Du même auteur chez le même éditeur
Du même auteur chez le même éditeur, ouvrages numériques
À mes amis greffés et dialysés
(certains depuis près de trente ans !)
pour l’exemple de courage
et d’énergie qu’ils me donnent
et tout ce qu’ils m’apportent.
Pour Gregory.
Il saura pourquoi
s’il arrive jusqu’au dernier chapitre !
« Chez toutes les femmes aussi,
l’instinct maternel s’éveille
dès que l’on fait appel à leur protection. »
Dracula, Bram Stoker
Ce roman est une fiction. Toute ressemblance avec des événements ou des personnages réels serait une coïncidence.
L’activité de transplantation est très encadrée en France et, n’en déplaise aux amateurs de scandales, la situation décrite dans ce livre est improbable, même si la vigilance la plus stricte doit rester de mise, en particulier pour la greffe rénale à partir d’un donneur vivant.
Quant au village de Delaiseville, ne le cherchez pas sur la carte… C’est une invention du Docteur K !
– Feuer !
Les mitraillettes crépitent. Les vingt-deux otages s’écroulent au fur et à mesure que les balles les frappent. Les habitants du village assistent à la scène, muets d’horreur, en larmes. Presque tous ont un parent qui tombe devant le mur.
L’officier allemand qui a commandé le peloton passe au milieu des corps ensanglantés, achève ceux qui remuent encore d’une balle dans la tête.
– Que ça vous serve de leçon ! lance-t-il avec un fort accent aux spectateurs pétrifiés.
La troupe remonte dans les véhicules et quitte les lieux du massacre sans un regard pour les survivants.
Dès que le dernier camion a disparu, les villageois se précipitent vers les cadavres. La fumée des coups de feu ne s’est pas complètement dissipée.
On entend des gémissements, des sanglots.
Soudain, un cri :
– Ici, vite ! Gustave respire encore ! Il est vivant !
EN SOCIÉTÉ, Séverine Dombre affirmait volontiers ne jamais se fier à sa première impression. Celle-ci, précisait-elle, l’avait à plusieurs reprises induite en erreur. Pourtant, cette fois-ci, son impression se révéla exacte. Pour son plus grand malheur.
Lorsqu’elle ouvrit la porte pour accueillir le patient de quinze heures, elle avait vingt minutes de retard sur l’horaire du rendez-vous, ce qui la contraria. Séverine essayait toujours d’être aussi ponctuelle que possible. Une particularité rare pour un médecin, et pas toujours facile à tenir, mais pour elle c’était une question de respect.
Sa liste à la main, elle appela : « Monsieur Adrian Dibra ? »
Sans pouvoir s’expliquer pourquoi, elle eut un mauvais pressentiment en découvrant le trio qui se dirigeait vers l’entrée de son bureau.
Un homme d’assez petite taille, au teint olivâtre, aux cheveux très bruns et raides, d’âge indéfinissable, était encadré par deux mastards imposants au regard glacial et inquisiteur. Elle identifia aussitôt l’homme du milieu comme étant le malade. Les deux autres, à l’étroit dans leurs costumes sombres, étaient des gardes du corps, et c’est ce qui la mit mal à l’aise. Si elle avait eu envie de plaisanter, elle les aurait surnommés « men in black ». Bâtis sur le même moule, ils ressemblaient à des jumeaux, à ceci près qu’un d’entre eux avait les yeux bleus et l’autre les yeux bruns. Deux surnoms idiots lui vinrent aussitôt à l’esprit : « Blue Ice » et « Dark Ice »…
Séverine s’effaça pour laisser entrer le trio. Il n’y avait que deux chaises pour les consultants. Elle dénicha un petit tabouret et le présenta au deuxième gorille en espérant que ce mobilier d’appoint résisterait à son poids. Puis elle sortit le dossier et s’efforça de montrer un sourire avenant. Ce fut d’autant plus difficile qu’elle venait de constater l’absence de toute lettre d’un confrère. En principe, les consultations spécialisées devaient toujours être demandées par un autre médecin. Les filles du bureau des rendez-vous avaient sans doute cédé devant l’insistance du correspondant.
Elle demanda au petit homme vert :
– Vous êtes adressé pas un médecin ?
