Merci avant tout à Véronique
de m’avoir fait découvrir le cœur dans la montagne… !
« La nature peint à notre place,
jour après jour, des tableaux d’une infinie beauté
pour peu que nos yeux les voient. »
John RUSKIN
« I dit not believe because I could not see
Though you came to me in the night
When the dawn seemed forever lost
You showed me your love in the light of the stars. »
Dante’s Prayer, Loreena McKENNITT
Automne 2015
Il l’entendait encore geindre faiblement, par intermittence. La plainte misérable arrivait jusqu’à lui des tréfonds de ce gouffre obscur, puis le silence recouvrait tout à nouveau, angoissant. L’instant suivant, un aboiement malheureux, pitoyable, éclatait à nouveau, suivi d’une longue lamentation qui déchirait cette trompeuse sérénité. L’animal semblait avoir recouvré un peu d’énergie depuis qu’il avait entendu son maître l’encourager de la voix.
– Allez mon gars, tiens bon, j’arrive ! Pauvre vieux, je vais te sortir de là, tu vas voir… T’inquiète pas…
Il avait assuré sa corde à un arbre tout proche et s’était engagé dans la faille, vaguement dégagée de la broussaille qui la recouvrait partiellement, pour y glisser son corps sans trop d’encombre. Un coup de chance que le petit terrier ait gémi au moment où il passait à proximité ! Il n’aurait jamais pu imaginer cette crevasse cachée sous un lit dense de buissons. Quelle saleté ! Dieu seul savait combien d’animaux s’étaient pris au piège. Une végétation quasi inextricable cachait traîtreusement la brèche qui s’étendait sur quelques mètres. Des petites plaintes aiguës rythmèrent sa laborieuse descente. C’était un vrai miracle de le retrouver vivant après quelques jours de recherches infructueuses ! Il s’était mis en route une dernière fois sans trop d’espoir mais il avait bien fait ! Le hasard, la chance l’avaient guidé jusqu’au bon endroit, au bon moment, puisque les plaintes de l’animal avaient éveillé son attention alors qu’il s’en retournait penaud.
Hasard ? Chance ? Comme sa femme aurait jubilé en ce moment ! « Tu vois, je t’avais bien dit qu’on pouvait lui faire confiance ! » aurait-elle asséné d’un ton fort, empli de contentement, où percerait un accent de triomphe. Elle avait tellement insisté pour que son amie (celle-là même qui l’agaçait, lui, prodigieusement avec ses histoires abracadabrantes d’énergie cosmique, un ramassis d’inepties et autres fadaises de doux illuminés brouteurs d’herbettes et de graines germées) ratisse au peigne fin la carte de la région au moyen de son pendule ridicule. Il en avait ricané intérieurement, l’observant à la dérobée avec un petit air de dédain. Après tout, si ça pouvait faire plaisir à sa femme et assurer la paix du ménage, soyons magnanime ! Cette même amie avait été catégorique. Le chien se trouvait dans ce périmètre et il était vivant ! En désespoir de cause, et pour faire taire ces satanées bonnes femmes qui paraissaient si sûres de leur fait, il avait repris une ultime fois ses recherches dans la région indiquée. Et bingo ! Il devait bien se rendre à l’évidence que c’était un sacré coup de veine ! Sa fierté en prenait un coup. Ah, il allait en entendre ce soir ! Ses oreilles sonnaient déjà désagréablement. Au moins le chien était vivant… C’était bien le principal.
Un battement de queue frénétique l’accueillit tandis qu’une odeur pestilentielle lui agressait violemment les narines. Cela le conforta dans l’idée que ce lieu avait dû servir de sépulture à bon nombre de bêtes malchanceuses. L’idée lui vint qu’il allait falloir certainement signaler l’endroit. On ne savait jamais, un accident était vite arrivé. La preuve ! C’était même étonnant qu’aucun chasseur avant lui ne l’ait fait. Depuis des décennies, la montagne était très fréquentée. Il aurait pu y tomber lui-même. L’espace était étroit avec un sol plus ou moins inégal qui permettait de s’y mouvoir tout de même de manière aisée. Le terrier couleur fauve, au poil hirsute, gisait juste à ses pieds, au milieu de la caillasse et des ossements d’animaux divers. Il gardait la tête tournée en direction de son sauveur. Il tenta de se lever à l’arrivée de son maître mais un gémissement misérable fit comprendre à l’homme que la pauvre bête était blessée. Il s’agissait sans aucun doute d’une patte cassée ou sérieusement démise.
Le peu de lumière qui leur parvenait, grâce à la trouée pratiquée dans la végétation qui les surplombait maintenant, lui permit de constater que la blessure ne semblait pas trop grave. Il s’empressa de caresser l’animal qui lui faisait fête malgré son extrême faiblesse. Il le flatta longuement de la voix et de la main. Il se sentit absurde d’être aussi ému mais c’était un fait qu’il s’était attaché à cette petite boule de poils, compagnon fidèle de ses pérégrinations sylvestres, et était heureux de pouvoir mettre un terme positif à cet épisode.
– Allez, on va pas trop traîner ici mon pauv’vieux, hein ? Ça pue la mort dans ce trou !
Ça n’est qu’au moment où il s’apprêtait à remonter grâce à sa corde, le chien solidement harnaché autour de sa poitrine au moyen d’une large bande de tissu, qu’il le vit. Il poussa involontairement un cri de surprise plutôt que de réelle frayeur.
