Jean FAILLER
Il vous suffira
de mourir
2ème partie
éditions du Palémon
ZA de Troyalac’h
10 rue André Michelin
29170 St-Évarzec
Ce livre appartient à
xxxxxxexlibrisxxxxxx
Bibliographie:
« Balades en pays de Guerlédan-Aroat »,
édité par le Conseil Général des Côtes d'Armor.
À mes amis
Jacqueline Le Du
Gérard Morier
René Pichavant
Louis-Pierre Lemaître
Yann Brekilien
Remerciements à
Anne Boëlle
Jean-Michel Bourdin
Jean-Claude Colrat
Marie-Laure Duhamel
Delphine Hamon
Lucette Labboz
Catherine Labourdette
Isabelle Stéphant
Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.
ISBN 978-2916248-03-5
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de Mary Lester sur internet :
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Éditions du Palémon
ZA de Troyalac’h - N° 10
Rue André Michelin - 29170 St-Évarzec
Dépôt légal 2e trimestre 2009
— Dites donc, fit Hanson en regardant Mary de biais, les choses ne traînent pas, avec vous !
Elle faillit lui répondre qu’elles n’avaient que trop traîné jusqu’à présent, mais elle se retint et se contenta d’une moue évasive.
Il y eut un assez long silence, puis l’adjudant-chef demanda :
— Vous croyez vraiment que Conomor va parler ?
Elle secoua la tête négativement.
— Non. Il préférera payer le prix fort plutôt que d’entacher sa réputation de dur de dur.
Elle fit la grimace :
— Ah, ce code d’honneur chez les voyous… Ce romantisme à la graisse de chevaux de bois !
— Excusez-moi, dit Hanson, mais ça nous avance à quoi d’avoir arrêté Conomor ? Vous l’avez dit vous-même, il n’y a pas de charges suffisantes contre lui.
Mary eut un geste insouciant :
— Eh bien, on le relâchera !
Hanson fit claquer ses doigts devant son visage :
— Comme ça…
Mary confirma :
— Oui, on le relâchera même très vite.
Le gendarme ne paraissait pas d’accord. Il bougonna :
— On va encore passer pour des charlots !
— Laissez dire, fit Mary, rira bien qui rira le dernier.
— Je ne déteste pas la rigolade, assura le gendarme d’un air pincé, mais jusqu’à présent je n’ai pas vu d’occasion de m’esclaffer.
Il voulait bien laisser faire cette fille, conformément aux instructions du commandant Durand, mais il lui déplaisait de laisser sa brigade se déconsidérer. Il secoua de nouveau la tête :
— Je ne comprends pas ! On relâche Conomor, et après ?
— Après ? On court arrêter Frank Gaudu.
L’adjudant-chef en resta mâchoire pendante :
— Gaudu ? Qu’est-ce qu’il a fait, Gaudu ? Pourquoi qu’on l’arrêterait, Gaudu ? Parce qu’il vous a tabassée ?
— Mais non, je n’ai même pas porté plainte.
Puis elle ordonna :
— Regardez la route !
Dans son étonnement, l’adjudant-chef avait failli aller au talus.
— Oh ! fit-il en remettant la voiture sur le droit chemin.
Mary parut se parler à elle-même :
— C’est Gaudu qui téléphone !
— Vous en êtes sûre ?
— Ça ne peut être que lui ! Il a le mobile, il veut récupérer le motel des Forges, il fréquente Le Saloon, il est en affaires avec Conomor.
— Ce ne sont que des présomptions, dit l’adjudant-chef, vous avez des preuves ?
Elle avoua tranquillement :
— Non !
Ce je m’en foutisme apparent exaspérait Hanson.
— Alors ?
— Alors quoi ?
— Qu’est-ce qu’on fait sans preuves ?
Et il ajouta :
— Dans la gendarmerie, on ne travaille pas sans preuves !
Elle répliqua du tac au tac :
— Dans la police non plus, mais parfois les preuves, il faut aller les chercher !
— Les chercher ? Où ça ?
— Où ça ? Mais où elles sont, dans les crânes obtus de Gaudu et de Conomor.
Hanson en était à se demander avec inquiétude si elle n’envisageait pas de trépaner les suspects à la scie électrique pour dénicher leurs secrets.
— Allons, adjudant-chef, ne vous faites pas plus bête que vous l’êtes ! Tout porte à croire que Conomor et Gaudu savent mieux que personne ce qui est arrivé à vos gardes-chasse !
Hanson la regarda d’un air mi-figue mi-raisin.
— Avoir des convictions est une chose, dit-il, mais ça ne suffit pas.
Elle compléta :
— Il faut obtenir des aveux, voire retrouver les corps.
— Oui, et vous pouvez toujours courir pour qu’ils s’allongent, ces deux-là !
— Je n’ai pas l’intention de courir, dit-elle, ces gaillards vont trop vite pour moi.
— Alors ?
Le gendarme avait un petit air goguenard.
— Il faut qu’on y réfléchisse, Hanson.