Comme elle le prévoyait, ce fut un des mastards, celui aux yeux bruns, qui répondit avec un fort accent d’Europe de l’Est :
– Monsieur Dibra ne parle pas français, nous sommes ses interprètes.
Et voilà, ça commençait bien ! Le genre de consultation qui lui ferait perdre un temps fou et aggraverait son retard. Elle avait horreur de ça ! Mais un médecin doit soigner tout le monde avec la même attention… Elle se força à concentrer son regard sur le patient. Vêtu d’une parka grise et d’un pantalon de velours, il était nettement moins antipathique que ses « interprètes ». Les yeux noirs enfoncés dans les orbites, les traits tirés, le moins qu’on puisse dire est qu’il ne respirait pas la santé. Insuffisance rénale avancée, à coup sûr. Encore un qui arrivait au bord de la dialyse sans aucun suivi médical !
– D’accord, mais a-t-il consulté un médecin avant de venir ici ? reprit-elle un peu plus sèchement. Est-il en France depuis longtemps ?
– Monsieur Dibra a les reins très malades. Venu spécialement d’Albanie pour soigner ici.
Bingo !
– Vous savez que c’est un traitement très coûteux ! Je suppose qu’il n’a aucune prise en charge. Ça va engendrer d’énormes difficultés.
« Un nouveau candidat à l’Aide médicale d’État », pesta-t-elle intérieurement, prête à décrocher son téléphone pour appeler l’assistante sociale.
– Argent pas un problème, répondit l’homme avec le plus grand calme.
– Mais vous savez combien ça coûte, une année de dialyse ? Près de 100 000 euros !
– Pas un problème, répéta l’interprète.
– Avez-vous des documents médicaux ? soupira Séverine.
Autant avancer et voir de quoi il retournait. Elle pourrait mieux leur faire comprendre ensuite l’inanité de leur entreprise.
Blue Ice, le gorille du tabouret, lui tendit une chemise cartonnée. Un rapport médical plutôt succinct et rédigé en mauvais anglais expliquait qu’Adrian Dibra souffrait d’une insuffisance rénale grave de cause inconnue, avec hypertension artérielle. Les résultats des analyses biologiques confirmaient que l’heure de la dialyse était proche. Séverine fit allonger le patient, l’examina rapidement, lui prit sa tension : 17 / 10. Pas terrible. Elle retourna s’asseoir derrière son bureau.
– Vous savez, dit-elle à Dark Ice, la dialyse, ce n’est pas un cachet d’aspirine. Ça ne se fait pas comme ça. Il faut faire des examens, prévoir une petite intervention pour permettre l’accès du sang au rein artificiel, et aussi trouver une place disponible dans un centre !
– Monsieur Dibra pas venu pour dialyse, venu pour greffe de rein.
De mieux en mieux !
– Alors là, c’est encore plus compliqué ! Pour commencer, vu le résultat de ses examens, il me paraît illusoire de le greffer avant de le dialyser. De plus, il faut un bilan très approfondi et précis afin de savoir si on peut l’inscrire sur liste d’attente. Ensuite, il lui faudra fournir un certain nombre de documents, parmi lesquels un engagement de paiement, une attestation du ministre de la Santé de son pays d’origine… Et enfin, même si notre équipe de transplantation accepte de l’inscrire sur la liste d’attente, les délais sont très longs ! Les donneurs sont rares.
Elle s’arrêta après cette tirade, espérant avoir refroidi l’enthousiasme de ses interlocuteurs. Mais elle dut déchanter très vite.
– Donneur pas un problème, intervint Blue Ice. On s’occupera de tout, et vous, largement remerciée. Ceci simple acompte.
Il sortit de sa poche intérieure une épaisse enveloppe qu’il posa sur la table. Médusée, Séverine contempla l’enveloppe qui contenait sûrement une importante liasse de billets. Mais ils se croyaient où, ces zozos ?
Elle se leva d’un bond.
– Ça ne fonctionne pas comme ça ici ! En France, l’activité de greffe est très encadrée. Pas de passe-droit possible. Rangez-moi cette enveloppe et partez. Il est hors de question que je prenne en charge votre ami dans ces conditions !
Mais les trois hommes demeurèrent impassibles.
– Peut-être nous avoir eu mauvais renseignements, reprit Dark Ice.
– Quoi ? Quels renseignements ? Et d’abord, qui vous a indiqué mon nom ?
