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À Greg’ et à Mano.

Mourir, ce n’est pas finir, c’est continuer autrement.
Doris LUSSIER

Parfum d’éther. Odeurs d’hôpital. Quelques rayons se faufilent entre les lames d’un store que caresse un ventilateur. Dans leur lutte avec les néons du couloir, ils animent en vaguelettes de lumière les infatigables ombres chinoises des infirmières. Gémissements étouffés, plaintes avortées et sonneries d’appel rebondissent sur la peinture verte délavée des murs. La souffrance chuchote sa honte d’avoir mal. Alyzée est assise devant la porte de la chambre de sa mère. Les coudes sur les genoux, le menton posé sur les mains, elle cherche à s’évader. Tente de s’éloigner de cette ruche de tourments et plonge dans son enfance, sa jeunesse. Que du bonheur.

Le feu crépite dans la grande pièce sombre ; le vent hurle, cherche à entrer, fait geindre la balançoire et surfe sur le lac qui se donne des airs d’océan. Les barques s’entrechoquent sur le ponton de bois et s’interpellent en craquements sinistres. Les rares haubans du petit port, cerné de maisons blanches, cliquettent au rythme des vaguelettes prétentieuses, mais ne servent qu’à hisser un petit drapeau bleu qui claque comme un fouet. L’Écosse s’est invitée dans cet hôpital parisien.

Daniel lui apporte un café. Elle le fixe sans le voir et chuchote :

— J’ai huit ans.

Il la regarde sans la comprendre. Voilà trois ans qu’ils sont ensemble et Alyzée n’en finit pas de le surprendre. Parfois, il se demande si elle a toute sa tête. Il lui prend la main, sourit.

— Ce n’est rien.

Non, ce n’est pas rien ! La mère de la jeune femme est en train d’agoniser de l’autre côté de ce couloir où ils sont venus se réfugier. Alyzée continue de sourire, de se parler, d’aligner des mots sans liaisons compréhensibles. Elle l’a souvent fait dans les moments d’intense émotion.

— Papa…, l’Écosse…

Des références permanentes à son père, mais c’est la première fois qu’elle cite le pays où elle a vécu ses premières années avec ses parents. Ils étaient installés dans les Trossachs, la porte sud des Highlands. Daniel ne sait pas si elle évoque les paysages de landes couvertes de bruyère dans un vent glacial découpeur de falaises ou si elle parle des vaches paisibles aux longs poils et aux immenses cornes pointues. Il passe son bras autour des épaules de sa compagne. Le rappel de l’enfance, c’est le lien virtuel qui la relie à Robert, ce père disparu. Il faut lui laisser poursuivre la vision de ce film englué dans les tourbières écossaises. Eaux noires scintillantes de sa mémoire. Lui faciliter le rembobinage pour lui permettre un jour de sortir du marécage de sa vie, des lacs profonds de son passé, ces lochs aux eaux de surface translucides et pourtant obscures et mystérieuses. Retour au générique. Toute son existence n’est que le rappel du jeu des deux acteurs principaux de sa vie. Ses parents, ensemble, ou pas. Instants privilégiés à trois. Ailleurs.

— J’avais dix ans quand…

La malade agonise, mais sa fille reste immobile sur sa chaise, tétanisée. Elle est repartie chevaucher son enfance.

Dehors, c’était le bruit et la fureur des éléments. Un jour, Papa est parti et l’a abandonnée. Volatilisé. Elles se sont retrouvées seules, en France. C’était avant qu’Anne s’insinue entre elles. Que la présence permanente de l’amie de sa mère finisse par la mettre en rage et qu’elle leur claque la porte au nez. Elle s’était réfugiée auprès de Daniel et, sans qu’elle s’en rende compte, la distance qui la séparait de ces deux femmes était devenue un fossé infranchissable. Maintenant, c’est Charon qui allait faire passer la mourante sur la rive opposée.

— Dix ans…

L’Écosse n’est plus qu’un diaporama d’images et de sons isolés, extraits d’un vieux film. Les jeux sur les plages de sable blanc, la langue anglaise rocailleuse, les lochs et les glens, les randonnées au Cairngorms National Park. Terminés les voyages dans la locomotrice avec son père qui chantait à tue-tête sous le crachin. « It’s raining, it’s pouring, the old man is snoring… » Elle a revu un jour la vieille locomotive à vapeur qu’il conduisait sur les soixante-dix kilomètres de Fort William à Mallaig, sur la côte ouest écossaise. Elle s’était invitée dans le film d’Harry Potter. Le train paternel franchissait de nouveau les vingt et une arches du viaduc de Glenfinnan, mais il n’était plus à la manœuvre. Il devait chevaucher un balai quelque part, dans le ciel des Highlands… Le pensionnat était prévu pour septembre en France à l’occasion de son entrée en sixième. Sa mère voulait qu’elle suive une scolarité dans son pays d’origine. « Dix ans. » La colo, ce dernier été pour revoir ses copines, peaufiner la langue, et sa mère qui surgit et vient la chercher. « Robert est parti. Il nous a quittées. » Immobilisation définitive à la case France. Plus de pensionnat, de train. De papa. Le métro, le collège parisien, l’intégration difficile. « Écossaise, pas anglaise ! » Le lycée, les premiers amoureux, les copains, la fac. Daniel, le prof de maths, compagnon rigide, lisse, prévisible, davantage « repose-tête » que tremplin au bonheur, car « il vaut mieux vivre mal accompagnée que seule… ». Bref, elle s’arrange comme elle peut avec la vie et ses dictons. Elle n’a plus jamais mis les pieds en Écosse autrement que dans ses rêves. Sa mère aurait bien voulu lui faire partager sa haine pour ce pays générateur de trahisons, mais elle n’y est jamais parvenue. Dans l’immense puzzle de son existence, il manquera toujours l’image du père, et les jointures entre les pièces disloquées de son être sont des cicatrices ouvertes et encore bien visibles. Le tableau se floute au milieu des larmes.

