L'HÉRITIÈRE
DE LA PUPILLE
Trilogie du Sutherland, t.3
À mes nièces, Esther, Naomi et Yaëlle, qui ont été les premières à subir mes mondes enchantés et qui, de près ou de loin, sont toujours à mes côtés.
Août 1589
Bonnie regardait, toute étonnée, sa mère, Kirsty Ross, et Lesley Dingwall, sa tante, qui finissaient d’empaqueter ses dernières affaires. La petite fille ne comprenait pas l’agitation qui régnait depuis son réveil. La maison avait été nettoyée dans les moindres recoins, tandis que son père préparait les chevaux. Bonnie contempla sa mère qu’elle trouvait si belle. Elle était petite, mince, avec de très longs cheveux bruns, qui commençaient à avoir des reflets un peu gris, et des yeux marrons doux et débordant d’amour. Bonnie savait qu’elle lui ressemblait trait pour trait et elle en était fière.
Finalement, les deux femmes sortirent de la maison avec le sac plein. Bonnie les suivit. Sa mère s’avança jusqu’à son mari pour lui donner son paquet. Celui-ci s’en empara et l’attacha au cheval, comme il l’avait fait pour les autres. Cette fois, Bonnie observa son père. Hamish Ross était son héros. Il était très grand, bien plus que la plupart des hommes du village, et fort. Tout le monde le respectait et certains avaient même peur de lui. Mais pas Bonnie. Son père avait beau avoir une grosse voix qui en faisait trembler plus d’un, il pouvait parfois se montrer aussi doux que sa femme. Ses longs cheveux roux retombaient toujours emmêlés sur ses épaules et sa barbe touffue était piquante. Mais ce que Bonnie aimait le plus chez son père, c’était ses yeux d’un bleu éclatant. La plupart de ses frères et sœur avaient ces yeux-là, mais pas Bonnie.
Alasdair, son frère, s’avança pour donner un coup de main à leur père. La petite fille regarda autour d’elle. Mary, sa sœur aînée, se tenait immobile près de leur mère et de leur tante. Tout comme Bonnie ressemblait physiquement à sa mère, Mary était le double féminin de son père. Près de Mary se tenait Idwal et ses deux autres frères, Craig et Leslie, qui caressaient les chevaux.
Bonnie remarqua soudain que la grande place du village était pleine de monde. Lady et lord Fergusson, des amis de ses parents, étaient là, ainsi que Tara, une autre amie de sa mère, avec son fils, Clovis.
Bonnie sentit des mains se poser sur ses épaules et elle releva les yeux vers Neilina, la femme de son frère Alasdair. Bonnie l’aimait beaucoup. Elle parlait très peu mais était toujours gentille avec elle. Arrivèrent également son cousin Tuathal et ses cousines. Que se passait-il ?
Bonnie s’éloigna de sa belle-sœur. Sa mère serrait Mary dans ses bras et pleurait. Tout le monde était silencieux et beaucoup trop immobile. Son oncle Irving était arrivé près de son père. Bonnie l’aimait beaucoup lui aussi. Il souriait toujours… sauf aujourd’hui. Personne ne souriait d’ailleurs. Bonnie vit son père et son ami s’enlacer, puis elle le vit s’approcher de différentes personnes pour faire le même geste. Sa mère aussi enlaça et embrassa ses amies, puis à nouveau Mary et serra chacun de ses enfants dans ses bras, avant de s’agenouiller devant Bonnie.
– Tu pars, maman ? demanda la petite fille.
– Oui, Bonnie. Papa et moi, nous devons partir quelque temps.
– Et je ne viens pas avec vous ?
– Non, pas encore. Tu vas rester avec Alas. Quand nous aurons trouvé une nouvelle maison, tu pourras nous rejoindre.
Bonnie sentit ses yeux piquer. Sa maman allait vraiment partir sans elle ? Pourquoi devait-elle attendre ?
– Ça va être long ?
Sa mère eut un faible sourire.
– Je ne sais pas, ma chérie.
– Pourquoi je ne peux pas vous accompagner maintenant ?
– Parce que ce serait trop dangereux.
– Mais alors pourquoi tu pars si c’est dangereux ?
Les lèvres de sa mère tremblèrent.
– Tu comprendras quand tu seras plus grande.
Pourquoi tout le monde lui répétait sans cesse la même chose ? Elle n’était pas bête, elle pouvait comprendre !
Sa mère ouvrit les bras et Bonnie s’y précipita sans attendre. Les câlins, elle aimait ça. Sa mère la serra fort, en lui caressant les cheveux. Bonnie se blottit contre elle, comme pour graver son odeur et la douceur de sa peau dans sa mémoire.
Très doucement, sa mère la repoussa et l’embrassa sur les deux joues.
– Je t’aime, ma Bonnie.
– Moi aussi je t’aime, maman. Et je veux partir avec toi.
Sa mère lui caressa le visage.
– Plus tard, ma chérie.
Elle l’embrassa une dernière fois et s’approcha de Leslie. Bonnie voulut la suivre, mais vit son père arriver. Elle se jeta aussitôt dans ses bras.
– Tu pars avec maman ? demanda l’enfant.
– Oui.
– Pourquoi je ne peux pas venir ?
– Parce que tu dois rester avec Alas.
Bonnie sentit qu’elle allait bientôt pleurer, mais elle essaya de se retenir.
– Tu veux bien me faire une promesse, Bonnie ?
La petite fille acquiesça d’un signe de tête.
– Tu vas me promettre d’obéir à Alas, d’accord ? Je veux que tu grandisses bien et que tu sois une jeune femme admirable, comme ta maman.
– Je te promets.
Son père prit un air sérieux. Il leva une main devant lui, les doigts écartés. Bonnie leva aussitôt la sienne et la posa dans celle de son père, exactement de la même manière. Elle ne put s’empêcher de rire, comme à chaque fois, en remarquant la différence de taille entre leurs mains.
– Tu vas être courageuse, n’est-ce pas, Bonnie ?
– Oui.
Il sourit à nouveau, referma ses doigts sur ceux de l’enfant et l’attira dans ses bras. Bonnie se remit à rire alors que son père la serrait tendrement contre son torse. Comme avec sa mère, elle se blottit contre lui. Puis, son père la repoussa et lui embrassa le bout du nez, ce qui fit à nouveau rire l’enfant.
– Tiens, Bonnie, je veux encore te donner ceci.
Il plongea une main dans son sporran1 et en ressortit un beau Sgian Dhû2.
