À R. et J.
J’ai rencontré André chez mes parents à Gand. J’avais dix-neuf ans, il était plus âgé de dix ans. C’est mon frère Jos qui l’avait amené à la maison, ils étaient amis.
Ce matin-là, je me réjouissais de passer la journée avec mes neveux Luc et Marc, jeunes garçons turbulents que j’adorais. Nous habitions rue des Instituteurs. Je suis la petite dernière. Ma mère aimait voir la maison pleine, mais on ne se retrouvait pas souvent tous ensemble à la maison. Mon frère Jos travaillait, moi-même j’étudiais, et ma sœur Marguerite avait sa propre famille avec son mari et ses enfants, Luc et Marc.
Cela devait être pendant les vacances scolaires, sans doute la Toussaint, car il faisait froid et le vent malmenait des paquets de feuilles mortes dans les rues et les coins de notre jardin.
Jos a poussé la porte d’entrée, lançant de bruyants bonjours, selon son habitude. Ma mère aimait beaucoup ses visites. Je descendis de ma chambre, la tête encore dans mes livres. J’étais heureuse et surprise d’entendre la voix de mon frère au salon alors que j’attendais les cris et les bousculades de mes neveux. De l’escalier je vis d’abord Jos, assis au piano et jouant je ne sais plus quel morceau, puis je remarquai un visiteur, grand, le visage ouvert, souriant, qui se tenait un peu en retrait. Je n’avais jamais rencontré un homme « beau et charmant », comme j’avais lu dans certains romans. Mais ce jour-là, j’ai vu André et j’ai senti qu’il était beau et charmant comme aucun autre homme. Je fus séduite immédiatement et entièrement, et fis tout pour le dissimuler à mes parents.
La journée de notre rencontre est devenue floue. Je ne sais plus combien de temps André est resté ce jour-là. Avions-nous bu un café accompagné d’un biscuit, comme nous le faisions lorsque nous étions réunis en fin d’après-midi ? Étions-nous sortis en promenade, ou au jardin, dans les feuilles tourbillonnantes ? Je ne me souviens que d’un grand bouleversement, comme si une bombe était tombée non loin de moi sans me blesser, me laissant désorientée mais reconnaissante d’être vivante. Lorsqu’André est reparti avec Jos, je suis demeurée longtemps sur le pas de la porte. Les bourrasques amenaient des odeurs d’automne, de bois fraîchement rentré, de jardins détrempés. Le vent courait le long des murs et soulevait les manteaux.
Cette journée passa. Il revint. J’étais transportée de joie et dans un état de grande confusion. Quand il était dans la pièce avec moi, j’avais des bouffées de chaleur et ma peau se marbrait de rouge sous le coup de l’émotion. Je cherchais à l’éviter et à me rapprocher de lui, m’occupais dans la cuisine, dans la cour, sortais dans le jardin. Les grands rhododendrons appuyés aux murs, leurs bourgeons dressés, semblaient tristes de la pluie incessante et attendaient. Le vieux poirier nu tremblait dans le vent.
Ma mère s’appelait Marie, elle était fière de son prénom et le portait avec une touchante gratitude. Ma grand-mère maternelle, « Mémé », qui a vécu longtemps chez nous, s’appelait Virginie, et avait souffert toute sa vie de ce prénom, je ne sais pas pourquoi.
André était prêtre, comme Jos. Ils enseignaient tous deux au séminaire de Gand. Le bâtiment massif, aux longs murs percés de fenêtres haut perchées, occupait un pâté de maisons entier, véritable forteresse. Seuls les séminaristes et leurs professeurs – tous prêtres – y avaient accès. Une porte de bois sombre en gardait l’entrée. Elle était percée d’un judas grillagé, ce qui permettait de surveiller les allées et venues. Je n’y suis entrée qu’une fois de toute ma vie, et seulement dans la salle des visiteurs, pour la collation après l’ordination de Jos. Pour notre mère, ce fut sans doute le plus beau jour de sa vie. Quel honneur, un prêtre dans la famille ! Et pas un petit curé dans une paroisse de campagne, non, un prêtre enseignant dans un séminaire !
