Ray Shepard
Morgane Rugraff
Ray Shepard
Tome 2
Hérésie
(Roman)
L’Hérésie est « une conception erronée en matière de foi d’un élément essentiel […]
ou refus volontaire d’admettre comme telle une vérité ».
DICTIONNAIRE LAROUSSE
SBN : 979-10-9478638-3
ISSN : 2430-4387
Ray Shepard, Tome 2 : Hérésie
Copyright © 2018 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Mina M.
Copyright © Carte de Penngrad, Tiphs
Tous droits réservés
PRINTEMPS
L’aurore se levait, fragile, rougeoyante, incertaine, précédant le lever d’un Soleil encore voilé. Des nimbes de brouillard flottaient sur la ville, à peine remise du drame qui l’avait ébranlée quelques jours plus tôt. La terreur s’était abattue sur la population et la cérémonie d’ouverture du tournoi de printemps s’était inscrite comme un jour rouge. Il y avait eu des cris, des hurlements de terreur, des blessés et des morts. Certains avaient été ensevelis sous le Dôme, d’autres s’en étaient sortis, mais restaient encore choqués par ce qu’ils avaient vécu.
Une semaine s’était écoulée depuis le départ de Ray. Sept jours durant lesquels aucun membre des UCB ne s’était revu. Comme une fatalité que rien ne pouvait enrayer, son départ avait causé leur dissolution. La chose s’était faite naturellement, sans qu’ils se concertent. Dépourvue de meneur, l’équipe n’avait plus aucune raison d’être. Le lendemain, quelques-uns s’étaient rendus au pont avec l’espoir que l’absence de leur leader ne soit pas fondée. Durant des heures ils avaient attendu que celui-ci apparaisse en haut des marches comme il en avait l’habitude.
Aucun UCB n’avait compris son départ, ni les raisons qui l’avaient poussé à prendre cette décision radicale et ils ne le sauraient jamais. Seul Matt était détenteur de ce secret, de cette partie d’histoire qui transformait Ray en souvenir, en ombre. Son départ avait laissé un vide que personne ne voulait combler.
Le deuxième jour, seuls les jumeaux s’étaient retrouvés sous le pont, refusant de croire que celui qu’ils adulaient tant était parti sans un mot, sans une explication. Sans prévenir.
Les jours qui suivirent, plus personne ne s’y rendit et ce lieu d’habitude animé par les duels sembla étrangement abandonné, comme si l’absence de Ray lui avait enlevé toute âme. Ce fut bien cette impression qu’eut Jack Black en descendant l’escalier de pierre qu’il avait emprunté tant de fois. L’endroit était silencieux, presque sinistre, même en plein jour. Une rafale de vent s’engouffra sous le pont, ridant la surface lisse et sombre du canal. Le ciel ressemblait à une aquarelle détrempée, un camaïeu de rouge qui colorait l’horizon d’infinies nuances engendrées par le Soleil naissant. Le jeune homme frissonna et acheva de descendre la dernière marche, un énorme poids au fond du ventre.
Comment tout ceci était-il arrivé ? Il n’en avait pas la moindre idée. Comment avait-il pu ignorer à ce point les signes avant-coureurs de ce départ et de cette folie qui avait dansé durant quelques secondes dans les yeux verts de Ray ? Lui, Shepard, son rival de toujours, celui qu’il observait depuis des années. Il n’avait rien vu venir. Quelque chose s’était transformé dans son attitude, mais il n’avait jamais réussi à définir d’où provenait cette différence. Pourtant, maintenant que Ray n’était plus là, il se sentait soudain terriblement seul, trahi d’une certaine façon.
Il se rappelait sans peine du moment où il s’était précipité vers lui pour tenter de le retenir une ultime fois, de l’incroyable masse de pouvoir détenu par Ray, du sentiment de souffrance et d’horreur qui s’était alors abattu sur son esprit, des cris de sa sœur, de l’odeur de la poussière, du rire cruel de son père… Même la présence des spectres et la voix de Ray avaient disparu dans un tourbillon de ténèbres.
Cerné d’ombres se mouvant autour de lui, aussi furtives et froides que la Mort elle-même, Jack avait senti son esprit corrompu par d’horribles visions le mettant au supplice. Le goût du sang avait envahi sa bouche, mais il était resté terrifié en comprenant que ce sang ne lui appartenait pas. Troublé, Jack n’avait plus fait la différence entre la réalité qui l’entourait et les illusions cauchemardesques qui s’emparaient de lui. Virevoltantes autour de son corps, les ombres lui causaient de cuisantes brûlures. Il avait senti son sang bouillir en lui, sa peau se racornir sur ses muscles et ses veines se tordre sous la chaleur irradiante du pouvoir qui le dévorait. Son esprit n’avait pas pu lutter plus longtemps et ses dernières barrières mentales étaient tombées sous un flot de visions plus insupportables les unes que les autres, le rapprochant durant quelques secondes de la folie. Et alors, fendant les ténèbres et les repoussant d’une seule parole, la voix de Ray l’avait libéré de ses souffrances illusoires.
— Lève-toi Jack. Je t’avais pourtant mis en garde.
Prostré sur le sol parsemé de verre et de roche, le corps tremblant d’une terreur méprisable, Jack avait ouvert les yeux pour voir la silhouette de son ennemi s’éloigner entre les ruines de ce qui faisait encore quelques heures plus tôt, la fierté de la ville. À ses côtés, la silhouette gracieuse de la jeune fille l’entraînait par la main, jusqu’à disparaître dans un rayon de poussière dense.
Encore vacillant de frayeur, il avait constaté que l’horrible goût métallique s’était estompé et qu’aucune plaie ne marquait son corps. Avec malaise, il s’était alors rendu compte que rien n’avait été réel et que chaque souffrance ressentie n’avait pas duré plus d’une seconde.
Tremblant et à bout de force, Jack s’était redressé au milieu des décombres et avait rampé sur quelques mètres, encore incapable de se relever complètement. Lorsqu’il avait rejoint l’extérieur du Dôme, il était au bord de l’inconscience. Kaily s’était précipitée sur lui, pour le soutenir du mieux qu’elle pouvait. Elle avait cherché Ray du regard avant de se tourner vers son frère, l’air perdu. En pleurant, elle avait attendu quelques secondes qu’il lui réponde, mais il avait secoué la tête. Au même instant, ce qui restait encore du Dôme avait achevé de s’effondrer dans un grondement sourd et un nuage de poussière avait voilé les alentours. Elle avait alors hurlé de désespoir et s’était détournée, le cœur déchiré.
