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Note des traducteurs

Cette traduction est le fruit d’un travail d’équipe. Si l’anglais ne nous a pas posé problème, c’est un autre dialecte qui est vite devenu sujet à débat : le langage Tommy. Comment traduire en français cette version malmenée de la langue de Shakespeare et les approximations de Tommy ? Il était impossible de contourner cette question : sa mauvaise maîtrise de la langue fait partie du personnage et du mystère qu’il entretient autour de ses origines. Après avoir essayé en vain d’établir une nouvelle grammaire de la déformation, nous avons finalement décidé de travailler au feeling et d’écouter notre cœur. Réplique par réplique, nous avons fait en sorte que le Tommy francophone soit fidèle à son homologue anglophone. Parce que Tommy et nous, c’est une longue histoire, et nous lui devions bien cela.

En 2012, Panic ! Cinéma a eu le privilège d'accueillir, pour la première fois en France, Tommy Wiseau et Greg Sestero, à l’occasion de trois inoubliables projections sold out de The Room au cinéma Le Nouveau Latina à Paris. Tommy était déjà une star excentrique, hors-norme et incroyablement attachante, et Greg venait tout juste de terminer l’écriture de The Disaster Artist, qui ne serait publié que l’année suivante aux États-Unis. Cinq ans plus tard, nous avons à nouveau projeté The Room devant 500 cinéphiles surexcités, vêtus pour la plupart de magnifiques costumes noirs et d’élégantes robes rouges. Ces fans ont, en hommage au film, scandé toutes les répliques et lancé des centaines de cuillères en plastique, dans une telle ambiance que la projection s’est terminée par dix minutes de standing ovation.

Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore (que Tommy nous en voudrait de révéler), réaliser cette traduction a été pour nous un honneur. Nous avons pris beaucoup de plaisir à traduire The Disaster Artist, et nous espérons que vous en aurez autant à le lire.

Traduction :
Marie Casabonne et Pierre Champleboux.

Relectures :
Laure Gontier et Yoann Chambenoit.

Remerciements Panic ! Cinéma :
Toutes les équipes de Panic ! Cinéma depuis 2009 et notre public en or.
Karim Debbache, Gilles Stella et Jérémy Morvan.
Les équipes du Nouveau Latina et de Carlotta Films.
Les équipes du Forum des Images.

À ma famille, avec tout mon amour et ma reconnaissance.
Greg Sestero

Joe Gillis : “C’est peut-être un peu long et répétitif, mais ce n’est pas votre métier.”
Norma Desmond : “J’ai écrit avec mon cœur.”
Joe Gillis : “Bien sûr. C’est ce qui fait sa grandeur.”

Sunset Boulevard (1950)

“J’ai toujours pensé qu’il valait bien mieux faire semblant d’être quelqu’un plutôt que passer sa vie à n’être personne.”

Tom Ripley, Le Talentueux Mr. Ripley (1999)

Cette pièce peut être jouée sans aucune limite d’âge. Ça marchera si l’alchimie entre tous les personnages a du sens. Les comportements humains et la trahison s’appliquent à nous tous. C’est en chacun d’entre nous. On aime quelqu’un. Vraiment ? C’est quoi l’amour ? On croit tout avoir mais en fait on n’a rien. Il faut avoir de l’espoir et de l’esprit. Être optimiste. Mais peut-on faire face à notre propre comportement humain et à celui des autres ? Il ne faut pas se contenter d’être bon, il faut être brillant.