– C’était celui de Seumas, lui dit son père. Je l’avais gardé pour le donner à l’un de vous. Mais je crois que c’est toi qui en auras le plus besoin.
Il le tendit à l’enfant. Bonnie s’empara du poignard de son frère décédé, avec précaution. Elle sourit en découvrant les initiales « SR » gravées sur le manche.
– Prends-en soin et il prendra soin de toi. Alas t’apprendra à t’en servir.
– C’est obligé ? demanda Bonnie, inquiète.
– Oui, Bonnie, c’est obligé.
– D’accord.
– Au revoir, ma mini Bean Sith3.
Son père se releva en ébouriffant les cheveux de sa fille et s’éloigna. Bonnie voulut le suivre, mais une main ferme se posa sur son épaule. Elle leva les yeux pour découvrir son frère Alasdair. Leslie et Craig s’approchèrent d’eux, et ils furent également rejoints par Mary et Idwal. Bonnie vit Leslie se saisir de la main de Mary et elle remarqua que sa sœur pleurait. Alasdair, lui, ne laissait paraître aucune émotion sur son visage, quant à Craig et Idwal, ils étaient immobiles, comme les statues de la petite église du village.
Bonnie reporta son attention sur ses parents. Hamish attachait le cheval qui portait les sacs, à la selle du premier, puis il s’empara des rênes de celui-ci. Il se tourna alors vers sa femme et lui toucha doucement le bras. Bonnie vit sa mère lâcher Lesley. Elle pleurait encore plus que lorsqu’elle l’avait prise dans ses bras. Sa tante l’embrassa sur les deux joues, lui murmura encore quelques mots à l’oreille, puis elle recula pour rejoindre Irving et s’empara de sa main. Son père se saisit du bras de sa mère et la força à le rejoindre. C’est alors que le regard de Bonnie croisa celui de sa mère. Elles restèrent toutes deux immobiles, à se fixer pendant un moment. Puis les lèvres de sa mère se mirent à trembler et formèrent le mot « pardon » avant qu’elle ne se détourne pour suivre son mari. À cet instant, Bonnie comprit qu’on lui mentait. Ses parents n’allaient jamais revenir la chercher.
– Maman ! hurla la petite fille.
Elle échappa à son frère et courut vers ses parents, en hurlant et pleurant. Mais Alasdair était plus rapide. Il la rattrapa en deux enjambées et la saisit dans ses bras. Bonnie se débattit comme elle put, en hurlant à sa mère de revenir la chercher. Elle vit sa mère se retourner, les larmes envahissant son visage. Elle allait faire un pas pour revenir vers elle, mais son père la tenait fermement et la ramena contre lui, la forçant à se détourner pour ne plus regarder ses enfants. Bonnie se mit à hurler plus fort.
– Calme-toi, Bonnie, calme-toi, maman va revenir, lui murmura Alasdair.
Bonnie savait qu’il mentait. Elle continua de hurler, de se débattre, mais que pouvait faire une petite fille de six ans, fermement maintenue dans les bras de son frère déjà adulte ? Elle hurlait et pleurait en appelant ses parents. Ceux-ci ne se retournèrent plus et disparurent de sa vue. Bonnie cessa de hurler et s’agrippa à son frère. Ses parents l’avaient abandonnée.
– Chut, Bonnie, ça va aller. Je te promets que ça va aller.
Son frère mentait. Comment cela pouvait-il aller alors que ses parents étaient partis ?
Il se mit à marcher. Bonnie ne se soucia pas de l’endroit où il la menait, car devant ses yeux s’affichaient désormais les visages tristes et désespérés d’Hamish et de Kirsty Ross…
1. Bourse accrochée au kilt.
2. Petit poignard des Highlanders, généralement caché dans une de leurs chaussettes.
3. Fée maléfique du folklore écossais dont le cri annonce mort et désolation.
Mai 1599
Comme chaque matin depuis dix ans, Bonnie Ross se réveilla en sursaut avec le douloureux souvenir du départ de ses parents. Elle mit quelques instants à reprendre ses esprits et à sécher les larmes qui envahissaient ses joues. Elle regarda autour d’elle. Elle était la dernière debout. Comme d’habitude. D’un geste lent, elle se débarrassa de ses couvertures, se leva, s’étira et se dirigea vers le petit miroir qu’elle avait accroché au mur de sa chambre. En voyant son visage triste et fatigué, avec ses longs cheveux bruns emmêlés, Bonnie se dit que finalement, ce n’était peut-être pas son jour. Elle s’arrangea au mieux et se vêtit avec soin. Elle était coquette. Elle aimait se faire belle. Même si elle savait que c’était complètement puéril, elle avait toujours eu l’impression que si elle se tenait bien et restait propre sur elle, ses parents finiraient par revenir.
Une fois prête, elle s’examina à nouveau devant le petit miroir et fut satisfaite du résultat. Ses cheveux tombaient maintenant avec grâce dans son dos et ses yeux bruns mettaient sa peau pâle en valeur. Si elle avait pu, elle aurait utilisé cette étrange poudre que sa sœur Mary lui avait offerte, mais Alasdair ne la laissait jamais l’utiliser. Il lui avait même confisqué la petite boîte. Bonnie soupira. Alasdair était un homme sévère, mais il s’était toujours bien occupé d’elle depuis que leurs parents étaient partis.
Bonnie se décida à quitter la chambre. Avant cela, elle récupéra le Sgian Dhû, qu’elle cachait dans ses affaires pendant la nuit, et le glissa dans les coutures de sa robe. Elle écarta la tenture qui tenait lieu de porte et se retrouva dans la cuisine, où son frère Alasdair et sa belle-sœur Neilina étaient assis. La pièce était grande, avec une cheminée dans un coin, des coffres et un lit… le seul et unique lit du village. C’était le père de Bonnie qui l’avait fabriqué pour son mariage. Lorsque leurs parents avaient quitté le village, dix ans auparavant, Alasdair et sa femme s’étaient installés dans la maison familiale.
Son frère leva les yeux lorsqu’elle pénétra dans la pièce. À peine âgé de vingt-huit ans, Alasdair Ross était en pleine force de l’âge. Il était le chef des Highlanders du village et le favori de George Ross, depuis peu à la tête du clan. Auparavant, Alasdair était également très bien vu du chef Alexander, mais Bonnie savait que son frère n’appréciait pas l’ancien comte. Alasdair avait les mêmes cheveux bruns que Bonnie, bien que coupés très courts. À la différence des autres Highlanders, il ne laissait jamais ses cheveux pousser plus bas que le haut de ses oreilles. Ses yeux brillants pétillaient comme ceux de leur père, un regard qui pouvait désarmer n’importe qui. Il était grand et très musclé. Pour Bonnie, il ressemblait beaucoup à leur père, hormis la couleur de ses cheveux qui tenait exclusivement de leur mère, du moins par le souvenir qu’elle avait d’eux.
