Le claquement des grilles résonne sans fin dans ces couloirs aux murs de briques, dépourvus du moindre ornement. Ma progression à l’intérieur du pénitencier est marquée par ces sons caractéristiques de la claustration. En bruit de fond, le brouhaha des échanges et des interjections en différentes langues remplace la rumeur de la circulation à laquelle les gens libres, ceux du dehors, sont accoutumés. Riton, le gardien qui m’escorte, ouvre et referme soigneusement chaque porte. De sa démarche lourde, en balancier, il me conduit dans la partie administrative de la prison en ponctuant notre cheminement par de brefs échanges dans son talkie-walkie. Je veille à me tenir à bonne distance de lui, attentif à ne pas frôler sa large épaule.
Arrivé devant la porte du directeur, le maton frappe trois coups et me fait entrer. L’homme sec qui siège derrière son bureau, avec son nez interminable, un véritable bec de toucan, me dévisage sans prendre la peine de se lever. Je m’approche, un peu intimidé. Les natures mortes aux murs, l’odeur caractéristique des meubles lustrés à l’huile de Tung, éveillent en moi un sentiment de déjà-vu. Je m’évertue à le chasser. Pas question de me laisser distraire maintenant.
– Bonjour Monsieur Bosset, installez-vous, je vous prie.
Je prends place sur le siège qu’il me désigne face à son bureau.
Le directeur tient ma lettre entre ses mains. Il rajuste ses lunettes et la parcourt rapidement. Puis il lève un regard perplexe par-dessus ses montures.
– Franchement, je ne sais pas que penser de votre requête. D’ordinaire mes… pensionnaires me sollicitent pour se plaindre de leurs conditions de détention, obtenir un élargissement de leurs parloirs ou bénéficier d’une sortie extraordinaire durant l’exécution de leur peine. Mais là…
Je me racle la gorge et me penche en avant.
– N’empêche que ma demande est tout aussi importante !
– Sans doute, toutefois, vous comprendrez que cela nécessite d’engager des moyens conséquents, de vous accorder du temps, à vous et aux autres détenus, de m’assurer que la sécurité ne sera pas compromise…
L’énumération de ces réticences m’alarme et je bondis sur ma chaise, prêt à balayer toutes les objections.
– Alors là, vous pouvez dormir tranquille, mon idée est totalement innocente. Sérieux ! Je vous garantis qu’il n’y a pas le moindre coup fourré là-derrière, aucun projet d’évasion en masse !
J’ai l’impression qu’il contient un sourire.
– Vous m’en voyez rassuré, mais j’aimerais quand même connaître vos motivations.
– Être privé de liberté, c’est déjà dur, franchement. Mais coupé de tout divertissement, ça s’apparente à de la torture… On n’est pas à Guantanamo, quand même !
Il fronce les sourcils. Je m’arrête, conscient que je me fourvoie, cherche mes mots, me creuse la cervelle en quête de l’argument qui me fera emporter la mise.
– L’enfermement, ça vous rend le meilleur des types frappadingue ! Pas étonnant que les prisons soient de véritables poudrières ! Tous ces gars, qui tirent leur peine ici, ils ont besoin de faire quelque chose de constructif pour éviter de dériver. S’intégrer dans un groupe, atteindre un but commun, c’est du positif. Ça leur montre leur valeur… ça les encourage à repartir sur de meilleures bases.
Je n’ai pas l’impression d’être l’auteur de ces phrases. L’argumentaire a jailli spontanément. J’enchaîne, sans contrôler la suite de mon discours, mais avec la certitude que je touche juste.
– Et puis, si l’expérience marche, pensez à la pub pour votre établissement. Directeur de prison modèle, c’est un joli plan de carrière, non ? Une occasion de faire parler de vous autrement. Parce que les manchettes de journaux, à chaque évasion, sur les prisons suisses aussi poreuses que du fromage, c’est pas tellement flatteur… Vous pourriez même être cité en exemple, devenir un établissement pilote, le concept pourrait être élargi à tout le canton, voire au-delà.
Mon interlocuteur frotte son interminable appendice nasal, comme si la réponse allait en jaillir, sorte de génie surgi d’une lampe à huile. Enfin, il tape du poing sur la table, comme un juge ponctuant son verdict.
– C’est d’accord, vous avez mon feu vert.