— Ça fait deux ans que j’y réfléchis, grommela le gendarme. Je ne fais même que ça.
— Et si on réfléchissait à deux ? proposa-t-elle.
— Ça changerait quoi ?
— D’abord, il y a plus de matière grise dans deux têtes que dans une.
— C’est certain.
— Et puis, venant sur vos brisées sans a priori, j’aurai peut-être un regard nouveau…
Le gendarme admit :
— Pourquoi pas ?
Il braqua son index sur Mary :
— Vous, vous avez une idée !
Elle plissa les yeux.
— Peut-être…
Et après un silence :
— Je vous la donne pour ce qu’elle vaut ?
— Allez-y !
— Un, on laisse entendre à Conomor qu’on sait que Gaudu est l’auteur de ces coups de fil anonymes, mais qu’on n’a pas de preuves suffisantes pour l’arrêter. Deux, comme il nous faut un coupable, on arrête Conomor en lui expliquant que, s’il veut s’en sortir, il faut qu’il nous donne Gaudu.
L’adjudant-chef objecta :
— Oui, mais il vous a dit qu’il ne le ferait jamais. Et il est homme à tenir parole.
Elle sourit, et, balayant d’un revers de main l’objection, ajouta :
— Trois, on relâche Conomor et on court arrêter Gaudu à grand renfort de trompes.
L’adjudant-chef la contra de nouveau :
— Mais puisqu’il n’y a pas de preuves contre Gaudu !
Il regardait maintenant Mary comme s’il doutait de sa raison.
— Vous faites le grand jeu pour arrêter un type contre lequel on n’a rien ?
Hanson, mécontent, secouait la tête comme un cheval qui a trouvé des cailloux dans son picotin. Il avait du mal à avaler cette potion.
Alors Mary jeta avec insouciance :
— Eh bien on ne l’arrêtera pas !
Cette fois le gendarme ne pipa mot tant sa stupéfaction était grande. Il cessa de mâchouiller dans le vide, et elle lui demanda :
— Et vous savez pourquoi on ne l’arrêtera pas ?
— Non, fit Hanson en secouant la tête.
Elle martela :
— On ne l’arrêtera pas parce qu’il aura été prévenu.
— Par qui ?
— Mais par son gnome de frère et aussi par les deux clampins qui jouaient au billard dans l’arrière-salle ! Ces deux zigotos font partie de la bande. Lorsque j’ai eu mon altercation avec Gaudu et qu’il s’est blessé, ils ont aidé à le porter hors de la salle. Je m’en souviens bien, on n’oublie pas des minois comme ça ! Vous savez pourquoi ils se planquaient dans la salle de derrière ?
Le gendarme fit « non » de la tête.
— Parce que Lulu Miliner leur a interdit de reparaître dans ce bistrot. Sans cela on les aurait retrouvés devant le bar. Ils ont tout entendu et à l’heure qu’il est, Gaudu a été mis au courant de ce qui vient de se passer au Saloon et il se félicite de l’attitude de son ami Conomor qui a refusé de le vendre, fût-ce au prix de sa liberté. Et puis il va apprendre que Conomor a été relâché. Pourquoi aurions-nous relâché Conomor, adjudant-chef ?
— Parce qu’il n’y avait rien contre lui !
— NON !
Cette fois le regard de l’adjudant-chef disait clairement qu’il doutait de la santé mentale du capitaine Lester.
— On ne l’aura pas relâché parce qu’il n’y avait rien contre lui, mais parce qu’il nous a donné Gaudu !
Hanson protesta :
— Vous savez bien que Conomor n’a rien donné du tout et qu’il n’ajoutera pas un mot !
— Ouais, dit Mary, mais l’essentiel n’est pas là !
— Et il est où, l’essentiel ?
— L’essentiel est que Gaudu en soit persuadé. Et il en sera d’autant plus persuadé que, sitôt Conomor relâché, nous nous mettrons, à grand bruit, à la recherche de Gaudu. Que va faire Gaudu, à votre avis ?
— Il va prendre le maquis et on ne le retrouvera jamais !
— Voilà ! Il va prendre le maquis et comme il connaît la forêt et les landes mieux que personne, comme il sera ravitaillé par les gnomes, il pourra, en effet, échapper aux recherches un certain temps, ce qui nous arrangera bien.
— Ça vous arrangera bien de ne pas le rattraper ?
— Exactement !
— Mais pourquoi ?
— Parce que tant qu’il sera en liberté, Conomor va trembler pour sa vie.
La voiture s’arrêta dans la cour de la gendarmerie. Le gendarme coupa le contact, serra son frein à main et déboucla sa ceinture de sécurité. Pour autant, il n’ouvrit pas sa portière.
— Je n’y suis plus ! avoua-t-il en secouant la tête.
Il avait beau avoir l’aval du commandant Durand pour laisser le capitaine Lester opérer à sa guise, il aurait bien aimé comprendre où tout ceci le menait.
— Ça nous arrange parce qu’on n’a pas de charges contre lui, expliqua Mary patiemment.