Il demeura un instant interdit, incrédule devant cette vision déroutante. Il prit une profonde inspiration, ferma un instant les yeux pour s’éclaircir les idées, puis dut finalement se rendre à l’évidence. Tenant toujours contre lui son animal calmé par la chaleur de son corps et les battements rythmés de son cœur, il s’approcha pour s’assurer que ses yeux ne lui jouaient pas de vilains tours. Non, malheureusement c’était bien ce qu’il avait cru entrevoir quelques secondes plus tôt. Le squelette désarticulé gisait au milieu de quelques lambeaux de ce qui avait dû être son vêtement, de la toile grossière déchiquetée, certainement par des rongeurs ou des carnassiers. Rien ne laissait deviner s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Il ne restait plus qu’un tas d’ossements, en partie éparpillés. Le chasseur sentit sa nuque se glacer devant ce spectacle pour le moins incongru. Qui pouvait bien être ce pauvre bougre ? Que diable faisait-il dans ce trou ? Et depuis combien de temps ce corps humain gisait-il ici ? Une seule chose était sûre : pour lui en tout cas, plus d’urgence. Sa priorité était de ramener son chien qui commençait à s’agiter contre sa poitrine, le reste n’était plus de son ressort.
Même époque, quelques jours plus tard
Il était en retard. Elle soupira d’agacement en refermant d’un geste brusque le journal qu’elle avait parcouru de long en large sans vraiment le lire.
Ils s’étaient fixé rendez-vous à 14 h et il était déjà presque 14 h 30. Virginie consulta sa montre pour la énième fois. Elle aimait les gens ponctuels et cet inconnu qui devait la rejoindre commençait déjà à l’horripiler. Elle détestait perdre son temps et encore plus en faire perdre aux autres. D’ailleurs, fidèle à son habitude, elle était arrivée largement en avance. Elle avait ingurgité son deuxième café (elle hésitait à en commander un troisième tout en étant pratiquement sûre de le regretter plus tard dans la journée) et sa quatrième cigarette finissait de se consumer sur le bord du cendrier. Elle fumait toujours trop quand elle était énervée. Malgré un agacement grandissant, elle tenta de se persuader que ça n’était pas si grave finalement. Après tout, elle était aussi bien ici, à se dorer au soleil sur une terrasse, plutôt qu’enfermée dans son minuscule bureau étouffant. La journée était belle, exceptionnellement douce pour la saison. Il y avait longtemps qu’on n’avait pas vécu un mois d’octobre aussi clément. L’automne étalait sa lumière chaude, ses couleurs mordorées et sa douceur incroyable avec indécence, tel un exhibitionniste en goguette, sans faire mine de vouloir y mettre un terme.
La jeune femme avait pris place sur la terrasse du café de l’Union et savourait ces brefs instants de béatitude solitaire. Elle semblait en effet être la seule à pouvoir ou vouloir profiter du soleil à cette heure-là. Le village somnolait dans la douce lumière de l’automne. Peu de badauds déambulaient dans la rue qui menait à la petite gare pour continuer ensuite jusqu’aux hameaux surplombant toute la vallée. Les vacances terminées, les enfants avaient tous repris, avec plus ou moins d’enthousiasme, le chemin de l’école. Quelques rares véhicules circulaient par moments. Peu d’immatriculations étrangères désormais, plutôt des gens de la région. Il faudrait attendre la promesse des premiers flocons lors des prochaines vacances d’hiver pour assister à nouveau au cortège incessant des touristes.
Elle venait de parcourir la presse locale qui annonçait en gros titre racoleur la découverte d’un corps à l’état de squelette au cœur de la forêt surplombant le village. Elle frissonna. Et dire que ce corps gisait là-haut, tout près de là, depuis Dieu sait combien de temps sans que personne ne le sache. Combien de drames se déroulaient en ce moment même, dans l’indifférence ou l’inconscience générale ? songea-t-elle. Elle avait pris connaissance avec beaucoup d’intérêt de cet article concernant un fait divers plutôt hors du commun et était plongée depuis un bon moment dans ses réflexions quand on lui adressa soudain la parole.
Elle leva les yeux vers la personne qui s’était immobilisée tout près d’elle et qui la fixait en souriant d’un air interrogateur, main tendue. Il s’agissait d’un homme élancé, d’allure sportive, décontracté, brun, dans la trentaine, portant des vêtements de marque et des lunettes de soleil qu’il avait ôtées élégamment au moment de la saluer et qui avaient dû coûter une petite fortune, selon l’estimation avisée de Virginie. Un coup d’œil lui avait suffi pour se forger une idée générale du playboy qui se tenait face à elle. De toute évidence il soignait son apparence dans les moindres détails et travaillait son effet auprès de ses interlocuteurs. C’était tout à fait le genre d’homme à faire la une d’un magazine people. Il arborait une coupe de cheveux à la façon des sportifs du moment, courte sur les côtés et savamment longue sur le dessus. La jeune femme le jaugea rapidement, tout en se gardant bien d’en tirer des conclusions hâtives. La vie s’était chargée d’apprendre à Virginie à se méfier des apparences. Bien qu’extrêmement séduisant, le jeune homme paraissait trop sûr de ses charmes. Sa première impression à elle était souvent la bonne mais depuis quelque temps elle n’osait plus trop s’y fier.
– Vous devez être Virginie ! Monsieur Lachat avec qui j’ai eu plusieurs contacts téléphoniques assez récemment, m’a dit que j’aurais rendez-vous avec sa collaboratrice. Veuillez m’excuser pour ce retard. Vraiment, je suis confus. Ça n’est pas dans mes habitudes mais mon associé m’a appelé à la dernière minute concernant des démarches administratives et toutes sortes de petites affaires urgentes et ennuyeuses, qu’il valait mieux régler sans tarder, de la paperasserie à remplir, et je n’ai pas vu le temps passer. Business is business. Vous devez savoir ce que c’est, avait-il ajouté en dévoilant des dents parfaitement alignées, d’une blancheur immaculée.
Elle avait acquiescé d’un sourire, sans prononcer une parole. En réalité, le monde des affaires lui était totalement étranger. D’ailleurs, elle était une parfaite novice dans la façon de procéder pour mettre en place un projet d’envergure, comme cette exposition qu’elle s’apprêtait à mettre sur pied. L’idée seule lui donnait déjà le vertige et des sueurs froides. Mais il ne fallait pas que cet homme aguerri s’en rende compte et s’imagine être confronté à une débutante ignare affublée d’un total manque de professionnalisme. Sa poignée de main ferme et fraîche plut instantanément à la jeune femme.