Transporté je le remercie, le salue, puis le remercie encore alors que Riton, devant la porte, me fait signe de sortir. Le directeur me rappelle sur le seuil.
– Monsieur Bosset ! Je serais encore curieux de savoir d’où vous est venue cette idée.
La question est délicate. Je hausse les épaules et lève machinalement la main vers mon thorax. Sous le tissu, la boursoufflure est palpable, ligne verticale qui me scinde en deux.
– Oh pour ça, le mérite est partagé…
Sept ans. L’âge de raison. Une étape symbolique. La révolution d’un cycle. Terme de la ligne, départ pour une autre voie, que je ne me souhaite pas de garage. Mes quelques affaires personnelles sont rassemblées sur la table. Je les introduis dans mon sac, une par une, en prenant soin de ne rien froisser. Avant de refermer mon bagage, je vérifie encore, sous les yeux de Thomas, le gardien, que l’inventaire est complet. Puis je jette un dernier coup d’œil sur la pièce triste et grise. Une serpillière oubliée traîne dans un coin du local aussi chichement meublé qu’une mâchoire de nonagénaire. Je la ramasse, la plie inutilement en quatre et cherche du regard un seau susceptible de l’accueillir. Finalement, ne sachant qu’en faire, je la repose sur le sol.
– C’est bon, on peut y aller, j’ai tout !
Nous empruntons un couloir pour quitter le quartier des femmes. J’entends encore, au loin, les pleurs d’un bébé et la comptine que sa mère lui chante pour le calmer. Pauvre Anna, elle n’aura pas fini de purger sa peine quand son fils aura dix-huit mois. L’idée du gamin placé en foyer jusqu’à la libération de sa maman me serre le cœur. Tout comme l’image de Valentine, qui vit si mal sa privation de liberté et en a encore pour quelques mois. Une gentille fille, trop naïve, prête à plonger seule et à payer le prix fort pour couvrir son mec.
À notre entrée dans le secteur hommes, des cris s’élèvent, on entend des coups frappés contre les barreaux. Sans le vouloir, Tom hâte le pas. Un bleu, il n’a pas encore eu le temps de se faire à l’ambiance de poudrière qui règne ici. Pour autant qu’on s’y fasse un jour.
Sept ans… Autant dire un bail. Et son point final. Difficile de réaliser. Bientôt les bruits de portes métalliques, de clés des matons, les insultes criées d’une cellule à l’autre ne seront plus que des souvenirs. Des images, des sons qui m’habiteront longtemps. On ne quitte pas l’univers carcéral sans avoir été marquée par ses codes à part, la brutalité des rapports interpersonnels, ses problèmes chroniques de surpopulation. Et pourtant la nostalgie me rattrape, accompagnée de sa cousine, l’appréhension de l’avenir.
Nous rejoignons le gardien qui se tient à la porte du pénitencier. Il m’accueille d’une claque amicale sur l’épaule. C’est Riton, un grand diable placide, en poste depuis quelques années. Un véritable colosse, pas question d’engager des personnages de zarzuela pour ce genre de boulot. Avant d’occuper sa fonction, il était guide de montagne. Une chute, en se portant au secours d’un client en mauvaise posture, a mis un terme à sa carrière. Les vertèbres cervicales lésées, il a troqué les cimes et les grands horizons pour les barreaux et les barbelés. Rien d’étonnant à ce que le gaillard ne soit pas réputé pour sa jovialité. Même si son sobriquet peut sembler amical, les détenus ne l’ont choisi que par dérision. La blague de Coluche « Pourquoi Riton ? Parce que c’est drôle ! » circule de cellule en cellule dans le but de démystifier l’autorité du personnage. Indifférent à ces sarcasmes, il me dévisage avec son flegme coutumier.
– Alors, Magali, c’est le grand jour ? Paraît que tu nous quittes ? T’en as de la chance ! Je compte sur toi pour pas remettre les pieds ici, hein, ne va pas nous foirer ta période de probation ! Enfin, tu connais ça mieux que moi…
Il m’adresse un clin d’œil entendu. Je lui renvoie un sourire. J’ai toujours apprécié son assurance tranquille, en dépit de ses airs bourrus, et la sensibilité que je pressens derrière son allure de dur.