Note du metteur en scène, The Room (2001), par Tommy P. Wiseau

Interprètes

Tommy Wiseau : Johnny / auteur, réalisateur, producteur

Don [sic] : l’autre Mark

Brianna Tate : l’autre Michelle

Philip Haldiman : Denny

Dan Janjigian : Chris-R

Scott Holmes : Mike

Juliette Danielle : Lisa

Carolyn Minnott : Claudette

Robyn Paris : Michelle

Kyle Vogt : Peter

Greg Ellery : Steven

Bill Meurer : propriétaire de Birns & Sawyer

Peter Anway : responsable des ventes de Birns & Sawyer

Raphael Smadja : chef-opérateur n°1

Sandy Schklair : scripte

Safowa Bright : costumière

Amy Von Brock : maquilleuse

Zsolt Magyar : ingénieur du son

“Merce” : équipe artiste

Graham Futerfas : chef-opérateur n°2

Todd Barron : chef-opérateur n°3

Byron : machiniste / responsable en chef du houspillage de Tommy

Joe Pacella : assistant caméra

Préface de James Franco

Ce livre raconte une histoire unique parmi toutes celles qui se produisent à Hollywood. Il parle de rêveurs, de mecs un peu fous, ainsi que de la volonté et de la folie qu’il faut pour réussir à porter sa vision sur grand écran. On peut le lire comme la combinaison de deux films de Paul Thomas Anderson : Boogie Nights, car il dresse le portrait d’un groupe d’outsiders optimistes qui espèrent devenir de grands artistes grâce à un projet qui défie toutes les prétentions artistiques, et The Master, qui est centré sur une relation mentor-élève des plus étranges. Les autres références qui viennent à l’esprit sont Sunset Boulevard, de par sa façon magistrale d’utiliser Hollywood pour parler de la frontière floue entre la réalité et le jeu d’acteur, et Le Talentueux Mr. Ripley, le film d’Anthony Minghella (ainsi que le livre de Patricia Highsmith), pour la façon dont Ripley se transforme, ou essaie de se transformer, afin d’infiltrer un groupe social auquel il n’aurait jamais pu accéder autrement. Parce que The Disaster Artist parle d’un mauvais film, et parce qu’il serait si facile de se moquer de Tommy Wiseau, ce livre aurait pu se contenter d’être le récit de toutes les choses insensées qui se sont passées, juste pour s’en amuser. Au lieu de cela, il est le portrait touchant d’optimistes arrivés à Los Angeles pour réaliser leur rêve. C’est aussi une réflexion sensible sur ce que cela veut dire que d’être créatif, d’avoir un rêve et d’essayer de le réaliser en employant des méthodes qui tiennent autant du business que de l’art.

Tommy Wiseau, c’est moi.1

Oui, il est dingue. Oui, il ressemble à un vampire, avec ses longs cheveux qu’on dirait teints au marqueur noir. Oui, il prétend venir de La Nouvelle-Orléans alors qu’il a clairement un accent d’Europe de l’Est à couper au couteau. Oui, il raconte aux gens qu’il avait la vingtaine quand il a réalisé The Room, alors qu’il avait plutôt l’air de s’approcher de la cinquantaine. Oui, il a déboursé six millions de dollars sur ses deniers personnels pour réaliser ce film, alors qu’on dirait qu’il a coûté six dollars. Ça ne ressemble vraiment à rien, mais le fait est que lui et son film ont laissé une empreinte indélébile dans la culture.

Il existe un million de mauvais films, mais The Room n’est pas un simple mauvais film parmi tant d’autres, c’est le chef-d’œuvre des mauvais films. Tommy a pris toutes les pires décisions possibles, mais c’est en quelque sorte ce qui rend le film étrangement fascinant. Depuis quatorze ans, dans presque toutes les grandes villes américaines, mais aussi à Londres, Paris et Tokyo, le public assiste à des projections de The Room, et interagit avec le film en criant et en balançant des cuillères. Cet engouement particulier n’est pas uniquement dû au mauvais jeu des acteurs, aux décors nuls, ou aux personnages qui jouent au ballon en costard. Ce qui entretient la ferveur du public, c’est le fait que Tommy a mis tout son cœur et toute son âme dans son film.