— Papa…

Film cassé à cet endroit. Toujours la même plainte, vite étouffée. Impossible de se souvenir d’autres images que quelques rushes incomplets de moments heureux saupoudrés dans le vide de sa mémoire. Dans les cahiers de dessins de son enfance, il y a des blancs qu’elle est incapable de colorier. Elle s’est perdue à l’âge de dix ans et elle erre depuis, dans les labyrinthes obscurs de son passé. Icare s’était envolé sur sa locomotive. Abandonnée en Écosse, Alyzée a pleuré comme Ariane, seule sur son île grecque. Pleure encore sur sa chaise devant Daniel, Thésée impuissant. La malade agonisante aura fait ce qu’elle a pu pour que le tableau de leur vie ressemble à quelque chose et aura manifestement échoué. Le présent n’est que la conséquence de cet échec. Maintenant, la mort rôde. Retour au dédale de sa vie, à ce couloir couleur amande, à cette porte que le prêtre a tout à l’heure délicatement refermée derrière lui. L’homme en noir a de fortes chances d’être la dernière pièce à s’incruster dans l’histoire de sa mère. Puzzle incomplet qui…

— Fous le camp, salopard !

Le couple sursaute. Alyzée bondit de sa chaise. La voix de la malade que l’excès de tabac a rendue caverneuse se moque des portes et vient de traverser le mur de la chambre. « Salopard ? » Elle ne l’a jamais entendue s’exprimer ainsi autrement que pour parler de Robert. Avant qu’elle puisse réaliser ce qui se passe, la porte s’ouvre. L’aumônier, blanc comme un linge, passe devant elle et la salue d’un petit signe de la main. Elle jurerait presque qu’il a les yeux rougis.

— Mon Père ?

Ersatz de sourire. L’ecclésiastique ne dit rien et elle doit se contenter de ce rictus, d’un hochement de tête. « Salopard ? » Stupéfaite, Alyzée n’en croit pas ses oreilles. Elle a dû mal entendre.

— Satan… !

De la chambre immaculée, la voix éraillée remet ça. La petite tache noire de Rorschach passe rapidement devant le couple stupéfait et court en titubant dans le couloir se réfugier dans l’ascenseur. Vol aléatoire d’une chauve-souris effrayée qui a croisé le diable. Image fugace du minotaure en fuite. Daniel voudrait le suivre pour lui demander des explications, mais sa compagne le retient. Sa mère utilise ses dernières forces pour insulter un prêtre venu la soulager ! Un plateau tombe, un verre se brise. Alyzée se précipite, oublie la soutane disparue dans les profondeurs obscures et labyrinthiques de l’enfer de l’hôpital.

— Maman ?

Dans l’entrebâillement de la porte, elle arrive à distinguer la malade semi-assise, les yeux fermés. Son visage écarlate est trempé, baigné de sueur. De larmes ? Autant de ruisseaux qui tracent leur chemin dans le lit des rides et s’étalent sur sa chemise de nuit.

— Ça va ?

Alyzée s’est immobilisée sur le pas de la porte. Daniel n’ose pas entrer, mais ne lâche pas la main de sa compagne.

— Entre… Tout va bien.

Le temps d’un soupir aussi long qu’un dernier souffle.

— Seule.

Locomotive poussive, sa poitrine ronfle bruyamment. Imite la chaudière du train des Pignes quand il attaquait les premières rampes d’Annot, sur la ligne Nice-Digne. Le père d’Alyzée lui avait si souvent raconté les histoires qui tournaient autour de cette compagnie des Chemins de fer de Provence. La voie métrique, la neige, les éboulements. Son surnom de train des Pignes, au temps du charbon. « Ce train allait si lentement que les voyageurs avaient le temps de descendre ramasser les pignes séchées des pins pour les mettre dans la chaudière ! » Elle ne comprenait pas la profondeur de cette nostalgie quand il lui racontait la vallée du Var, les tunnels dans les gorges rouges de Daluis, les ponts impressionnants. Pourquoi avoir un jour décidé de simplement changer de train ? Venir se perdre en Écosse et s’installer avec leur petite fille si loin de la mer et du soleil ? Pourquoi se faire embaucher par la West Highland Line, où circulait le « Jacobite », qu’un film a rendue célèbre, et ne parler que de la vallée du Var ? Un jour, il avait dû louper le terminus, oublier de descendre, suivre la voie imaginaire d’une rouquine aux taches de rousseur, d’une blonde platinée ou d’une brune mignonne, et elles ne l’avaient plus jamais revu. « Il a filé à l’anglaise », ironisait sa mère qui refusait, depuis, de prendre le train. Même le métro.

Maintenant, sur son lit d’hôpital, c’est la motrice à vapeur de son corps qui approche du terminus. À quarante-deux ans, la chaudière n’est pas si âgée, mais arrive au bout de son parcours. Envahie par un charbon qui ne la fera plus avancer. Cancer.

— Que s’est-il passé ?

— Cet abruti, avec sa burette ! Il voulait me donner l’extrême-onction. Je lui ai alors raconté comment j’avais vécu leur premier sacrement, il y a longtemps. T’as vu comme il est parti en courant ?

Le ricanement de la malade s’achève dans une interminable toux catarrheuse. Mouchoir en papier taché de scories rouges. Elle veut encore s’exprimer, mais Alyzée lui fait signe de se taire. Inutile. Sa mère fait de violents efforts pour rester assise. Insiste.

— Manquerait plus qu’il me propose du vin de messe !

Alyzée se dit qu’elle confond l’huile et le vin. Ce sont très certainement ses derniers mots et la jeune femme sait qu’il lui faut les entendre. Un temps infini s’écoule.

— Il faut que je te dise… Quand les corbeaux arrivent…, il est temps !

Lorsqu’elle reprend la parole, les phrases sont hachées, le souffle de plus en plus rauque. Elle transpire, tousse. Souffre. Des canules s’échappent de ses bras comme autant de serpents qui courent se réfugier dans des fioles. Ses mains tracent des arabesques avec l’illusion de s’en libérer et agitent ces mobiles improbables.

— Calme-toi, Maman.

Elles se regardent intensément. Dupes ni l’une ni l’autre de ce qui se passe dans cette chambre et va inéluctablement se produire.

— Ne m’interromps pas… Jamais !