– Clair, Henri, pas besoin d’être prophète pour t’assurer que je ne vais pas revenir. Mais surtout, ne le prends pas contre toi ou les collègues…
Gêné par ces paroles trop chaleureuses, incongrues en ces lieux, il chasse une poussière invisible de son uniforme soigneusement brossé.
– Je sais, t’inquiète, et je comprends.
Une poignée de main sobre pour marquer les adieux. Le discours, c’est dans son regard que je le lis. Des vœux de réussite aussi muets que sincères, assortis, peut-être, du regret de me voir partir. Je franchis les lourdes portes pour me retrouver dans la rue. Profonde inspiration. J’enfourche mon vélo électrique et, l’assistance réglée au minimum, appuie de bon cœur sur les pédales. Bientôt les bâtiments des établissements pénitentiaires disparaissent de mon horizon.
Je mets pied à terre pour savourer l’instant. Jamais je ne me suis sentie aussi légère. Il paraît que les travailleurs sociaux sont parfois contaminés par les problématiques qu’ils traitent. Je réalise maintenant qu’en signant ma lettre de démission, au terme de sept années de service, j’ai validé mon acte de libération.
Une sortie de prison ça se fête, même s’il s’agit d’une fin d’activité professionnelle. Pour marquer l’événement, papa m’a invitée à manger. Je suis attendue à midi précis, comme d’habitude.
Celle que j’appelle Rose, conformément à ses désirs, plutôt que Gertrude, son nom de baptême, m’ouvre la porte à peine ai-je effleuré la sonnette.
À la piscine, pieds nus et tête mouillée, ma belle-mère ne dépasserait pas le mètre cinquante-quatre, toutes vertèbres déployées. Mais, montée sur talons aiguilles et chignon choucroute à la rescousse, elle frôle le mètre soixante-neuf. Ce chignon ! D’un blond doré, crânement perché au sommet du crâne. Un authentique vestige des années soixante en plein vingt-et-unième siècle. La seconde épouse de mon père est vintage.
Elle offre à mes yeux sa raideur militaire, que dis-je, germanique, muscles et tendons bandés, de l’occiput au talon. Ventre concave, mollet fibreux, une morphologie de lévrier, la souplesse en moins.
Pour souligner sa minceur, elle porte en guise de robe un tricot rouge, qui lui arrive à mi-cuisse. Une ceinture en plastique, ornée de clous argentés, s’enroule en une double boucle autour de sa taille. Sa touche personnelle pour griffer le vêtement. « Che l’ai eu pour trois fois rien aux soldeu ! » s’empresse-t-elle de me dire, alors que, m’emprisonnant entre l’étau de ses bras secs, elle me plaque contre son sternum. Mon père, en retrait de deux pas, attend de pouvoir me serrer à son tour contre lui.
« Tu as ponne mine ! » m’assène-t-elle. Son élocution dure, hachée, martèle les mots, comme ses talons le parquet. Alors que je m’installe sur le coin de canapé qui m’est réservé, elle arpente son domaine d’un pas martial. Époussète un bibelot, en déplace un autre, tapote sur un coussin pour lui redonner forme.
« Tu as dout à fait raison, Makali ! » me mitraille-t-elle alors qu’elle passe devant moi, sans que j’aie ouvert la bouche. Un tel manque d’à-propos ne semble pas la déranger. Son confort psychique tient en trois mots : maîtrise, immuabilité et austérité. Car Rose est une survivante, grandie dans les décombres d’une Allemagne anéantie. La guerre et ses privations lui ont forgé un caractère d’airain. Plutôt que la jouissance d’une vie confortable, le laisser-aller et ses périls, elle a opté pour une discipline tous azimuts, le maintien des restrictions, prête en tout temps à faire front à une nouvelle période de chaos.
J’ai profité de cette rigueur dès mes onze ans. À raison d’un week-end par quinzaine, je rejoignais mon père, contrôleur au fisc, et sa dulcinée, pour quarante-huit heures d’ennui profond dans un environnement strictement ordonné. Seul Beethoven était convié à briser le silence qui nous enserrait. Impensable d’inviter une copine, ou de demander la permission de sortir. Jérôme, sous prétexte que les garçons sont plus turbulents, était, lui, prié d’aller se défouler dehors. Mon aîné a appliqué la consigne à la lettre. Quelques années plus tard, leader d’une bande, il jouissait d’un véritable prestige auprès des filles. Raison de sa paternité précoce, peu avant sa majorité. Les responsabilités n’étant pas son fort, il a vite pris le large. Imprégnée du sens du devoir, la famille a accueilli en son sein Maude, son ex-petite amie, et Lola, le bébé.