— Ah…
— Alors on attend qu’il y en ait.
— On attend quoi ?
— Que Gaudu se mette en situation irrégulière. À votre avis, que va faire Gaudu en apprenant que nous avons relâché Conomor ?
— Je ne sais pas, moi !
— Il va chercher à se venger !
— De Conomor ?
— Évidemment de Conomor, puisqu’il sera persuadé que c’est lui qui l’a donné !
— En somme Conomor joue le rôle de la chèvre ?
— J’aime autant que ça soit lui que moi, dit Mary.
— Mais dites donc, et s’il tue Conomor ?
— Je suis tentée de répondre que ce ne serait pas une grosse perte, mais comme je sens que cette réponse ne vous plaira pas, je préfère penser que ce n’est pas possible.
— Pourquoi ce n’est pas possible ?
— Mais parce que vous êtes averti, adjudant-chef, parce que vos hommes vont veiller sur Conomor comme les agents du FBI veillent sur Obama.
— Avez-vous idée de ce que représente une telle surveillance ?
— Parfaitement.
— Des hommes la nuit, le jour…
— Ça fait partie de votre job, non ?
— Oui, mais on n’a pas que ça à faire, grommela Hanson.
Mary fit celle qui n’avait rien entendu :
— Si je peux me permettre, je suggère de confier cette surveillance au chef Lebœuf. Il paraît qu’il a un contentieux avec Gaudu. Ça remonte à loin, à l’époque de la communale. Mais souvent ces rancunes de gamins sont tenaces. Je mettrais ma main à couper que Lebœuf serait particulièrement heureux de coller son ennemi de toujours à l’ombre. Faites-lui confiance, il saura arrêter Gaudu avant qu’il ne commette l’irréparable.
L’adjudant-chef fit la grimace :
— Vaudrait mieux !
Il sortit de la voiture et, suivi de Mary, entra dans le bureau du chef Lebœuf.
Conomor, toujours menotté, était assis sur une chaise face au chef Lebœuf qui regarda Mary entrer sans aménité. Elle le salua cependant cordialement :
— Bonjour chef…
Lebœuf grommela quelque chose d’indistinct en regardant Hanson avec perplexité, semblant se demander : « À quoi on joue ? »
Mary donna ses directives sur un ton qui n’admettait pas de réplique :
— Nous allons procéder à l’interrogatoire d’identité de ce monsieur puis il nous fera sa déposition.
— J’ai pas de déposition à faire, j’ai rien à dire ! grommela Conomor.
Néanmoins il répondit d’un air exaspéré au questionnement de routine : nom, prénoms, adresse, date de naissance…, renseignements que Lebœuf rentrait avec application en tapant laborieusement à deux doigts sur son clavier d’ordinateur.
Lorsque ce fut fini, Mary prit les choses en main :
— Monsieur Conomor, nous avons enregistré à plusieurs reprises des plaintes d’une habitante des bords du lac qui est harcelée par des coups de téléphone obscènes et menaçants. L’enquête a établi que ces coups de téléphone émanaient de votre établissement Le Saloon. Vous ne pouvez pas ignorer qui a téléphoné à cette dame.
— Je vous ai déjà dit que je n’en savais rien, gronda Conomor.
— Vous n’en savez rien ?
— En quelle langue faut-il que je vous le chante : JE N’EN SAIS RIEN !
Mary leva l’index en s’adressant à Lebœuf :
— Notez chef, monsieur Conomor ne sait pas qui téléphone depuis son bar.
Elle fit quelques pas dans le bureau pendant que Lebœuf tapait « je n’en sais rien ». Puis elle revint vers Conomor :
— Vous n’avez rien à ajouter, monsieur Conomor ?
Conomor secoua la tête énergiquement en fixant le parquet devant lui.
— Il n’a rien à ajouter, constata Mary. Notez, chef !
Pendant que Lebœuf s’escrimait sur son clavier, elle se pencha de nouveau vers le cabaretier :
— Et si je vous dis Frank Gaudu, ça n’éveille pas vos souvenirs ?
Conomor secoua de nouveau la tête sans mot dire. Quand ce silence eut assez duré, Mary insista :
— Vraiment, vous n’avez rien d’autre à déclarer ?
— NON ! hurla Conomor à l’intention de Mary.
— Bien, dit-elle sans se démonter. Je suppose que le chef Lebœuf a entendu. Vous avez entendu, chef ?
— Je ne suis pas sourd, grommela Lebœuf.
— Vous avez noté ?
— Oui !
Mary sentait le gendarme au bord de l’exaspération.
— Alors tout est en ordre, dit-elle. On peut débarrasser monsieur Conomor de ses menottes. Ça sera plus commode pour signer sa déposition.
Lebœuf, sous le coup de la surprise, regarda l’adjudant-chef, qui d’un mouvement de tête lui fit signe de s’exécuter. Conomor, libéré, se massait les poignets en regardant autour de lui d’un air incrédule.