Mon frère était heureux d’habiter dans la rue des Louveteaux, à cinq minutes à vélo, car en ce temps-là prêtres et séminaristes n’avaient pas le droit de prendre le tram. Un jour il m’avait expliqué, une lueur moqueuse dans le regard, que les trams leur étaient interdits parce qu’en période d’affluence on risquait d’être obligé de se serrer contre une femme. André, lui, habitait au séminaire. Peut-être aurait-il préféré habiter en ville, mais ceci nécessitait de trouver non seulement une maison, mais aussi une gouvernante pour la tenir – invariablement une veuve âgée aux mœurs irréprochables – ce qui n’avait probablement pas été possible.
Les premiers mois, nous nous sommes vus chez mes parents, parfois chez Jos. Contrairement à ce dernier, qui enseignait la théologie et les mathématiques, André s’était spécialisé en philosophie et langues anciennes. Les deux amis discutaient avidement, pendant des heures, de questions philosophiques. J’étais parfois le témoin silencieux de ces débats.
Au début, ma mère aimait bien André. Après quelques semaines, cependant, elle s’aperçut de mon trouble quand il était présent et commença à montrer quelque inquiétude. J’étais angoissée, malheureuse, et parvenais de moins en moins à le cacher. Je marchais jusque chez Jos dans l’espoir de voir André, et frémissais en sonnant. Quand il était là, je craignais le moment du retour chez mes parents dans les rues tristes. À la maison, je guettais les visiteurs, tournais en rond, et ne parvenais pas à étudier. Je me préparais aux Beaux-Arts, et j’aurais dû travailler dur. J’essayais de couvrir les deux années préparatoires en dix mois, et je savais mes lacunes. Mes crayons jonchaient la page salie de déchets de gomme, ma gouache séchait dans ses petits godets, les feuilles demeuraient blanches.
Le printemps arriva, notre tortue Marie-Louise sortit de son terrier un jour à midi, hagarde après son hibernation. À l’époque, elle avait une quinzaine d’années, et je crois qu’elle vit toujours. Mes neveux Luc et Marc s’élancèrent vers elle, lui présentèrent des nourritures. Ils pariaient entre eux que Marie-Louise mangerait une boulette de viande crue, une fleur de primevère, ou une croûte de fromage. Marie-Louise les ignora et marcha vers les radis que mon père venait d’apporter. Je la soulevai et caressai le dessin de ses écailles. Mais elle se débattit furieusement en faisant des moulinets avec ses pattes. Je la reposai dans la plate-bande, où elle croqua une feuille d’un air satisfait.
Mes examens de fin d’année approchaient, ce qui ajoutait encore à mon angoisse. Jamais je n’avais échoué jusqu’à présent. Qu’allaient dire mes parents quand ils verraient mes résultats, qui allaient sans nul doute être déplorables ? J’en étais tellement triste pour eux, surtout pour ma mère. Elle accordait une grande importance aux études et aux notes que nous obtenions en classe. À la maison, nous avions coutume de recevoir un cadeau le jour de distribution des résultats de fin d’année scolaire, pas le jour de notre anniversaire. « Ainsi, c’est plus juste, disait ma mère, parce que tu as mérité ton cadeau. »
C’est à Jos que j’ai parlé de mes sentiments pour André. Nous étions seuls chez lui dans le salon, il n’avait pas encore de piano, et me montrait un livre qu’il avait beaucoup aimé. Tout à coup, il m’apparut que ce pourrait être André, et non Jos, qui était assis près de moi sur le canapé et me parlait avec tant de confiance. Les larmes me montèrent aux yeux, et je fus prise de sanglots. En hoquetant, les mots parfois étouffés dans mon mouchoir, j’avouai à Jos que j’étais amoureuse d’André. Dès mes premières phrases Jos reposa le livre et se tourna vers moi, livide, le regard fixe. Il se leva, les épaules tombantes, les traits ravagés. C’était de sa faute, puisqu’il avait amené André à la maison. Il me regardait, incrédule, voyait mon visage défait couvert de plaques rouges. Il comprit la profondeur de ma détresse.
– Il ne faut pas te laisser aller, Jeanne. Il ne faut pas. Qu’allons-nous faire, mon Dieu, qu’allons-nous faire ? Mon Dieu, aidez-nous, qu’allons-nous faire ? Jeanne, pourquoi me dis-tu cela à moi ? Que suis-je censé faire ?