De mon côté, retranchée dans ma chambre, je dessinais ou triais sans me lasser mes perles par catégories de taille, de couleur et de forme. Ma belle-mère applaudissait ma docilité, calquée sur celle de mon père. « Elle est chentille cette petite, elle ne fait pas peaucoub de bruit. »
À mille lieues de ces souvenirs, Rose poursuit son gymkhana de la cuisine au salon, incapable de tenir deux minutes tranquille sur une chaise. Pour elle, l’immobilité s’assimile à la mort. Contrainte de s’asseoir le temps du repas, elle pique quelques feuilles de laitue d’une fourchette impatiente.
Pendant que papa et moi, armés de nos couverts, prenons d’assaut une viande trop dure, elle poursuit ses élucubrations. Sa conversation tient du monologue. Des idées désordonnées jaillissent du cours tourbillonnant de sa pensée sans qu’elle prenne la peine de les rendre intelligibles à ses interlocuteurs. Habitués de la chose, nous mastiquons en silence, en échangeant de temps à autre un regard de connivence. À quoi bon réagir, nos réponses ne franchiraient pas son tumulte intérieur.
À la faveur d’une escale de Rose à la cuisine, mon père reprend vie.
– Alors, contente d’avoir quitté ton boulot ?
– Oui, note que c’est pas totalement fini puisque je dois encore être entendue dans le cadre d’un recours contre un refus de libération conditionnelle.
– Ah bon ? C’est pas habituel, ça, non ?
– Non, pas tellement. En principe, le juge d’application des peines tranche sur la base de rapports écrits. Mais dans ce cas précis, je connais très bien la situation et toutes les démarches que le détenu a entreprises en vue de sa réinsertion. On n’a vraiment pas compris pourquoi la libération conditionnelle ne lui a pas été accordée. Son avocat a pensé que mon témoignage direct apporterait un plus.
– René, ch’ai un souci avec la clé du puffet !
Mon père bondit sur ses pieds pour se porter au secours de sa moitié. Il revient quelques instants plus tard, chargé des assiettes à dessert. Je l’aide à les disposer sur la table tout en soupirant.
– Pff… je regrette d’avoir pris un mois entier de congé. Tout ce temps libre… Vivement que je commence ce nouveau job !
– T’occuper de malades, ça va pas être tellement plus gai que les détenus…
– Je suis pas payée pour me marrer.
C’est moi qui ai amené le dessert. Une pique un peu mesquine sous couvert de gentille attention. Alors que ma belle-mère débarrasse les vestiges du repas, je lui sers une généreuse part de fondant au chocolat. Lorsqu’elle découvre cet amoncellement de calories dans son assiette, elle se fige, me jette un regard désemparé. Un court instant, sa prunelle me révèle son être authentique, sa difficulté à vivre et les contradictions qui la forgent. Sa volonté affûtée lui hurle de jeter aux ordures ce dessert généreux. Sa morale intransigeante s’insurge, on ne gâche pas la nourriture ! Le vernis social fait pencher la balance et elle s’acquitte jusqu’au bout de l’absorption du dessert. Si elle marche tout l’après-midi, elle aura expié son excès ce soir. Ébranlée, je sens la culpabilité me tirailler les tripes. Mon acte de rébellion a pris un goût amer. Je me juge lâche de cette attaque détournée. Quelle gloire espérais-je trouver à titiller ainsi ma belle-mère ? Mon paternel, fidèle à lui-même, a fait mine de ne rien remarquer. Il nous sert les cafés, puisque dans la distribution stricte des affaires ménagères, cette tâche lui incombe.
À treize heures trente, Rose déclare la visite terminée. Soulagée, j’embrasse mon père, qui s’empresse de se réfugier derrière les pages économiques de son quotidien. Après une brève étreinte, Rose me pousse en direction du palier.
Adieu la soldate, adieu la belle-mère.
Alors que je fais claquer mes talons en haut des escaliers, la trachée en feu, mon train annonce son arrivée dans un grincement à vous fissurer les molaires et m’asphyxie d’un grand remous d’air fleurant les freins en surchauffe.