Quelques mètres plus loin, plongé dans une obscurité poussiéreuse et irrespirable, Matt s’était redressé et avait baissé les yeux lorsque la jeune fille s’était agenouillée en pleurs à ses côtés. Son cri de détresse avait brisé ses minces espoirs. En l’espace d’une heure il avait perdu les deux personnes qui avaient le plus d’importance à ses yeux : son meilleur ami dont il ne connaissait plus rien et celle qu’il aimait. L’esprit vide de tout et anéanti par l’incompréhension la plus totale, il s’était effondré au sol. Sa tête avait heurté les gravats avec violence et il s’était lentement senti partir. Plus rien n’avait alors eu d’importance. Il était brisé, fatigué et à bout de force.
Une multitude de points noirs lui avaient brouillé la vue et Taek s’était lentement dissipé en arabesques vacillantes. Juste avant qu’il ne tombe dans un profond coma, il avait aperçu le visage inquiet de Kaily penché sur lui et son cœur avait eu un imperceptible sursaut.
Lorsqu’il s’était réveillé quelques heures plus tard dans une chambre froide et stérile d’hôpital, il avait eu le sentiment de renaître et de commencer une nouvelle vie. C’était comme si cette brève inconscience avait été une coupure dans son existence, mettant ainsi un terme à son amitié avec Ray.
Matt ne savait pas pour quelle raison son leader était parti, mais il semblait n’être plus qu’une ombre, un souvenir dont on oublierait peu à peu l’existence. Son départ lui laissait un goût amer, lui aussi se sentait trahi. Ainsi donc, la haine et la vengeance avaient eu raison de l’esprit du tigre blanc et de leur unité.
Se redressant dans son lit stérile, il avait mis quelques secondes à se souvenir de tout ce qui s’était passé et son cœur s’était serré. Au bout d’un long moment, et las d’attendre la venue d’un personnel médical, il avait quitté sa chambre, arpentant les couloirs comme une âme en peine. Il n’avait eu qu’une idée en tête : sortir, quitter ce lieu qui ne lui ressemblait pas et lui rappelait sa douloureuse expérience. Il ne voulait qu’une chose : respirer l’air extérieur. À l’approche de la sortie, il avait craint que quelqu’un le retienne, mais personne n’avait semblé le voir. Il y avait eu beaucoup de blessés lors de l’effondrement du Dôme et personne ne fit attention à lui dans cette agitation. D’une certaine façon, cela l’avait soulagé. Il n’était pas d’humeur à parler ou à se justifier et lorsqu’il était rentré chez lui ce soir-là, il savait déjà que rien ne serait plus comme avant. Il avait alors retrouvé Tyler, encore choqué et enfermé dans un mutisme inquiétant.
À présent, il se tenait debout face au canal, les yeux plissés sous les premiers rayons du soleil, laissant son regard errer sur la berge qui lui faisait face. Cette berge où il avait livré tant de duels. Un léger sursaut lui échappa lorsqu’il aperçut la silhouette de Jack Black sur l’autre rive, immobile sous le pont. Il s’en détourna sans tarder et traversa pour le rejoindre. Il ne tenait pas spécialement à le voir, et pourtant une envie irrépressible de le questionner le taraudait. Jack était la dernière personne à avoir parlé à Ray.
Le gravier crissa sous ses pas et une fois face à l’aîné des Black, il ne sut pas quoi lui dire. L’absence de Ray changeait des choses que personne n’aurait soupçonnées auparavant.
Après avoir soufflé dans ses mains pour les réchauffer, Jack demeura silencieux quelques longues secondes, embrassant d’un regard le pont, qui encore quelques jours plus tôt, était le domaine privilégié de Shepard. Il palpa discrètement le fluide qui se dégageait du jeune homme, mais n’y ressentit aucune trace d’animosité.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? lui demanda Matt d’une voix creuse.
— Je ne sais pas vraiment, admit Jack après une courte réflexion. Je venais voir un ancien rival.
— Si tu parles de Ray, tu cours après un fantôme. Il n’est plus là. Et il ne reviendra pas.
Le leader des DeathTrap lui jeta un bref coup d’œil et lui trouva un air amer. Un imperceptible sourire se dessina sur ses lèvres gercées.
— La trahison est dure à avaler, n’est-ce pas ?
— Qui te parle de trahison ? répliqua Matt sur la défensive. Tu ne sais rien de lui. Il a pris une voie et nous une autre.
— Il ne t’a pas vraiment laissé le choix, il me semble. Il t’a juste abandonné derrière lui.
— C’est vrai. Moi comme tous les autres, murmura alors Matt avec aigreur. Tu as été le dernier à lui parler. Que t’a-t-il dit ?
Jack fronça les sourcils un instant, se creusant l’esprit. Que pouvait-il lui répondre ? Les dernières paroles de Ray n’avaient pas été pour lui, mais pour sa jeune sœur. Dans un soupir gêné, il secoua la main d’un geste désinvolte.
— Je ne sais plus.
— Tu mens ! s’exclama Matt en attrapant son bras avec violence. Qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Écoute Matt, cela concernait ma sœur. Il ne m’a pas parlé de toi et ne m’a laissé aucun message à te transmettre. Je suis désolé.
— Il a parlé de Kaily ? souffla l’ancien UCB sans comprendre, avant de relâcher le bras de Jack.
— Oui. Je sais ce que tu ressens, Matt. Ray était mon adversaire et son absence me dérange. J’ai le sentiment d’avoir perdu une partie de moi. Alors pour toi qui étais son meilleur ami, le vide doit être énorme.
— Peu importe ce que je ressens…
Ils restèrent ainsi silencieux de longues minutes, partageant une pensée commune, réalisant qu’ils n’étaient pas si différents l’un de l’autre. Ami pour l’un, rival pour l’autre, le départ de Ray changeait leurs vies.