Sa femme, Neilina, était bien différente de lui. À vingt-six ans, fine et menue malgré ses quatre grossesses, ses cheveux noirs étaient ternes et raides et ses yeux étaient aussi sombres que la nuit. Il était souvent difficile de savoir ce qu’ils cachaient.
– Bien dormi, Bonnie ? demanda Alasdair.
Il connaissait déjà la réponse. Comme chaque nuit, il l’avait entendue gémir et pleurer dans son sommeil.
– Comme d’habitude, répondit la jeune femme.
– Tu veux boire ou manger quelque chose ? demanda gentiment Neilina.
– Non.
Et sans attendre, Bonnie se précipita hors de la maison. Elle traversa le village en courant, sans tenir compte des regards des villageois, et s’installa sous un arbre, sur la grande place du village. Elle y venait tous les jours depuis dix ans, et elle attendait. Elle attendait le coursier, pour une lettre qui n’arrivait jamais. Elle attendait ses parents, qui ne revenaient pas. Et la journée défilait toujours ainsi, sans que Bonnie ne désespère.
Cependant, ce matin-là, Alasdair s’installa à côté d’elle, en silence, et regarda l’horizon. Ils restèrent un long moment sans se parler.
Finalement, il s’éclaircit la gorge et commença :
– Pourquoi es-tu toujours si méchante avec Neilina ?
– Je ne suis pas méchante.
– Bien sûr que si, Bonnie.
Elle se mordit la lèvre. Son frère avait raison, mais c’était plus fort qu’elle. Elle ne supportait pas que Neilina s’occupe d’elle. Doucement, Bonnie sortit le Sgian Dhû et examina attentivement les initiales gravées sur son manche. Elle prenait grand soin de ce petit poignard, comme son père le lui avait recommandé, mais malgré tout, il n’était toujours pas de retour…
Alasdair soupira à côté d’elle.
– Pourquoi ne veux-tu jamais me parler, Bonnie ?
– Et toi, pourquoi tu continues de me mentir ?
Elle regretta aussitôt sa question. Après tout, lui aussi ne faisait qu’obéir à ses parents.
– Pardon, murmura-t-elle doucement.
– Je ne te mens pas, Bonnie.
– Si, tu mens. Tu mens toujours. Et tu n’es même pas le seul, en plus. Mary et Idwal mentent aussi.
– Ce n’est pas vrai, Bonnie.
La jeune femme tourna les yeux vers son frère et le défia du regard.
– Alors dans ce cas, où sont papa et maman ? demanda-t-elle sèchement.
– Je ne sais pas.
– Je sais que tu le sais ! s’écria-t-elle, les larmes se remettant à couler sur ses joues.
Alasdair secoua négativement la tête, d’un air dépité.
– Non, Bonnie, je te l’ai déjà dit et promis je ne sais combien de fois. Je ne sais pas où ils sont.
– Tu mens. Comme maman.
Alasdair soupira à nouveau.
– Maman n’a pas menti.
– Elle a dit que je pourrai la rejoindre !
– Si ce n’était pas trop dangereux, précisa Alasdair.
– Et pourquoi est-ce encore trop dangereux ?
Alasdair ne répondit pas.
– Tu vois, répliqua Bonnie. Tu ne veux toujours pas me le dire.
– J’ai une bonne raison pour ne pas te le dire maintenant, Bonnie.
– Oh, parce que tu as prévu de me le dire un jour ? ironisa la jeune fille.
Son frère fronça les sourcils et Bonnie détourna les yeux.
– Désolée, dit-elle d’une petite voix.
– Je sais que tu es malheureuse, Bonnie. Mais ne pourrais-tu pas essayer de faire un effort ?
Elle se contenta d’acquiescer d’un signe de tête et sécha ses larmes.
– Tu ne veux pas aller te promener au lieu de rester ici toute la journée ? ajouta Alasdair.
– Non, je suis bien ici.
– J’aimerais aussi que tu manges.
– Je n’ai pas faim.
Ils restèrent un moment silencieux, puis Alasdair reprit :
– J’ai reçu une lettre de Mary, hier. Elle aimerait que tu passes quelque temps chez elle.
– Non, je ne peux pas aller à Inverness.
– Bonnie…
– Je ne peux pas aller à Inverness ! répéta Bonnie en se tournant vers son frère, ses larmes se remettant à couler.
Alasdair la regarda avec tristesse, puis prit une profonde inspiration :
– Bonnie, je ne suis pas sûr que maman écrira un jour. Tu sais, elle est âgée maintenant et rien ne t’empêche d’aller voir Mary et Clovis.
Les larmes de Bonnie redoublèrent. Alasdair se rapprocha de sa sœur, passa son bras autour de ses épaules et attira la jeune fille contre lui. Bonnie se blottit contre le torse de son frère, comme si elle cherchait à être protégée. Alasdair referma ses bras autour d’elle et attendit avec patience qu’elle se calme. Mais Bonnie était si désespérée qu’il se demandait si un jour son chagrin s’apaiserait. Elle souffrait tant de l’absence de ses parents. Si Craig et Leslie l’avaient bien surmontée, Bonnie avait eu une violente réaction, au point de ne plus s’alimenter pendant des mois. Neilina et Alasdair avaient dû la forcer à avaler de la nourriture. Sans cela, Bonnie ne serait certainement plus de ce monde aujourd’hui. Son désespoir avait duré deux ans, et depuis, jamais plus elle ne souriait. Bonnie était devenue une petite chose triste et fragile, qui attendait le retour de ses parents. Et même après dix ans, cet espoir ne faiblissait pas. Bonnie était comme enfermée dans un cercle vicieux. Si elle renonçait au retour de ses parents, elle n’avait plus de raison de vivre. Et si ses parents ne revenaient jamais, quel sens avait la vie ?
Petit à petit, la jeune fille finit par se calmer. Elle se redressa et s’éloigna un peu de son frère en séchant ses larmes.
– Où sont tes fils ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
– En train de courir un peu partout, sûrement.