Mary prit le document qui venait de tomber de l’imprimante et le lui tendit :
— Il vous reste à signer ceci, monsieur Conomor.
Le bistrotier ricana :
— S’il n’y a que ça pour vous faire plaisir…
Il raya la feuille d’un paraphe si rageur qu’il en perça presque le papier, plaqua le stylo bille sur la table et demanda :
— C’est tout ? Je peux y aller ?
— Oui, dit Mary. On va même vous reconduire, et ensuite on va aller arrêter Gaudu.
Conomor stoppa net :
— Qu’est-ce qu’il a fait, Gaudu ?
— Ben, si ce n’est pas vous qui avez téléphoné, c’est certainement lui. D’ailleurs, ce n’est pas vous qui avez prononcé son nom ?
— Moi ?
Conomor se frappait la poitrine, la mâchoire béante sous le coup de la stupéfaction. Il finit par la fermer pour clamer son innocence : « Mais je n’ai rien dit… »
— Ah bon, fit Mary avec son air le plus benêt, ce n’est pas vous qui avez parlé de Frank Gaudu ?
Conomor regarda les gendarmes l’un après l’autre :
— Elle se fout de ma gueule ou quoi ? Vous m’avez entendu parler de Gaudu ?
— Peut-être bien, hasarda l’adjudant-chef, tandis que Lebœuf, qui ne comprenait rien au film, regardait effaré Mary, Conomor et l’adjudant-chef Hanson.
— Peu importe, assura Mary d’un ton léger, à cette heure votre excellent ami Frank Gaudu, pour lequel vous étiez prêt à sacrifier un an de votre vie, est persuadé que vous l’avez donné. Je n’aimerais pas être à votre place, Conomor.
Le truand avait pâli.
— Qu’est-ce que c’est que cette magouille ?
Le front bas, il se tenait comme un taureau furieux, prêt à charger.
De la main, Mary lui donna son congé :
— Allez, filez ! Le chef Lebœuf va se faire un plaisir de vous raccompagner.
— Eh, doucement, fit le truand, c’est trop facile…
Il pointa Mary du doigt :
— Vous m’avez piégé, maintenant il faut me donner une protection !
— J’t’en foutrais des protections ! gronda Lebœuf.
Il poussa Conomor vers la porte en grondant :
— Allez, ouste ! Tu ne sais pas ce que tu veux, toi, tout à l’heure tu ne voulais pas nous accompagner, et maintenant tu ne veux plus nous quitter ! C’est quoi ce bordel ?
Mary leva la main pour retenir les deux hommes :
— Attendez, chef, je crois que monsieur Conomor vient d’avoir une excellente idée ! Il serait bon, en effet, de mettre une voiture avec deux hommes en protection devant Le Saloon.
— Vous n’y pensez pas ! s’exclama l’adjudant-chef.
— Mais si, comme ça, si Gaudu avait encore un doute sur la collusion de son ami Conomor avec la gendarmerie, il sera fixé.
— Salope ! hurla Conomor avant de sortir poussé par Lebœuf.
Ils n’étaient plus que deux dans le bureau, alors l’adjudant-chef laissa libre cours à sa colère ; et comme il n’avait que Mary face à lui, ce fut elle qui en bénéficia.
— Si vous croyez que j’ai les effectifs pour garder ce voyou…
— Tsss… fit Mary. Que vous manquez d’imagination, Hanson ! Vous avez bien dans votre garage une camionnette de réforme qui ne sert plus à rien ?
— Je peux en demander une au garage central, dit l’adjudant-chef après une seconde d’hésitation.
Après son mouvement d’humeur, il avait repris toute sa maîtrise et était redevenu l’homme pondéré que Mary avait apprécié dès leur première rencontre.
— Eh bien voilà ! Stationnez-la près du Saloon, et tout le monde pensera qu’il s’agit d’un soum et, même si ce « soum » est vide, tout le monde pensera que Le Saloon est sous surveillance.
Être redevenu courtois ne l’empêcha pas de marquer sa désapprobation :
— Tsss ! on a de drôles de méthodes chez les flics !
— C’est ce que me disent mes collègues, reconnut gravement Mary. Mais ne généralisez pas, adjudant-chef, tout le monde n’est pas comme moi dans la police.
Hanson, les lèvres pincées, ne répondit pas. Mais ce qu’elle l’énervait, bon Dieu, ce qu’elle l’énervait !
Elle ajouta d’une toute petite voix :
— Je pense que vous conviendrez qu’il n’y a rien dans ma manière d’opérer qui soit contraire à la procédure.
Hanson réfléchit quelques instants et reconnut, comme à regret :
— En effet, je n’y vois rien d’illégal.
— Et maintenant ? demanda l’adjudant-chef.
Il paraissait perdu. Visiblement, le tour pris par les événements le dépassait. Avait-on jamais vu ça ? Une enquête qui stagnait depuis deux ans s’emballait soudain depuis que cette policière était apparue dans le paysage. Mary Lester, la policière en question, paraissait très à l’aise :
— Je vous l’ai dit : on va arrêter Gaudu.