Toute sa vie, Tommy n’a cessé de se heurter à la vision que le monde a de lui : il pense qu’il est le prochain James Dean alors qu’en fait, du moins à l’extérieur, il ressemble davantage à un méchant de série B d’horreur. Quand Harold Clurman a fait la critique d’Un tramway nommé Désir, il a parlé de la performance du jeune Marlon Brando dans le rôle de Stanley en disant que ce choix de casting créait une sorte de lutte dostoïevskienne car Brando était un être sensible, prisonnier d’un corps de brute. Cette analyse de l’opposition entre les apparences extérieures et ce qui se cache à l’intérieur s’applique aussi à Tommy, ainsi qu’à l’essence-même de The Room et ce qui constitue son pouvoir. Dans ce film, on voit un homme essayer de projeter une vision idéalisée de lui-même, celle d’un mec super, qui est trahi par ses proches et finit par être poussé au suicide. Comme tous les grands artistes, Tommy a sublimé ses idées noires, sa peur d’être trahi et son désespoir par son travail. Le problème, c’est que le rendu à l’écran n’avait pas grand chose à voir avec ce qu’il avait voulu exprimer.

Malgré tout ce qu’il peut dire maintenant, Tommy était totalement sérieux quand il a fait The Room. Il voulait réaliser un film dramatique, qui serait perçu comme étant du niveau d’un Tennessee Williams, mais les gens ont finalement ri de son œuvre. Comme tous les réalisateurs connus pour leur travail tellement mauvais qu’il en est drôle, il a dû choisir entre accepter cette réaction inattendue ou envoyer tout le monde se faire foutre. Tommy l’a plus qu’acceptée, en continuant tout de même à penser qu’il était le plus grand réalisateur ayant jamais vécu. La tragédie de Tommy, c’est qu’il est devenu le personnage du Tommy idiot qu’il pensait qu’on voulait qu’il soit, et à cause de ça, il ne pourra plus jamais réaliser un autre The Room, ni mettre à nouveau tout son cœur et toute son âme dans un projet.

Comme la plupart d’entre nous, Tommy et Greg étaient des outsiders qui avaient un rêve. Ils ont essayé de réussir dans un monde où c’est incroyablement difficile. Je respecte Tommy, car il a réussi à faire son film, alors que tellement de gens viennent à Hollywood et échouent. Comme vous allez le voir, il n’a fait aucune concession, dans un milieu qui en exige constamment, mais contre toute attente, c’est lui qui a gagné. Son film est encore sold out tous les mois, on cite sans cesse ses répliques, et il nous a montré quelque chose à propos de nous-mêmes. Ce quelque chose est certainement différent de ce qu’il voulait montrer, mais ce qui m’attire chez Tommy, dans son film, et dans son histoire, c’est sa volonté inébranlable, sa confiance en lui, et son caractère totalement unique.

Tommy, sous ses airs de Bram Stoker et derrière ses combines à la Ed Wood, n’est qu’un petit garçon solitaire qui veut juste qu’on l’aime. Comme beaucoup de gens qui ont des étoiles dans les yeux, il voit le cinéma non seulement comme un moyen d’expression, mais surtout comme une passerelle vers la reconnaissance. C’est de cette manière qu’il va toucher des gens sur la même longueur d’onde que lui, qui vont apprendre à l’aimer à travers son œuvre et non pas pour son œuvre. C’est là l’espoir de la plupart des artistes, et ce livre transforme les combats parfois ridicules de Tommy en un paradigme pour ceux qui veulent être créatifs dans un monde où il est souvent difficile de l’être.

Ça a été un honneur de jouer Tommy et de prendre part à cette histoire unique. À bien des égards, Tommy, c’est moi2.


1. En français dans le texte.

2. En français dans le texte.

Préface de Greg Sestero

Imaginez un film tellement incompréhensible que vous ne pouvez pas vous empêcher de le regarder, encore et encore. Vous cherchez désespérément à comprendre comment il a été créé, qui l’a réalisé, et dans quel but ?

Ce livre parle de ce qui est peut-être la plus improbable des success stories d’Hollywood. Au cœur de tout cela, il y a un réalisateur mystérieux qui prétend, entre autres, être un vampire. L’homme a un fort accent européen, dont il ne veut pas dévoiler l’origine. Il refuse également de dire d’où vient sa fortune, qui semble colossale. Il s’appelle Tommy Wiseau, et il a écrit, réalisé, produit, et joué dans The Room, un ego trip cinématographique désastreux, qui lui a coûté 6 millions de dollars.