Il fit le tour de la table deux, trois fois, puis sortit. Il alla probablement chez nos parents jouer du piano. C’était sa manière de réagir quand quelque chose le tourmentait.
Je ne me souviens pas comment mes parents apprirent la nouvelle. Ce qui est sûr, c’est que ma mère pleura et me repoussa quand je fis le geste de me serrer contre elle. Il y avait faute, c’était ma faute. Et aimer un prêtre était une très grosse faute.
C’est quand même elle qui est revenue vers moi.
– Tu vas recommencer à travailler, Jeanne, et t’appliquer. Il n’y a pas de raison. C’est bien que tu nous aies parlé de tes sentiments pour André, mais maintenant la discussion est close. Tu as des examens dans trois semaines, tu vas t’y mettre dès aujourd’hui.
Je relevai la tête de l’oreiller où je m’étais réfugiée. Les cheveux en désordre, la peau des joues qui tirait de trop de larmes, je n’étais pas prête à reprendre quoi que ce soit, mais j’étais reconnaissante que ma mère me parle. Je me remis en effet à travailler, dans un état d’hébétude qui aurait dû faire pitié. Je ne revis plus André chez mes parents, et mes visites chez Jos furent interdites par décret parental.
Un jour venteux de début d’été je croisai André par hasard dans une rue près du séminaire. Je ne dis presque rien, toute occupée à le regarder en souriant. Lui non plus ne dit pas grand-chose, il retenait sa soutane qui battait dans les coups de vent. Il était moins gai que quelques mois auparavant, mais ses yeux, eux, étaient magnifiquement bleus.
Je passai mes examens miraculeusement, sans honneur ni médaille. On ne parlait plus d’André à la maison, mais on organisait mon départ pour Bruxelles où était l’école des Beaux-Arts.
Bruxelles était trop loin de Gand pour que je continue d’habiter chez mes parents. J’étais terrorisée par la perspective de m’éloigner d’André et ne prenais aucune initiative pour trouver un logement. Mes parents s’en occupèrent. Du temps de la guerre, mon père avait souvent apporté des légumes et des œufs chez une de nos voisines veuve qui élevait seule ses filles. L’une d’elle, Maddi, avait deux ans de plus que moi et vivait dans la capitale. Elle ne pouvait payer seule le loyer de son appartement et cherchait à le partager. Nos parents se mirent d’accord : j’allais habiter chez Maddi.
Une semaine avant le début des cours à l’Académie des Beaux-Arts, mon père m’accompagna à Bruxelles. Je n’y étais allée auparavant que deux fois, avec Jos, pour chercher des livres, et je connaissais à peine la ville. Le train était lent, on étouffait dans les wagons malpropres, je restais dans mes pensées en évitant de croiser le regard de mon père. Lui-même semblait absorbé par le spectacle des mouches qui sillonnaient la vitre. Une fois arrivés en gare nous avons par erreur pris le mauvais tram et nous nous sommes retrouvés dans une banlieue calme. Mon père m’a fait signe et nous sommes descendus du tram sur une grande place. Une église ancienne se dressait d’un côté de la place, et de là où nous étions, un parterre de fleurs exubérantes nous en cachait la porte. En cette fin d’été, les cosmos et des buissons de roses tardives embaumaient, et des abeilles s’affairaient autour. La beauté des massifs soigneusement taillés et le bourdonnement des insectes me distrayaient de ma tristesse. J’imaginais d’amples jardins fleuris derrière les larges façades, des enfants insouciants qui jouaient sur l’herbe et profitaient des derniers beaux jours des vacances. Ma rêverie fut interrompue par mon père.
« C’est beau ici », dit-il doucement. « Mais nous nous sommes trompés de direction, traversons la rue et attendons le prochain tram. »
Maddi vivait dans le sud de Bruxelles, dans un quartier où les maisons denses n’avaient pas toutes été reconstruites après les bombardements. Des pans de mur encadrant des tas de gravats surgissaient au détour d’un square. Les trottoirs étroits étaient salis d’ordures et des chats fuyaient sous les porches. L’appartement, au quatrième étage, était petit et tout en longueur. Du balcon et en se penchant on pouvait voir un dôme doré sur une colline de la ville. Mon père me quitta après de tendres embrassades, je ne pleurais pas mais j’aurais voulu que ma mère soit là.