— Vous voulez dire que…
— On va chez lui, oui.
L’adjudant-chef interdit objecta :
— Nous n’avons pas de commission rogatoire !
— Nous n’en avons pas besoin. Nous n’allons pas à Kerlouet pour perquisitionner, mais pour entendre Gaudu. Ce n’est pas pareil.
— On va se faire jeter.
Mary reconnut avec son plus charmant sourire :
— C’est sûr !
Visiblement, l’adjudant-chef n’avait pas envie de rire, du moins pas de cette manière. La perspective de se faire jeter, comme il disait, ne l’enchantait pas. Il grogna :
— Si c’est pour se faire humilier…
Elle s’efforça de le rassurer :
— Mais non ! On n’humilie pas les forces de l’ordre, adjudant-chef, elles ont toujours le dernier mot !
Hanson avait l’air d’en douter. Mary pressa le mouvement :
— Alors, on y va ?
— On peut attendre que Lebœuf soit rentré ? demanda Hanson qui semblait freiner des quatre fers pour ne pas aller se frotter aux Legroin.
Mary lui accorda le délai, mais en lui demandant une autre chose qui ne l’enthousiasmait guère davantage.
— Bien sûr ! D’ailleurs, ça vous laissera le temps de donner des directives pour que la camionnette soit garée devant Le Saloon à la nuit tombante.
— Ah… soupira Hanson, la camionnette… Vous y tenez ?
Cette idée-là ne semblait pas le passionner non plus. Par contre, Mary y paraissait très attachée.
Il insista :
— Vous pensez que c’est utile ?
— Et comment, adjudant-chef, ça fait partie de mon plan.
— Votre plan, marmonna-t-il, votre plan, je voudrais bien y voir clair dans votre plan, moi !
— Ça viendra, dit-elle en lui adressant un clin d’œil, ça viendra !
Lorsque Lebœuf revint, l’adjudant-chef avait eu le temps de prendre ses dispositions pour qu’une camionnette réformée, garée au garage, soit acheminée et postée sous les arbres, en vue du Saloon. « Le temps de la faire démarrer », avait précisé le sous-officier responsable du matériel. « Depuis le temps qu’elle n’a pas roulé, la batterie est à plat ».
Mary fit preuve d’une grande compréhension :
— On n’est pas à cinq minutes près…
Puis elle monta dans la voiture de l’adjudant-chef qui démarra, suivi par le fourgon conduit par Lebœuf qui était accompagné de trois gendarmes.
— On se traîne, fit-elle remarquer à l’adjudant-chef qui roulait à une allure de sénateur. Allez Hanson, branchez la sirène et le gyrophare, et poussez un peu les feux, du nerf, bon Dieu !
Hanson obtempéra à regret. Il ne voyait toujours pas l’utilité de cette manifestation de force. Mais le son de la sirène sembla avoir une action directe sur l’accélérateur de la Clio.
En bon petit soldat, Lebœuf avait calqué son attitude sur celle de son chef ; ce fut donc une caravane bruyante qui arriva à vive allure jusqu’à la grille de Kerlouet.
— Ben dites donc, on n’est pas passés inaperçus ! soupira l’adjudant-chef à Mary en arrêtant son moteur.
Il ne paraissait pas particulièrement fier d’avoir ainsi troublé le calme de cette campagne bucolique.
— C’est tout à fait ce qu’il fallait, dit-elle allègre.
La grille de la ferme de Kerlouet était close, les sinistres poupées pendaient lamentablement, accrochées par le cou aux tiges de fer rouillées.
De près, elles étaient encore plus pitoyables que de loin, avec leurs yeux morts, leurs couleurs passées et délavées par les pluies, les lunes et les soleils.
Deux femmes sortirent de la maison, attirées par le vacarme. Il y avait la mère, que Mary avait vu étendre son linge, et la fille qui la suivait par derrière, comme si elle s’abritait derrière la vieille femme.
— Qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta la mère en scrutant les gendarmes d’un regard de jais.
Elle avait dû être belle en ses vertes années, mais la vie qu’elle menait à Kerlouet avec sa tribu de fêlés l’avait vieillie avant l’âge.
— Nous voudrions voir Frankie, madame Legroin, dit l’adjudant-chef.
— L’est pas là ! fit la dame d’un ton définitif.
— Où est-il ? insista le gendarme.
— Si vous croyez qu’il me dit où il va !
Puis elle ajouta avec une hargne soudaine :
— Et même si je le savais je ne vous le dirais pas !
Derrière sa mère, la fille hochait la tête sans discontinuer. Deux cloches de morve, qu’elle ne songeait pas à moucher, pendaient au bout de son nez. Elle dépassait sa mère d’une tête et pourtant elle semblait s’abriter derrière elle.
Si on n’avait pas prévenu Mary que Sophie Legroin avait été une belle plante au temps de son adolescence, elle aurait eu du mal à le deviner.