Pas de réponse. Ce silence était plus perturbant que tout.
– Calmez-vous, Docteur, intervint Blue Ice. Donnez-nous liste des examens à faire, et autre rendez-vous. D’ici là, on va réfléchir.
Séverine s’exécuta et les raccompagna à la porte. Elle espérait au fond d’elle-même les avoir dissuadés de revenir.
Elle se trompait.
Le cauchemar ne faisait que commencer.
AUTANT le docteur Séverine Dombre se montrait organisée et efficace dans son travail, autant sa vie personnelle s’apparentait à un désastre, dont elle veillait à dissimuler au maximum les détails à ses collègues. Et ce désastre avait commencé très tôt.
Son père, arrivé à Paris à l’âge de vingt ans pour travailler dans la toute nouvelle Banque Nationale de Paris, épousa très vite Martine, une riche héritière un peu plus âgée que lui. Cette jeune femme, cliente de l’agence centrale du boulevard des Italiens où il était employé, tomba sous le charme de ce grand gaillard brun aux yeux bleus. Et Philippe avait eu le coup de foudre pour elle dès la première seconde. Contrairement à ce que de mauvaises langues insinuaient, l’argent n’avait rien à voir dans cette histoire d’amour. Du reste, après son mariage, Philippe ne chercha pas à se reposer sur la fortune de sa femme. Sérieux et travailleur, il monta rapidement en grade. Plusieurs fausses couches retardèrent la venue au monde de Séverine, en 1970. Mais le bonheur ne dura pas longtemps : deux ans plus tard, alors qu’il effectuait un déplacement professionnel en Seine-et-Marne, Philippe fut victime d’un accident fatal. On découvrit son corps à côté de sa voiture stationnée sur le bas-côté, en rase campagne. En l’absence de témoin et compte tenu des constatations et des blessures observées, l’hypothèse la plus probable était qu’un véhicule l’avait percuté au moment où il sortait pour satisfaire un besoin naturel. La portière côté conducteur avait été arrachée par le choc.
Le responsable ne fut jamais identifié. Il y avait des traces de peinture gris métallisé sur la carrosserie, mais à l’époque, les techniques d’analyse par microspectrométrie infrarouge n’existaient pas encore. Sinon, on aurait pu établir le lien avec une DS 21 volée, dont la carcasse à moitié carbonisée fut retrouvée dans un ravin en forêt de Fontainebleau, à une trentaine de kilomètres de là. Le chauffard s’en était débarrassé peu après.
Les jours heureux étaient terminés. Même si la situation matérielle de Martine leur permit de continuer à vivre dans de bonnes conditions, la tristesse ne les quitta plus. Séverine ne gardait aucun souvenir de son père. Sa mère, restée inconsolable, ne se remaria jamais et mourut d’un cancer galopant dix-huit ans plus tard. Séverine, devenue une belle jeune femme brune aux mêmes yeux bleus que son père, avait déjà commencé ses études de médecine et passé avec succès le barrage de la première année. Elle continua à vivre au 98 rue La Fayette dans l’appartement de son enfance, qu’elle laissa en l’état sans y faire d’autres travaux que l’aménagement d’un bureau.
La jeune orpheline se jeta dans la carrière médicale avec une sorte de rage et gravit un à un les échelons, jusqu’à devenir praticien hospitalier en néphrologie, responsable de la transplantation rénale dans un grand service parisien.
Sur le plan sentimental, sa situation était beaucoup moins brillante. Séverine ne se sentait attirée que par les hommes plus âgés (les fins psychologues qui pullulaient autour d’elle y voyaient bien sûr la conséquence de l’absence de père), et se montrait incapable de maintenir longtemps une vie de couple stable. Le pire fut atteint au tout début du XXIe siècle lorsque, encore jeune chef de clinique, elle se retrouva enceinte de son compagnon… Elle diagnostiqua son état avec retard – un comble pour un médecin ! La date légale de l’IVG était dépassée. Séverine accoucha d’un garçon, Vincent, et se sépara de son amant. Fait plutôt rare, ce dernier, un assureur qui avait dix ans de plus qu’elle, obtint la garde de l’enfant. La jeune mère, consciente de son emploi du temps surchargé et surtout de son instinct maternel peu développé, ne se défendit pas. L’assureur se maria peu après avec sa secrétaire, déjà enceinte de leur fille. Séverine voyait son fils à peine une fois par mois et leurs relations étaient tendues. L’adolescence de Vincent n’arrangeait rien. Il en voulait beaucoup à sa mère de ce qu’il considérait comme un abandon (on ne pouvait guère lui donner tort) et s’entendait mieux avec sa belle-mère.