Un léger bruit de pas étouffés les sortit de leur mutisme volontaire et Jack se retourna, craignant l’arrivée d’un des membres des UCB. Tous n’étaient pas aussi conciliants que pouvait l’être Matt. À sa grande surprise, ce fut sa sœur qu’il découvrit en haut des marches. Un éclair parcourut son regard bleu lorsqu’elle l’aperçut, mais disparut tout aussi rapidement alors qu’elle les rejoignait en silence.
Matt, quant à lui, n’avait pas bougé, crispé. Le cœur de Kaily se serra. Le jeune homme essayait par tous les moyens d’éviter sa présence. Elle soupira. Il était temps qu’ils se parlent.
— Bonjour, Jack. Tu as quitté la maison tôt ce matin.
— Oui, approuva ce dernier, sans quitter Matt des yeux. Je voulais profiter d’un moment de calme.
Depuis quelques jours, sa sœur était revenue habiter au domicile familial et il regrettait presque les instants de paix et de sérénité dont il jouissait quand elle n’était plus là.
Sa sœur hocha d’ailleurs la tête, septique, semblant peu convaincue par ses paroles et constatant que Matt ne lui avait toujours pas adressé un mot, elle s’approcha de lui avec douceur. Faire comme si rien n’avait changé lui paraissait difficile.
Il dégageait quelque chose de différent. Son regard ou peut-être sa façon de se tenir, avec cet air buté, les mains dans les poches de sa veste. Elle ne savait pas de quelle manière définir ce changement, mais le jeune homme qui se trouvait à ses côtés n’était plus tout à fait le même. Finalement, elle prit son courage à deux mains et sa voix résonna de manière étrange, troublant le silence qui figeait l’endroit.
— J’étais certaine de te trouver ici.
— J’y viens tous les jours. Je ne sais pas trop pourquoi…
— Je voulais savoir comment tu allais. Depuis ta sortie de l’hôpital, je ne t’ai plus revu.
— Je n’ai revu personne, Kaily, la coupa-t-il froidement. Mais ne t’inquiète pas, je vais bien.
La jeune fille frémit au son de sa voix. Elle avait perdu toute la douceur qu’elle lui connaissait et en fut peinée. Doucement, elle glissa sa main dans la sienne, dans l’attente d’un signe de tendresse de sa part. Le cœur du jeune homme fit un bond dans sa poitrine, mais il ne referma pas ses doigts sur les siens et resta immobile, impassible.
— Je crois que nous devrions en rester là, Kaily.
— Mais pourquoi ? Tu ne m’aimes plus ? lui demanda-t-elle en reculant d’un pas, sans tenir compte de la présence de son frère, qui autrefois l’aurait gênée.
Une brève tristesse passa dans les yeux bleus de Matt, les rendant plus sombres. Quand il plongea son regard dans celui de Kaily, elle ne cilla pas, mais son cœur se glaça. Avant même qu’il ne lui réponde, elle comprit.
— Je pense que la question serait plus honnête dans l’autre sens, Kaily.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu le sais aussi bien que moi. Dans le fond, tu n’as jamais eu de sentiments à mon égard et j’ai passé mon temps à m’accrocher à des illusions. Peut-être qu’au début tu ne t’en rendais pas compte et que tes accès de tendresse étaient sincères. Mais c’est Ray que tu aimes. Avec son départ, tout est devenu limpide.
— C’est faux, Matt ! se défendit-elle avec ardeur, ignorant les gestes de son frère pour la faire taire.
— Non, c’est la vérité ! Je ne voulais pas voir l’évidence, mais pourtant elle sautait aux yeux. Ces regards que tu lui lançais chaque fois que tu le voyais, le temps que tu passais avec lui. Et puis… ce hurlement que tu as poussé lorsque ton frère est ressorti du Dôme. Seul. C’est à cet instant que j’ai compris.
— Je ne voulais pas te tromper, je ne voulais pas que tu souffres non plus. J’étais terriblement attirée par toi, mais plus encore par Ray. Il se trouve que c’est toi qui as fait le premier pas. De cette façon tu m’as évité un choix douloureux et je n’ai plus pu reculer. Je suis désolée. Vraiment désolée, Matt.
— Bien. Les choses sont claires maintenant, conclut simplement l’alchimiste après un long silence.
Une bourrasque plus forte que les autres fit s’envoler quelques feuilles mortes, vestiges d’un hiver glacial. Elles s’élevèrent en un tourbillon aux reflets brun orangé avant de se déposer sur le canal, emportées par le courant. Un nouveau silence s’installa sous le pont et personne ne chercha à le rompre.
Face à eux, le Soleil inondait à présent toute la berge et levant les yeux vers les flaques de lumière, Matt sentit son sang ne faire qu’un tour dans ses veines. De l’autre côté du canal, plusieurs duellistes avançaient, suivis de près par des spectres hargneux et dangereusement familiers. Le jeune homme reconnut sans peine la haute stature de Bruce, accompagné de près par Kévin. Derrière eux, toute l’équipe se tenait droite et silencieuse, mais les rictus s’affichaient déjà sur leurs visages.
— Matt !
— Je sais, je les ai vus, répliqua-t-il à Kaily qui semblait soudain effrayée.
Les fluides ennemis envahirent les rives et avec stupeur, Matt les vit s’avancer sur le pont, d’un pas déterminé.
— Ils ne comptent quand même pas venir ici, murmura la jeune fille, révoltée par une telle provocation.
— Maintenant que Ray n’est plus là, ce territoire n’appartient à personne. Bruce en a toujours rêvé.
— Bien ! Je crois qu’il est temps pour moi d’y aller, jeta Jack dans un soupir las. Cet endroit n’a jamais été le mien. Je n’ai pas à le défendre.
— Non, en effet, lui accorda Matt sèchement. D’ailleurs tu ferais perdre toute crédibilité à ce qui reste des UCB si tu restais ici.
Les deux alchimistes se sondèrent du regard et Jack hocha la tête avec assentiment. Matt restait malgré tout fidèle à son leader, à ce lieu et Jack sut qu’il le défendrait chèrement. Il se tourna vers sa sœur, à la recherche de son regard fuyant.
— Kaily, tu viens ?
— Non, déclara-t-elle résolue. Je ne suis peut-être pas une UCB, mais j’ai été aux côtés de Ray assez longtemps pour comprendre à quel point cet endroit lui tenait à cœur. Je ne veux pas que ce souvenir soit terni par la présence de Bruce.
— Comme tu voudras.