Ses vêtements ne la mettaient certes pas en valeur, mais son corps informe, boudiné dans un sarrau trop petit pour son obésité naissante, avait peut-être été extrêmement sexy dix ans plus tôt.
Elle tenait, serrée contre une forte poitrine qui s’affaissait, une poupée comme celles qui étaient accrochées à la grille rouillée et elle ne disait mot, se contentant de sautiller sur place comme au son d’une musique qu’elle était seule à entendre.
Navrant, se dit Mary, navrant ! Cette malheureuse lui faisait penser à quelqu’un, mais elle aurait été bien incapable de dire à qui.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à Frankie ? demanda la vieille toujours hargneuse.
Ce fut l’adjudant-chef qui répondit :
— Nous avons quelques questions à lui poser !
— L’a rien fait ! jeta la vieille en lui jetant un regard de biais.
Elle s’approcha de la grille à la toucher et gronda de nouveau :
— L’a rien fait, Frankie !
La grosse fille, qui l’avait suivie de près, glapissait comme un automate en trépignant :
— Rien fait ! Rien fait ! Rien fait !
Puis, de manière inattendue, elle cracha sur Mary qui eut juste le temps de mettre son bras en protection pour ne pas recevoir le glaviot en pleine figure.
— Dites-donc ! protesta l’adjudant-chef en reculant.
Son indignation se lisait sur son visage, mais l’idiote n’en avait rien à faire. Elle riait maintenant à en pleurer, comme si la plaisanterie l’amusait au plus haut point.
Mary prit un nouveau mouchoir de papier et essuya soigneusement l’écœurante déjection. Puis, en grimaçant de dégoût, elle replia le mouchoir et le glissa dans une pochette de plastique qu’elle mit dans sa poche.
Les gendarmes se regardaient, semblant se demander ce qu’on faisait là.
— Convoquez Frankie à la gendarmerie, suggéra Mary.
L’adjudant-chef hocha la tête et ordonna à Lebœuf :
— Rédigez une convocation, chef.
Le temps que Lebœuf remplisse son imprimé, Mary et Hanson restèrent tels des chiens de faïence en tête à tête avec Janine Legroin.
Puis Lebœuf tendit l’imprimé à Hanson qui le relut et s’approcha de la grille pour le donner à la femme.
Crut-elle qu’il voulait entrer en force ? Elle s’accrocha aux deux battants comme une furie en hurlant :
— Vous n’entrerez pas chez moi, vous n’avez pas le droit !
Derrière elle, sa fille glapissait en écho comme une hystérique :
— Pas le droit ! Pas le droit ! Pas le droit !
Elle avait un timbre de voix aigu, qui perçait les oreilles. Désarmé, Hanson regarda Mary qui vint à son secours :
— Il n’est pas question d’entrer chez vous sans votre autorisation, dit-elle d’une voix douce.
La vieille la regarda, puis redit plus bas, mais tout aussi farouchement :
— Vous n’avez pas le droit !
Puis elle demanda en toisant Mary à qui elle n’avait pas, jusque-là, prêté la moindre attention :
— Qui c’est celle-là ? Encore une assistante sociale ? On n’en veut pas des assistantes sociales ! Dehors les assistantes sociales !
Et sa voix repartait crescendo dans les aigus.
L’adjudant-chef se fâcha :
— Ça suffit ! dit-il sèchement. Remettez cette convocation à Frankie, madame Legroin, et dites-lui que s’il ne se présente pas à la gendarmerie demain matin à l’heure indiquée, nous reviendrons avec une autorisation pour fouiller votre maison et nous l’emmènerons !
— Vous n’avez pas le droit ! glapit de nouveau la vieille en secouant sa grille.
Sa fille cracha de nouveau, mais, instruite par l’expérience, Mary s’était retirée hors de portée et le mollard s’écrasa sur la route avec un bruit mou.
Puis il y eut un drôle de sifflement et une vitre latérale du fourgon explosa. D’autres impacts suivirent qui s’inscrivirent en creux dans la tôle avec des bruits de gong.
Les gendarmes, surpris et alarmés, se reculèrent vivement, certains en dégainant leurs armes de service.
— Rentrez-moi ça ! gronda Hanson, vous êtes fous ou quoi ?
— On nous tire dessus ! protesta un de ses hommes.
— Ces gogols vous tirent dessus avec des lance-pierres ! Déplacez les véhicules !
Sur le seuil de sa porte, l’idiote riait à gorge déployée, sa poupée toujours dans son giron. La mère avait disparu et on n’apercevait personne d’autre dans la cour.
— Où sont-ils ? demanda Mary.
— Derrière les tas de ferraille, indiqua Lebœuf.
Mary eut beau écarquiller les yeux, elle ne vit personne, hors l’idiote qui trépignait toujours et qui semblait au bord de la crise d’hystérie. Pourtant les projectiles continuaient de pleuvoir.
— Je ne vois rien, dit-elle.
— Forcément, fit Lebœuf, ils ne tirent pas à tir tendu.