Le ton se veut ferme, mais la voix n’est qu’un chuchotement. Alyzée hoche la tête, caresse la peau parcheminée des mains pour arrêter leur frénésie.

— Tu… m’arrêtes ce… truc-là.

Thérèse lui désigne le petit tuyau supposé lui injecter, à la demande, quelques gouttes de morphine.

— Tourne… la molette. Non…, dans l’autre sens.

Serrer la vis de plastique pour ralentir l’anesthésiant ? Continuer de souffrir ? Souffle court de récupération. Halètement. Devant l’intensité de l’effort pour laisser échapper intacts ces quelques mots, Alyzée s’exécute. La télé dans une chambre voisine parle d’attentats, de morts. La grimace de sa mère devient un sourire douloureux. La bêtise humaine est insondable. Dans cette course contre la montre avec le temps qui passe, elle ralentit le rythme. Cherche à retarder l’apparition de cette ligne d’arrivée que viennent de franchir les innocentes victimes qui l’ont doublée. Ses yeux expriment une immense douleur. Lui racontent son empathie avec ceux que la mort a injustement fauchés et qu’elle va rejoindre. Elle partage leur souffrance physique. Elle peut être supportable. Certaines, par contre… Pour ce qu’elle cherche à dire, il lui faut toute sa tête. Le crabe peut ensuite prendre tout son temps pour finir de la dévorer. Et la chaudière s’éteindre définitivement.

* * *

Alyzée est attablée à la terrasse du café qui jouxte l’hôpital. Daniel est parti à son boulot, mais, de toute façon, elle l’aurait envoyé balader ailleurs, n’importe où. Rester seule afin d’analyser les mots qu’elle vient d’entendre et qui, à ses yeux, n’ont guère de sens.

À dix heures du matin, le barman trouve que, pour s’envoyer trois doubles whiskies, la jolie brune doit avoir pas mal trinqué au départ de son mec. Mais ce qui émane de son visage fait peur et il n’ose l’approcher autrement que pour prendre commande. Essaye quand même.

— Doucement, ma jolie.

— Connard !

Il hausse les épaules. Fallait s’y attendre ! Les yeux de la jeune femme sont fixés sur une mouche qui se délecte d’une goutte, d’une tache. Son esprit la grossit de façon qu’elle puisse l’attraper. En la maintenant entre deux doigts, elle lui arrache mentalement les ailes. Cruelle. Mais pas suffisamment. Un moineau a maintenant les faveurs de son attention. Un aveugle et son chien perturbent le rythme endiablé des passants. Ils sont figés au bord du trottoir et appréhendent de traverser la rue. L’ancienne Alyzée se serait levée et… Elle grimace et quitte la table en claquant violemment un billet de vingt euros. Elle sent le regard du barman dans son dos et son bras s’étire jusqu’à son majeur dressé. Elle passe à côté de l’aveugle et marmonne des mots inintelligibles pour s’engouffrer ensuite au hasard d’une rue, le regard ailleurs, tourné vers l’intérieur. Cécité sociale qui la pousse à traverser entre deux voitures. Insultes inutiles, elle n’entend pas. L’écran de son présent est envahi par le visage écarlate de la mourante, peu de temps avant qu’elle s’éteigne. La voix n’était que le murmure d’un ruisseau dévalant une gravière, mais ses yeux enflammaient la pièce de l’hôpital. Il était manifeste qu’elle souffrait, mais la réduction de morphine lui avait permis ces derniers sursauts de lucidité. Le dos calé contre deux oreillers, elle avait fermé les yeux. Alyzée voyait bien qu’elle semblait utiliser le temps qui lui restait à bon escient. Recherchait-elle à retrouver son souffle ou mettait-elle de l’ordre dans ce qu’elle avait à dire ? Sa respiration saccadée, caverneuse, meublait le silence de cette chambre.

— Anne t’expliquera… l’Écosse…

Quelques mots glissés dans une expiration profonde. Sa fille lui avait caressé la joue, contrariée une nouvelle fois de l’entendre parler d’Anne à cet instant.

— Tout va bien, Maman, ne t’inquiète pas.

Le regard fiévreux de sa mère avait transpercé la jeune femme.

— Pas Maman…, Alyzée.

Anne était arrivée à ce moment, dans sa tenue de directrice d’une agence immobilière. Une grande blonde, chignon, talons hauts, tailleur strict. La cinquantaine. Jolie femme. Elle lui avait souri avec compassion, fait machinalement la bise, puis elle s’était retournée vers son amie agonisante.

— Tu veux que… ?

— Non.

Anne lui avait chuchoté quelques mots à l’oreille, avait arrangé les coussins, tripoté deux ou trois molettes et pris le panneau au pied du lit. Thérèse Jefferson – 42 ans. Des courbes multicolores qui s’entrecroisent, des chiffres commentés par des hiéroglyphes. Langage obscur de médecins pour ne pas dévoiler la simple vérité. Cancer en phase terminale. Elle avait suivi du doigt la ligne des températures pour faire semblant de s’y connaître et elle lui avait caressé la joue. Larmes silencieuses, visage impassible, Anne, toute en retenue. La classe, même dans le malheur.

— Ne t’inquiète pas.

Le maquillage waterproof avait failli et elle était allée se refaire une beauté dans la salle de bains de la chambre avant de venir serrer la main de son amie, une dernière fois. Lui répéter :

— Ne t’inquiète pas.

La malade avait souri et fermé les yeux. Alyzée était restée silencieuse, jalouse de cette complicité qu’elle n’avait jamais pu pénétrer. Elle regardait le visage grimé de souffrances. Thérèse s’était rendormie. Anne était sortie. Fuite du temps devant l’éternité immobile qui s’installait. La chambre se vidait de toute vie. Alyzée osait à peine respirer.

— Stoppe… l’injection.

Sursaut. Retour de la voix rocailleuse. Plus faible, un ton en dessous. Elle avait agrippé la main de sa fille et, en articulant chaque syllabe, elle avait difficilement ajouté :

— L’Écosse… Les carnets dans la cave…

Des bouts de phrases.

— Anne te dira.

Un dernier sourire.

— La malle en fer… Pas eu le temps… Harry Potter.