Depuis environ un an, Séverine entretenait une liaison épisodique avec un chef d’entreprise de presque vingt ans de plus qu’elle. Une des seules personnes avec laquelle elle se sentait assez détendue, à condition que la cohabitation ne s’éternise pas ! Elle dormait de temps à autre avec Hubert, chez lui ou chez elle. Dans l’intervalle, elle naviguait sur la toile, sortait seule, et parfois passait à l’acte pour une relation sexuelle d’un soir qui ne lui procurait qu’un plaisir momentané. Cela, bien sûr, dans le plus grand secret à l’égard de ses collègues et de ses rares amis. Cette vie agitée ne lui apportait aucune joie réelle ; son métier lui permettait d’oublier ce désert affectif.
LE DOCTEUR DOMBRE arriva en consultation vers quatorze heures et reconnut dans la salle d’attente le trio infernal qu’elle avait reçu trois semaines auparavant. Elle ne put réprimer un froncement de sourcils agacé. Ainsi, elle ne les avait pas découragés ! Elle s’installa dans son bureau et jeta un coup d’œil sur la liste de ses rendez-vous. Monsieur Adrian Dibra y figurait, mais à quinze heures. Et en plus, ils se présentaient une heure en avance ! Comme s’ils voulaient lui mettre la pression…
Elle prit exprès tout son temps pour recevoir les deux premiers patients, mais ceux-ci ne la retinrent guère et il était tout juste quinze heures lorsqu’elle ouvrit la porte pour appeler l’Albanais et ses sbires.
Les trois hommes entrèrent avec un bref signe de tête. Séverine installa de nouveau le petit tabouret d’appoint et prit place derrière son bureau.
Elle attaqua d’un ton rogue :
– Vous avez les résultats ?
– Oui, Docteur, tous les examens faits, répondit Dark Ice en lui tendant une épaisse chemise.
De plus en plus agacée, Séverine constata que le bilan était effectivement complet. Elle regarda les analyses biologiques. La situation n’avait pas évolué. Au moins échappait-on à la dialyse en urgence. Mais le répit serait de courte durée.
Pourquoi ces gens s’obstinaient-ils à revenir la voir, elle ?
Le reste des examens ne montrait aucune contre-indication à la greffe d’un rein. En particulier, le cœur semblait encore en assez bon état malgré l’hypertension ancienne. Il n’y avait aucun signe de maladie infectieuse en évolution. L’analyse des groupes sanguins et tissulaires ne révélait pas de problème particulier : l’Albanais avait des groupes assez fréquents.
Comme au cours de la précédente consultation, le silence s’éternisait dans la pièce et mettait Séverine de plus en plus mal à l’aise. Pour faire diversion, elle entreprit d’examiner le patient et de vérifier sa tension artérielle. L’appareil affichait 15/9. Peut-être y avait-il un facteur d’anxiété la fois dernière ? Ça arrivait souvent lors du premier rendez-vous.
Adrian Dibra portait toujours des vêtements simples mais propres. On avait du mal à l’imaginer roulant sur l’or. Et pourtant, il se promenait avec deux gardes du corps et venait de réaliser sans sourciller un bilan coûteux, à ses frais. Et cette dépense ne représentait presque rien par rapport à ce qui l’attendait s’il persistait à vouloir se faire soigner en France.
Séverine regrettait de ne pouvoir communiquer directement avec cet homme. La présence immuable des deux colosses la hérissait et l’inquiétait.
Elle sortit un instant de la pièce pour aller chercher un imprimé à l’accueil, puis s’installa à nouveau derrière son bureau et brisa le silence.
– Bon, le bilan est complet et on pourrait théoriquement l’inscrire sur liste d’attente de greffe, mais…
– Mais quoi ? répliqua Blue Ice, assis sur son tabouret préféré.