Ouverture des portes. Les voyageurs se déversent au milieu de la cohorte des candidats au départ.
Le stress me fait littéralement piaffer devant le distributeur de billets et je frappe de mon index comme un pic-vert sur l’écran tactile. L’engin traite ma demande avec une nonchalance toute informatique.
Destination Genève. Deuxième classe. Via quoi ? Au plus court, évidemment ! Oui, ticket journalier. Demi-tarif, c’est ça. Vite, viiiiiiiiite. La machine rechigne devant ma coupure de vingt francs, l’avale pour la recracher avec répugnance, s’y reprend à trois fois avant de l’absorber enfin. Elle me restitue la monnaie pièce après pièce, comme défèquerait une chèvre constipée. « Veuillez patienter pendant l’impression de votre titre de transport ». Dans ma panique, j’ai failli l’oublier, celui-là. Mon billet en main, je m’élance vers le train qui démarre en douceur vers ma destination. Sans moi…
– Et merde, merde ! ! !
L’adrénaline retombe instantanément, laissant la place à un grand vide, un moment de désarroi complet, vite remplacé par une rage sourde. Je n’arriverai jamais à l’heure à mon rendez-vous. Une convocation ratée au Tribunal, ça peut chercher loin… Je sors la lettre de mon sac et consulte le paragraphe sur les sanctions que j’encours si je m’avisais de leur faire faux bond : « Le défaut de comparution, sans justifier d’une excuse légitime, peut entraîner la condamnation à une amende d’un montant maximal de CHF 1’000.- ». Et voilà ! Alors que je me suis toujours fait un point d’honneur de préserver la pureté de mon casier judiciaire, cette assignation à comparaître, portant sur un de mes anciens dossiers, va faire de moi une hors-la-loi !
Peu de chances qu’un train manqué figure dans la liste des excuses légitimes. J’envisage un instant de prétexter le cas de force majeure, un arbre tombé sur les voies, par exemple. Mais je m’aperçois aussitôt que mon mensonge sera éventé. Un tel accroc dans la mécanique bien huilée des horaires CFF ferait à coup sûr la une du prochain flash infos… Le témoin qui ment effrontément à la justice pour se soustraire à ses foudres, le remède est pire que le mal. Autant protéger une récolte d’une attaque de sauterelles en la faisant brûler. Un truc à revisiter des lieux familiers, mais à titre de pensionnaire cette fois.
Affolée je fais les cent pas, incapable de trouver une solution à cette impasse. Un coup d’œil à l’affichage m’apprend qu’un omnibus arrive dans quatre minutes. J’avais calculé mon horaire avec une marge de plus de vingt minutes, le Tribunal d’application des peines et mesures se trouve à un quart d’heure de la gare. Au sprint, je peux peut-être encore rattraper le coup. Soucieuse de répondre aux injonctions de la Justice, je me sens prête à arracher sa trottinette à un bambin une fois arrivée en gare de Genève, si ce forfait me permet de me refaire de quelques secondes sur mon retard. Dans l’impasse, mes pulsions de délinquante se confirment…
Au terme d’une attente interminable, mon train apparaît enfin. Si l’on peut qualifier ainsi la sorte de rame de métro qui investit les rails en lieu et place de l’Intercity à deux étages qui m’a échappé quelques minutes plus tôt. Je m’y installe avec le sentiment d’avoir troqué le destrier de Zorro contre l’improbable monture de d’Artagnan le jour de son entrée dans Paris.
Au coup de sifflet du contrôleur, le convoi s’arrache à la gare. Enfin je progresse vers mon but et je vais pouvoir mettre à profit le temps du trajet pour me remémorer le dossier Gonzàlez. Je tiens à appuyer sans réserve sa demande de mise en liberté anticipée. Prenant place sur un siège constellé d’auréoles douteuses, je sors de ma sacoche mon ordinateur portable.
Une fois le document ouvert, j’ai beaucoup de difficulté à focaliser mon attention sur mes notes. Hypnotisée par l’horloge sur mon écran qui égrène les minutes sans pitié, je mesure l’ampleur de mon retard au rythme poussif de mon véhicule. Alors que j’attends le coup d’accélérateur qui nous emmènera à notre allure de croisière, je sens le train ralentir pour finalement s’échouer dans une gare dont je ne connaissais même pas l’existence. Les portes s’ouvrent sur des voyageurs fantômes. Consciencieux, le conducteur reste à la station pendant d’interminables minutes. À côté de moi, un homme tonitrue dans son téléphone portable.
