique : les émoticônes ou emoji servent à exprimer des affects visuels dans les messages écrits. Parmi eux, on trouve notamment le doigt d’honneur ou le pow (émoticône « caca »), qui a récemment fait l’objet d’une « discussion sémiologique » sur les réseaux sociaux : Miss Belgique 2017, Romanie Scotte, en réponse à un commentaire d’un de ses fans qui avait posté « that Nigga » (nègre) en bas d’une photo Instagram de la Miss, où l’on voyait un homme noir en arrière fond, a cliqué sur le smiley crotte en écrivant « I know ». La jeune femme a ensuite plaidé que son émoticône était en fait celui… de la glace au chocolat. Les internautes n’ont pas attendu pour aller déposer sur le mur de la jeune femme des cacas ou des glaces et des insultes11 … Outre la troublante ressemblance des émoticônes certes, on ne peut isoler le post de Miss Belgique car il est une réponse à une interpellation au sens insultant du terme qui précède : ce nègre… Comment ne pas imaginer qu’une réponse basée sur la couleur d’un objet, merde ou glace, avec un I know (ironique ? de soupir, pas de smiley pour le désambigüiser) ne peut être pris que pour un acquiescement qui établit nigga = caca ? Nous voilà revenu.e.s à la dimension scatologique de l’insulte doublée ici d’une lecture raciste…
Dans le cadre de l’insulte, on distingue donc l’intention du locuteur et la réception par l’interlocuteur : on peut avoir une intention non blessante, mais blesser la personne à qui on s’adresse par exemple. Regardons l’extrait qui suit :
Anaïs : Et tu lui préfères un ouvrier ?… Tu as des goûts bien canailles !
Françoise, surprise et avec vivacité : Ah, vla un mot un peu dur, par exemple.
Todore n’est pas plus canaille que moi. Il gagne sa vie comme je gagne la mienne.
La canaille ce sont des gens qui ont des écus et pas d’honneur. Ceux qui en gagnent par des moyens vils, ceux qui font des dettes et qui ne les payent pas (…) des gens ben huppés et ben brillans qui font de l’embarras, et qui sont dans le fond la véritable canaille.
Anaïs : Françoise, j’ai pas voulu t’insulter, ce mot m’est échappé. (M. Dumersan, La gamine de Paris, comédie-vaudeville, 1836).
Cette conception « dialogique » du mot a démontré que le sens d’un mot, ou d’un énoncé, ne dépend pas du bon vouloir de son énonciateur, mais que le récepteur participe à la construction du sens autant que l’émetteur. En témoignent les quiproquos et malentendus quotidiens. C’est dans cette dynamique de la production du sens que j’envisage l’insulte.
Autre exemple : un roman de François Bégaudeau, Entre les murs, chroniqué dans Libération, illustre ce principe par la narration d’un épisode de classe où le malentendu s’installe :
Un matin, deux élèves ne cessent de pouffer en conseil de classe. Il [le professeur] leur déclare au cours suivant qu’elles se sont comportées comme des pétasses. « C’est bon, c’est pas la peine de nous traiter », dit l’une. « ça s’fait pas monsieur d’nous traiter », ajoute l’autre. « On dit pas traiter, on dit insulter » corrige le prof. « C’est pas la peine de nous insulter de pétasses » reprend l’une. « On dit insulter tout court, ou traiter de » corrige le prof. L’échange continue, le ton monte. Le prof tente d’expliquer qu’il a tout simplement dit qu’elles s’étaient, à un moment donné, comportées comme des pétasses. Elles ne veulent pas saisir la nuance et s’échauffent de plus en plus. Le malentendu les enivre. Quelques pages plus loin [dans le roman], il comprend que pour elles, « pétasses » signifie « putes ». Il les corrige. Elles prennent les autres élèves à témoin : la coutume terrasse le dictionnaire (Libération 9 février 2006).
L’emploi de l’expression se comporter comme (ou dans l’exemple précédent avoir des goûts X) qui vise à amoindrir le choc identificatoire de l’insulte (selon le principe : je me suis comportée comme un X mais je ne suis pas un X) échoue. Pour celui/celle insulté.e qui se sent insulté.e, il est quasiment impossible de distinguer l’insulte passagère liée à une situation (l’insulte pragmatique : quelqu’un laisse tomber un verre et un témoin lui dit maladroit !) de l’insulte qui essentialise l’individu (à partir d’un comportement ponctuel, on en tire une caractéristique ontologique : X est un maladroit). Ensuite, le terme même de pétasse, d’après l’auteur, n’est pas compris au sens où il aurait voulu qu’on le comprenne. L’assimilation de pétasse à pute, et son dérivé putasse, montre que le réglage du sens n’a pas lieu à partir des mêmes référents ni des mêmes mots. Il y a une ironie, involontaire car, contrairement à ce que conclut le journaliste et ce qu’explique le professeur, le premier sens, argotique et vieilli certes, de pétasse est bien celui de… prostituée.
Entre les interlocuteurs se joue une négociation tacite sur le réglage du sens prévisible ou prévu, qui peut échouer. La personne sur le point de parler pronostique la capacité d’intellection de son interlocuteur/trice à partir de ce qu’il se représente de la connaissance linguistique de celui / celle-ci et de la situation dans laquelle l’énoncé va prendre son sens.
Ouvrons une petite parenthèse sur la réception numérique collective : le caractère public des insultes sur la toile démultiplie les réactions puisque les récepteur.e.s sont presqu’infini.e.s et leurs réactions, souvent pulsionnelles et immédiates, entrainent adhésion, surenchérissement ou, au contraire, condamnation. Ces pratiques contribuent, selon Ruth Amossy (2011), à consolider une communauté virtuelle en unissant les internautes contre un même ennemi, et entrainent le phénomène connu aujourd’hui sous le nom de bashing. Ce dénigrement (appelé aussi bastonnage, matraquage ou encore défoulement) public et ciblé (une personne, un groupe, un pays) est devenu une pratique courante sur le net, même si il préexiste au numérique. French Bashing, Paki Bashing, Japan Bashing… et le Hollande (le président) Bashing que j’illustre brièvement : Flamby, Normal 1er, Hollandouille premier, président catastrophe, capitaine de pédalo, Grollande, président de la raie publique, casse toi, bon à rien, connard, fumier… Les unes des médias : François Hollande insulté en direct sur Périscope, Hollande hué et insulté au salon de l’agriculture, François Hollande attaqué par son camp…12