Sans un mot de plus Jack s’éloigna en direction de l’escalier et gravit en silence les quelques marches, le sourire aux lèvres. Il était fier de sa sœur. En quelques semaines, elle avait acquis toute la maturité nécessaire pour affronter la réalité. Quelques mètres plus loin, il croisa Bruce et s’arrêta à sa hauteur.
— Le pont n’a plus de leader, mais beaucoup lui sont restés fidèles, souffla Jack. Ne prends pas ce lieu comme acquis.
— Beaucoup ? Je n’en vois que deux.
Le leader des Shark lui lança un regard provocateur, amusé par sa réflexion. Il n’avait jamais considéré Jack comme quelqu’un à prendre au sérieux, pourquoi cette fois-ci serait-elle différente des autres ?
Le regard dirigé vers l’escalier, Matt et Kaily entendirent le pas lourd de Bruce résonner sous la voûte de pierre et lorsque celui-ci posa le pied sur la dernière marche, Taek et Athénestia étaient déjà là pour l’accueillir. Matt préférait éviter la confrontation, il savait qu’ils étaient en minorité, mais pour Kaily, qui ne tenait pas compte de ce genre d’argument, les choses étaient différentes. Étrangement, elle était prête à se battre et à tout tenter pour protéger le pont. Le dernier sanctuaire de Ray Shepard.
Son cœur pulsait à tout rompre et son souffle était si saccadé qu’elle en avait mal à la poitrine. L’air froid qu’elle inspirait lui brûlait la gorge, mais elle se tenait droite, le regard fixe et les poings serrés. À ses côtés, Matt avança d’un pas vers le meneur des Shark. Désormais, tous viendraient pour s’approprier le territoire de Ray.
— Matt ! Je voulais justement te parler. J’ai appris le départ de Shepard. Il remet beaucoup de choses en question.
L’ironie était à peine dissimulée, mais le UCB prit sur lui pour ne pas broncher. Près de lui, Kaily sentit son esprit s’enflammer et Athénestia feula, le pelage chargé de fluide. Bruce lui jeta un coup d’œil dédaigneux avant de reporter son attention sur le jeune homme qui n’avait toujours pas bougé.
— Que veux-tu ? lui demanda-t-il enfin, repoussant Kaily derrière lui.
— Je pense que tu le sais. Maintenant que Ray est parti, les UCB, ou ce qu’il reste de cette équipe, n’ont plus à rester ici.
— Qu’est-ce qui te fait dire que les UCB sont dissous ? explosa Kaily hors d’elle, sans tenir compte du regard de mise en garde de Matt.
— Tout le monde sait que les UCB n’existaient que parce que Ray était là ! C’était lui qui vous tenait soudés. Enfin, tant qu’il le pouvait…
La voix grêle de Kévin s’était élevée, horripilante et désagréable.
— Toi ! Sale traître !
Furieux, Matt se précipita vers lui, le regard noir, faisant pâlir le duelliste. Instinctivement il avait reculé derrière Bruce, mais l’alchimiste n’en avait cure.
— Ça ne t’a pas suffi de divulguer des informations sur les UCB à ce charognard ? Il faut en plus que tu le rejoignes !
— Surveille ton langage, Matt.
— Mais ferme-la ! Tu n’es rien et ton équipe ne vaut rien. La seule chose que tu saches faire est de terroriser les gamins qui croisent ton chemin.
— Tu fais allusion à ton demi-frère je suppose ? ricana Bruce.
— Tu n’auras jamais cet endroit, répliqua Matt sans relever la provocation.
— Oh, vraiment ? Et qui va m’en empêcher ?
— Moi. Par respect pour Ray. Je le lui ai promis un jour.
Kaily s’agita à ses côtés tandis que Bruce éclatait de rire.
— Une promesse ? Comme c’est touchant. Mais ça ne change rien au problème !
Derrière lui, quelques Shark ricanèrent, mais ce qui mit vraiment Matt hors de lui, fut le rire de Kévin qui transparaissait par-dessus tous les autres.
— Comment oses-tu rire ? Les UCB étaient ton équipe ! Ray t’a tendu la main quand tu en avais le plus besoin ! Au lieu de rire, tu devrais être de ce côté-là et défendre ton territoire !
— Ne sois pas si agressif, Matt. Si votre leader est parti c’est peut-être parce qu’il jugeait les UCB trop inutiles pour servir ses desseins, ricana Bruce.
— Tu ne sais rien de Ray ! Quant à toi Kévin, tu te sens peut-être en sécurité aux côtés des Shark, mais sache qu’ils seront les premiers à te tomber dessus le jour où tu ne leur serviras plus à rien. Et si ce jour ne vient pas assez vite à mon goût, je saurai te trouver.
L’alchimiste avala sa salive avec difficulté et eut un hoquet étranglé. Le comportement de Matt n’avait rien d’habituel et le corps de Taek s’était soudainement chargé de fluide. Conscient que les choses ne se passaient comme il l’avait espéré, Bruce claqua des doigts et immédiatement ses équipiers firent apparaître leurs spectres. À la vue de la meute de chiens galeux, Kaily ne put réprimer un frisson de dégoût.
— Matt, ils sont trop nombreux pour nous, émit-elle, maintenant cons-ciente du danger qu’ils courraient.
— Alors fiche le camp si tu ne t’en sens pas capable !
— Je n’ai pas dit ça !
Formant une sphère de fluide aux tons rougeoyants, Matt invoqua la puissance de l’alchimie et Taek s’embrasa instantanément. Le grand ocelot gonfla son poil et sema une vague de panique parmi les Shark. Beaucoup reculèrent à la vue des deux spectres prêts à tout, seul Bruce ne bougea pas. Il ne paraissait pas impressionné le moins du monde et, à ses côtés, Kévin toisa son ancien équipier dans une expression moqueuse. Ce simple regard exaspéra Kaily et, à nouveau, elle sentit cette étrange puissance s’emparer d’elle. Exactement la même que lors de son duel face à Dixon, en réponse à sa colère non maîtrisée. Elle la laissa courir dans ses veines, se délectant de la sensation qu’elle lui procurait.
Devant elle, Athénestia gronda dangereusement. L’éclat qui s’en dégagea était tel que la jeune fille en fut éblouie et elle remarqua que la plupart des Shark plissaient également les yeux.