Malgré son intrigue d’une simplicité déconcertante, The Room est peut-être le film le plus involontairement surréaliste jamais réalisé. Pour faire simple, The Room ne respecte aucune des règles établies au cours de tout un siècle d’évolution du cinéma. Il est plein de fausses pistes, de plans extérieurs d’endroits dans lesquels on ne va pas une seule fois, et de conversations dénuées de sens. En gros, c’est une faille scénaristique géante. Pour beaucoup de spectateurs, regarder The Room est une expérience à la fois extrêmement divertissante, mais aussi profondément déroutante. Le film engendre une fascination qui tourne parfois à l’obsession et vous entraîne dans son monde étrange et tordu. Tommy Wiseau voulait que The Room soit un drame réaliste, une réflexion profonde sur les dangers de l’amour et de l’amitié, mais c’est devenu quelque chose de totalement différent, une comédie des erreurs, au sens littéral.

Et pourtant, depuis 2003, The Room s’est propagé dans tous les États-Unis, puis dans le monde entier, telle une pandémie. Pour beaucoup de gens, c’est l’insondable maladresse de The Room qui élève le film au rang de chef-d’œuvre venu d’une dimension parallèle. On vénère le film pour ses défauts et sa capacité à faire rire du début à la fin. Ce sont probablement les pires, mais aussi les meilleures quatre-vingt-dix-neuf minutes jamais imprimées sur de la pellicule.

Et j’ai joué dedans.

En 1998, j’étais un aspirant acteur de dix-neuf ans et je me suis inscrit à des cours de théâtre à San Francisco. C’est là que j’ai rencontré Tommy Wiseau. Cette rencontre a eu des conséquences inattendues sur le cours de ma vie. Tout nous opposait, Tommy et moi, mais nous avions le même rêve : faire carrière dans le cinéma. Notre rencontre fortuite a marqué le début d’une aventure que ni moi ni personne n’aurait cru possible.

Dans ce livre, je fais le récit cette aventure, qui nous a menés jusqu’au phénomène qu’est devenu The Room. Ce que j’espère raconter, c’est une histoire de courage, de mésaventures, et la quête d’un artiste qui s’obstine aveuglément. Cette histoire parle autant du pouvoir de la confiance en soi que du danger d’aller au-delà de ses propres limites.

Je relate ici mes souvenirs de conversations et d’événements authentiques. Les éléments de ce livre qui ne viennent pas de ce que j’ai pu vivre et observer sont le résultat de recherches documentées dans des interviews officielles de Tommy et des autres personnes concernées. Le script original de The Room, des photos et des vidéos inédites m’ont également servi de référence. Je me suis surtout servi du film pour décrire avec précision les scènes de tournage. J’ai pris quelques petites libertés pour la fluidité du récit. J’ai parfois dû regrouper et abréger certaines situations et conversations, mais je me suis efforcé de restituer le plus fidèlement possible les faits et l’atmosphère.

À sa sortie, The Room a fait un bide monumental, ne rapportant que 1 800 dollars lors de ses deux premières semaines d’exploitation à Los Angeles. Ce n’est que lors du dernier week-end de la courte exploitation du film qu’ont été plantées les graines qui feraient bien plus tard éclore la seconde vie de The Room. En passant devant la salle, deux jeunes étudiants en cinéma, Michael Rousselet et Scott Gairdner, ont remarqué un panneau au-dessus du comptoir, sur lequel il était écrit : “Pas de remboursement”. En-dessous du panneau se trouvait un extrait d’une critique : “Regarder ce film, c’est comme se faire poignarder en plein cœur”. Ils étaient conquis.

The Room a fasciné Rousselet et Gairdner. Ils ont invité d’autres personnes à vivre l’expérience The Room, et bien vite, ils en ont fait un film culte. Ces jeunes gens sont les premiers fans de The Room et ils sont à l’origine de bon nombre des célèbres rituels auxquels s’adonnent les spectateurs du film. Ils ne voulaient pas que le film disparaisse, et sont allés jusqu’à camper devant un cinéma pour demander qu’il reste à l’affiche. Leur enthousiasme et le marketing agressif de Tommy ont fait du film une private joke hollywoodienne et une curiosité de l’industrie du divertissement. Très vite, la crème de la comédie d’Hollywood a développé une affection particulière pour le film de Tommy, organisant des projections privées de The Room et parodiant le film dans leurs œuvres. Petit à petit, le statut culte du film a pris de l’ampleur, et en 2009, The Room était devenu mainstream. Les magazines Entertainment Weekly, Time, et Harper’s en ont parlé, ainsi que les chaînes CNN, Fox News et ABC World. Le film a aussi commencé à être diffusé chaque année à la télé nationale. Après cette campagne média, The Room s’est placé en tête des ventes des films indépendants, et aujourd’hui encore, il est projeté dans des salles de cinéma pleines à craquer dans le monde entier.

