S. de Sheratan
Avant les festivités
du printemps
La Compagnie Littéraire
Collection : Aventures Arcanes
Catégorie : Fantasy
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« Faites qu’ils partent ! Je ne suis pas d’humeur à courir… » pensa la jeune femme en regardant les Faunes qui tournaient autour du chêne dans lequel elle s’était réfugiée. Les quatre créatures humaient l’air en souriant car ils avaient flairé les odeurs intimes de la jeune femme sans pour autant en déceler la race. Ils étaient donc incapables de comprendre qu’elle se cachait à l’intérieur même de l’arbre. Ses chairs voluptueuses se mêlaient intimement à la lignine de son hôte majestueux, en plein cœur de la Forêt du Tacitus, en Terres de l’Est.
Les quatre importuns en rut finirent par s’avouer vaincus et rebroussèrent chemin mais elle préféra attendre quelques minutes afin de s’assurer que leur manœuvre n’était pas un piège grossier destiné à la pousser à sortir de sa cachette. Elle sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine et eut l’impression que sa respiration haletante était audible à des kilomètres à la ronde.
Soudain, des hurlements féminins fusèrent au travers des arbres. Elle savait qu’une source jaillissait non loin de là et qu’elle était habituellement fréquentée par des Nymphes, des Ondines ou des Nixes. Lorsque les cris outrés se muèrent en râles de plaisir, la jeune femme comprit que les Faunes étaient tombés sur des Nymphes et que la voie était libre.
Elle glissa doucement hors de son chêne. Son pied gracile puis sa jambe délicatement fuselée sortirent d’abord, semblant faits de l’écorce même de l’arbre avant de reprendre doucement la teinte de la chair. Tout son corps suivit alors, révélant ses hanches larges, ses fesses raffermies par les longues heures de fuite face aux Satyres, aux Faunes et aux Loups-Garous qui ne désiraient plus qu’une seule chose en la voyant : s’emparer d’elle et la posséder avec vigueur. Ses seins merveilleusement pleins, coiffés d’une aréole rose généreuse et de tétons qui pointaient fièrement, frissonnèrent sous la brise du mois d’Exeldor1. Enfin, ses épaules minces, son cou gracile et sa tête se dégagèrent, laissant tomber ses cheveux blonds en cascade depuis ses épaules jusqu’à ses chevilles. Elle s’accroupit quelques secondes pour recouvrer ses forces.
Chaque fois qu’elle glissait hors d’un arbre, elle avait l’impression de naître et de renaître éternellement. Elle quittait la chaleur protectrice et rassurante de son chêne pour faire face à un monde froid et dur où les hommes les plus chastes renonçaient à tous leurs vœux lorsqu’ils contemplaient son corps à la peau veloutée et au teint frais. L’engourdissement qui s’emparait dès lors de tout son être se dissipait rapidement, mais la laissait là, vulnérable, pendant quelques instants. La première bouffée d’air qu’elle prenait lui brûlait alors les poumons et la faiblesse se trouvait chassée par l’onde d’énergie vitale qui parcourait jusqu’au plus petit de ses muscles et faisait vibrer le plus infime de ses osselets. Ainsi en était-il du lien qui unissait les arbres aux Hamadryades, car c’est ce qu’elle était.
La jeune femme se releva et s’étira en bâillant pour chasser l’endolorissement des longues heures qu’elle avait passées à se terrer dans le chêne afin d’esquiver les Faunes. Leurs appétits étaient tels qu’ils pouvaient lui faire perdre plusieurs jours dans d’interminables ébats débridés. Elle prit la direction opposée de la source et se faufila entre les arbres pour gagner une autre source plus éloignée mais aussi plus isolée et où les Faunes ne s’aventuraient pas car elle se situait sur le territoire d’une meute de Loups-Garous des Forêts.