– Ben oui je pars aujourd’hui, puisque je suis en vacances, pourquoi j’attendrais demain ? T’es con ou quoi ?
Je retourne à mes observations en me rongeant les ongles, m’efforçant de fixer ma pensée sur le cas Gonzàlez. L’homme mérite mon soutien après les efforts de réinsertion qu’il a consentis et bien que j’aie terminé mon mandat aux services pénitentiaires, il m’importe de rendre des comptes précis sur les suivis que j’y ai effectués. Il en va de ma crédibilité. Or mon futur professionnel, jusque-là serein, prend des allures de voie de garage, à l’image du destin de mon convoi.
– Je suis dans le train, comment tu veux que j’y aille à l’aéroport ? T’es con ou quoi ?
Dopée à l’adrénaline, je sursaute à ces mots et hésite à me planter les doigts dans les oreilles pour me soustraire à ce discours affligeant.
Finalement, notre convoi redémarre. Je fixe à nouveau mon ordinateur tout en me maudissant de ne pas avoir pensé à l’option taxi, qui m’aurait certes ruinée, mais permis de sauver mon destin. Il est huit heures quarante-trois, l’audience débute à neuf heures précises. Je relis encore une fois ma convocation : « Par ailleurs, le témoin peut se voir convoquer de nouveau, voire amener au Tribunal par la force publique. »
– Mais je vais à Genève ! Tu crois que je le prends où, l’avion ? T’es con ou quoi ?
Je me retourne, prête à déverser toute ma rage et ma frustration sur mon insupportable compagnon de voyage. C’est alors que notre train ralentit pour s’immobiliser en rase campagne. Pas même un spectre de gare à l’horizon, encore moins des voyageurs, juste quelques vaches qui ruminent en nous ignorant ostensiblement.
J’ai envie de jeter mon ordinateur à terre, de le piétiner tout en déchiquetant ma veste avec mes dents, mais je reste figée sur mon siège, anéantie par l’impuissance. Les passagers ont interrompu la lecture de leur journal ou la musique dans leurs écouteurs et se regardent, interrogateurs.
– Ben oui, si le train avance plus, j’y arrive comment à l’aéroport ? T’es con ou…
Une annonce dans le haut-parleur coupe la question à laquelle j’ai déjà répondu en mon for intérieur.
« Pour des raisons indépendantes de notre volonté, nous devons effectuer une halte imprévue. Notre train arrivera en gare de Genève avec vingt minutes de retard »
Neuf heures moins dix. Je n’ai pas le courage de téléphoner au greffier pour lui annoncer ma défection en tant que témoin.
Pas nécessaire, d’ailleurs, puisque justement mon cellulaire sonne, en affichant le numéro du Tribunal. Accablée, je décroche.
– Oui, j’ai pris le train et …
Un fonctionnaire me coupe la parole pour me débiter d’un ton gêné :
– Ici le Tribunal d’application des peines et mesures. Je dois vous informer qu’un accident est survenu sur l’autoroute et Monsieur le Juge est pris dans un énorme embouteillage. Il aura au bas mot trois quarts d’heure de retard. La séance est ajournée, nous vous enverrons une nouvelle convocation. Vous êtes venue en train, disiez-vous ? Excellente idée ! La voie des rails est tellement moins stressante que la route !
Niveau d’huile vérifié, cache replacé, le moteur du Touran, fleuron de l’ingénierie allemande, ne demande qu’à ronronner. Matthias essuie ses mains sur un chiffon et referme le capot avec précaution. En contournant la voiture, il lui effleure le flanc d’un geste affectueux. Certes, le véhicule est un peu lourd, sa coupe manque de sportivité, mais Matthias a fini par apprécier sa ligne trapue et ne regrette pas son achat. Une concession supplémentaire faite avant la naissance de Yaël. Pour le jeune père, force est de reconnaître que le pouvoir de persuasion d’une femme enceinte égale celui d’un terroriste ceinturé d’explosifs. La mort dans l’âme, il a renoncé, voilà un an, au bolide de ses jeunes années au profit de la bonne berline familiale. Désormais attaché à elle comme à un membre de sa famille, il la bichonne, la nettoie et la lustre avec une attention irréprochable.