Bonnie eut un faible sourire. Alasdair avait quatre fils. Son aîné, Hamish, avait tout juste neuf ans et il ressemblait à s’y méprendre à son père. Iagan et Rory, qui avaient eux respectivement six et quatre ans, étaient la copie conforme de Neilina. Quant à Conor, il était encore trop tôt pour découvrir une quelconque ressemblance, car il avait à peine un mois. Bonnie savait qu’il serait leur dernier bébé. Sa belle-sœur avait eu un accouchement difficile et elle avait décidé de faire le nécessaire pour ne plus être grosse.
Les pensées de Bonnie repartirent vers son atroce souvenir, sans qu’elle puisse s’en empêcher. Les visages tristes de ses parents apparurent une fois de plus devant ses yeux et elle dut faire un grand effort pour ne pas encore fondre en larmes. Où étaient-ils ? Est-ce qu’ils allaient bien ? Pourquoi personne ne savait rien ?
– Est-ce que… euh…
Bonnie hésita.
– Oui ? l’encouragea son frère.
– Est-ce qu’oncle Irving et tante Lesley avaient des nouvelles de papa et maman ?
Alasdair soupira.
– Tu ne penses vraiment à rien d’autre, Bonnie ?
Elle ne répondit pas, mais c’était encore une vérité.
– Je ne sais pas, répondit finalement Alasdair. Quand je parlais avec Irving de papa ou maman, il ne pipait mot. Peut-être qu’il était toujours en contact avec eux, ça ne m’étonnerait pas en tout cas.
– Je crois qu’ils savaient, murmura Bonnie, plus pour elle-même que pour son frère.
– Peut-être. Mais Irving et Lesley ont emporté ce secret avec eux…
Tante Lesley était décédée quelques mois plus tôt, exactement une année après son époux, une perte dont elle ne s’était jamais remise. Le choc avait été rude lorsque l’Irlandaise, sa fille cadette, l’avait retrouvée sans vie dans sa maison. Irving, lui, avait beaucoup souffert. Le manque d’exercice, qui lui avait été imposé bien des années plus tôt par le précédent chef de clan, avait provoqué de l’arthrite, au point qu’il en était arrivé à ne même plus pouvoir se lever. Au fil des mois, sa santé s’était dégradée, jusqu’au moment où il avait rendu son dernier soupir. Tout le monde les regrettait dans le village.
Alasdair se leva en disant :
– J’aimerais vraiment que tu manges et boives un peu, Bonnie. Je vais demander à Neilina de t’apporter quelque chose et je te conseille vivement de te nourrir…
Bonnie se contenta d’acquiescer. Quand son frère prenait ce ton menaçant, elle ne songeait même pas à répliquer.
– À tout à l’heure, petite peste.
Alasdair s’éloigna et Bonnie replongea aussitôt dans ses souvenirs, en attendant désespérément un miracle qui tardait beaucoup trop.
Je fus réveillée par une nouvelle quinte de toux, un peu plus violente que les autres. La pièce était plongée dans le noir, seule une faible lueur s’y reflétait, mais pas suffisante pour me permettre de voir quoi que ce soit. J’étais seule dans le vieux lit de fer, aussi sentis-je la panique m’envahir, ce qui provoqua une nouvelle quinte de toux.
– Je suis là, Bean Sith, entendis-je derrière moi. Je ne fais que raviver le feu.
Je me tournai lentement, ce qui m’arracha un cri de douleur. Tout mon corps me faisait souffrir depuis quelque temps et je ne pouvais plus faire un mouvement seule…
Hamish était agenouillé devant la cheminée. En m’entendant crier, il avait relevé vers moi ses yeux bleus, autrefois si éclatants. Il m’adressa un faible sourire et se remit à sa besogne. Mon mari avait beaucoup vieilli. Ses cheveux et sa barbe autrefois d’un roux flamboyant étaient désormais blancs comme la neige et son visage était envahi de rides, ce qui lui donnait un charme incroyable. Il était toujours aussi musclé et robuste, mais il y avait bien longtemps qu’il n’avait plus eu l’occasion de mettre sa force à l’épreuve. Il commençait d’ailleurs à souffrir de rhumatismes.
Je fus à nouveau prise par la toux. À chaque fois, j’avais l’impression de cracher mes poumons, en plus du sang qui s’en échappait.
Hamish se redressa et s’approcha de moi, passant tendrement une main sur mon visage. Je tremblais. De froid. J’avais toujours froid depuis quelque temps. Sans prévenir, mon mari glissa ses bras autour de moi et me souleva, ce qui m’arracha un nouveau cri de douleur. Il avança jusqu’à la cheminée et s’assit sur le sol, juste en face des flammes. D’un geste rapide et précis, il défit son plaid et le rabattit sur nous deux.
– Il faut que tu restes près du feu, me murmura-t-il.
Je ne répondis pas et, malgré la douleur, je me blottis contre mon mari. J’étais si bien dans ses bras… J’avais le sentiment que rien ne pouvait m’arriver lorsqu’il était près de moi. Je me remis à tousser. Je ne sentais même pas la chaleur du feu. Les bras d’Hamish se resserrèrent autour ma taille. Il était inquiet. Il avait refusé le médecin que nous avait proposé Sorley, tout simplement parce que nous savions déjà l’inévitable. Je risquais de ne pas voir s’éteindre l’été. J’en étais bien consciente, mais je n’étais pas prête. Je n’étais pas prête à laisser Hamish derrière moi. Ne lui avais-je pas promis de ne jamais le laisser ?
– Hamish… réussis-je à souffler.
– Chut, Bean Sith. Reprends ta respiration, nous parlerons plus tard.
Il m’embrassa sur la tête, et j’essayais tant bien que mal de calmer ma toux. Même les décoctions préparées par Catriona ne m’aidaient plus. Je toussais à tel point que j’en eu cette fois les larmes aux yeux. Hamish ne disait rien, mais je le sentais tendu. Lui non plus n’était pas prêt…
Quand la toux cessa enfin, son étreinte se fit plus forte et il m’embrassa dans le cou.
– Tu as encore craché beaucoup de sang, constata-t-il.
Je baissai les yeux sur le plaid et grimaçai. Ce n’était vraiment pas bon signe.
– Je ne te laisserai pas, m’obstinai-je à murmurer.
– Tu ne peux plus me faire cette promesse, Bean Sith. Par contre, moi, je ne te laisserai pas.
Je fermai les yeux pour retenir mes larmes. Depuis des semaines maintenant, Hamish me répétait la même chose : que si je n’étais plus, il n’avait aucune raison de continuer à se battre. L’entendre dire ces mots me brisait le cœur, mais je savais qu’il était sincère, car si Hamish était à ma place, je n’hésiterais pas un instant. Sans lui, je ne pouvais vivre.