— Kaily, qu’est-ce que tu fais ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
La jolie blonde semblait aussi stupéfaite que Matt. Ce qu’elle pensait être des milliers de gouttes d’eau était en réalité une couche de cristaux qui se formait sur le corps de son spectre, enserrant ses flancs, ses pattes, remontant le long de son corps et ne laissant de libre que son regard doré. Portée par le phénomène, elle lança sa panthère à l’assaut. Son spectre était porté par sa propre volonté. Il n’obéissait plus à des gestes ou à des mots. Juste à des émotions. Enfin Kaily comprenait ce que Ray avait cherché à lui apprendre. Cette mince limite qui existait entre l’homme et son spectre lui était enfin palpable.
Lorsqu’elle bondit en direction des Shark, une langue de glace prit forme sous ses pattes pour se propager loin vers eux. Kaily faillit hurler de stupeur. Elle ne savait pas ce qui se passait, mais avait conscience que ce n’était plus elle qui avait le contrôle. Elle n’avait jamais vu Athénestia ainsi couverte de cette armure de glace et ignorait si elle serait un jour capable de le refaire. Pour l’heure, cela lui était bien égal.
Le corps du félin qui scintillait de givre, se délia souplement et s’abattit sur la meute de chiens qui s’agitait dans tous les sens. Il n’y avait aucune peur dans son regard doré et Athénestia laissa libre court à un véritable carnage. De crocs et de griffes, elle bondit, trancha et entailla chaque fluide qui passait à sa portée. Immédiatement, des dizaines d’arabesques sombres s’élevèrent, entraînant la disparition de leurs spectres.
Stupéfait, Matt observa Kaily diriger mentalement Athénestia, curieux de savoir si elle avait encore de l’emprise sur le spectre de glace. La panthère noire semblait animée par sa propre vie.
D’un geste, il lança lui aussi Taek à l’attaque. Le corps encore embrasé de son spectre fondit droit vers Bruce qui venait d’invoquer la puissance de son buffle. Le spectre massif contracta ses muscles et un fluide épais suinta de son corps. L’impact entre les deux bêtes fut colossal, ébranlant le pont.
Durant les minutes qui suivirent, ce ne fut plus qu’une mêlée de flui-des et de spectres déchaînés. D’un claquement de doigts, Matt fit apparaître une traînée d’étincelles rouges crépitantes qui explosèrent aux creux de ses mains, projetant des gerbes de feu alentours. De son côté, Kaily avait aussi recours à l’alchimie. Elle ne connaissait que très peu de sceaux et espérait que ceux-ci allaient se révéler utiles. Elle croisa les doigts, le souffle court et forma une spirale aqueuse qui s’enroula autour de quelques spectres, les balayant sur plusieurs mètres.
Trop concentrée sur sa panthère, elle ne vit pas le chien d’un des Shark se précipiter vers elle et lorsqu’elle releva la tête vers l’ombre noire qui s’abattait, un cri d’horreur lui échappa. Trop loin pour pouvoir intervenir et déjà aux prises avec Bruce qui ne le lâchait pas, Matt vit avec frayeur la gueule du spectre claquer près du visage de la jeune fille. Il hurla son nom. Au même instant, un magnifique loup qu’il ne reconnut que trop bien surgit dans la mêlée.
Kiba…
Dans un silence tendu, tout semblait s’être figé sous le pont. Les spectres se tenaient immobiles, l’échine hérissée et les crocs découverts. Un grondement sourd émanait de leurs gorges, mais aucun d’entre eux ne semblait prêt à bouger.
À peine troublé, Bruce leva les yeux vers l’escalier. En haut des marches, une meute de chiens des neiges aux reflets changeants le fixait de leurs yeux de glace.
Soulagé par cette soudaine arrivée, Matt dévisagea le nouveau leader qui descendait dans leur direction, avant de scruter tour à tour chaque visage. Kaily, qui n’avait pas fait la connaissance du chef de meute, se tenait sur ses gardes, ne sachant pas exactement de quel côté il se trouvait. Les nerfs à fleur de peau, elle attendit que celui-ci pose son regard sur elle. Avec aigreur, elle s’aperçut qu’il l’ignorait totalement et il passa à côté d’elle sans même lui accorder un regard. À sa grande surprise, elle le vit se diriger vers Matt.
— Tu es Matt, c’est bien ça ? Le bras droit de Ray…
— J’étais… Salut, Kiba.
La jeune fille fronça les sourcils, surprise de constater qu’ils semblaient se connaître, mais elle ravala ses questions, jugeant le moment inapproprié. Elle observa avec plus d’attention le mystérieux leader de la meute et une évidence la frappa. Kiba ne ressemblait en rien à Ray, mais pourtant quelque chose en lui, lui rappelait le leader des UCB. Peut-être était-ce parce qu’il arborait ce même air sauvage et indomptable. Sans même le connaître, elle l’apprécia et se détendit quelque peu. Athénestia, qui l’avait rejointe, avait cessé de gronder et elle sentit ses muscles se détendre sous sa paume. Le temps semblait figé sous le pont. Seules les respirations haletantes des spectres étaient audibles, mêlées au grésillement des fluides.
— Qu’est-ce qui se passe ici ? s’informa Kiba, laissant Akela le précéder.
— Un léger différend avec Bruce, le leader des Shark, expliqua Matt en les désignant du regard. Il veut cet endroit qui ne lui appartient pas !
Son ton froid impressionna Kaily, qui frissonna. Matt émergeait de l’ombre, Kaily avait le sentiment de le voir pour la première fois tel qu’il était réellement. Troublée, elle reporta son attention sur Kiba.
— C’est donc toi l’imbécile qui dirige de cette bande ?
Le ton avait claqué, dédaigneux, plein de dégoût. Stupéfait que l’on puisse s’adresser à lui de cette façon, Bruce mit quelques instants avant de répondre, permettant au meneur de loups de juger l’équipe qui lui faisait face. La plupart des Shark avaient un peu plus de la vingtaine et leurs spectres dévoilaient l’apparence de grands chiens décharnés. Seul un des membres tranchait, arborant un primate au regard effacé. Ceux des autres âmes reflétaient la malveillance et la cruauté, choses que Kiba ne supportait plus depuis des années. Il comprit sans détour que Bruce n’avait aucun scrupule et que s’en prendre à plus faible que lui ne lui posait pas d’états d’âme. Cette simple constatation suffit à éveiller son fluide et il claqua légèrement des doigts.