Alors qu’elle n’avait pris ce poste que tout récemment, un diplôme d’une prestigieuse école de tourisme en poche, son patron l’avait désignée responsable de cet ambitieux projet. La suite logique des opérations lui imposait de se transformer en guide particulier du jeune homme fringant assis en ce moment même en face d’elle. En effet, elle se trouvait être la seule de leur énergique petite équipe à maîtriser parfaitement l’anglais. Son stage d’une année en Angleterre était encore tout frais et bien présent dans son esprit. Une autre raison évidente avait été le fait d’être plus ou moins l’instigatrice de cette idée de rétrospective de l’œuvre d’un peintre qu’elle appréciait tout particulièrement depuis sa plus tendre enfance.
L’artiste, internationalement reconnu, avait séjourné dans cette région alpine quelque 150 ans plus tôt. Cet épisode de sa vie n’était pas forcément connu du grand public. Dans le cadre de la promotion touristique, l’idée de mettre sur pied une exposition avait été largement approuvée par le comité de la Commission culturelle, malgré les coûts importants que cela engendrait. On supputait des retombées économiques bien plus importantes encore. Cette manifestation, relayée par des médias internationaux, coïnciderait avec le centenaire de la mort du peintre et se trouvait de ce fait être une occasion unique, dans un cadre touristique, de focaliser l’attention du public et de faire découvrir la région à une large échelle. D’autre part, les responsables contactés à Londres s’étaient montrés immédiatement enthousiasmés par cette offre.
C’est ainsi que Virginie, fraîche émoulue de son illustre école, s’était retrouvée à mener à bien et à terme (de manière pleinement satisfaisante elle l’espérait de tout cœur, mettant tous ses espoirs dans cette aventure pour prouver sa valeur) un projet qui lui avait déjà valu quelques nuits blanches.
– Je suis ravie de faire votre connaissance, Monsieur… ?
– Andrew, appelez-moi simplement Andrew, si vous le voulez bien. Vous me permettez de vous appeler par votre prénom également ?
Elle s’était sentie rougir légèrement (ce qui l’avait prodigieusement agacée) avant d’acquiescer et de poursuivre :
– J’espère que vous avez fait bon voyage et que votre première nuit ici s’est passée dans les meilleures conditions ! Nous avons jugé intéressant de vous loger au même endroit que le peintre lui-même lors de son séjour ici.
Elle émit un petit rire cristallin :
– Avec un peu d’amélioration tout de même !
– Merveilleux ! L’endroit est magique ! Je ne m’attendais pas à mieux, ni pour le logement, ni pour le décor et l’environnement qui se trouvent être simplement grandioses. Je comprends mieux pourquoi mon ancêtre paraissait tellement apprécier la région.
Virginie tomba des nues. Elle ne s’était pas imaginé se retrouver confrontée à un descendant de l’illustre peintre.
– Vous faites partie de la famille du grand Edward Milton ?
Je suis impressionnée et intimidée !
Andrew éclata de rire et ses yeux pétillèrent de malice, ce qui ajouta encore à son charme indéniable.
– Il n’y a pas de quoi, je vous assure ! Je n’ai rien fait pour mériter vos éloges. Il existe un dicton : on choisit ses amis mais pas sa famille, non ? Mais, en toute franchise, je dois bien avouer que je suis très fier de pouvoir perpétuer la mémoire de cet artiste merveilleux à travers le monde. Il possédait un talent immense. C’était un peintre déjà très estimé de son vivant. C’est d’autant plus vrai de nos jours d’ailleurs. Nous recevons régulièrement des propositions d’expositions à travers le monde entier. Il est particulièrement apprécié au Japon où plusieurs rétrospectives ont déjà vu le jour.
Virginie ne put qu’approuver les dires de son interlocuteur. Sans transition, Andrew désigna le gros titre du journal posé sur la table, à côté du verre qu’on venait de lui servir et tenta de le déchiffrer à voix haute avec un accent abominable qui fit sourire Virginie :
« Découverte macabre sur les hauts de Salvan »
Il grimaça comme pour s’excuser de sa prononciation approximative et questionna :
– Ça parle de votre village, si je ne m’abuse ? Je vois son nom écrit ici… N’est-ce pas ? En revanche, je n’arrive pas à traduire ce mot « macabre » en anglais. De quoi s’agit-il ?
– Effectivement c’est une sordide histoire qui s’est passée près d’ici. En réalité, il s’agit d’un fait divers plutôt hors du commun, du moins pour la région, répondit Virginie en souriant à nouveau, mais de manière plus réservée.
Elle ne fit pas mention, volontairement, de la terrible tragédie qui restait vivace dans toutes les mémoires locales. Un drame qui avait défrayé la chronique une vingtaine d’années plus tôt et avait plongé dans l’horreur et la stupéfaction toute une population, tout un pays1.
Elle reprit :
– Un chasseur vient de découvrir un squelette humain dans une cavité au milieu de la forêt qui surplombe notre village. La police scientifique se charge de déterminer depuis combien de temps la victime se trouve au fond de ce trou. On ne sait pas encore s’il s’agit d’un homme ou d’une femme et surtout comment il ou elle a bien pu se retrouver là. Ensuite, au fur et à mesure des éléments découverts, j’imagine qu’il y aura une enquête ciblée pour déterminer s’il y a eu des cas de disparitions non résolues à l’époque du drame. En revanche, si les faits remontent à trop longtemps, il semble évident qu’on ne connaîtra jamais l’identité de la victime. C’est un résumé de ce que raconte l’article de presse.