Personne n’interprète le monde comme Tommy Wiseau, c’est de là que vient la magie de The Room. Tommy est à la fois la clé du mystère de The Room et le moteur de son succès. Alors que cela semblait fortement improbable, Tommy a toujours dit que son film deviendrait un classique et serait vu dans le monde entier. Et il avait raison. The Room est devenu exactement le blockbuster dont Tommy avait rêvé, mais bien sûr, pas de la façon dont il l’avait imaginé. Malgré la réputation du film, qu’on appelle “le Citizen Kane des mauvais films”, Tommy continue de croire qu’il s’agit d’un des meilleurs films de tous les temps.

Au final, le phénomène The Room m’a permis de réaliser que tout peut arriver dans la vie. The Room est à la fois un drame, une comédie, et un appel à l’aide existentiel, mais c’est aussi et surtout la preuve de la persévérance humaine. Il m’a fait reconsidérer ce qui définit le succès et l’échec artistiques. Si l’art est un moyen d’expression, peut-il échouer ?

Bon nombre d’entre nous aimeraient se lancer dans une carrière artistique mais ne s’y risquent pas, paralysés par leurs inhibitions ou la peur de l’échec. Il y avait peu de chances que Tommy Wiseau réussisse à devenir réalisateur, mais pourtant, quelque chose l’a poussé à se lancer, quelque chose d’assez fort pour créer un phénomène mondial. Dix ans après avoir tourné The Room, vivant dans son étrange sillage, je réalise à quel point cette expérience m’a changé, et combien j’en suis reconnaissant.

Des millions de personnes se sont tenues face à cette mystérieuse et imposante porte fermée qu’est The Room, regardant par le trou de la serrure, avec un mélange de joie et de perplexité. J’espère être parvenu à déverrouiller cette porte et j’invite tout le monde à entrer.

Chapitre un

“Oh, hi Mark”

Betty Schaefer : “J’ai toujours entendu dire que vous aviez du talent”.
Joe Gillis : “Ça, c’était l’année dernière. Cette année, j’essaie de gagner ma vie”.

Sunset Boulevard

Tommy Wiseau a toujours été excentrique dans ses tenues vestimentaires. Mais, en cette soirée de la fin de l'été 2002, aux abords du Palm Restaurant d'Hollywood, tout le monde, y compris les mannequins, les badauds, les travestis, et les artistes liftés, se retournait sur lui. Les gens ne pouvaient pas s’empêcher de le regarder ; moi-même, je ne pas pouvais m’empêcher de le regarder. Et même aujourd’hui, dix ans plus tard, je revois encore la tenue de Tommy : des lunettes teintées, un blazer foncé aussi lâche et ample qu’un ciré, un pantalon cargo couleur sable aux poches remplies au maximum de leur capacité (faisait-il de la contrebande de pommes de terre ?), un marcel blanc, d’imposantes rangers gothiques, et deux ceintures. Oui, deux ceintures. La première était à sa place dans les passants du pantalon, la seconde, attachée sous les hanches pour soutenir ses fesses. C’était là le but, il l’a toujours dit : “Ça maintient mon cul. Et puis c’est agréable”. Et puis, il y avait Tommy lui-même : petit et musclé, le visage bosselé et blanc comme une ébauche de sculpture abandonnée, son énorme mâchoire proéminente et carrée, ses cheveux longs, épais et incroyablement noirs, comme s’il les avait teints au marqueur, et qui étaient, à ce moment précis, ruisselants. Quelques instants avant d’entrer, Tommy s’était vidé une bouteille d’eau minérale sur la tête pour que ses admirables boucles ne se transforment pas en “choucroute permanentée”. Il avait aussi refusé que le voiturier du Palm gare sa Mercedes SL500 grise, de peur que le mec ne pète sur son siège.