Les Ice Dogs, restés en retrait en haut de l’escalier, le rejoignirent en silence, accompagnés de leurs chiens loups, dans un ordre parfaitement défini. Il y eut quelques murmures au sein des Shark, l’étrange équipe jetait la confusion. Malgré eux, certains ne purent retenir des exclamations de surprise. Chaque loup avait une couleur bien particulière, nuancée de reflets. Le regard de Bruce s’attarda un instant sur Akela dont les yeux brillaient d’une teinte glacée avant de reporter son attention sur son détenteur.
— Ouais, c’est moi. Et toi, tu es ?
— Kiba, le leader des Ice Dogs. Ray Shepard est un ami et je ne te laisserai pas ternir sa réputation. Tu n’as rien à faire ici.
Une légère décharge parcourut le dos de Kaily qui frémit doucement. La voix de Kiba était douce, mais dissimulait une terrible envie de mordre.
— Voyez-vous ça ? s’exclama Bruce, amusé. Un ami de Ray, encore un. C’est étrange de voir à quel point ses amis se montrent une fois qu’il n’est plus là…
— Ton avis m’importe peu, le coupa Kiba. Ce pont a toujours appartenu à Ray, je ne vois pas pourquoi cela changerait.
— Peut-être parce qu’il n’est plus là pour s’y opposer !
— Oublie cette idée. Vraiment. C’est un conseil que tu ne devrais pas négliger. Je me battrai pour cet endroit.
— Vraiment ? Et au nom de quoi ?
— Au nom de l’amitié. Bien que je doute que cette notion te soit familière.
Cette fois-ci, Bruce éclata d’un rire froid qui résonna sous le pont de pierre en une sinistre mélodie. Pourtant, il fut le seul à rire. Ses équipiers restèrent silencieux, immobiles, sans quitter les Ice Dogs des yeux.
— Me voilà bien. Deux duellistes qui veulent préserver cet endroit. L’un parce qu’il a fait une promesse et l’autre au nom de l’amitié. Soyez réalistes et arrêtez de vous bercer d’illusions les mecs. Ray n’est plus là, les UCB sont finis. À quoi bon vous obstiner ?
— Ne cherche pas à comprendre des choses qui t’échappent.
Akela s’était avancé d’un pas en direction du spectre de Bruce, peu impressionné par le buffle aux cornes recourbées. Un grondement sourd montait du fond de sa gorge alors que Kiba toisait son adversaire. .
— À ta place, j’abandonnerais l’idée de conquérir ce territoire. C’est mon dernier avertissement.
— Territoire ? Ce n’est qu’un pont, argua Bruce.
— Il ne s’agit pas que d’un pont, renchérit Kaily. Lorsque Ray est arrivé en ville, le pont n’appartenait à personne et c’est lui qui l’a conquis. Ici, il y a son sang et sa sueur ! Cet endroit, il l’a gagné ! C’est son Empreinte qui y flotte encore, pas la tienne ! Et puis, si pour toi ce n’est qu’un pont comme tu dis, fiche le camp d’ici !
Bruce émit un sifflement agacé à l’intention de la jeune fille et claqua des doigts, ordonnant ainsi à son équipe d’intervenir. Avant même que ceux-ci ne puissent réagir, les Ice Dogs s’avancèrent en position offensive. D’un geste, Matt attrapa Kaily par la main et l’éloigna de quelques mètres.
— Mais qu’est-ce que tu fais Matt ? Je veux aller me battre !
— Ta place n’est pas là-bas ! Je crois que Kiba veut régler ça de lui-même. C’est pour lui une façon de prouver son amitié à Ray.
— Même s’il n’est plus là ? Et puis qui est Kiba d’abord ?
— Je ne sais pas vraiment. Nous l’avons rencontré au tournoi. Il appartient également au passé de Ray.
Sa voix se perdit un instant en un faible murmure. Parler du tournoi restait encore douloureux. Face à lui, la jolie Black se contenta de cette réponse et se rangea à ses côtés, appelant Athénestia près d’elle. Le cœur battant, elle observa avec fascination la meute de chiens loups.
L’ambiance entre les deux clans était tendue, palpable. Leurs leaders respectifs s’affrontèrent du regard une fraction de seconde avant de lancer les spectres au combat. Les chiens et les loups se précipitèrent alors, n’obéissant qu’à l’instinct de groupe. D’un côté les dominés et de l’autre, ceux restés sauvages. C’était cette sauvagerie dissimulée qui fascinait Kaily et plus elle observait Akela, plus elle y voyait l’Empreinte d’Aerön. L’un comme l’autre faisait partie de ces spectres sauvages qui ne se domptaient pas, qui ne s’apprivoisaient pas. Ils dégageaient la même aura, la même intensité.
À cet instant, le corps d’Akela se mit à briller d’une lueur si intense que Kaily dut fermer les yeux une seconde. Le choc qui suivit la collision des deux spectres la fit sursauter et elle s’agrippa violemment au bras de Matt qui ne le remarqua même pas, tant il était captivé par ce duel entre Bruce et Kiba.
Le loup et le buffle avaient tous deux reculé sous l’impact. À présent, l’immense spectre cornu grattait le sol, furieux, prêt à charger. Sous l’ordre de son détenteur, celui-ci s’avança vers Akela alors que le sol tremblait sous son poids, nimbé d’un halo de fluide.
— Matt ! s’exclama Kaily. Cette technique, c’est celle de Tom !
— Je sais ! Je suis certain que Kévin y est pour quelque chose. Si je mets la main sur ce sale traître…
Il ne termina pas sa phrase, mais son intonation suffit à Kaily. Matt ne plaisantait pas et cette perspective pleine de sous-entendus lui fit froid dans le dos. Comment avait-il pu changer à ce point en seulement quelques jours ? Tremblante, elle reporta son attention sur le duel qui opposait Kiba à Bruce et ce qu’elle vit lui prouva une fois encore que ses connaissances en matière de spectres et d’alchimie étaient loin, très loin d’être complètes.