– Est-ce que Lesley a écrit ? demandai-je d’une voix faible.
– Non. Ça fait longtemps que je n’ai plus de nouvelles. Elle doit être morte…
Mes mains se resserrèrent sur son bras et mes larmes se mirent à couler. Lesley, ma chère amie, celle qui avait toujours été là pour moi dans les pires et les meilleurs moments, était allée rejoindre Irving. Il ne restait donc plus que nous, Hamish et moi. Hormis mon amie Morag, tous nos proches avaient quitté ce monde. Nos enfants étaient désormais seuls… Je n’allais plus avoir de leurs nouvelles. Je ne saurais jamais si Alasdair, Idwal, Craig et Leslie avaient agrandi leur famille, si Mary était toujours heureuse auprès de Clovis et, surtout, si Bonnie me pardonnerait un jour… En pensant à ma petite dernière et au mal que je lui causais, je ne pus m’empêcher de pleurer plus fort encore.
– Ne pleure pas, Bean Sith, me chuchota Hamish. Je suis sûr qu’ils vont bien.
Hamish avait un don pour deviner les pensées des autres, et il avait toujours très bien su l’utiliser…
Il m’embrassa à nouveau dans le cou, alors que je frissonnai de froid. Le feu de la cheminée n’avait aucun effet, je grelottais toujours autant. Hamish soupira de frustration.
– Tu devrais dormir, murmurai-je.
– Non. Je n’ai pas besoin de dormir.
Je me blottis plus encore contre lui, en essayant de retenir ma grimace de douleur. Hamish était sans arrêt sur le qui-vive, à guetter mes moindres mouvements. Je m’en voulais de lui imposer tout cela. D’autant que je n’arrivais pas à comprendre comment j’étais tombée malade. L’hiver avait été rude, certes, mais cela avait commencé bien avant. Mon état empirait à vue d’œil depuis un an. Comment était-ce arrivé ? Ni Hamish ni moi ne pouvions le dire.
Je me remis à tousser.
– D’accord, marmonna Hamish, frustré. Il faut que tu t’allonges.
– Non… je suis bien là…
– Tu ne l’es pas. Ta toux est pire qu’avant.
Je n’eus guère l’occasion de répliquer, car il bougea derrière moi et son mouvement provoqua une douleur atroce dans mon dos. Je ne pus retenir mon cri. Hamish me saisit à nouveau dans ses bras, me souleva et alla me déposer doucement sur le vieux lit de fer, qui grinça lorsqu’il s’allongea à côté de moi. Il m’embrassa avant de murmurer :
– Pardon, Bean Sith. Mais je ne sais plus comment te toucher…
– Embrasse-moi, soufflai-je.
Il se pencha vers moi et déposa un léger baiser sur mes lèvres.
– Non, dis-je. Pas comme cela.
– Non, Bean Sith.
– Je t’en prie…
Mes larmes se remirent à couler. Je ne me souciais pas d’avoir mal. Je voulais qu’il m’embrasse comme il l’avait toujours fait, avec amour et passion. Je voulais qu’il me fasse l’amour, comme autrefois. J’avais besoin de lui.
– Non, Bean Sith, répéta-t-il plus durement.
– Hamish…
– Cesse d’insister, j’ai dit non. Je ne te ferai pas plus de mal.
– Je n’aurai pas mal, mentis-je.
Il eut un faible sourire.
– Désolé, Bean Sith. Je t’aime trop pour prendre ce risque.
De quoi avait-il peur exactement ? Que je meure dans ses bras ? C’était pourtant la meilleure chose qui pouvait m’arriver… Mais je n’insistai plus. Quand il avait décidé quelque chose, il était quasiment impossible de le faire changer d’avis. Il se contenta donc de déposer un nouveau baiser sur mes lèvres, puis il plaça les couvertures sur moi et m’enlaça. Je réussis, difficilement, à caler ma tête dans le cou de mon époux. Je voulais profiter de chaque instant avec lui, car malgré moi, je sentais que je n’avais plus beaucoup de temps…
*
Alasdair rentra enfin chez lui, épuisé après sa mission de reconnaissance sur les terres des Ross. Seuls sa femme et le bébé se trouvaient dans la maison. Il avait déjà croisé deux de ses fils qui jouaient dehors, mais il n’avait vu ses frères et sa sœur nulle part. Il se laissa tomber sur la chaise la plus proche et Neilina lui servit aussitôt des restes du repas qu’elle avait préparé pendant son absence. Il la remercia du bout des lèvres.
– Tout s’est bien passé avec Bonnie ? demanda-t-il machinalement.
Neilina se contenta de grimacer. Il soupira. Bonnie était un sujet de dispute dans le couple. Malgré toutes ses remarques et ses demandes, sa sœur n’avait jamais changé son comportement envers Neilina. D’ordinaire, sa femme ne s’offusquait pas, mais depuis la naissance de Conor, un rien l’irritait et l’attitude de Bonnie ne faisait qu’aggraver la situation.
– Très bien, je vais lui parler, marmonna-t-il.
– Ça ne servira à rien, Alasdair. Ce n’est pas uniquement avec moi qu’elle a un problème.
– Que veux-tu dire ?
– Son problème, c’est nous en général. Elle ne veut personne pour remplacer sa mère.
– Pourtant elle m’écoute, moi.
Neilina lui lança un regard sombre.
– Parce que ton père le lui a ordonné…
Alasdair réfléchit aux paroles de son père, dix ans auparavant. Il lui avait confié Craig, Leslie et Bonnie, mais Craig et Leslie avaient toujours écouté Neilina. Hamish Ross n’aurait jamais pensé à préciser que les trois petits devaient également obéissance à Neilina. Était-ce ce qui faisait la différence pour Bonnie ? Elle écoutait Alasdair parce que c’étaient les ordres de son père, mais celui-ci n’ayant rien précisé pour Neilina, elle avait décrété qu’elle n’avait tout simplement pas à lui obéir ?
Alasdair soupira. Bonnie était trop rusée pour lui.
– Je crois que tu devrais lui raconter, dit Neilina. Ça ne peut plus continuer.
Alasdair repoussa brusquement son assiette.
– Ça ne fera qu’empirer les choses, dit-il entre ses dents.
– J’en doute. Elle se fera une raison, et ça ne lui sera que profitable. Tu as tout raconté à Leslie, alors il est temps de le faire pour Bonnie. Tu dois lui expliquer.