Maddi et moi sommes petit à petit devenues amies. Bien que de familles voisines, nous nous connaissions à peine. Sans doute à cause de la guerre. Le premier mois elle m’apprit à fumer, le second à boire du vin. J’avais vingt ans et je me sentais tout à coup adulte.
Elle travaillait dans un magasin de vêtements, faisait des retouches et cousait pour les plus riches clientes. Elle était pauvre. Moi aussi, mais différemment. Comme je faisais des études je recevais de l’argent de mes parents. Elle était anguleuse, ses cheveux mousseux, d’une couleur indéfinissable entre le brun et le roux pâle, formaient une auréole autour de son visage. Ses yeux pétillaient et elle était souvent drôle. Elle avait un amoureux, Mike, qu’elle voyait tous les mardis. Parce que c’était le jour où les places de cinéma étaient à moitié prix.
À part le mardi, Maddi revenait toujours du travail à six heures, nous fumions un moment ensemble à la fenêtre, commentant les événements de la journée et les passants de la rue en bas, puis mangions notre dîner. À ses yeux j’étais une jeune fille sans expérience et sans histoire qui étudiait aux Beaux-Arts. Un soir je lui parlai d’André, et lui racontai tout : notre rencontre, mes visites chez Jos, mes aveux, la réaction de ma famille. Elle écoutait en fumant, attentive et lointaine à la fois. Elle conclut en disant que cette histoire expliquait les ombres dans mon regard.
Elle me convainquit d’écrire à André. Sans elle je ne l’aurais pas fait. La réaction de mes parents et de Jos à mes aveux avait été si lourde d’interdits sous-jacents que je n’y avais même pas pensé.
J’envoyai une première lettre à André, riche en descriptions et commentaires sur Bruxelles, mon nouveau logis, Maddi, et mes professeurs aux Beaux-Arts. Écrire son nom et l’adresse du séminaire sur l’enveloppe me remplit d’émotion. Il me répondit par une courte note disant qu’il était content de me savoir si bien installée dans ma nouvelle vie. Sa lettre contenait si peu, comparée à mes pages, que je fus déçue. À force de les relire je me convainquis que ses phrases étaient peut-être contraintes. Notre correspondance se poursuivit pendant deux ou trois mois sur un ton amical, ses billets répondaient fidèlement à mes longues missives. Un jour André m’annonça qu’il devait venir à Bruxelles pour une réunion.
Il faisait mauvais, la pluie et le vent fouettaient les rues comme le jour où nous nous étions rencontrés pour la première fois. J’avais cours jusqu’à trois heures et j’aurais dû rentrer directement à l’appartement pour finir un projet qui devait être rendu le lendemain. Au lieu de quoi je me dirigeais avec mon grand carton à dessin vers le Café des Arts, lieu de mon rendez-vous avec André. J’avais longtemps hésité avant de proposer cet endroit. J’allais me retrouver seule avec lui pour la première fois.
Il entra dans le café et je le pris tout d’abord pour un professeur des Beaux-Arts car il ne portait pas de soutane. De l’entrée il me vit et s’avança vers moi en souriant. Mon cœur battait très fort, cela devait se voir. Quand il fut tout près de moi, au lieu de me serrer la main, il me prit les deux mains dans les siennes et me regarda gravement.
Nous bûmes notre café l’un en face de l’autre. J’essayais d’apaiser mon cœur en parlant. Je racontais des histoires de famille et André écoutait en souriant, le menton posé sur le dos de sa main. Il rit à mon récit de Mémé. Retombée en enfance, elle vivait chez nous durant les dernières années de guerre. Pendant les alertes, toute la famille se réfugiait dans la cave, sauf Mémé, qui peinait trop dans les escaliers. Elle était si sourde qu’elle n’entendait pas les bombardements. Ma mère avait posé un vieux matelas dans le réduit sous l’escalier, et sur le matelas, une chaise. J’imagine que le matelas était censé diminuer les secousses causées par les explosions. À chaque alerte ma mère installait Mémé en équilibre précaire sur la chaise, tassée sous un édredon, avant de descendre elle-même à la cave. Nous étions distraits de la terreur des bombardements par les commentaires de Mémé lorsque nous la sortions de son réduit : « Cet orage est un des pires que j’aie jamais entendu », ou bien « Jeanne, vite, va voir qui frappe à la porte ». D’autres fois, nous retrouvions Mémé endormie malgré le vacarme, au chaud sous son édredon, un sourire sur les lèvres.