Sous un ordre muet de Kiba, Akela avait changé de trajectoire et sa course le précipitait droit vers le canal. Sa fourrure gonflée de fluide vibrait sous chacun de ses bonds. La jeune fille, sidérée, ne comprenait pas la manœuvre qu’il cherchait à exécuter. Devant l’air interrogateur de Matt, elle conclut que lui non plus ne savait pas ce que le duelliste préparait.
Quelques mètres plus loin, le grand loup bondit vers l’eau mouvante et à la stupéfaction générale, il atterrit dessus comme si la surface liquide s’était soudainement solidifiée sous ses pattes. Il fit quelques pas, trottant en larges cercles concentriques puis attendit.
Emporté par son élan le buffle ne put stopper sa course. Dans un mugissement de fureur, il s’enfonça dans les eaux troubles du canal. Sous le poids de son corps, de violents remous se formèrent, projetant des gerbes d’eaux boueuses sur la berge. À quelques mètres de là, Akela n’avait pas bougé. Son regard s’intensifia et dans un bond, il s’approcha du buffle qui se débattait inutilement. Le corps arqué, il laissa alors un hurlement franchir sa gueule et le souffle qui s’en échappa se déposa sur le canal gelant instantanément sa surface. Pris au piège par l’étau de glace qui l’enserrait et l’étouffait, le buffle tentait tant bien que mal de se maintenir à la surface, puisant dans son fluide qui se disséminait rapidement.
Le courant du canal sembla alors se figer et la glace en surface craqua sous la pression du flot qu’elle contenait. Malgré leurs duels en cours, les Ice Dogs comme les Shark avaient cessé leurs combats pour assister à celui de leurs leaders. Curieuse, Kaily s’accroupit près du canal pour toucher la surface pailletée de givre. Tendant la main vers la glace, elle laissa s’échapper un cri de stupeur, l’incompréhension se peignant sur son visage.
Alors qu’elle s’attendait à rencontrer une surface froide et dure sous ses doigts, sa main s’enfonça dans l’eau sans rencontrer la moindre résistance. Elle sentit la pression du courant contre sa paume, saturée du fluide de Kiba et d’Akela. Elle suivit le loup du regard, tentant de comprendre de quelle façon fonctionnait ce phénomène. Elle plia et déplia ses doigts et lorsqu’elle sortit sa main de l’eau, de nombreuses gouttes perlèrent sur sa peau, avant de s’écraser sur la surface de glace.
— Fascinant n’est-ce pas ?
Dans un sursaut, Kaily redressa la tête et se tourna vers le jeune homme qui venait de s’adresser à elle. Incapable de lui répondre, elle acquiesça en silence, ne cernant toujours pas cette notion d’alchimie. Devant elle s’étendait une surface glacée que tout le monde semblait voir. Elle-même avait vu Akela geler le canal et pourtant lorsqu’elle posait sa main dessus, elle ne rencontrait aucune résistance et plongeait directement dans l’eau mouvante. Se relevant, elle toisa le duelliste qui lui faisait face et le scruta d’un air interrogateur avant de reporter son attention sur la danse mortelle qui se jouait entre le buffle et le loup.
Totalement pris au piège par la glace qui s’était refermée sur lui, le spectre de Bruce peinait de plus en plus à se maintenir hors de l’eau. Son importante masse, capable de contenir une incroyable quantité de fluide était tout ce qui le sauvait encore de la noyade. Sur la berge, son détenteur avait quelque peu changé d’expression. Il était tout à coup devenu très pâle et tremblait si fort que l’on pouvait penser que son corps était soumis un froid polaire.
— Tu as vu, Kaily ? C’est incroyable !
Rejointe par Matt, la blonde acquiesça, sous l’œil amusé du duelliste qui venait de s’adresser à elle.
— Matt, il faut que tu touches la glace ! Je crois que je deviens folle.
Intrigué par ses propos, il mit un genou à terre et apposa sa main sur la surface. Tout comme pour Kaily, celle-ci disparut sous l’eau et il la retira vivement, l’esprit aux aguets.
— Tu as vu ?
— Oui…
— Ce phénomène s’appelle Illusion Alchimique.
Ils se tournèrent vers le jeune homme qui leur faisait face et le toisèrent, indécis.
— Illusion Alchimique ? Comment ça ?
— Kiba utilise une technique basée sur une loi universelle et vérifiée. L’homme ne regarde qu’avec ses yeux et non pas avec ses sens.
— Je ne comprends rien, insista Kaily, complètement dépassée.
— La surface de canal vous paraît gelée, alors qu’en réalité, elle est aussi liquide qu’avant. Lorsqu’Akela a bondi sur le canal, il a concentré son fluide sous ses pattes. Cette technique lui permettait alors de rester à la surface, créant ainsi l’illusion qu’il marchait sur une étendue dure. À l’instant où il a utilisé son souffle glacial, Kiba a utilisé la technique d’illusion. Le leader des Shark était tellement absorbé par son propre spectre qu’il n’a pas prêté attention au sceau que Kiba avait formé. Il est donc persuadé que c’est le souffle d’Akela qui gèle la surface. En réalité, son hurlement n’a servi qu’à drainer une partie du fluide de son buffle.
— Mais comment cette technique peut-elle fonctionner ?
— Un duelliste et son spectre ont beau être deux personnes différentes et se compléter de façon intime, ils n’ont qu’une conscience. Le jugement du duelliste sera le jugement de son spectre. Et inversement. Une seule vision commune pour deux. Rares sont ceux qui savent en franchir la limite. En créant cette illusion, Kiba a persuadé Bruce que son spectre était prisonnier des glaces. Par conséquent celui-ci a tout fait pour le maintenir en surface sans se préoccuper du reste.
— C’est incroyable, s’extasia Kaily, réellement fascinée par un tel pouvoir. En fait Bruce est tellement convaincu que son spectre est prisonnier des glaces qu’il en ressent lui-même les effets. Regarde comme il tremble ! Ses lèvres sont si bleues…
— Cette technique est redoutable. Dangereuse même, n’est-ce pas ? émit alors Matt.
— C’est vrai, admit le duelliste. Elle peut l’être si celui qui la maîtrise ne sait pas faire preuve de discernement et si celui qui la subit n’a pas un esprit assez résistant.
Levant à nouveau les yeux vers les deux spectres, son amie poussa une exclamation de surprise lorsque Kiba lança sa dernière offensive.
— Akela, le sanctuaire du Loup.