– Tu veux que je lui explique quoi ? rugit Alasdair en se levant. Tu veux que je lui raconte que la tête de notre père est mise à prix par le clan depuis dix ans ? Que notre mère a préféré le suivre dans son exil plutôt que de rester ici avec nous ? Qu’à peine avaient-ils quitté les terres des Ross, le chef Alexander envoyait ses hommes à leur poursuite pour les tuer et qu’il était prêt à faire couler le sang de quiconque les aiderait ? Que si personne n’a jamais eu de leurs nouvelles, c’est parce qu’ils sont peut-être déjà morts ?
Un sanglot interrompit soudain la tirade d’Alasdair. Neilina sursauta en tournant la tête vers la tenture qui cachait la chambre des enfants. Elle tourna à nouveau les yeux vers son mari et, sous le choc, s’exclama :
– Je ne savais pas… je te promets que je ne savais pas qu’elle était là.
Alasdair se calma. Il s’en voulait de s’être emporté, et encore plus de n’avoir pas pris la peine de vérifier si Bonnie ne se trouvait pas dans les parages. Maintenant, il devait affronter sa sœur et lui raconter… Et pourtant, il estimait que ce n’était pas encore le moment. Bonnie n’était pas prête à entendre toute la vérité sur le départ de leurs parents et le rôle que le clan lui-même avait joué là-dedans. Il soupira et s’avança sans un mot jusqu’à la tenture, qu’il écarta, pour découvrir Bonnie recroquevillée sur sa paillasse, en larmes. Il prit place à côté d’elle et resta un instant silencieux.
– Pourquoi tu n’as rien dit ? gémit-elle.
– Nos parents ne voulaient pas que vous appreniez la vérité tout de suite.
Bonnie se redressa et sécha ses larmes.
– Je veux que tu me racontes…
Il secoua négativement la tête.
– Pourquoi ? Tu as commencé pourtant !
– Je sais, mais je ne peux rien te dire de plus maintenant.
– Mais pourquoi ?
– Parce que tu ne vas pas bien, Bonnie ! Si tu faisais un effort pour aller mieux, alors là seulement je t’expliquerais !
Bonnie baissa les yeux, comme si elle se sentait honteuse. Alasdair poussa un nouveau soupir. Bonnie était un vrai mystère.
– Une petite promenade à cheval, ça te tente ? proposa-t-il.
– Avec les autres ? demanda-t-elle.
Alasdair acquiesça d’un signe de tête. Il doutait que leurs frères refusent ce moment de complicité. La fratrie avait essayé de garder ce genre d’instants privilégiés entre eux, et le remariage de Mary et son départ pour Inverness n’avaient rien changé.
Il se leva et tendit une main à sa sœur. Bonnie n’hésita pas à la saisir.
– Qui vas-tu chercher ?
Bonnie fit mine de réfléchir, puis elle s’exclama :
– Leslie !
Alasdair sourit. Il n’aurait même pas eu besoin de poser la question. Il existait un lien très fort entre Leslie et Bonnie.
– D’accord, je me charge d’Idwal et Craig.
Seuls les yeux de Bonnie sourirent, car ses lèvres gardèrent leur permanent air triste. Alasdair tira sa sœur derrière lui et ils traversèrent la tenture. Il adressa un petit regard complice à Neilina, puis le frère et la sœur quittèrent la maison.
– Leslie ?
Bonnie entra chez son frère sans même prendre la peine de frapper. Elle savait que sa belle-sœur n’allait pas apprécier, mais contre toute attente, la petite maison était vide.
– Leslie ?
À quoi bon continuer d’appeler. Elle voyait bien qu’il n’y avait personne. Elle se laissa tomber sur une chaise, près du berceau de la petite Eamhair.
– Bonnie ?
Elle sursauta. Son frère Craig se tenait dans l’encadrement de la porte, Brady, son fils, dans les bras. Fait étrange, Craig et Leslie ayant à peine une année d’écart, ils avaient eu leurs enfants exactement le même jour de la même année. Craig ressemblait beaucoup à Alasdair, avec ses yeux bleus et sa carrure fière, bien qu’il fût plus petit en taille, moins musclé et portait très longs ses cheveux bruns. Son fils ressemblait à la femme de Craig, Ailsa, que Bonnie avait beaucoup de mal à apprécier, et qui était plutôt jolie avec de longs cheveux roux et des taches de rousseur qui mettaient en valeur ses yeux verts.
– Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Craig en fronçant les sourcils.
– Je cherche Leslie.
– Il est parti avec Niamh et la petite.
– Où sont-ils allés ? demanda-t-elle en se levant.
– Bonnie, laisse-les tranquille.
Elle s’immobilisa, surprise par le ton dur de son frère.
La voyant ainsi décontenancée, Craig en profita pour s’expliquer :
– Bonnie, on a des familles maintenant. Il serait temps que tu commences à fréquenter… et que tu nous laisses profiter des nôtres.
Bonnie sentit les larmes lui monter aux yeux, mais elle se força à se retenir. Craig s’avança dans la pièce, déposa Brady dans le berceau de sa cousine, puis se tourna vers sa sœur.
– Ne le prends pas mal, Bonnie. Je t’aime, tu le sais bien, et Alas aussi, seulement il n’ose pas te dire ce qu’il ressent. Mais moi, je ne t’ai jamais ménagée il me semble, non ?
Elle secoua négativement la tête. Alors que ses autres frères évitaient de la bouleverser, Craig n’hésitait jamais à la malmener.
Il posa une main sur l’épaule de sa sœur et la força à s’asseoir.
– Il est temps que tu saches une ou deux choses, Bonnie. Alas et Neilina ont des problèmes.
– À cause de moi ?
– En partie oui. Neilina est très fatiguée depuis la naissance de Conor, et tu ne fais rien pour la soulager. Tu dors dans la maison, tu manges les repas qu’elle prépare, mais tu n’aides pas au ménage et tu ne t’occupes jamais des garçons. Alas ne te dit rien, et Neilina le lui reproche. Elle est docile, mais jusqu’à un certain point…
Bonnie eut l’impression que son cœur se déchirait un peu plus. Créer des problèmes dans le couple de son frère était bien la dernière chose au monde qu’elle souhaitait.
– Je suis désolée, murmura-t-elle.
– Arrête d’être désolée, Bonnie, et fais des efforts ! Tu ne peux pas toujours vivre à travers nous !
– Mais…
– Ouvre les yeux, Bonnie ! Papa et maman ne reviendront pas !
Cette fois, Bonnie fondit en larmes, mais son frère ne fit rien pour la consoler.