Andrew avait paru surpris et Virginie avait cru bon de préciser que la découverte d’un cadavre n’était pas une affaire très courante pour la région et pour un petit village comme le sien. Ce genre d’affaire allait alimenter les cancans et demeurer au centre des conversations de bistrot durant plusieurs semaines. Elle concevait aisément que des grandes cités comme Londres étaient beaucoup plus propices à toutes sortes d’exactions terribles devenues peu à peu monnaie courante et de ce fait frôlant la banalité. La découverte d’un cadavre n’est jamais banal, même chez nous, avait-il rétorqué, mais il pouvait bien concevoir la stupéfaction qu’engendrait une telle nouvelle dans ce petit village paisible en apparence, avait-il encore souligné d’un air entendu.
Après avoir terminé leurs consommations, ils allèrent visiter les locaux où se déroulerait l’événement. La salle d’exposition était vaste et lumineuse, donnant plein sud. Andrew parut ravi, les infrastructures semblaient parfaites pour recevoir les œuvres de son célèbre parent dans des conditions optimales, et surtout dans un cadre aussi idyllique. Virginie lui confirma que tout avait été prévu pour sécuriser et assurer les tableaux. Ils auraient encore pas mal de paperasserie à rédiger et signer. Il leur restait quelques semaines avant la mise en place de l’exposition. Entretemps, Andrew allait pouvoir mettre à profit son court séjour de deux ou trois jours ici pour peaufiner avec Virginie les détails de toute l’organisation sur place. La charmante jeune personne dont il venait de faire la connaissance serait une agréable alternative à ses soucis personnels, un bol d’air vivifiant avant de rentrer chez lui et de retrouver le quotidien stressant et harassant d’une mégalopole telle que Londres.
Après s’être quittés devant l’hôtel en fin d’après-midi, ils s’étaient donné rendez-vous le soir-même, dans un restaurant de la plaine. Virginie avait été prise de court par la proposition de l’Anglais. Son patron lui avait parlé d’accompagner le jeune homme en journée et de lui faire vaguement visiter la région, pas d’agrémenter ses soirées.
Elle n’avait pas voulu paraître impolie. Elle était restée muette sur le moment et avait juste ouvert la bouche pour marmonner le premier nom de restaurant qui lui venait à l’esprit, tout en pestant intérieurement. Il était indéniablement sympathique et charmant et rien ne s’opposait à l’idée d’échanger un repas avec lui. En principe. Elle aurait dû tout de suite lui rétorquer qu’elle n’était pas libre. Ce qui était d’ailleurs vrai. Il allait falloir avertir Mélissa qu’elle ne viendrait pas ce soir la rejoindre au pub, comme toutes les semaines, histoire de boire un verre vite fait avant de rentrer se coucher et de se rouler en boule dans son lit, bien à l’abri, en compagnie de Capsule, son chat. Elle envoya immédiatement un texto à Mélissa, prétextant se sentir un peu patraque. Pourquoi ne lui disait-elle pas tout simplement la vérité ? Elle n’avait pas envie de se lancer dans des explications avec sa meilleure amie qui lui aurait posé quantité de questions. Non, elle n’en avait pas le courage. Tout comme elle n’avait pas le courage de rejoindre le jeune homme au restaurant non plus d’ailleurs. Elle pesta contre elle-même et sa faiblesse. Elle se sentait tellement mal par moments. Elle se considérait comme une inadaptée à la vie, aux gens, aux règles de la société. Pourtant elle avait fait beaucoup d’efforts ces derniers temps et des progrès aussi, il fallait le souligner. Son travail l’obligeait à côtoyer quantité de gens et elle s’en trouvait généralement heureuse. Mais voilà, c’était son travail. C’était une tout autre histoire dans la vie privée.
La salle bourdonnait de conversations feutrées qui se mêlaient subtilement aux notes de musique. Ce doux ronron, associé à la chaleur agréable de l’intérieur, rendirent instantanément Virginie légèrement euphorique. Ou bien était-ce dû, au moment de passer la porte du restaurant, à la vue du jeune homme attablé à quelques pas d’elle, qui lui adressait un sourire charmant ? Elle avait mis un soin tout particulier à sa tenue. Une fébrilité intense l’avait envahie, s’était emparée de son corps et de son esprit durant les deux heures qui l’avaient séparée de leur rendez-vous improvisé. Elle réalisait pleinement qu’elle se comportait comme une adolescente attardée. Elle avait une conscience aiguë de son irrationalité par moments, passant de la joie à l’angoisse en quelques secondes. Crainte, appréhension, ça n’était plus la Virginie d’autrefois qui la fixait dans le miroir ce soir-là. Elle s’était observée, sans indulgence ni concession. Elle avait terriblement maigri. Mais plus grave encore, la nouvelle Virginie était pétrie de peurs irraisonnées. Elle avait la nette impression d’être en proie à une phobie sociale totalement étrangère à sa personne d’autrefois. C’était plus fort qu’elle. Elle avait d’ailleurs abordé à plusieurs reprises le sujet avec sa psy lors de leur entrevue hebdomadaire. Était-elle folle d’accorder autant d’importance à un simple rendez-vous de travail ? Elle ne se reconnaissait pas dans cette attitude, devenue une habitude en elle depuis son histoire avec Cédric. Elle était devenue une vraie poule mouillée. Sa mère, protectrice à l’excès, l’aurait encouragée à être prudente, lui aurait dit de prendre garde, la trouvant encore trop fragile, trop vulnérable, tout le contraire de ce que tentait de lui inculquer sa psy… À qui faire confiance désormais ? L’étranger ravivait en elle, à lui tout seul, toutes ses peurs… Ça n’était qu’un repas après tout, quelle histoire pour un simple rendez-vous ! Elle se faisait une montagne d’une broutille.