Harry Potter ? Messages incompréhensibles sans queue ni tête, mais Anne, encore et toujours.

— Calme-toi, Maman.

La mourante lui avait planté ses ongles dans le bras, avait fait un immense effort pour se redresser légèrement et fixer sa fille dans les yeux.

— Pas… avant ma mort.

En s’effondrant sur ses oreillers, elle avait ajouté :

— Robert… Mari… Fini… Pas eu le temps.

Mots ultimes. Dernière rampe avant le terminus. Elle avait appelé son cheminot de mari pour qu’il l’aide dans son ultime trajet. C’était la fin. Alyzée avait posé sa main sur la sienne sans rien comprendre à ce délire. Quand la machine avait émis son bip continu caractéristique, elle lui avait caressé le visage, puis était sortie, les joues inondées de larmes, au moment où un bataillon d’infirmières se précipitait, rythmé par les cliquetis des talons d’Anne. Elle l’avait bousculée, avait repoussé Daniel et s’était enfuie.

Ses pas hésitants la ramènent machinalement dans la maison où elles ont vécu toutes les deux. « Pas Maman ? » Le regret de mourir sans avoir eu le temps d’être grand-mère ? Elle avait si souvent fait ce genre d’allusions quand Daniel venait chez elle. Le rappel de l’Écosse où son père les avait abandonnées était plus étonnant. Il était interdit d’évoquer la petite maison dans les Trossachs et, encore plus, d’envisager d’y retourner. « Trop de souffrances. »

Thérèse était partie à la recherche de son époux. De là-haut, c’était peut-être plus facile. Elle avait aussi incité Alyzée à retourner vers les fantômes de son enfance. La jeune femme sourit. En Écosse, les fantômes du passé, on est dans un lieu commun ! Les carnets dans la cave… Quelle cave ? En Écosse ? Celle de la maison ? Divagations de malade. Elle aurait pu lui parler d’amour une dernière fois, lui dire adieu, être tendre. Mais non ! Elle était restée dure, jusqu’à la fin. Ses mots l’avaient bousculée, giflée et lui avaient fait perdre l’équilibre. Elle s’était retenue à la barre du lit. Elle vacille encore sur le trottoir, parle toute seule et fait se retourner un passant.

— Ça va, mademoiselle ?

Elle n’entend pas. Lui a-t-elle demandé de retourner en Écosse ? C’est inconcevable. Et ces dernières paroles jetées en pâture à sa curiosité, achevées mystérieusement par le mot « fini ». « Fini ». Un participe passé pour signifier que tout était terminé…, fini ? « Finis ». Un impératif à suivre, une injonction pour qu’Alyzée achève ce qu’elle n’avait pas eu le temps de réaliser ? Les mots entendus se moquent de la grammaire. Aujourd’hui, tout était bien fini. C’était la seule réalité. Du présent de l’indicatif.

— Pauvre Maman.

* * *

Le portail grince. Il a toujours couiné. Sa mère disait que ça valait tous les chiens de garde. Alyzée vient de passer un coup de fil à Anne.

— J’ai besoin de rester seule. Je rappellerai.

Anne a insisté.

— J’ai des choses à te dire.

— Plus tard !

Elle lui avait raccroché au nez. Un sanglot lui échappe. Peu de temps après l’hospitalisation, elle a emménagé dans ce grand pavillon froid et lugubre, voisin de l’agence immobilière où travaillait Thérèse et que dirige Anne. Elle décide d’y rester après son décès et appelle Daniel pour lui dire qu’elle ne retournera pas dans son appartement. Pour l’instant. Besoin de tranquillité. Elle a souvent rêvé d’être seule, de désencombrer sa vie où se bousculaient sa mère, Anne, Daniel, les amis, les élèves. Aujourd’hui, sa solitude est physique et, pour lutter contre l’angoisse, elle peuple son monde d’odeurs, de détails, d’arrangements, de vieux objets. De passé. Les souvenirs affluent. Elle navigue dans sa mémoire.

Peu de temps après leur arrivée d’Écosse, Thérèse avait acheté, avec l’aide d’Anne, ce pavillon de banlieue en viager à une vieille dame adorable qui s’était retrouvée veuve. Elles venaient toutes deux souvent l’aider jusqu’à ce qu’elle ait la mauvaise, ou bonne, idée de décéder rapidement à la suite d’un malaise cardiaque.

Alyzée se sert un whisky, et maintenant qu’elle est affalée dans le vieux canapé de cuir, au milieu des coussins, c’est la maison blanche d’Écosse qui surgit. Le parfum des bruyères, des odeurs de tourbe et de malt s’enfuient du verre. Elle a noyé le liquide ambré dans du Perrier et des myriades de bulles explosent en sifflant de colère. Sacrilège ! « On n’a pas vécu dix ans au pays du whisky pour assister à ça ! » Alyzée s’émeut à ce souvenir. Elle entend encore protester sa mère. Mais pourquoi lui a-t-elle parlé de l’Écosse ?