– Pourquoi tu dis ça ? sanglota-t-elle.
– Parce que c’est la vérité ! Tu es la seule à croire qu’ils vont revenir.
– Alors dites-moi ce qui s’est passé ! s’écria Bonnie.
– On ne te donnera pas une excuse pour pleurnicher plus encore. Cesse de t’apitoyer sur ton sort et là on te le dira !
– Donc tu veux que j’aille à Inverness ?
Craig soupira.
– Non, Bonnie, je ne veux pas me débarrasser de toi. Tu es ma petite sœur et je t’aime. Je veux te voir sourire à nouveau, c’est tout.
Les mots de son frère lui faisaient mal ! Mais il avait raison. Bonnie avait bien remarqué des tensions entre Alasdair et Neilina, mais elle n’avait pas pensé que c’était si grave.
– Je te promets d’essayer, dit-elle.
– Je veux que tu le fasses. N’oublie pas que tu n’es pas la seule à souffrir du départ de nos parents.
Elle acquiesça d’un faible signe de tête. Craig lui adressa un sourire et lui caressa la joue. Il se releva, reprenant son fils qui avait observé la scène avec des yeux ronds étonnés.
– Qu’est-ce que je fais maintenant ? demanda Bonnie avant que son frère ne passe la porte.
Craig se retourna vers elle.
– Tu sors et tu vas te trouver un bel Highlander, répondit-il avec un sourire. Il y en a plusieurs qui tentent d’attirer ton attention.
Et sur ce, il quitta la maison. Bonnie resta donc seule, immobile sur sa chaise. Elle avait du mal à comprendre pourquoi il tenait tant à ce qu’elle fréquente, alors qu’Alasdair surveillait ses moindres mouvements. En plus, Bonnie n’avait pas envie de se trouver un homme. Quand elle voyait ses belles-sœurs, elle ne voulait se marier pour rien au monde. Elles ne vivaient que pour plaire à leurs maris. Où était le plaisir dans tout cela ? Était-ce vraiment une vie que de tout faire pour rendre son époux heureux, au point d’oublier qui l’on était vraiment ? Avoir des enfants pour les laisser voler de leurs propres ailes plus tard ? Sa cousine, l’Irlandaise, n’était pas mariée, n’avait pas d’enfants, et elle ne s’en portait pas si mal. Bien au contraire.
La jeune femme poussa un profond soupir. Comment pouvait-elle passer à autre chose alors que ses parents étaient quelque part en Écosse ? Contrairement à Alasdair, elle refusait de croire qu’ils étaient morts. Elle avait besoin qu’ils soient en vie. Elle avait besoin de les revoir, rien qu’une fois. Après ça, peut-être qu’elle pourrait recommencer à vivre…
*
Sorley Fergusson descendit rapidement les marches du grand escalier et se précipita dans les cuisines du château. Il était en retard sur son emploi du temps et cela l’agaçait au plus haut point. Si les domestiques ne s’activaient pas un peu, il allait faire un malheur et il n’en avait strictement rien à faire de ne pas être le maître des lieux. Rien ne l’arrêtait. Étant le dernier de la fratrie Fergusson, il ne supportait pas d’être contrarié. En plus de cela, il était impatient, impulsif, prompt à la colère et extrêmement exigeant. Ah, et il refusait tout compromis. Il était entier. Une qualité, mais avec Sorley, cela ressemblait plus souvent à un défaut.
En rage, il pénétra dans la cuisine et fit sursauter tout le monde. Son regard sombre se posa sur la cuisinière en chef et il demanda froidement :
– Est-ce enfin prêt ? Je devais partir il y a déjà une bonne heure !
– Oui, monseigneur, tout est sur la table.
– Ce n’est pas trop tôt !
Il s’avança vers la grande table au milieu de la pièce et examina attentivement le contenu de la sacoche.
– Rien d’autre que cela ? rugit-il.
– Monseigneur, c’est la moitié de ce que nous avons reçu, expliqua la cuisinière d’une petite voix. Je ne peux pas faire plus, sinon c’est votre famille qui va mourir de faim…
Sorley lui lança un regard si sombre qu’elle recula de frayeur, en baissant les yeux. Profondément agacé, le jeune homme se saisit de la sacoche et quitta la cuisine à grands pas. Il traversa les couloirs en fulminant, manquant presque de foncer dans sa sœur Catriona, qui réussit à l’éviter de justesse. Sorley ne s’arrêta pas pour parler avec elle, et elle lui en fut très reconnaissante. Quand son frère était dans cet état, il valait mieux ne pas l’approcher.
Alors qu’il allait passer la porte du château, il fut interpellé par une voix calme et tremblotante :
– Sorley ?
Il se retourna lentement en soupirant. Sa mère, Morag Fergusson, était au fond du couloir, se tenant à un meuble pour éviter de tomber. Elle avait beaucoup vieilli, mais n’avait en rien perdu sa bonne humeur. Elle avait maintenant quelques rondeurs et ses cheveux, dont Sorley tirait la blondeur, étaient désormais gris et ternes, mais son visage ridé la rendait toujours aussi sympathique.
– Mère, vous ne devriez pas être debout, râla le jeune homme en s’avançant vers elle.
– Pouvez-vous remettre ceci à Kirsty ? dit-elle en lui tendant une lettre. Alasdair m’a annoncé la naissance de son dernier fils, je pense que mon amie sera ravie de l’apprendre.
Sorley s’empara de la lettre.
– Je la lui donnerai.
– Assurez-vous qu’elle se porte mieux, surtout.
– Je vais encore essayer de les convaincre de voir un médecin, assura Sorley. J’ai été plus inquiet de l’état d’Hamish que de sa femme, la dernière fois que je les ai vus. Il a peut-être bien attrapé la même chose qu’elle…
– S’ils refusent, envoyez quand même mon médecin. Cette situation ne peut pas continuer.
Sorley acquiesça.
– Allez vous asseoir, mère. Vous ne devez pas rester debout. Le médecin a été clair.