– Je vous ai déjà expliqué. Il va falloir organiser une consultation avec divers spécialistes : urologue, anesthésiste, psychiatre, avant de l’inscrire officiellement sur liste d’attente. Et ensuite, les délais sont très longs. À mon avis, s’il veut attendre en France, il faudra commencer la dialyse au préalable, avec les conséquences financières que ça implique. Vous allez devoir fournir de nombreux papiers pour la dialyse, comme pour la greffe. Tout ça me paraît difficilement réalisable, à moins que quelqu’un de sa famille habite ici et que vous demandiez l’Aide médicale d’État… A-t-il des parents en France ?
Elle espérait les avoir découragés, mais en fut pour ses frais.
– Ça, notre problème, répondit l’homme d’un ton soudain plus dur. Et pas dialyse, on vous a dit. Greffe.
– Mais enfin, s’emporta Séverine, exaspérée, je vous le répète, les délais d’attente sont longs ! Au moins deux ans. Les donneurs ne se trouvent pas au coin de la rue ! Et il y a des règles de priorité précises. On ne peut y déroger.
– Donneur pas un problème, on aura donneur vivant.
– Donneur vivant ? Vous savez que ce donneur doit être quelqu’un de la famille ou un proche pouvant apporter la preuve d’une relation affective étroite et stable avec le receveur depuis au moins deux ans ? Il doit être soumis lui aussi à un bilan approfondi pour s’assurer qu’il est en parfaite santé, passer devant un comité de cinq personnes pour vérifier la bonne compréhension des informations reçues et devant le tribunal de grande instance… Il y a des pays où on est moins regardant, mais en France, ça ne rigole pas ! Vous avez fait le mauvais choix.
– Docteur, ça notre problème, reprit le gorille impassible mais glacial. Donnez-nous autre rendez-vous dans un mois et tout sera prêt, vous verrez. Et vous, récompensée.
– Va pour le rendez-vous, je vous ai expliqué les contraintes, maintenant c’est votre affaire. Hors de question pour le reste. Ne me parlez plus jamais de ça !
Adrian Dibra assistait à cet échange tendu d’un air un peu contrarié, sembla-t-il à Séverine.
Alors qu’elle reconduisait le trio, Dark Ice la retint par le bras et lui chuchota à l’oreille :
– Docteur, nous attendons bien sûr grande discrétion de votre part. Il serait si regrettable que votre fils Vincent ait accident imprévu…
SÉVERINE DOMBRE termina sa consultation avec difficulté, étreinte par une angoisse qui l’empêchait de se concentrer. Elle fila dès qu’elle put dans son bureau, ferma la porte à clé, se laissa tomber dans son fauteuil et tenta de mettre ses idées en ordre.
Ce type l’avait clairement menacée. Comment savaient-ils qu’elle avait un fils et comment connaissaient-ils son prénom ? Cette histoire lui faisait de plus en plus peur. Elle se reprocha d’avoir accepté de les revoir. Mais cela aurait-il changé la donne ? Un des gardes du corps de ce Dibra avait évoqué lors de la première consultation certains « renseignements » qu’il possédait sur elle. Ils ne l’avaient donc pas choisie au hasard ! Ils devaient appartenir à une sorte de mafia.
Que faire ? Prévenir la police ? Elle ne disposait d’aucun témoignage. Et elle risquait de mettre la vie de Vincent en danger. Vincent… Un sentiment qu’elle avait rarement éprouvé jusqu’à présent la gagnait. Son instinct maternel, enfoui sous un monceau de bonnes excuses, faisait surface. Vincent… Il allait justement venir ce week-end chez elle. À reculons, comme d’habitude.
Elle essaya de se calmer, sans y parvenir, retourna en consultation récupérer le dossier d’Adrian Dibra pour noter l’adresse et le téléphone de contact indiqués par ses accompagnateurs, quoiqu’elle ne sût pas ce qu’elle en ferait. Elle procéda de façon aussi naturelle que possible afin de ne pas attirer l’attention des infirmières.
*
Vincent arriva chez Séverine le samedi vers treize heures. La ligne 9 l’amenait directement du lycée Janson de Sailly à Chaussée d’Antin, où il devait changer et emprunter la ligne 7 jusqu’à Poissonnière, un motif de grogne supplémentaire.