De sa vie écossaise ne lui reviennent que le vent dans les cheveux, les embruns, les falaises noires et les vaches poilues, à l’air placide, qui la faisaient rire. Quelques rares images de son père jouant aux fléchettes dans un pub ou racontant son train franchissant les gorges de la Mescla à l’assaut de la vallée du Var. Le jardin derrière le Bed and Breakfast – B & B –, la balançoire au bord du lac. Il était parti sans rien dire. Pire encore, il l’avait lâchement abandonnée alors qu’elle n’était pas là. Son image s’invitait parfois au son de la cornemuse. Elle se souvient d’une soirée, avec les amis de Daniel. Ils s’étaient réunis pour assister devant la télé à un match du Tournoi des Six Nations. Écosse-Pays de Galles. Le verre de bière à la main, les garçons s’étaient levés pour fredonner l’hymne gallois. L’imprononçable Hen Wlad fy Nhadau, « Pays de mes ancêtres ». Et puis il y avait eu le Flower of Scotland. Elle avait éclaté en sanglots. L’image de Robert-le-Scottish surfait sur chaque note jouée par les cornemuses et il traversait l’écran pour venir la prendre dans ses bras. Peut-être chantait-il a capella au milieu de ce peuple fier ? Thérèse refusait d’en parler. Alyzée était pourtant persuadée qu’elle connaissait la raison profonde de son départ. Une autre femme ? Sa vie, trop réglée comme du papier à musique au rythme des horaires de train… ? La petite fille qu’elle était avait si souvent culpabilisé, imaginant être à l’origine de cette disparition. Elle ne l’avait jamais su. À chaque question, les mêmes réponses. « Il est monté dans son foutu train et je ne l’ai plus jamais revu. Il nous a rejetées de sa vie. Je ne veux plus en entendre parler ! » La jeune épouse avait rapidement cessé toute recherche sur son mari disparu. La police, les hôpitaux, les compagnies de chemin de fer… Il pouvait être n’importe où et il n’était nulle part. Elle en avait assez de tous ces regards pleins de sous-entendus qui chantaient que le cocu n’était pas seulement le chef de gare ! Le cheminot avait pris un train fantôme et s’était évaporé dans la nature. Certainement pas seul. Fin de l’histoire. C’est ainsi qu’Alyzée n’avait jamais fait sa rentrée des classes en collège au Royaume-Uni mais en France. Thérèse l’avait rejointe et elles étaient restées au pays de ses origines. Son père était quelque part où il ne souhaitait plus se retourner sur son passé. Aujourd’hui, elle est vraiment seule, abandonnée à ses souvenirs.

Quand le film Harry Potter à l’école des sorciers était sorti au cinéma, elle avait voulu revoir le train de son enfance. Elle avait insisté pour qu’elles y retournent le lendemain, toutes les deux. « L’occasion d’emprunter notre pont. »

Le viaduc de Glenfinnan n’était pas loin de Mallaig, le premier logement de ses parents. Quelques mois, une année tout au plus. Elle avait un an et ne pouvait s’en souvenir. Thérèse lui avait seulement dit qu’elle n’aimait pas cet endroit, et aller voir ce film n’était peut-être pas une bonne idée. Ça n’en était pas une ! Sa mère était sortie en larmes au milieu de la séance, bien avant l’apparition du célèbre pont et de ses arches. Alyzée s’en était longtemps voulu d’avoir ainsi ravivé sa douleur. Elles n’avaient plus jamais reparlé de ce film. Encore moins de l’Écosse. C’est pourtant leur maison écossaise que sa mère avait fait resurgir dans ses derniers instants. « L’Écosse… Pas eu le temps. » Le temps de quoi ?

Ces mots tournent en boucle dans la tête d’Alyzée. Visage toujours triste de sa mère. Résurgence du sentiment de culpabilité. « Parti à cause de moi ? Resté en Écosse ; revenu en France où je suis née, à Mougins ? » Elle avait appris longtemps plus tard qu’elle avait été déclarée par Robert à la mairie de cette petite ville des Alpes-Maritimes. C’est ce qu’indiquait l’acte qu’elle avait dû se procurer pour postuler dans l’Éducation nationale. Là encore, les questions n’amenaient que des réponses évasives, floues. Le certificat de naissance avait été signé par un témoin inconnu. « La sage-femme. Elle est morte, depuis. » De la famille ? Des parents ? « Tous crevés ! Des gens méchants. Pas intéressants. » Thérèse était catégorique, parfois violente sur ce chapitre. Mougins était un endroit maudit, les hommes des salauds, et elle n’avait connu de la vie que ses métastases. Alyzée n’avait plus insisté, mais s’était promis de retourner un jour dans cette ville perchée entre Cannes et Grasse. C’était peut-être le moment. Elle savait que ses parents l’avaient quittée très peu de temps après sa venue au monde pour venir vivre sur la côte ouest de l’Écosse, puis s’installer ensuite dans le village d’Inchmahome, au centre du pays où, pour l’heure, sa mère lui avait demandé de retourner. Tenter la difficile plongée dans l’enfance et retrouver Robert, car ce n’est que de cela qu’il devait s’agir. Remonter la piste de sa disparition lui permettrait aussi de mieux comprendre sa propre histoire. Analyser cette peur de s’investir dans la relation amoureuse, ses angoisses existentielles, cette appréhension de l’avenir dont elle pressentait que Daniel allait bientôt faire les frais. Mettre un point final à ses propres angoisses.

Elle fait machinalement tourner son verre et le parfum du whisky remonte des tourbières de son passé. Inchmahome ! Elle ignorait que Thérèse avait toujours conservé leur petite maison blanche au bord du lac Menteith. Quant à la cave… ? Elle ne se souvient plus exactement des derniers mots de la mourante, sinon qu’elle avait curieusement évoqué le nom d’Harry Potter. Phrases inachevées, découpées. Elle avait dû mal entendre. Derniers jeux de saute-mouton d’un esprit malade. Quand un mourant halète, ces temps de suspension ne sont que des virgules sans mot.

Elle dort mal. Appréhende les nuits et, en guise de tisane, noie souvent quelques cachets de somnifère dans l’alcool. Quand elle arrive à la maison, elle s’immobilise dans le couloir d’entrée, devant le tableau où sont accrochées des clés.

Un soir, verre en main, elle s’est assise par terre, contre le mur, pour fixer ce trousseau. Aucune indication précise, pas d’étiquette. Des clés pour ouvrir, selon son humeur du moment, la cave, des portes de pièces inconnues. Probablement l’Écosse, des lieux hantés ? Sa mère aurait-elle délocalisé quelques fantômes écossais ?

« Une malle en fer dans la cave ? » Elle éprouvait toujours une appréhension, une angoisse sourde à l’idée d’entrer dans les entrailles des souvenirs de sa famille. Ce trousseau la fascinait et son pouvoir hypnotique n’avait pas tardé pas à produire l’effet attendu. Elle avait tout juste eu le temps de poser son verre vide et de plonger son âme dans les relents de tourbe avant de s’endormir aussitôt, à même le sol.