D’une démarche mal assurée, elle pénétra dans la salle à l’atmosphère feutrée. Pourvu que ses mains ne soient pas moites au moment de le saluer ! Elle détestait cette sensation de ne pas être maîtresse de son corps. Le problème ne se posa pas puisqu’il se leva prestement tandis qu’elle s’approchait de la table et s’avança vers elle, tout sourire, pour lui déposer un baiser sur la joue comme à une vieille connaissance. Virginie, prise de court, rougit instantanément et ragea intérieurement contre cette réaction épidermique si rapidement déclenchée chez elle. Décidément cela faisait trop longtemps qu’elle vivait recluse, un rien la déstabilisait. La rougeur s’accentua encore lorsqu’il lui fit compliment de sa tenue, au moment où elle s’installait en face de lui. Pour justifier son trouble, elle fit une remarque anodine sur la chaleur presque suffocante des lieux contrastant avec la fraîcheur extérieure. À sa grande désolation, son ton un peu trop contraint trahissait son mal-être.
Une gêne palpable s’était insidieusement immiscée entre eux. Le changement de décor peut-être, le cadre plus flou, à cheval entre le monde rassurant du travail qui imposait ses propres limites raisonnables et ce lieu de tous les possibles, de toutes les libertés, mettait Virginie mal à l’aise et la rendait nerveuse. Qu’avait-elle fait ? Elle n’aurait jamais dû accepter cette invitation en dehors des heures de travail ! Elle avait juste l’envie de prendre ses jambes à son cou. Elle s’était volontairement imposé des règles monastiques, repoussant systématiquement les invitations de son entourage, refusant toute forme de mondanité ou même simplement de participer à une vie sociale « normale » depuis… depuis Cédric. C’était si difficile de se laisser aller à un peu de gaieté, d’insouciance ! Et pourtant elle s’y employait vaillamment depuis ces derniers mois, avec l’aide précieuse des rares amis à qui elle faisait vraiment confiance, comme Mélissa et Stéphanie, sa psy ! Elle se sentit soudain submergée par une bouffée d’angoisse bien malvenue. Elle était tombée bien bas pour mettre sa psy sur la liste de ses amis. Andrew sentit sa réticence à se retrouver ici en sa compagnie et tenta de dégeler l’atmosphère par quelques remarques anodines sur le décor.
Il parut un instant décontenancé, désarçonné par son attitude glaciale. Cette fille semblait avoir un souci évident de communication. Il fuyait comme la peste les gens lunatiques, ou « à problèmes », comme il avait l’habitude de les nommer. La vie est trop courte pour se créer ou entretenir plus que de raison des soucis et s’entourer de gens ennuyeux, mince ! Amusons-nous tant qu’il est temps ! Nous sommes jeunes, pourquoi se prendre la tête alors que la vie nous offre quantité d’occasions de nous réjouir et de faire la fête ? Non, décidément, il ne se laisserait pas aller à ressasser des idées mornes et tristes, bien qu’il ait aussi eu, comme tout le monde sa part du gâteau. Pas ce soir, en si charmante compagnie. Cette fille dont il venait tout juste de faire la connaissance lui avait plu d’emblée. Elle avait paru de nature plutôt réservée au premier abord. Puis elle avait démontré des moments d’intense fébrilité à laquelle semblait se mêler une angoisse diffuse qu’il n’aurait su définir. C’était comme une crainte de perdre sa maîtrise, peut-être. Fallait-il mettre cela sur le compte de la timidité ? Pudeur, frayeur, doute, manque de confiance en elle ? Il allait bien trouver un moyen de la détendre, cette délicieuse brunette un peu coincée et d’humeur versatile. Il avait juste envie de lui dire : « Allons, ne sois pas si nerveuse, détends-toi bon sang ! Je ne vais pas te manger tout cru ! ». Il avait vraiment l’impression d’être le loup en compagnie du petit chaperon rouge ! Il décida de mettre d’emblée l’accent sur les raisons de sa venue en Suisse.
– Comment en êtes-vous arrivés à vouloir organiser cette exposition ? Un petit village comme le vôtre ? Une ambition démesurée, non ? avait-il lancé, narquois et légèrement provocateur.
Virginie, soulagée de pouvoir prendre appui sur un terrain connu, avait exposé avec passion son point de vue sur l’artiste et son ton enthousiaste, soudain éloigné de toute idée morose, avait fait sourire Andrew. Elle s’animait, son regard pétillait de plaisir. Elle lui conta comment cette idée de transposer les tableaux ici lui avait paru tellement évidente en contemplant une toile de l’artiste représentant sa région. Cette œuvre l’avait particulièrement touchée lors de la visite d’un grand musée londonien, tant par la nostalgie qu’elle lui procurait que par la magie qui s’en dégageait, voire la curiosité qu’elle semblait susciter auprès des visiteurs.
– Votre enthousiasme est contagieux ! Je dois dire que je suis de plus en plus ravi de cette opportunité de passer un peu de temps dans votre pays. Ce voyage en Suisse, effectué par mon ancêtre durant sa jeunesse l’aurait profondément marqué, selon les dires de ses proches. On en retrouve des traces dans les correspondances de l’époque. Cela fait partie de l’histoire, je dirais même de la légende familiale. Je l’ai entendu mentionner à de nombreuses reprises depuis ma plus tendre enfance. C’est flagrant si on étudie sa production artistique de l’époque. À ce sujet, d’ailleurs, il y a un point particulier que j’avais envie d’aborder avec vous. Une partie des œuvres directement reliées à cette période de sa vie, conservée avec soin par la famille, n’a jamais été dévoilée au public. Il s’agit pour la plupart de croquis, de sanguines et d’aquarelles, avec une ou deux toiles à l’huile. Ce qui est étonnant et surprenant venant d’un peintre paysagiste comme lui, c’est le fait que toutes ces œuvres demeurées confidentielles représentent un personnage. En l’occurrence, toujours le même, la même devrais-je dire. Une femme, jeune de toute évidence. Certaines de ces esquisses ont même un caractère franchement érotique, entre nous soit dit. Vous pouvez aisément imaginer l’attrait qu’elles pouvaient exercer sur un petit garnement curieux, séjournant chez ses grands-parents durant les vacances et qui s’ennuyait à mourir entre ces vieux murs suintants d’humidité ! poursuivit-il, facétieusement. En venant ici, j’avais un peu l’intention de mener ma petite enquête pour tenter d’élucider ce mystère. Ces dessins sont restés secrets jusqu’à sa mort, au moment où ses héritiers, ébahis, les ont sortis de leur cachette. Je dois vous dire que, toujours selon la légende familiale, cette découverte a fait scandale à l’époque, dans le cercle restreint de la famille et des amis proches, bien entendu.