Et comme Mary ne paraissait pas saisir, il expliqua :
— Leurs lance-pierres permettent au projectile de décrire une orbe, comme une grenade tirée par un fusil.
— Je vois, dit Mary. Qu’importe, ils ont bien dû s’entraîner pour arriver, sans nous voir, à tirer avec cette précision.
— C’est sûr, ils ne manquent ni d’entraînement, ni de munitions, fit Lebœuf en hochant la tête.
Mary ne lui demanda pas si, dans son enfance, lui aussi s’était entraîné au tir en orbe avec un lance-pierres, science que les gamins élevés à la campagne connaissent dès leur plus jeune âge.
Lebœuf se retourna vers Hanson :
— Qu’est-ce qu’on fait, mon adjudant-chef ?
— On rentre ! décida Hanson d’un air dégoûté.
Sans objecter, Mary le suivit et s’installa dans sa voiture. Il la regarda de biais et demanda :
— Ça va ? Vous êtes contente ?
— Parfaitement, dit-elle, mais vous, en revanche, vous paraissez furieux.
Elle vit ses articulations blanchir sur le volant :
— Deux véhicules endommagés, ça va en faire de la paperasse à remplir ! Et je ne vous parle pas des questions de la hiérarchie ! Il va falloir que je fasse un rapport…
Il soupira devant l’étendue de la tâche à venir et ajouta :
— Et encore, on s’en sort bien ! Si un de mes hommes avait tiré…
— Il n’y avait pas matière à ouvrir le feu, protesta Mary.
— Non ? Et si quelqu’un avait reçu un boulon dans l’œil, pouvez-vous me dire ce qui se serait passé ?
Il regarda la campagne déserte. Visiblement il n’attendait pas de réponse à sa question et se contenta de soliloquer :
— Encore heureux qu’il n’y ait pas eu de journalistes dans le coin ! Parce que cette engeance nous aurait collés au banc d’infamie, une fois de plus. Tout ça pourquoi ? Dites-moi, pourquoi, capitaine ? Demain tout le canton saura que nous avons pris la fuite devant quatre débiles armés de lance-pierres ! Joli travail !
Elle ne répondit pas à ses récriminations.
— Comment se fait-il, demanda-t-elle, que Miliner soit le seul individu qui parvienne à tenir ces enragés en respect ?
— J’en sais rien et je ne veux même pas le savoir ! Mais il y arrive et c’est tout ce que je vois. À quelles exactions vont-ils se livrer maintenant, après ce qu’ils vont sûrement considérer comme une provocation ? Je n’ai pas fini de subir les récriminations des maires !
— Je comprends que vous soyez ennuyé, adjudant-chef, mais nous étions d’accord…
— Vous vous êtes mise d’accord avec ma hiérarchie, dit amèrement Hanson. Mais voilà, les gens qui décident ne sont pas sur le terrain ! Quand on a affaire à des voyous, les choses sont claires, mais là… Laissez la presse s’emparer d’une affaire comme celle-là et cette racaille sera présentée comme des héros, des persécutés… Je vous l’avais bien dit, ces gens-là, faut pas s’en approcher.
La voiture filait au long de la route, suivie comme son ombre par la camionnette conduite par Lebœuf. Mais cette fois on filait en silence, sans gyrophare, sans sirène et ce retour avait tout d’une fuite devant l’ennemi, d’une retraite sans gloire.
Après un silence de quelques instants, Mary demanda :
— Où est Miliner ?
L’adjudant-chef grogna :
— Est-ce que je sais ?
Mary n’était pas femme à se laisser rebuter par ce ton peu avenant.
— Vous savez où il habite ?
— Une petite maison en lisière de bois sur la route de Caurel.
— Ça se trouve facilement ?
— Il y a un grand mélèze penché juste derrière chez lui.
Il regarda Mary :
— Pourquoi ? Vous voulez lui rendre visite ?
— Oui, je crois que ça s’impose.
— Et vous voulez que je vous accompagne ?
Tout dans son attitude disait qu’il n’avait qu’une envie : être débarrassé au plus tôt de l’encombrante présence du capitaine Lester.
— Ce ne sera pas nécessaire, dit Mary. Je vais récupérer ma voiture à la gendarmerie et je passerai chez Miliner en rentrant au motel.
Le gendarme hocha la tête, soulagé. Puis, avant que Mary ne s’en aille, il demanda :
— Et la camionnette ?
— Quelle camionnette ?
— Celle que vous m’avez fait déposer devant Le Saloon !
Elle se frappa le front :
— Ah, j’oubliais ! Elle est en place ?
— Oui.
— Parfait !
— Est-ce que je dois y mettre des hommes de garde ?
— Pas cette nuit. Cependant faites en sorte de ne pas la fermer à clé. Il se pourrait que j’aie besoin d’y accéder.
Le gendarme haussa les épaules. Il n’y comprenait rien, mais il était bien content de n’avoir pas à employer ses hommes à une garde de nuit qui ne servirait à rien.