Après une bonne heure de marche, elle trouva bientôt un amas de blocs de grès moussus desquels sourdait un filet d’eau limpide et glaciale qui ruisselait jusqu’à une vasque formée par l’érosion d’un bloc de grès partiellement enseveli sous l’humus odorant de la Forêt du Tacitus. Elle troubla l’eau claire de ses mains couvertes de terre et entreprit une toilette appliquée mais rapide de peur que les Loups-Garous ne flairent la douce odeur légèrement musquée et sexuelle qui se dégageait naturellement d’elle. Lorsque l’eau de la vasque retrouva son calme, elle plongea son regard bleu glacier dedans. Le reflet que lui renvoya l’onde apaisée était celui d’une jeune femme à la beauté époustouflante. Même parmi son peuple, elle était extrêmement belle. Son petit nez retroussé surmontait ses lèvres charnues qui semblaient faites pour effleurer une peau étrangère jusqu’à l’extase. Elle en avait pris conscience lorsqu’elle avait réalisé que chaque fois qu’elle parlait, les créatures masculines, et même parfois féminines, étaient hypnotisées par le mouvement de celles-ci et une proposition sans équivoque suivait alors.
Un craquement subit la fit sursauter et elle se retourna vivement afin d’en percevoir l’origine. Mais la forêt aux sous-bois sombres, dont le sol était noyé sous les fougères dans cette région, demeura opaque. Elle se releva pour s’apprêter à partir lorsqu’elle entendit un nouveau bruit : elle n’était pas seule. Elle se tint sur le qui-vive, son corps oscillant pour essayer de mieux voir et les fougères s’agitèrent brusquement. La jeune Hamadryade tressaillit mais, étrangement, elle ne pressentait aucun danger. Un faon sortit alors en claudiquant de la masse végétale. Il râlait pour appeler sa mère mais l’Hamadryade ne vit aucune biche dans les alentours. Cette dernière avait dû se faire dévorer par les Loups-Garous et le petit était désormais voué à une mort certaine. Elle s’approcha de lui et attrapa une poignée de feuilles mortes pour le panser doucement. Aussitôt, la frêle créature se blottit dans les bras de la jeune femme.
Elle en profita pour examiner sa patte arrière et constata que son ergot était éraflé, ce qui n’était pas, en soi, bien grave, mais handicapait le faon esseulé. La jeune hamadryade se releva pour identifier les plantes susceptibles de l’aider dans sa tâche et elle mit bientôt la main sur des feuilles de plantain dans une petite clairière non loin de là. Le faon la suivait assidûment et ne râlait plus. Elle entreprit de mastiquer longuement les feuilles pour les réduire en une purée épaisse dont elle fit un cataplasme qu’elle appliqua sur l’ergot blessé de son protégé qui s’assoupit à peine les soins prodigués. La jeune Hamadryade s’installa confortablement dans la mousse en essayant de ne pas réveiller le faon dont elle posa la tête sur ses cuisses et s’endormit à son tour.
Lorsqu’elle s’éveilla, la nuit était tombée sur la Forêt du Tacitus et, entre les frondaisons des gigantesques chênes, elle distingua les croissants des quatre lunes d’Arcès : Catéris, Al-Suhaï, Menek-Meneb et Iso-Fakrud. Chaque lune reflétait la lumière du soleil et la colorait très légèrement, si bien que les rayons lunaires variaient de couleur d’une lune à l’autre. Les couronnes denses ne laissaient passer que quelques rares rayons entre leurs feuillages, éclaboussant d’une lumière irréelle la forêt aux arbres millénaires.
Le petit faon était parti durant son sommeil et elle le chercha du regard. C’est à cet instant qu’elle vit entre les arbres une quarantaine de lueurs rouges formant des paires bien trop symétriques pour être des Fées. Visiblement, la meute de Loups-Garous s’était mise en chasse et si jamais l’un d’eux la repérait, elle aurait bien plus de mal à les semer que les Faunes. Elle se releva le plus silencieusement possible et s’éloigna à pas feutrés, se retournant fréquemment pour s’assurer qu’elle n’était pas suivie. Quand elle se trouva à bonne distance, elle se mit à courir avec légèreté entre les fougères, ses pieds effleurant à peine le sol. Chaque fois qu’elle traversait un rayon de lune, elle se retrouvait brièvement éclairée de bleu, de jaune, de rose ou de blanc et elle se maudissait alors de son imprudence. Durant sa course effrénée, elle croisa plusieurs hardes de cerfs et plusieurs compagnies de sangliers qui relevèrent nonchalamment la tête au passage de l’Hamadryade. Enfin convaincue qu’elle n’avait plus besoin de fuir, elle s’arrêta pour reprendre son souffle en s’appuyant contre un arbre.