À bientôt seize ans, Vincent était devenu un jeune homme promis à un franc succès auprès des femmes dès qu’il serait débarrassé de son acné juvénile. Ses yeux bruns bordés de longs cils en feraient chavirer plus d’une.
L’accueil de sa mère le prit de court. D’habitude, il la trouvait en train de travailler à son bureau, elle lui disait bonjour d’un air distrait avant de lui servir un déjeuner ou plutôt un pique-nique. Puis, l’après-midi s’étirait en longueur : elle lui laissait faire ses devoirs et retournait à son ordinateur. Ce qui permettait à l’adolescent de donner libre cours à son agressivité à la première occasion, voire de repartir chez son père dès le dimanche matin après une bonne engueulade au petit-déjeuner.
Cette fois, Séverine lui ouvrit la porte avec un large sourire.
– Coucou, mon grand. Dépêche-toi, pose ton sac, je t’emmène chez l’Italien manger une pizza et ensuite on va au cinéma voir Live by night au Gaumont Opéra.
– L’adaptation du polar de Dennis Lehane ? Cool.
Séverine ne put cacher sa satisfaction. Elle connaissait quand même les goûts de son fils !
*
Ce week-end se révéla une vraie surprise pour Vincent, au point qu’il faillit à plusieurs reprises demander à sa mère ce que cachaient ces attentions inhabituelles. Elle avait même été jusqu’à prendre des nouvelles de Léa, sa demi-sœur ! Ce n’était pas arrivé depuis des mois, très exactement depuis une de leurs nombreuses disputes. Vincent appelait toujours Léa « ma sœur ». Séverine le reprenait à chaque fois. Elle ne pouvait s’en empêcher. Comment lui faire comprendre qu’elle voyait dans ce terme le symbole d’une famille dont elle était de facto exclue ? La dernière discussion s’était mal terminée, Vincent lui ayant fait observer avec un brin de méchanceté qu’elle ne s’était jamais occupée de lui et ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même.
Le dimanche soir, Séverine sortit sa voiture du parking Montholon et le reconduisit dans le XVIe.
L’adolescent rentra chez lui ravi, sans découvrir les raisons de cet accueil inattendu. C’était sans doute préférable…
LE MARDI SUIVANT, vers dix heures, le téléphone de Séverine sonna alors qu’elle faisait la visite dans l’unité de transplantation. C’était Martine, sa secrétaire.
– Je suis désolée de vous déranger, mais j’ai en ligne une personne du service de la Répression des fraudes, je crois, qui voudrait vous parler.
– La Répression des fraudes ? Passez-les-moi, répondit Séverine, surprise.
La voix de sa correspondante était plutôt sèche.
– Docteur Dombre, bonjour. Ici Madame Grami, de la DGCCRF1. Nous souhaiterions vous entendre pour une affaire vous concernant.
– Une affaire me concernant ? Je ne comprends pas…
– Je ne peux vous en dire plus au téléphone. Pourriez-vous nous rendre visite ? Nous sommes au 8 rue Froissart, dans le IIIe.
– Bon… Séverine sortit son agenda. Est-ce possible pour vous jeudi prochain vers quinze heures ?
– C’est parfait. Nous vous attendrons. Faites-moi appeler par l’hôtesse d’accueil.
Elle raccrocha, contrariée et un peu inquiète. Elle était fonctionnaire : que pouvait-elle avoir à raconter à cette émanation du ministère de l’Économie ?
– Il y a un problème ? s’enquit avec un brin de curiosité Chrystel, une jolie infirmière aux cheveux blonds coupés court et aux yeux noisette.
– Non, rien. Un rendez-vous avec la banque.
L’infirmière n’insista pas, mais elle avait entendu la réponse de Séverine et comprit qu’elle mentait. Elle jeta un coup d’œil intrigué au médecin, puis haussa les épaules. Après tout, ça ne la regardait pas.
*
Séverine jura. Depuis la fermeture de la voie sur berge rive gauche, la circulation dans Paris était infernale. De plus, le stationnement dans ce foutu quartier du Marais s’apparentait à mission impossible et le caducée ne protégeait plus des contredanses. Elle regretta de ne pas avoir pris le métro. Elle était partie très en avance, heureusement car elle tourna une vingtaine de minutes avant de trouver une place, assez loin de sa destination.