À l’écoute de ces révélations pour le moins inattendues, Virginie sentait monter en elle une fièvre à laquelle elle ne s’était pas préparée. Après tout, cette soirée n’était peut-être pas une si mauvaise idée ! Andrew se serait-il livré aussi aisément dans un autre cadre, moins propice aux confidences ? C’était un scoop formidable, une grande première et ils allaient (elle allait !) peut-être avoir le privilège de présenter des œuvres inédites du grand artiste. Quelle aubaine ! Incroyable opportunité qui serait probablement un tremplin pour sa carrière ! Elle n’en revenait pas de sa chance !
– Ce que vous me confiez là me surprend beaucoup. Et vous seriez d’accord de présenter ici ces œuvres inconnues du grand public ? Ça serait réellement fantastique ! Cela donnerait une tout autre coloration à la manifestation. Cette nouvelle perspective me donnerait presque le vertige…
– Ne vous emballez pas trop vite ! Rien n’est fait, c’est juste une idée qui me trotte dans la tête depuis pas mal de temps déjà. Votre proposition d’exposition m’a donné l’envie de creuser un peu cette période de sa vie. Mon ancêtre a laissé pas mal de correspondance, des documents en tous genres que ma famille a conservés avec ferveur. La plupart n’ont qu’un intérêt mineur, je le crains. En outre, certains d’entre eux sont en français et personne n’a eu l’envie ou l’occasion jusqu’à ce jour de se plonger dans leur contenu. D’autre part, aucun biographe n’a encore eu l’idée de se pencher sur la vie de l’artiste. En tout cas, ma famille n’a jamais eu aucune demande en ce sens et n’a d’ailleurs jamais ressenti le besoin de décortiquer tous ces papiers. Je suis le seul, je crois, que ce mystère titille un peu. Ma venue ici serait donc une belle occasion de les faire lire à quelqu’un. Vous, peut-être… ?
– J’en serais infiniment honorée ! Cela pourrait illustrer à merveille la période qu’il a passée ici… Si vous êtes prêt à me confier ce trésor, je vais tout faire pour m’en rendre digne !
– Comme je vous l’ai dit, ne vous emballez pas trop. Ils n’ont probablement aucun intérêt. Il y a très peu de documents en français, quelques lettres. Il y a cependant un cahier, couvert d’une écriture très fine. Je l’ai feuilleté sans rien y comprendre, bien évidemment ! J’ai juste repéré des prénoms ainsi que des noms de famille, par ci, par là, à plusieurs reprises au fil du texte, dont celui de mon aïeul. Est-ce que les noms de Bouchaton et de Grivod vous disent quelque chose ?
– Ce sont des noms de famille bien connus et courants dans la région, ça ne fait aucun doute. Beaucoup de gens les portent encore de nos jours dans les alentours ! J’ai moi-même de la famille qui portait ce nom de Bouchaton, si on remonte assez loin dans la généalogie. Je me rappelle en particulier d’une femme. Une certaine Jeanne, je crois, qui doit être mon ancêtre de je ne sais plus trop combien de générations. Ne prenez pas cet air étonné ! Si je me souviens de son prénom c’est grâce à mon grand-père qui adorait raconter des histoires de famille. Il m’avait expliqué à de nombreuses reprises, quand j’étais petite, que cette femme avait eu le courage d’émigrer en Argentine avec ses nombreux enfants en bas âge à la mort de son mari, je crois. Un de ses fils était finalement revenu s’installer au village par la suite, une fois devenu adulte et avait fondé une famille ici. C’est pourquoi la lignée a continué en Suisse également. Et que je suis là pour vous en parler ! Mon grand-père était un passionné d’histoire et un membre actif d’une association créée ici en Valais qui cherche à entrer en contact avec les descendants d’immigrés. Je crois me souvenir qu’il était parti il y a quelques années en Argentine pour y rencontrer des passionnés comme lui. Ça m’intéresserait vraiment beaucoup de feuilleter ce cahier, si vous êtes d’accord de me le confier. Ça pourrait éventuellement être un support pour créer notre brochure de présentation de l’exposition. En fonction de leur valeur historique, ces documents pourraient ensuite être présentés au public, toujours avec votre consentement bien entendu. Quelle merveilleuse idée ! Si je m’attendais à une telle nouvelle !
– À l’évidence, vous êtes la personne qu’il me fallait. C’est absolument parfait !
Andrew avait éclaté de rire devant l’enthousiasme débordant et contagieux de la jeune femme. Ravi, il écoutait et regardait Virginie qui avait rosi de plaisir à la pensée réjouissante de la plus-value que pouvait apporter cette découverte fascinante. Cette pseudo-enquête commençait à lui plaire à lui aussi. Il n’aurait pu envisager plus agréable compagnie. La glace semblait être enfin brisée. La jeune personne qui se tenait face à lui avait désormais une attitude franche et amicale.