Se déplaçant rapidement sur la glace, le grand loup poussa un long hurlement qui fit frissonner tous les duellistes présents. Sa fourrure immaculée se gonfla et se chargea de fluide tandis qu’un halo s’élevait au-dessus de lui, semblable à une aurore boréale. Bientôt apparurent des arabesques de fumée argentée qui se matérialisèrent en flottant. De chaque courbe aérienne jaillit un loup, semblable à Akela, mais dont les yeux bleu pâle, presque blancs leur conféraient un regard troublant et inquiétant.
— Encore une illusion ? demanda Kaily, immobile devant de telles manifestations de pouvoir.
— Non, pas exactement, lui expliqua le duelliste. Cette fois-ci, ils sont tous biens réels.
— Je ne comprends pas ! Kiba possède donc plusieurs spectres ?
— Non. Les autres loups représentent les vies qu’il reste à Akela.
— Les vies qu’il… de quoi ?
— L’histoire du sanctuaire des loups remonte aux temps anciens alors que les spectres et l’alchimie n’en étaient qu’à leurs premiers souffles. Pour beaucoup, les loups étaient des animaux sacrés, censés emmener l’âme des morts dans les plaines des Grands-Esprits. Un jour, un homme a voulu en apprivoiser un et l’animal a survécu durant sept générations. Il est mort sept fois avant de s’éteindre pour de bon. Les loups sont supposés ouvrir les chemins de l’éternité aux âmes des défunts. L’homme dont je vous parle est le fondateur du clan dont Kiba est issu. Cette faculté n’est héréditaire et propre qu’à leur famille.
— Alors Kiba est le seul à pouvoir créer un sanctuaire ? répéta Kaily.
— À priori, oui. Je n’ai jamais vu personne d’autre accéder aux vies de son spectre. Il faut une certaine spiritualité pour entre-apercevoir les vies restantes. Ce n’est pas donné à tout le monde.
— Mais alors… tu veux dire que son spectre peut mourir et revenir à la vie ? Sans que cela affecte Kiba ? C’est insensé.
— Comme je viens de te le dire, cela n’est propre qu’à sa lignée.
Kaily se détourna du duelliste avec l’impression de plonger en plein rêve. La réalité n’avait plus aucun sens pour elle et tout ce qu’elle connaissait était soudainement balayé. Elle regrettait à présent de ne pas s’être intéressée plus tôt à l’alchimie, tant les portes que celle-ci ouvrait étaient vastes. Le sanctuaire des loups touchait au mysticisme, quant à la spiritualité qui s’en dégageait, Kaily en était captivée.
Au milieu du canal, les huit loups blancs formèrent un cercle autour du buffle qui se débattait avec l’énergie du désespoir et ensemble, ils attaquèrent. L’acte ressemblait presque à un rituel pour la jeune fille qui ne put détacher son regard des ondes bleutées émanant de leurs corps. Une sphère miroitante, aussi lisse que du verre se forma autour d’eux, happant leurs silhouettes ainsi que celle du spectre prisonnier. Sa surface devint opaque et le silence retomba. Durant de longues secondes, il n’y eut plus un bruit et soudain le chant des loups s’éleva, comme s’ils étaient des centaines. Les longues plaintes avaient quelque chose d’immatériel et de transcendant.
Personne ne parla, n’osant troubler cet étrange instant où tous se sentaient coupés du monde. Les hurlements s’intensifièrent, tandis qu’à l’intérieur de la sphère, une onde invisible se propageait sur ses parois et en purifiait chaque parcelle. Lorsque celle-ci frôla le spectre de Bruce, elle s’y accrocha comme à un parasite et draina toute son énergie vitale.
Sur la berge, le jeune homme laissa échapper un cri de frayeur et son corps se crispa. Le teint livide, il chancela tandis qu’à quelques mètres de lui, Kiba fixait la sphère, le regard étrangement lointain. Une seconde plus tard, Bruce ploya un genou et s’effondra de tout son poids, le souffle court, l’extrémité de ses doigts gelée, les lèvres cyanosées.
Dans la sphère de glace formée par Akela et ses sept vies, le spectre de Bruce se dématérialisa sans plus opposer la moindre résistance. Les plaintes mystiques cessèrent petit à petit, puis tous se dissipèrent pour réintégrer l’esprit d’Akela, aussi furtifs qu’un souffle. Lorsque la sphère se dissipa totalement, il ne restait plus que lui et les arabesques de fumée sombre du buffle qui achevait de se dissiper. D’un pas lent, il marcha avec légèreté sur la surface qui semblait se dégeler et rejoignit son détenteur.
Lorsqu’il passa à la hauteur de Kaily, celle-ci fut frappée par l’intensité de son regard. Le spectre loup avait-il réellement vu les portes de l’infini ? Le silence qui accompagnait ses pas prouvait qu’elle n’était pas la seule à avoir été impressionnée. Même Matt ne disait plus un mot.
Entre les Ice Dogs et les Shark, un silence pesant s’était installé alors qu’ils continuaient à se faire face, indécis. Finalement, l’un des Shark rappela son spectre, bientôt imité par d’autres. Un instant plus tard, plusieurs arabesques s’élevèrent et la meute de chiens galeux disparut lentement. Aucun d’entre eux n’avait envie de subir le même sort que leur leader.
À terre, Bruce se redressa lentement et lança un regard perdu à Kiba qui le fixait sans ciller.
— J’ignore ce que ton spectre a subi Bruce, mais dis-toi bien que cela ne représente qu’une infime partie des souffrances que je te ferai endurer si tu cherches encore à t’emparer de cet endroit.
Le leader des Shark n’émit pas la moindre parole et évita chaque regard que lui lançaient ses équipiers. L’expérience qu’il venait de vivre était troublante, choquante et seule l’envie de fuir l’animait encore. Il se redressa en titubant, aussitôt soutenu par deux duellistes. D’un claquement de doigts, Kiba rappela Akela. Un léger sourire aux coins des lèvres, il rejoignit Matt et Kaily, incapables de garder leur contenance.
— Ce que tu as fait était vraiment troublant ! exulta Kaily. Le sanctuaire est vraiment quelque chose de fascinant.
— Prends garde à ne pas te perdre dans la fascination, la mit en garde Kiba. Elle n’est que le reflet de ce que nous ne pouvons pas toucher.