* * *

Les jours ont défilé avec leurs sanglots de tristesse et leurs volumes compensatoires en whisky. Recherche artificielle d’équilibre. Alyzée a demandé et obtenu un congé de maladie pour état dépressif. L’Éducation nationale se passera quelque temps de sa présence, au grand soulagement des gamins. Ils remplaceront ses cours d’anglais par l’écoute de Justin Bieber ! Elle se dit qu’elle aurait pu, avant de les quitter, leur conseiller de regarder le film d’Harry Potter en VO. Les larmes s’assèchent, pas le whisky. Acceptation progressive de la situation. La raison revient avec la logique. Personne malade, fatiguée, cancer… C’était son heure. Tous les soirs, Alyzée retourne sur son canapé de cuir et contemple, toujours le verre à la main, le trousseau de clés. Elle est obsédée par ce qu’elle risque de découvrir à la cave et elle n’ose aller voir. Anne a essayé d’appeler plusieurs fois, mais elle n’a pas décroché. Elle efface les messages sur le répondeur dès l’enregistrement commencé. « Elle était comme une sœur… » Complicité insupportable. Alyzée avait eu le sentiment de vivre une double éducation. Impossible de faire quoi que ce soit sans l’avis d’Anne. Elle soupçonnait surtout une relation plus amoureuse qu’amicale entre les deux femmes. Elle n’avait jamais voulu en parler avec sa mère, mais à certains signes, des gestes… Anne était amoureuse, ça semblait une évidence. Thérèse peut-être pas, mais la présence de son amie paraissait tempérer sa colère, l’adoucir. Par ailleurs, Anne était sa patronne.

Quand elle était arrivée d’Écosse, la jeune femme avait trouvé cet emploi de secrétaire dans son agence et sa méconnaissance des méandres de l’immobilier avait vite été compensée par son parfait bilinguisme. La recherche d’une clientèle étrangère avait permis quelques belles ventes et leur chiffre d’affaires avait été pratiquement doublé en une année. Leur complémentarité était exemplaire et, pour ne rien gâter, les hommes ne rechignaient pas à parler contrats avec deux femmes aussi jolies. Thérèse, plus jeune, était la plus courtisée, mais Alyzée ne l’avait jamais vue avec un homme. Comme si l’échec de sa relation avec Robert l’avait définitivement éloignée de la gent masculine. Pour Anne, les hommes défilaient sans s’attarder, mais le mystère de ses préférences sexuelles restait entier. Il n’empêche qu’elle se mêlait de tout et, le jour où elle s’était permis de porter des jugements sur le copain d’Alyzée, celle-ci en avait eu assez et était partie. Elle venait une nouvelle fois d’appeler, continuait à laisser des messages qu’Alyzée effaçait aussitôt. « Il faut pourtant que je te voie. C’est important. » Alyzée avait fini par lui envoyer un SMS. Pas le moment. Je t’appellerai.

Daniel essaye aussi de la joindre, constamment. Elle n’a jamais décroché jusqu’au jour où, le sachant en cours dans son établissement, elle lui avait laissé un message pour lui demander de poursuivre le break. J’ai besoin de faire mon deuil. La formule n’a aucun sens aux yeux d’Alyzée, mais tombe à pic. Si le deuil est l’oubli, on ne le fait jamais. S’il est tristesse de l’absence, on peut le partager avec ceux qui restent ou son compagnon. Ce qu’elle rejette. S’il est résilience, délivrance quelconque, elle n’y est pas encore…, et surtout pas tant qu’elle n’est pas descendue dans cette foutue cave ! Besoin de solitude aurait été plus approprié, mais comment dire au brave Daniel : « Tu m’emmerdes ! » La simple idée de sa présence l’exaspère. Mielleux, gentil, attentionné…, insupportable ! Le prof de maths est à l’image de sa vie professionnelle. Un immense tableau où chaque chose doit être à sa place, chaque objet dans son emplacement et l’amour une inconnue à gérer dans une équation. Dans l’emploi du temps de son existence découpée au rythme des sonneries du collège, il avait coché la case Alyzée et comprenait difficilement que ce « nombre » entier n’en fasse qu’à sa tête. Mais il avait la patience du scientifique et la curiosité du chercheur, aussi insistait-il. Où donc allait le mener cette relation instable ? Qu’allait-elle encore inventer pour le surprendre ?

Il venait d’en avoir un aperçu. Il l’avait immédiatement rappelée et elle lui avait raccroché au nez. Chacun chez soi le temps qu’elle remette de l’ordre, reprenne son travail de prof d’anglais au collège et retrouve les repères de sa vie d’avant.

Les jours passent. Ça fait pratiquement deux mois qu’Alyzée court dans tous les sens, refusant de revoir Anne et ignorant toujours les appels de son compagnon. Elle remplit des formulaires, signe des papiers, contacte des organismes et s’effare de tout l’argent qu’il faut sortir. Actes notariés, impôts, droits de succession, banques, mutuelles, trop-perçus, trop-versés, frais de toutes sortes… Découvrir qu’elle est maintenant propriétaire de cette maison de banlieue, mais aussi du cottage en Écosse, la terrifie. Elle se souvient que ses parents l’avaient transformé en B & B. Il allait certainement falloir régler le problème de la succession commerciale, car elle se voit mal reprendre la maison d’hôtes. Elle s’interroge, s’inquiète. Elle va être obligée d’aller à Inchmahome et de satisfaire ainsi au souhait de sa mère. De toute façon, elle a conservé d’excellents souvenirs des gens de passage dans leur B & B. Un peu moins des parfums de graillon dès sept heures du matin, qui lui collaient aux vêtements quand elle partait pour l’école.