Malgré sa réserve des premiers instants de leur rencontre, elle lui avait plu d’emblée avec ses grands yeux d’un brun doré ourlés de mascara qui en accentuait la profondeur. Sa silhouette était menue, presque enfantine. Il avait toujours eu un faible pour les silhouettes fines et élancées. Andrew songeait à une danseuse, délicate et aérienne, en l’observant à la dérobée. Elle possédait une finesse et une grâce dans les mouvements qui trahissaient la pratique assidue de la danse ou d’un sport. Peut-être était-ce simplement le produit de son imagination mais elle le charmait particulièrement. Sans doute se trompait-il complètement et ne devait-elle cette grâce qu’à mère nature en personne. Auquel cas, cette dernière l’avait largement comblée de dons. Elle était vraiment délicieuse, légèrement intrigante aussi. Elle laissait paraître un petit côté vulnérable qui le touchait particulièrement. Il n’aurait su dire si c’était son regard de biche effarouchée un peu effrayée et perdue qui l’avait le plus intrigué au premier abord, sous des airs assurés qui n’arrivaient décidément pas à donner le change. Elle était, comment dire – il cherchait les mots qui pouvaient la qualifier… émouvante, attachante ? Craquante, sûrement ! Ce bref séjour semblait soudain moins terne et plat qu’il ne se l’était imaginé en arrivant ici. Cette occasion de voyage en Suisse lui avait servi d’échappatoire. Quitter Londres pour quelques jours était la meilleure décision à prendre. La seule pensée de côtoyer encore plus longtemps Sophia lui était devenue insupportable, surtout après leur dernière confrontation. La perspective nouvelle de passer du temps avec Virginie changeait radicalement la donne et le mettait soudain d’humeur joyeuse.
Embarrassée et gênée d’être l’objet d’une attention aussi soutenue, Virginie repoussa avec agacement une mèche de sa longue chevelure rebelle derrière l’oreille et le fixa à son tour d’un air bravache. Il lui sourit d’un air songeur avant de reprendre la parole. La conversation dévia peu à peu sur des sujets divers, sans aucun lien avec le peintre. Après de longues minutes animées, Andrew, dont le portable ne cessait de vibrer, l’avait priée de l’excuser. Il devait prendre connaissance des nombreux messages qui s’accumulaient. Après quelques minutes, ayant informé Virginie que son emploi du temps était plus chargé que prévu, il proposa à la jeune femme de fixer au lendemain matin très tôt l’excursion qu’elle désirait organiser à son intention afin de lui faire découvrir quelques lieux incontournables de la région, dont certains avaient été visités par son ancêtre en personne. Cette perspective apportait forcément un intérêt supplémentaire à la visite. Ils auraient ainsi tout loisir de profiter d’une longue journée ensemble. Il réitéra sa promesse de lui montrer les documents appartenant au peintre au cours de la soirée qui marquerait la fin de son court séjour. Il devrait ensuite, à son grand regret, déjà rentrer en Angleterre. Sa messagerie croulait sous les sollicitations incessantes de son associé. Son travail l’appelait à Londres et ne souffrait plus aucun retard.
Au grand dam de Virginie, le charme du jeune homme opérait un peu trop rapidement. Les réticences qu’elle avait eues au début s’évaporaient comme neige au soleil. Ses craintes s’étaient soudain envolées. Elle se sentait tout à fait ravie d’avoir accepté le rôle de guide. Cette idée l’excitait et l’accablait à la fois. « Ne t’emballe pas si vite, ma vieille » se répétait-elle comme un mantra tout en se brossant les dents ce soir-là. Si elle en parlait avec Mélissa, oserait-elle lui avouer qu’elle avait longuement fixé ses mains durant le repas pour s’assurer si une alliance y brillait ? Rien, même pas l’ombre d’une marque. Elle était folle, une vraie gamine. Elle se coucha avec une impatience à peine contenue d’être déjà au lendemain. Elle tenta de se convaincre que c’était uniquement la perspective de la découverte de documents inédits qui la mettait dans cet état. Le sommeil fut long à venir.
Le ciel couvert et menaçant n’ébranla pas l’enthousiasme d’Andrew et Virginie et c’est avec un optimisme à toute épreuve qu’ils parcoururent la région, même après que quelques gouttes se furent mises à tomber. Les lieux visités provoquèrent des exclamations d’admiration de la part de l’Anglais. Virginie ne savait pas trop si elle devait s’en réjouir ou s’en offusquer. Elle avait franchement l’impression qu’il se moquait un peu d’elle. Elle osa lui avouer le fond de sa pensée et il jura ses grands dieux qu’il était parfaitement sincère tout en se fendant d’un sourire moqueur. Ils trouvèrent un abri, alors que la pluie perdurait, pour mordre avec plaisir dans le pique-nique que Virginie avait eu la bonne idée de préparer. Ils parlèrent à bâtons rompus, évoquant la plupart du temps la vie de l’artiste mais déviant par moments sur la leur, chacun leur tour. La jeune fille se dévoilait plus que lui, sous le feu répété de ses questions. Les demandes demeuraient évasives et se cantonnaient à son expérience professionnelle. Rien de personnel. Mais elle ne s’en formalisait pas, au contraire. Virginie n’en revenait pas de se sentir aussi à l’aise en présence de cet homme dont elle ignorait encore l’existence deux jours auparavant. Elle lui parla de ses études, de ses divers stages à l’étranger, en Angleterre entre autres. Ils échangèrent avec enthousiasme sur le sujet durant de longues minutes. Puis ils rentrèrent au bureau pour se mettre à l’abri de la pluie qui avait redoublé de force et élaborer ensemble les premières touches de la maquette de présentation de l’exposition.
Pour cette troisième et dernière soirée avant son départ pour Londres, le jeune homme proposa à Virginie de se retrouver à nouveau autour d’un ultime repas, histoire de faire le point. Lorsqu’elle le rejoignit au restaurant de son hôtel, il l’attendait déjà, attablé, un dossier posé près de lui. Après avoir passé commande, il sortit quelques lettres jaunies ainsi qu’un cahier bleu usé à la couverture fanée, tachée et cornée.
– Voilà une partie des documents dont je vous ai parlé. C’est en feuilletant ce cahier que j’ai repéré les noms de famille auxquels j’ai fait allusion l’autre soir. Et cette lettre, en particulier, m’a paru intéressante. C’est une des rares, en langue française, que nous ayons retrouvée au milieu des documents privés, généralement de la correspondance avec de la famille ou des amis, en anglais évidemment. Celle-ci sortait du lot. Le reste concerne des contrats, des commandes, sans grand intérêt pour nous.