Des piaillements dans son dos le font se retourner. Sophie s’approche, en tenant leur bébé en larmes. Sa démarche sautillante n’apaise en rien l’enfant.
– Yaël ne veut pas dormir ! Tu pourrais prendre le relais un moment ? » Elle amorce un mouvement de recul alors que Matthias tend les bras. « T’as vu tes mains ? Tu vas quand même pas lui mettre du cambouis dessus ! »
– Il faudrait savoir ce que tu veux à la fin ! Installe-le à l’arrière, alors. Un petit tour en bagnole, rien de mieux pour le faire verser.
– Non, ça lui donne de mauvaises habitudes. On n’arrivera jamais à l’endormir dans son lit si on entre dans ce jeu-là.
Matthias hausse les épaules.
– Tu as l’art de te compliquer la vie… Ça me dérange pas, moi, de l’emmener faire une virée le soir.
Le regard de la jeune mère noircit. Le nourrisson redouble de protestations lorsqu’elle interrompt ses sautillements.
– Je te crois sur parole ! Mais justement, j’aimerais que tu changes tes habitudes et que tu prennes tes responsabilités.
– Tu deviens lourde, là, tu sais ? Maintenant il faut que je teste le moteur, s’il tourne bien. C’est pour votre sécurité, d’ailleurs ! Mais je viendrai m’occuper de Yaël dans un petit moment.
Sans laisser à sa femme le temps de riposter, Matthias s’installe au volant et démarre le véhicule. Il quitte le garage en faisant crisser les pneus.
Les gestes automatiques de la conduite, la route qui se déroule devant lui, l’apaisent immédiatement. La dispute oubliée, libéré de toute pensée, le jeune père retrouve le sourire alors qu’il pousse les régimes du moteur. Le véhicule est lourd, malgré tout, il en a sous le capot. Décidé à tester ses limites, Matthias l’engage sur une bretelle d’autoroute. Le bitume fraîchement rénové s’offre à lui, déserté en cette fin de soirée. Le conducteur appuie sur l’accélérateur. Les arbustes de la haie centrale se bousculent dans sa vision périphérique, pressés de passer derrière son épaule. Il jette un coup d’œil au compteur. L’aiguille tutoie déjà les cent cinquante à l’heure. Matthias freine brutalement. Le coup de sonnette de son GPS vient de lui signaler un radar posté à un kilomètre de là. Il l’aborde à la vitesse réglementaire, non sans afficher une mimique goguenarde. Le danger passé, il accélère et l’aiguille reprend sa progression sur le cadran.
À cent soixante, il déboîte sur la voie de dépassement. Autant éviter la collision avec un véhicule respectueux des limitations. La berline continue d’accélérer progressivement, obstinément, lui évoquant la charge d’un rhinocéros. Ses pulsations s’accélèrent lorsque les rugissements du moteur couvrent le son de la radio. Sous ses mains, le volant ne frémit même pas. La voiture, avec une tenue de route remarquable, tient sa trajectoire au millimètre. Un coup d’œil au compteur lui révèle qu’il frise les deux cents à l’heure. Matthias pèse de tout son poids sur la pédale de droite, déterminé à faire cracher à son Touran tout ce qu’il a dans le ventre.
À deux doigts des deux cent vingt, un clignotement bleu dans son rétroviseur attire son attention. Il plante sur les freins et jure entre ses dents. Derrière lui, les gyrophares l’ont pris en chasse, toutes sirènes hurlantes.
Dimanche d’automne, aussi réjouissant qu’une débâcle amoureuse. Le moment idéal pour sombrer dans la neurasthénie ou commencer son bilan de vie. Encore une semaine avant de pouvoir me plonger enfin dans mon nouveau travail, je me découvre atteinte d’un burn-out de l’inaction.
Ce soir, nous vivons la grande bascule de Brumaire à Frimaire. L’idée éveille en moi des élans révolutionnaires. Quoi de plus honnête que d’oser désigner les mois pourris par ce qu’ils sont ? Je les estime, les sans-culottes et leur calendrier, aux antipodes des pompiers modernes qui abordent brume et crachin avec un sourire conquérant et le muscle saillant.