– La retrouver endormie sous l’escalier, je trouvais ça réconfortant.
– N’aviez-vous pas peur qu’elle soit ensevelie dans son réduit ? demanda-t-il.
– Je n’y pensais pas. J’étais surtout terrorisée à l’idée de perdre ma mère. Je connaissais une petite fille de mon âge dont la mère avait disparu sous les bombes au bout de la rue. Et vous, comment faisiez-vous pendant les alertes ?
– Eh bien, au tout début de la guerre, je me réfugiai dans un abri avec ma famille. Puis les Allemands ont commencé à recruter les jeunes Flamands parce qu’ils avaient besoin de toujours plus d’hommes au front. Alors j’ai fui avec des amis. Nous avons pris nos vélos, et nous avons pédalé jusqu’au sud de la France, fuyant devant les Allemands.
– Et votre famille n’a pas connu de représailles pour cette fuite ?
– Non, les Allemands avaient tellement de chats à fouetter, vers la fin, je suppose qu’ils n’arrivaient plus à faire face à tout ce qui se passait. Mes parents ont beaucoup prié, oui, vraiment beaucoup prié, et je suis revenu. J’étais en bonne santé, plutôt bronzé et musclé, dit-il en souriant. La seule chose qui reste, ajouta-t-il, c’est cette cicatrice.
Il montra une trace blanche en haut du front.
– Vous avez reçu un coup ?
– Non, j’ai heurté un rocher en plongeant dans une rivière pour échapper à des chars qui s’approchaient. L’eau était moins profonde que je ne pensais et j’étais passablement assommé.
Il souriait. Il y avait une chaleur merveilleuse dans sa voix. Il décrivait ces moments graves avec tant de sérénité. D’où cela lui venait-il ? Je l’écoutais et l’admirais.
André rompit le silence en montrant le carton à dessin et demanda s’il pouvait voir. Je me souvins tout à coup que je sortais du cours de nus, et que je n’avais à montrer que des croquis de la jeune fille déshabillée, notre modèle du moment. Cette pensée fugace me fit rougir et je répondis non. J’essayai alors de rattraper ma maladresse en lui expliquant que j’étais en cours de projet, il en verrait le résultat à notre prochaine rencontre. À ces mots il devint sombre ; il ne savait pas quand il pourrait revenir, mais continuerait à m’écrire.
Nous nous quittâmes avec une poignée de mains qui me laissa en feu. Je courus vers l’appartement tant bien que mal avec mon carton que le vent soulevait et retournait. Je m’installai à mon bureau afin de poursuivre le projet que je devais rendre.
Catherine se masse les tempes. Onze heures et demie déjà. Encore une soirée productive mais peu exaltante. Le mal de tête menace. Si seulement elle avait un amoureux, au moins, quelqu’un avec qui sortir ou manger. Depuis qu’elle a décroché ce poste de chercheuse à la Sorbonne, elle ne fait que travailler.
Elle va à la cuisine et se prépare une citronnade. Le ruban de miel s’étire et disparaît dans l’eau brûlante, la cuillère sonne contre la tasse. Catherine répète le geste pour l’entendre à nouveau : on dirait une cloche dans un paysage calme, des cyprès au loin. La Toscane.
Des rêves, tout ça. Elle doit s’y remettre pour au moins finir ce chapitre du livre. Elle a de la chance, l’université finance ses recherches pour son premier livre : l’abolition de l’esclavage et l’Europe. Beaucoup d’universitaires ne trouvent pas de fonds. Pendant sa thèse, rien d’autre n’existait que son projet de recherche, mais c’était normal, et l’effort en valait la peine. Elle est maintenant reconnue dans le petit cercle des historiens des dix-huitième et dix-neuvième siècles. Mais depuis qu’elle donne ses cours, Catherine voudrait commencer à vivre un peu, rencontrer des gens qui ne soient pas des étudiants ou des collègues. Même à Londres ou Berlin, où elle s’est plusieurs fois déplacée pour des conférences, elle ne s’est pas fait d’amis.
Elle pense aller voir sa mère pour le week-end. Changer d’air et fuir le bruit et la crasse de Paris en ce début d’automne. Au lieu de continuer son livre, elle réserve une place en train vers le Midi.