– Vous permettez ?
Virginie s’en empara avec précaution, en même temps qu’avec une certaine fébrilité. Elle était émue et presque troublée de se plonger ainsi dans la vie privée d’un personnage aussi illustre. Mais elle en ressentit aussi un sentiment de profonde délectation. Elle tenait entre ses mains un objet ayant appartenu à un homme qu’elle vénérait pratiquement comme un dieu. Il avait tenu cette lettre entre ses mains, parcouru les lignes comme elle allait le faire à l’instant. Elle sentit des frissons parcourir sa colonne vertébrale.
Andrew l’observait tandis qu’elle sortait précautionneusement le papier fragile de l’enveloppe jaunie, le dépliait délicatement et commençait sa lecture dans un silence presque religieux. Elle se racla la gorge avant de reprendre la parole.
– Cette lettre annonce à votre aïeul le décès d’une certaine Mathilde. La personne qui l’a écrite (elle regarda la fin du message en retournant le papier), c’est signé Anna, ne donne pas de détails. Elle lui demande également de venir la trouver dès que possible car elle a, semble-t-il, quelque chose d’important à lui confier. On n’en sait pas plus, apparemment. Il y a juste ces prénoms, mais c’est sans doute déjà une piste. L’écriture est enfantine et assez laborieuse. Les dessins de votre aïeul représentent peut-être l’une de ces deux personnes, Mathilde ou Anna. Son séjour assez long lui a apparemment permis de faire des connaissances, avec qui il a vraisemblablement gardé quelques contacts.
Elle tenta de s’imaginer quelle avait pu être la réaction du peintre à la lecture de cette missive. Avait-il été simplement triste ou alors profondément affecté par cette nouvelle ? Quels avaient été ses rapports avec ces personnes ? Que représentaient-elles pour lui ? Et lui pour elles ?
– On en apprendra probablement plus grâce à ce cahier. – Il glissa dans sa direction l’objet en question. – Il devait avoir une grande valeur aux yeux de mon aïeul car il avait été minutieusement emballé dans du papier de soie et conservé dans un coffret de bois précieux. Je vous le confie, si vous êtes toujours d’accord, et vous me tiendrez au courant au fur et à mesure de votre lecture, si vous jugez que cela en vaut la peine, bien évidemment. Je vous laisse mon numéro de portable. Vous pouvez m’atteindre à toute heure. Si ça ne vous dérange pas, bien entendu ! Vous êtes certaine d’avoir du temps pour ça ?
Virginie lui assura qu’elle était au contraire ravie de pouvoir se plonger dans ce témoignage du passé. La fébrilité qui l’avait gagnée à la lecture de la lettre ne l’avait pas quittée. Ils parlèrent de choses et d’autres, tous deux l’esprit apparemment préoccupé avant de se séparer pour quelques semaines. C’était comme si une présence invisible s’était immiscée entre eux durant leur conversation. Virginie semblait distraite, ses pensées tournées vers Edward Milton tandis que son regard errait sur le visage du lointain descendant du peintre. Andrew lui parlait et elle tentait de se concentrer sur ses paroles : il tâcherait de revenir pour l’aider à mettre la dernière touche à l’exposition et installer les œuvres, qui seraient livrées d’ici à deux mois au plus tard. Virginie, quant à elle, était chargée d’établir une maquette qui serait approuvée ou non ensuite par le comité d’organisation et Andrew en personne. Ils échangèrent leurs coordonnées dans un silence gêné, troublé uniquement par le cliquetis des touches de leurs portables.
Les jours suivants, accaparée par son travail, Virginie n’eut pas le temps de se plonger dans la lecture du cahier. Le travail courant s’était accumulé d’une façon affolante sur son bureau durant les deux jours précédents et elle dut mettre les bouchées doubles pour tout remettre à jour, tout en travaillant d’arrache-pied à l’élaboration du livret d’accompagnement de l’exposition. Son patron lui ayant donné carte blanche, Virginie ne comptait pas ses heures.
Ce soir-là, après une journée harassante où elle avait dû répondre à d’innombrables demandes au guichet, (sa collègue qui s’en occupait habituellement étant malade) des sollicitations de toutes sortes, par mails, par téléphone, même par fax (elle était toujours étonnée de voir que des gens utilisaient encore cette technologie dépassée), elle s’était enfin installée confortablement dans un fauteuil, enroulée dans un peignoir douillet au sortir de la douche, les jambes recroquevillées sous elle, un thé fumant posé sur un guéridon tout près d’elle, une bougie allumée sur la table basse.
Elle poussa un long soupir de satisfaction. Elle s’étonnait de sa propre réaction. Alors qu’il y a à peine quelques mois plus rien ne la retenait en ce bas monde, la vie lui semblait belle à nouveau, malgré tout. Elle appréciait son travail, elle se sentait infiniment bien dans son petit appartement confortable et aménagé par ses soins avec goût. Elle laissait errer son regard admiratif sur les sombres silhouettes des montagnes qui se dessinaient à travers sa fenêtre, tout lui semblait agréable et merveilleux.
Elle venait tout juste de poser son portable après une longue conversation téléphonique avec sa mère. L’entretien s’était bien passé, Virginie était restée calme et sereine. Sa mère, depuis que la jeune femme avait pris son indépendance en déménageant dans son petit appartement, surtout depuis cette funeste soirée qui avait viré au cauchemar, lui téléphonait régulièrement pour prendre de ses nouvelles. Italienne d’origine, elle était retournée vivre dans sa ville natale depuis qu’elle était devenue veuve quelques mois auparavant. Au début, ces conversations avaient été pénibles. Plutôt que de la soulager, cela ravivait immanquablement certaines douleurs, puis le temps avait adouci ses peines, elle avait réussi à se tourner à nouveau vers l’avenir, non pas sans peur mais avec moins d’appréhension.