Situé au coin de la rue Froissart et de la rue Commines, l’immeuble de la DGCCRF avait un aspect sinistre, avec sa façade gris béton : un blockhaus. Séverine s’annonça à l’entrée et ne patienta que quelques minutes. Une blondinette de petite taille, serrée dans une robe moulante, mais à l’air aussi aimable qu’un agent des services d’immigration américains, apparut dans un claquement régulier de talons aiguille.
– Docteur Dombre ? Je suis Madame Grami. Suivez-moi, je vous prie.
Elle fit aussitôt demi-tour. Séverine se dépêcha de lui emboîter le pas, quelque peu irritée par la désinvolture de cet accueil. Après une marche rapide dans un dédale de couloirs, toujours précédée de la petite blonde, elle arriva dans un bureau sans fenêtres et garni d’un mobilier à peu près aussi avenant que la façade du bâtiment. Une femme plus âgée l’attendait. Visage ingrat, corps épais, grosses lunettes d’écaille peu seyantes. Elle ne se leva même pas pour l’accueillir.
– Docteur Dombre, merci d’être venue. Je suis Madame Murat. Asseyez-vous, dit-elle en désignant une chaise qui avait connu des jours meilleurs. Auriez-vous une pièce d’identité à nous montrer ?
Le médecin s’exécuta tandis que Madame Grami s’installait à côté de sa collègue et ouvrait une chemise cartonnée. Face aux deux agents de la Répression des fraudes, Séverine se sentait en position d’accusée. Mais de quoi, grands dieux ?
– Allez-vous enfin m’expliquer ce qui se passe ? lança-t-elle, incapable de se retenir plus longtemps.
– C’est plutôt vous qui allez nous expliquer, rétorqua sèchement Madame Murat.
– Encore faudrait-il que je sache de quoi il s’agit !
– J’y viens, j’y viens. Il semblerait que vous ayez favorisé une société pour un achat de matériel hospitalier concernant votre service.
Stupéfiée, Séverine réfléchissait à toute vitesse pour tenter de comprendre.
– Mais c’est impossible. Les achats de matériel se font via des appels d’offres.
– Eh bien apparemment non, pas celui-ci, en l’occurrence, il s’agit de… – elle consulta le document que lui tendait madame Grami – d’azote liquide.
Le docteur Dombre resta un instant sans voix, incrédule, puis éclata de rire.
– C’est une plaisanterie ?
– Je n’en ai guère l’impression, dit madame Murat, de plus en plus sévère, mais déconcertée par la réaction du médecin.
– Eh bien, je vais vous expliquer, dit Séverine, qui avait retrouvé toute son assurance. L’azote liquide est utilisé en petites quantités chaque semaine, lorsque nous effectuons des biopsies rénales. Il sert à congeler les fragments de tissu prélevés. Il n’y a effectivement pas d’appel d’offres pour une fourniture dont le coût demeure modéré. De plus, il n’y a à ma connaissance qu’une seule entreprise qui puisse assurer une livraison régulière. Si j’avais voulu favoriser une société en espérant en retirer quelques bénéfices personnels, j’aurais choisi un secteur plus lucratif ! C’est grotesque.
Cette fois, ce fut au tour des deux agents de la DGCCRF de rester muets. La déclaration du médecin semblait empreinte de sincérité et son argumentation sans faille.
Après des toussotements gênés et quelques précisions supplémentaires, l’ambiance se détendit dans le bureau et Séverine se redressa. Son honneur était sauf !
– Mais si je peux me permettre, d’où venait cette information ?
– Lettre de dénonciation, répondit madame Grami. Nous fonctionnons un peu comme les impôts. Nous sommes obligés de les prendre en compte.
– Je comprends, vous faites votre travail, dit la néphrologue, magnanime. Et vous n’avez aucune idée de la personne qui est à l’origine de cette machination ?
– Il s’agit d’un courrier anonyme, c’est tout ce que je puis vous dire. Et même si nous en connaissions l’auteur, nous ne serions pas autorisées à vous révéler son identité.
Le départ de la DGCCRF fut presque chaleureux, comparé à l’arrivée. Séverine eut même droit à une ébauche d’excuses – et à une poignée de main.
Elle reprit la route, en proie à de multiples interrogations. Qui pouvait lui en vouloir au point d’envoyer une lettre de dénonciation à la DGCCRF ? Même si elle avait du mal à y croire, elle suspectait quelqu’un de l’hôpital. Car il était clair que l’auteur de cette lettre connaissait le service.
1. Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.
SÉVERINE était tellement énervée ce soir-là qu’elle ne put rester chez elle. Elle se rendit dans un bar à cocktails près de Beaubourg où elle avait déjà fait quelques rencontres éphémères. Elle se laissa draguer par un jeune homme sympathique et inconsistant et termina sa virée dans un hôtel du coin.
À une heure du matin, elle se rhabilla en silence, mais son amant avait le sommeil léger.
– Laurence, tu pars ?
Elle avait donné un faux prénom.
– Tu as le sens de l’observation.
– On va se revoir ? Je n’ai même pas ton téléphone.
– Tu n’en as pas besoin. On ne se reverra pas. Mais tu peux rester, la chambre est réglée pour la nuit.
Elle s’en alla, dégoûtée d’elle-même. Elle avait beau paraître dix ans de moins, elle n’était qu’une cougar. Pourvu qu’un jour elle ne rencontre pas une de ses brèves conquêtes. Heureusement, Paris était grand…
Elle se consola en se rappelant que son ami de cœur, Hubert, arrivait ce week-end pour quelques jours.
*
Le lendemain, à l’hôpital, mal remise de sa brève nuit, Séverine scruta avec attention le personnel, cherchant à surprendre sur les visages une expression de curiosité inhabituelle. Mais elle ne put conforter ses soupçons. L’infirmière qui l’accompagnait lorsqu’elle avait reçu l’appel de madame Grami ne lui posa aucune question. Le mystère demeurait entier et c’est elle qui risquait de susciter des interrogations en dévisageant tout le monde avec insistance… Elle devait se calmer.
*
Séverine avait invité Hubert, son amant occasionnel, à dîner chez elle ce samedi. Elle rentra chez elle en fin de matinée, mit sa voiture au parking et se rendit au Monop’ de la rue La Fayette pour faire ses courses. Il y avait un monde fou et elle dut attendre aux caisses. Elle rangea en vitesse sa carte Visa dans la poche de son manteau pour laisser la place aux suivants. Un jeune homme s’approcha un peu trop près d’elle et lui proposa son aide pour porter ses paquets. Elle déclina son offre. Encore un dragueur !
À l’instant où elle refermait la porte de son appartement, son téléphone sonna. « Zut, pesta-t-elle. Pourvu que ce ne soit pas l’hosto ! » Ils l’appelaient parfois même lorsqu’elle n’était pas d’astreinte. Séverine avait sa part de responsabilité dans cette habitude : elle voulait toujours être au courant de ce qui se passait dans son secteur.
Son manteau encore sur les épaules, elle décrocha.
La voix lui était inconnue.
– Madame Séverine Dombre ?
– Oui, c’est moi.
– Bonsoir, ici le service des cartes bancaires BNP Paribas. Madame, êtes-vous en train de chercher à faire un retrait de deux mille euros à un distributeur ?
– Pardon ? Non, absolument pas. Que se passe-t-il ?
– Quelqu’un vient d’essayer à plusieurs reprises de retirer un montant inhabituellement élevé avec votre carte.
– Mais ce n’est pas possible, je viens de m’en servir…
Brusquement, Séverine comprit. Elle plongea sa main dans la poche de son manteau.
Sa carte n’y était plus.
En un éclair, elle revit la scène. La foule aux caisses. Le jeune homme bien élevé qui attendait sur le côté, lisait par-dessus son épaule pendant qu’elle composait son code, et lui offrait son aide pour porter son cabas. Il avait dû subtiliser sa carte bancaire à ce moment-là.
– On m’a volé ma carte il y a quelques minutes, dit-elle d’une voix blanche. Je ne m’en étais même pas aperçu. Heureusement que mon plafond ne dépassait pas mille euros.
– Ce n’est pas grave, nous allons la bloquer immédiatement. La personne a essayé à deux reprises de retirer deux mille euros, puis cinq cents à un autre distributeur, mais nous avions été alertés et nous avons refusé le retrait. Il faudra juste que vous fassiez une déclaration au commissariat et que vous confirmiez par écrit l’opposition dans les quarante-huit heures.
– Bien sûr, merci beaucoup pour votre vigilance, soupira Séverine.
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