Il faut tout gérer et elle n’a qu’un désir : retrouver le canapé en cuir. C’est l’endroit privilégié de ses méditations. Allongée en travers, elle aperçoit, derrière la porte d’entrée, le trousseau de clés. Elle se lève, s’assoit, déambule d’une pièce à une autre, retourne sur son canapé. Elle tourne en rond et elle n’arrive plus à détacher son regard du porte-clés où se trouve certainement celle qui ouvre la cave. « Qu’est-ce que tu caches ? »

Alyzée hésitait rarement dans son quotidien pour foncer vers des choix où il aurait été préférable qu’elle réfléchisse davantage, mais ce soir, c’est l’anniversaire de la mort de sa mère. Déjà deux mois. Elle a doublé la dose de whisky et son courage. Elle se redresse soudainement, vide son verre, allume une cigarette, et son corps décide brutalement de se passer des blocages de son esprit. « J’y vais ! » Elle fouille dans les tiroirs à la recherche d’une lampe de poche, attrape toutes les clés et, après plusieurs tentatives et quelques jurons, finit par ouvrir la porte du sous-sol. Il est temps d’emprunter ces escaliers. Temps de plonger symboliquement dans les profondeurs d’un passé dont elle ignore beaucoup trop de choses. « L’Écosse… la cave… la malle en fer… » L’effort incroyable que la mourante avait fait pour prononcer ces dernières paroles épaississait le mystère. Il faut y aller. Elle trouvera peut-être les raisons de l’abandon de son père. Après tout, quelle meilleure direction que ces escaliers sombres qui conduisent à la cave, où on entrepose les souvenirs, pour chercher des réponses ?

* * *

La pièce sent l’humidité. Des araignées ont tapissé de leurs toiles chaque objet et le faisceau de sa lampe fait danser l’ombre de ces pièges sur les murs sombres. Ces filets de dentelle ont aussi emprisonné de nombreux livres qui encombrent une ancienne bibliothèque sans vitrine. Alyzée libère quelques albums de photos de leur prison de fils de soie et les feuillette en souriant. Souvenirs de vacances au bord de la mer avec ses copines. Les bains dans l’Atlantique. Voyage en Bretagne. Cancale et ses huîtres, elle et son petit seau à la pêche aux crevettes. Douze, treize ans ? Elle reconnaît le dolmen de la Roche-aux-Fées, elle entend encore sa mère raconter Brocéliande et le roi Arthur, les elfes. Des voyages, toutes les deux. Toujours elles deux. Seules. Le regard éternellement triste de sa maman dans le diaporama de sa vie de jeune fille. Son premier copain, les suivants. En Savoie, à l’étranger. Des photos de plages, de ski. Thérèse avait tout conservé, mais il n’y avait aucune photo d’avant leur arrivée en France. Pas de Robert. Aucun cliché des dix premières années ; l’Écosse n’existe pas. Enfance disparue. Imaginée ? Mais où est cette foutue caisse dont elle lui avait parlé juste avant de mourir ? Des carnets ? C’était n’importe quoi ! Divagations de malade. Médicaments, chimio, crabe… Délires. À l’intérieur d’une grande armoire en noyer, une ancienne boîte de biscuits est posée sur une vieille cantine, au milieu de couvertures. Alyzée enlève tout ce qui recouvre cette malle de fer et tente de la sortir. Elle a des difficultés, mais elle finit par la faire glisser hors de l’armoire et par la poser sur le carrelage. Une nouvelle fois, elle hésite. Fixe cette grosse cantine verte rouillée, s’assoit symboliquement dessus, allume une cigarette pour jouer la montre et se décide enfin. Un marteau traîne sur un plateau qui devait servir d’établi, et le cadenas, plus symbolique qu’efficace, ne résiste pas longtemps et libère la longue tige de fer. À l’intérieur, il y a une petite enveloppe qu’elle ouvre en premier et elle découvre une mèche de cheveux châtain clair. Un missel, des agendas et un dossier fermé par une lanière, qui laisse échapper des feuilles manuscrites. Une odeur de moisi s’évade. Senteurs passées de vieux écrits ; mots oubliés qui s’enfuient, enfin libérés. Il y a de nombreuses photocopies, quelques parchemins. Elle en prend un et identifie immédiatement à la calligraphie particulière, à l’encre jaunie, un authentique ancien document. Elle parcourt le vieux français sans trop en comprendre le sens ni trouver une explication à sa présence dans ce coffre. Archives familiales ? Elle ignorait que sa mère collectionnait ce genre de textes. Comment se les était-elle procurés ? En les achetant chez les bouquinistes des quais ou en les empruntant dans une bibliothèque ? Sans les rendre ? Des passages sont soulignés.

En ce vingt-sixième octobre mil six cent soixante-deux, a été apporté un enfant mort-né, de la paroisse de…, fils de…, et cet enfant a été exposé devant l’image de la Sainte Vierge, dans la chapelle du prieuré de Pringy ; lequel, par les prières de la Sainte Vierge, a montré des signes de vie, comme de saigner par l’une des narines et par le nombril, et s’est pris à jeter, par le vent de son souffle, une plume que l’on avait mise sur sa bouche…

Elle s’assoit, intriguée. La photocopie démesurément agrandie de deux lignes extraites d’un texte. A ouvert à demi la bouche en sorte qu’on a reconnu visiblement la langue au palais… j’atteste que l’enfant a remué par trois fois la langue.

Celle d’un palimpseste signé par un curé en 1665. Des battements du cerveau… a fermé la bouche qui était ouverte auparavant… il était mort… des marques de vie… Puis était enseveli dans notre cimetière paroissial…

Sur une autre feuille, un étrange témoignage, daté. Étaient présents ladite Simone et Guy… qui me l’ont attesté ce vingt-sixième octobre 1662.

Un enfant mort-né a été apporté au pied de l’image de la Vierge, et Simone et Guy, deux témoins, sont venus le 26 octobre 1662 confirmer que le mort-né ne l’était pas !

Alyzée allume une cigarette, s’interroge, interdite. « Qu’est-ce que ça signifie ? » De nombreux documents sont des reproductions datant du XVIIe siècle, comme celui que Simone et Guy ont signé dans l’église Notre-Dame de Pringy devant le curé. D’autres, plus récents, expliquent que l’Église s’est violemment opposée à la pratique de ces « faux miracles », mais que, dans le même temps, elle fermait les yeux devant la montée du protestantisme. Certains textes, photocopies ou originaux, font référence au XIIIe siècle. Des bouts de papier, des demi-feuilles que Thérèse a tous commentés de sa petite écriture chaloupée par des OK, mettez-vous d’accord, faudrait savoir, stupide…, utiliser.

Alyzée relève un passage incroyable d’un écrit rédigé au milieu du XVIIe siècle dans une autre région, à Moustiers-Sainte-Marie.