Lady Morag eut un faible sourire. Elle n’avait plus beaucoup de force dans les jambes, mais elle s’obstinait à se déplacer dans la maison sans aucune aide. Sorley se pencha vers elle, lui saisit la main et la baisa avec respect avant de tourner les talons et de sortir du château. Il avait une longue route à faire. Les Ross vivaient isolés sur les terres des Fergusson, dans une petite maison de berger, pas loin de la frontière. Sorley se réjouissait à chaque fois de ne plus vivre à Balquhidder, car la route aurait été encore plus longue. Le château où ils vivaient désormais était une résidence que le chef du clan avait généreusement cédée à Edan, le frère aîné de Sorley. Du moins, tant que les deux familles restaient en bons termes. Heureusement qu’Edan avait le caractère plus souple que Sorley… Lady Morag et ses deux derniers enfants s’y étaient installés après le décès de lord John, trois ans auparavant, mais Catriona allait bientôt élire résidence ailleurs. Elle était fiancée au fils de lord MacLeod et irait un jour s’établir sur l’île de Lewis.
Son cheval était prêt. Sorley se mit en selle et le poussa immédiatement au galop. Son escorte se mit en mouvement, par crainte de se laisser distancer, ce qui était très souvent arrivé. Sorley poussa encore sa monture. Il n’avait pas de temps à perdre, il devait se dépêcher.
Hamish ne savait plus quoi faire. Sa Bean Sith ne cessait de trembler et de tousser, à tel point que par moments elle n’arrivait même plus à reprendre son souffle. Il était allongé à côté d’elle, essayant de la rassurer. Mais à peine posait-il les mains sur elle, qu’elle grimaçait de douleur. Elle s’accrochait cependant à lui, comme si cela pouvait encore faire une différence. Il était impuissant et cela le rendait fou. Il n’était pas prêt. Il n’était pas prêt à la voir s’en aller. Pourtant, il savait que c’était inéluctable.
– Ha… Hamish…
– Économise ton souffle, Bean Sith. Ne parle pas…
Il se pencha sur elle et déposa un faible baiser sur ses lèvres. Que n’aurait-il pas donné pour l’embrasser à nouveau avec passion, mais il craignait trop de lui faire mal. Cela faisait six mois qu’il la touchait à peine.
Elle fut à nouveau prise d’une quinte de toux et cracha cette fois une grosse quantité de sang. Hamish sentit son estomac se contracter. Pas maintenant. Il n’était pas prêt. Elle trembla plus violemment alors qu’elle tentait de reprendre son souffle. Hamish passa une main sur son visage légèrement ridé et plongea ses yeux dans les siens. Ils avaient perdu leur vivacité. Alors qu’avant on ne voyait que joie et amour, il n’y avait maintenant plus que douleur et inquiétude dans ce regard qu’Hamish avait tant aimé. Il laissa sa main passer dans les cheveux gris de son épouse, qui lui arrivaient à présent à peine aux épaules. Il avait dû les lui couper, car avec ses crises, ils devenaient encombrants.
– Essaie de te calmer, Bean Sith, lui murmura-t-il.
Mais il eut l’impression que cela eut l’effet inverse. Elle trembla à nouveau violemment et sa toux s’accentua, lui faisant recracher un nouveau flot de sang sur le sol. Hamish serra le poing. Ce n’était pas ainsi qu’il avait imaginé leur fin. Mais la vie ne faisait-elle pas ce qui lui plaisait ? Il réussit à réprimer un frisson. Lui aussi était malade, mais il n’en était encore qu’au début.
Finalement, la toux de sa femme s’apaisa, mais elle peinait à respirer.
– Embrasse… moi… réussit-elle à articuler.
Hamish soupira.
– Bean Sith…
– J… Je… t’en prie…
Des larmes se mirent à couler sur ses joues et la toux recommença. Hamish sentit son cœur se briser dans sa poitrine. De quoi souffrait-elle le plus après tout ? Il lui laissa le temps de se calmer et de réguler sa respiration. Elle tremblait de plus en plus. Il ne restait plus longtemps.
– Hami…
– Chut, l’interrompit-il. Ne dis rien que je ne sache déjà.
Il l’allongea le plus doucement possible sur le dos, en essayant d’ignorer ses grimaces de douleur. Cette position était devenue très inconfortable pour elle, car sa respiration s’en trouvait bloquée. Et le résultat ne se fit guère attendre. Elle s’accrocha à son bras, désespérée, mais cette fois, Hamish refusa de céder. Il avait été lâche jusqu’à présent, alors maintenant que le moment était venu, il allait au moins l’accompagner. Il se pencha vers elle et posa ses lèvres sur les siennes, une fois, deux fois, puis l’embrassa doucement. Elle tremblait à cause de la maladie, mais sa main serra faiblement la sienne. Il approfondit le baiser et elle y répondit, malgré la douleur qui lui ruinait le corps. Elle gémit plusieurs fois. Elle souffrait. Mais elle continuait de l’embrasser tout autant qu’il l’embrassait, leurs langues entraînées dans un dernier ballet effréné, leur dernière danse. Hamish sentit renaître ce brasier si familier qui s’enflammait en lui à chaque fois qu’il la touchait.
Soudain, elle eut un soubresaut. Hamish se redressa, rompant leur étreinte. Elle n’arrivait plus à reprendre son souffle. Elle était à l’agonie. Hamish avait envie de hurler, mais il se pencha à nouveau vers elle, sans quitter son regard effrayé et douloureux.
– Je t’aime, ma Bean Sith.
Elle tenta de parler, mais il lui posa un doigt sur les lèvres. Il n’avait pas besoin qu’elle lui réponde. Il savait qu’elle l’aimait. Et ça lui suffisait.
– Attends-moi, murmura-t-il.
Elle fut à nouveau prise par la toux. Hamish trembla d’horreur. Elle suffoquait devant lui et il ne pouvait rien faire pour la sauver. Finalement, elle eut un dernier sursaut, plongea une ultime fois ses yeux dans les siens, et cessa de respirer. Hamish ne put retenir un hurlement de douleur, tandis que des larmes commençaient à envahir ses joues. Cette fois, c’était fini. Sa Bean Sith était partie. Sa fée s’était envolée…
Il se redressa lentement, sans prendre la peine de sécher ses larmes et quitta le lit de fer. Il ouvrit un tiroir, farfouilla dans ses affaires et en ressortit une petite fiole. Son remède miracle… Hamish connaissait les plantes. Son père l’avait initié à les différencier et à en faire usage.
Hamish observa un instant la fiole et eut un ricanement amer. Quel égoïste il faisait. Il aurait pu donner ce poison à la Bean Sith au lieu de s’obstiner à vouloir la garder auprès de lui.
D’un geste, Hamish posa la fiole sur la table et regarda un instant par la fenêtre. Sorley n’allait plus tarder. Il devait se dépêcher. D’un autre tiroir, il ressortit une grande pile de lettres, qu’il posa également sur la table. Il s’agissait des lettres que la Bean SithBean SithBean Sith