Le samedi matin, Catherine trouve sa mère occupée au jardin. Jeanne habite Loubian depuis trois ans, et partage son temps entre le jardin et quelques tentatives d’amitié avec les voisins. Elle n’a plus touché à ses pinceaux depuis le début de sa retraite. Catherine aimerait que sa mère dessine à nouveau, les livres qu’elle a illustrés sont dispersés dans la maison. La collection des Coccinelles, sa préférée, est soigneusement rangée sur l’étagère de sa chambre. Elle les aime, ces livres, la sève de son enfance. Pour elle, ces titres sont inoubliables, Les bottes du Petit Haricot, Les Aventures de Magda la Cane, Comment les Lucioles ont mangé la Lune…
La maison de Jeanne, au centre du village, s’adosse du côté nord au mur de soutien d’une ruelle qui la surplombe. À l’est et au sud des jardins en terrasse font face aux collines.
– Si tu ajoutes un rosier de plus contre cette façade, maman, tu ne pourras plus fermer les volets.
Catherine a trouvé un fauteuil de jardin encore utilisable et s’installe au soleil en jetant de temps en temps un coup d’œil vers sa mère. Jeanne n’aime pas les chapeaux, la large barrette noire qui retient ses cheveux gris laisse échapper quelques mèches folles. Ses pantalons sont vieux et pochés aux genoux, ses chaussures informes. Soigner ses plantes, c’est tout ce qui compte. Elle est plus petite et plus frêle qu’avant, semble-t-il. Difficile à dire avec ces vêtements.
– Oui, effectivement, répond Jeanne, une tige ébouriffée de racines dans la main, plissant les yeux, mais je ne peux pas jeter cette bouture, puisqu’elle a pris. Et comme c’est le seul endroit, il faut bien.
Elle se penche et s’affaire avec la bêche, verse du terreau dans le trou avant d’y plonger la bouture et de tasser la terre autour avec son pied.
– Maman, tu ne penses pas que ta forêt vierge est suffisamment touffue maintenant ? commente Catherine après que Jeanne lui montre les graines de catalpa devenues fines plantules vert tendre.
– Tu ne veux pas un plant pour ton balcon à Paris ?
– Mais maman c’est un arbre !
– Ne t’énerve pas, ma chérie, je trouverai un endroit pour les faire grandir.
Tout prend, ici. Les boutures, les graines, tout ce que Jeanne touche et approche du sol s’enracine et croît. De la folie. C’est peut-être pour ça que ses illustrations sont si différentes de tout ce que l’on voit d’habitude dans les livres pour enfants. Des plantes dessinées avec un soin botanique, abondantes, luxuriantes, souvent au centre de l’image. Quand elle était petite, Catherine adorait regarder à la loupe les personnages minuscules dans leur cadre de verdure.
Dimanche, Catherine se rend à l’épicerie de Loubian. La pièce est meublée d’une étagère avec boîtes de conserves, paquets de biscottes, paniers de tomates et poivrons, et d’un comptoir. Elle fait aussi office de café et de poste. Depuis la terrasse, au soleil, la vue plonge vers la vallée. Par temps clair on devine même les contreforts de la Montagne Noire. Catherine demande une carte pédestre du coin, et la tenancière se tourne vers un client assis devant une tasse vide.
– Non, il n’y a pas de carte pédestre, répond l’homme, la quarantaine, le regard intense. Je peux vous montrer quelques beaux chemins, vers les collines, par là-bas, fait-il, le bras tendu vers la gauche, ou bien si ça ne vous dérange pas de longer le bas des falaises, c’est très joli par là aussi. C’est de ce côté-là que j’habite, l’autre bras tendu vers la droite.
– Il y a un problème, avec les falaises ?
– On a eu pas mal d’éboulements, ces dernières années. Personne de blessé, mais quelques chevilles foulées. Il suffit de bien se chausser et de regarder où vous posez les pieds ».
L’homme intrigue Catherine, elle commande un café et reste un moment à feuilleter le journal. De toute évidence il connaît bien Loubian, mais n’a pas l’accent provençal. Ses vêtements sont bien coupés, un peu trop beaux pour la vie de village. Ils se présentent, il s’appelle Antoine. Elle annonce qu’elle passera voir sa maison du côté des falaises.