Ayant appris qu’on avait enterré l’enfant et l’ayant déterré et trouvé qu’il aurait jeté une larme et mouillé sa bouche de sa salive… ont apporté ladite créature morte en ladite chapelle de Notre-Dame-de-Beauvoir.

Déterrer l’enfant ! Thérèse avait écrit : stupide…, mais aussi utiliser. Utiliser ?

* * *

À cette évocation des siècles passés, le flash d’un souvenir illumine ses découvertes. Clément ! À la fac, Alyzée était allée assister à quelques cours sur l’époque médiévale avec sa bande de copines. Il y avait un jeune type aux yeux clairs, étudiant en dernière année, et la promesse d’une histoire contemporaine bien réelle avait remplacé les affres de cette période trouble. Ce Réunionnais les faisait toutes craquer, mais il était accompagné d’une immense girafe rousse. Alyzée et ses amies voulaient voir s’il n’y avait pas une faille où s’engouffrer dans leur relation, malgré sa nana toujours scotchée à ses basques. Agressive et possessive. Un jour, Alysée l’avait croisé et ils avaient échangé quelques mots. Il était enfin seul et c’était la seule chose qui importait. Dans la conversation, elle avait laissé tomber sa parka. Il l’avait ramassée. La jeune étudiante l’avait alors regardé droit dans les yeux.

— Merci. J’ai fait le pari d’un baiser avec mes copines. D’accord ?

Il avait souri, surpris, avant d’approcher sa bouche. Alyzée, écarlate, incapable de réagir à l’énormité de ce qu’elle venait de lui proposer, était sur la défensive. C’était fou, inespéré et… trop facile. Pourtant, au contact de ses lèvres, elle avait relâché toute tension et s’était abandonnée à ce baiser. Ils avaient frémi. Elle se souvenait du murmure de son corps. Elle s’était reculée brutalement, tout agitée de tremblements.

— Excusez-moi. Vous devez me trouver…

— Charmante. Mais vous avez gagné votre pari.

Il l’avait aidée à remettre son manteau. Elle tremblait toujours.

— C’est le froid. Normal, on est le 26 novembre. Vous vous appelez comment ?

— Alyzée.

— Alyzée ? C’est aussi le nom d’un vent. Savez-vous que, sur l’île de la Réunion, les alizés soufflent pendant l’hiver austral d’est en ouest ? Sur la côte est, ils apportent la pluie. Nous sommes en hiver. Apportez-vous la pluie aux hommes que vous croisez ?

Les yeux de la jeune fille brillaient intensément. Il avait alors posé délicatement sa main sur sa joue comme pour effacer une larme qui n’existait pas.

— Vous devez être à l’origine de pas mal de précipitations, mademoiselle. Avec des yeux aussi sombres que les océans tropicaux les jours de tempête, vous avez certainement dû noyer quelques marins aventureux.

Pour cacher ses tremblements, elle avait sorti une cigarette, mais n’avait pas de feu. Il lui avait présenté son briquet et, sans trop savoir pourquoi, avait ajouté :

— Je vous le donne. Vous noterez la marque : Colibri. Vous penserez à vous évader… tropicalement à chaque clope ! Ou peut-être à moi… ?

C’était fou ! Elle se souvenait de tout, des moindres détails qui avaient accompagné ce baiser. Peut-être parce qu’elle continuait à allumer ses cigarettes avec ce briquet, même si sa main ne tremblait plus. Elle ne l’avait jamais revu. Ou l’évitait-il ? La grande perche était revenue se coller à Clément-le-Réunionnais avec un groupe d’amies qui faisaient barrage à toute approche de vents contraires… comme Alyzée. Il n’y avait pas eu de tempête tropicale. Mer calme. Rêve de passion, fantasme inassouvi. Illusion. Il lui avait confié autre chose aussi, mais elle ne s’en souvient plus.

Elle avait malgré tout continué à écouter les interventions passionnantes de quelques maîtres de recherche et son intérêt pour cette période de l’histoire ne l’avait plus quittée. La croisade des albigeois, les cathares… Elle avait hésité, se demandant si elle n’allait pas changer d’orientation. Passer aux sciences humaines pour enseigner l’histoire. Mais elle avait choisi la facilité. Sa parfaite connaissance de la langue anglaise lui avait ouvert les portes du CAPES sans difficulté, et la traduction puis l’analyse de Lord Jim de J. Conrad devant un jury n’avaient été qu’une formalité.

Le rappel de ce souvenir au fond de cette cave lui arrache un sourire. C’est bien dans le passé qu’il lui faut revenir. Peut-être pas jusqu’aux signataires de ces manuscrits, Simone et Guy, mais à ses origines personnelles.

Les écrits s’étalent maintenant sur la cantine. Retour au réel, à l’immédiat. Sur un dossier de quelques feuilles agrafées entre elles, l’écriture de Thérèse. Un titre. Les impostures de l’Église. De la représentation de Marie enceinte, jusqu’aux limbes. Un mémoire ? Pour passer quel type de diplôme ? Intriguée, Alyzée feuillette quelques pages. La première est la photo agrandie d’une statue de la Vierge dans l’église de Cucugnan. Curieuse, elle commence à lire. Elle sait que, à Cucugnan, il y a un curé célèbre. Ou plutôt qu’Alphonse Daudet a rendu célèbre dans Les Lettres de mon moulin. Une nouvelle où l’auteur envoie ce brave homme au paradis, puis au purgatoire, où il ne trouve aucun Cucugnanais. Du coup, il confesse tout le village. Mais Alyzée ignorait que, dans l’église de ce village, il y avait la statue d’une Vierge… enceinte ! Elle découvre aussi que Thérèse a signalé une statue semblable dans la chapelle de l’hôpital de Prades, non loin de Cucugnan, et conclu magistralement par un : Les vierges du coin ne le sont donc plus ! Alyzée éclate de rire. Sa mère avait l’humour permanent et l’ironie facile, mais de là à faire une étude comparative sur les statues de Vierges enceintes et à rajouter, au bas de la page :

D’un autre côté, rien de plus logique. Si Jésus est « le fruit de vos entrailles »