Mary traversa un hameau de quelques feux - toutes des maisons rénovées portant la pancarte « à louer » - et aperçut de loin un grand arbre penché sur une sorte de gîte posé en lisière de bois, en retrait de la route.
Comme le 4 X 4 de Miliner était stationné dans l’allée menant à cette maison, elle pensa que le garde champêtre se trouvait chez lui.
Elle se gara derrière la grosse voiture blanche toujours maculée de coulures de boue et s’avança sur une sente pavée de briques auto-bloquantes couvertes de mousse.
Elle s’arrêta devant la porte mais il n’y avait pas de sonnette. Puis elle entendit des chocs provenant de l’arrière de la bâtisse. Elle en fit le tour et appela : « Miliner ? Miliner ? »
Les chocs s’arrêtèrent et elle contourna la maison. Le garde champêtre, en tricot de corps plus gris que blanc, fendait des bûches avec une cognée au fer luisant qui paraissait ridiculement petite entre ses mains puissantes. Son corps massif fumait dans la fraîche atmosphère du soir.
L’air embaumait le bois fraîchement fendu, elle en huma le parfum avec délices.
— Quel est ce bois qui sent si bon ?
— Du mélèze, dit le colosse.
Il montra l’arbre penché :
— Ce qui reste du frère de ce monsieur qui menace de tomber sur ma maison. Mais je vais m’occuper de lui sans tarder.
Elle vit alors qu’une grosse corde étarquée tirait l’arbre vers le bois, à l’arrière de la maison.
— Vous craignez qu’il tombe ? demanda Mary en montrant la corde.
— Humph, fit Miliner. On n’est jamais trop prudent. Je serais joli, moi, si je recevais ça sur la tête pendant que je dors.
Mary considéra la taille de l’arbre, puis celle de la maison. Effectivement, la petite cagna ne pèserait pas lourd si un tel géant s’affalait sur elle.
— Je vous dérange ?
— Non, dit Miliner. J’aime bien prendre un peu d’exercice avant de dîner.
À regarder le tas de bois qu’il venait de fendre, l’exercice avait été profitable. Il prit une serviette posée sur un chevalet, essuya son front en sueur et demanda :
— Qu’est-ce qui vous amène ?
— Je passais, dit Mary laconiquement.
— Vous passiez…
Il trempa ses mains dans un seau d’eau, les frotta l’une contre l’autre et les essuya avec soin puis il examina son pouce qui saignait et le mordit comme s’il cherchait à arracher quelque épine fichée dans sa peau.
Mary lui demanda :
— Vous vous êtes blessé ?
— Ce n’est rien, dit-il, une écharde…
Elle ordonna :
— Montrez !
— Ce n’est rien, je vous dis !
Elle le gourmanda :
— Allons, Miliner, ne soyez pas ridicule ! Ce n’est probablement pas grand-chose, mais là où c’est placé, c’est très douloureux. D’autant que, si vous ne soignez pas ça tout de suite, vous risquez d’avoir un panari.
Alors il tendit la main à regret ; elle prit son pouce épais et le fit rouler entre son pouce et son index.
Miliner eut une grimace de douleur et, instinctivement, retira sa main. Sous l’ongle, en effet, une écharde de bois s’était fichée et rompue, si bien qu’elle paraissait inaccessible. Ça devait être terriblement douloureux et quand Mary voyait une plaie de ce genre, il lui semblait que son cœur se rétrécissait et elle en avait mal jusqu’au fond des tripes.
— Ça doit faire affreusement mal, dit-elle en grimaçant.
— C’est gênant, concéda Miliner. J’irai chez le pharmacien demain.
— Vous n’allez pas garder ça toute la nuit, protesta-t-elle. Laissez-moi faire.
Elle sortit son couteau suisse de sa poche ce qui provoqua un nouveau mouvement de recul chez Miliner. Il se rassura en voyant qu’elle n’ouvrait pas la lame, mais qu’elle dégageait la petite pince à épiler insérée dans le manche.
À l’aide de cet instrument, elle parvint à saisir l’extrême bout de l’écharde qu’elle réussit à extraire sans la rompre.
— Pff ! fit-elle en brandissant la mince aiguille de bois comme un trophée, elle fait bien un centimètre de long.
Elle sortit un mouchoir de papier de sa poche, épongea le sang qui coulait du doigt blessé puis déposa l’écharde sur ce même morceau de papier.
— Merci ! dit Miliner en suçant son doigt.
— Vous avez des pansements ? demanda-t-elle
Il hocha la tête affirmativement.
— Je vais tremper ça dans de l’eau de Javel, dit-il, ce ne sera rien.
Puis il changea de sujet, comme si rien ne s’était passé :
— Vous rouliez donc sur la route et vous avez vu ma voiture. Alors vous vous êtes dit : « Tiens, le vieux Miliner doit habiter là-dedans, je vais aller lui dire bonsoir ! »
— Quelle perspicacité, admira Mary.
— C’est bien aimable à vous, dit le garde champêtre d’un air de ne pas croire le moins du monde ce qu’il disait. Venez donc par là…