À cette époque, cela faisait presque cinq ans que je connaissais Tommy. Tommy et moi ressemblions davantage à deux ennemis jurés de comics Marvel qu’à deux personnes qui auraient pu être amies. J’étais un gamin de Californie du Nord, grand et blond. Tommy, lui, semblait avoir grandi dans un endroit sombre et humide. Je savais pertinemment où Tommy et moi nous situions parmi toutes les variétés de population d’Hollywood présentes au Palm : les gros poissons, le menu fretin et les touristes. J’avais vingt-quatre ans, et j’étais du menu fretin, tout comme Tommy. Ce qui veut dire que, pour avoir une table, nous devions attendre au moins trente minutes. En entrant dans le restaurant, j’ai remarqué des clients interroger leur Rolodex mental pour tenter de remettre Tommy. Gene Simmons après trois mois passés dans le Désert de Gobi ? Le Bossu de Notre-Dame après une chirurgie corrective ? Un Muppet en fuite ? Le batteur du groupe Ratt ?

- Je fais pas la queue, m’a glissé Tommy par-dessus son épaule, se dirigeant d’un pas décidé vers l’hôtesse du Palm. Comme toujours dans ces moments-là, j’ai gardé mes distances, attendant l’inévitable moment où Tommy se met à parler et où son interlocuteur tente d’identifier l’origine de son accent. On aurait dit un accent d’Europe de l’Est qui aurait été renversé par un bus parisien. L’hôtesse lui a demandé s’il avait une réservation.

- Oh, oui, a répondu Tommy. On a la réservation.

- A quel nom ? a-t-elle demandé d’un ton légèrement sarcastique, mais légèrement seulement car, qui sait, peut-être que Ratt était sur le point de sortir un nouveau best of. Sa fonction impliquait d’estimer à moindre risque la célébrité des clients.

- Ron, a répondu Tommy.

Elle a vérifié sa liste :

- Désolée, a-t-elle répondu en tapotant la page avec son stylo. Il n’y a pas de Ron.

- Oh, désolé, a repris Tommy. C’est au nom de Robert.

Elle a baissé les yeux :

- Il n’y a pas de Robert, non plus.

Tommy s’est mis à rire :

- Attendez, je souviens maintenant. Essayez John.

L’hôtesse a trouvé un John tout en bas de sa liste.

- John, a-t-elle demandé. Une table pour quatre ?

- Oui, oui, a répondu Tommy, m’invitant à le rejoindre pour se rapprocher du compte des quatre personnes attendues.

Je ne sais pas qui était ce “John-une-table-pour-quatre”, mais l’hôtesse a saisi une carte des vins et a commencé à nous accompagner vers notre table.

J’ai suivi Tommy et l’hôtesse dans l’ambiance tamisée du Palm, jetant un œil aux dizaines de caricatures de stars d’Hollywood alignées aux murs. Il y avait Jack Nicholson, Bette Davis, O.J. Simpson, ce qui m’a amené à me demander ce qu’il fallait faire au juste pour être banni du mur du Palm. J’ai également remarqué quelques stars installées à des tables. Bon, peut-être n’étaient-ce pas vraiment des stars, mais au moins des phénomènes astraux de moyenne importance : le commentateur sportif Al Michaels, collègue de mon John Madden adoré ; Josie Maran, un des modèles maillot de Sports Illustrated ; un des présentateurs de notre ABC News local. Il y avait aussi évidemment beaucoup de gens qui m’étaient inconnus mais qui étaient forcément dans le coup. Tous ces hommes et femmes, d’âge mûr pour la plupart, discutaient show business à voix haute et vrai show business à voix basse. Les serveurs étaient tous des mecs d’un certain âge, costauds, qui sentaient l’après-rasage de luxe et arboraient de grands ongles blancs manucurés. Ces as de la manipulation arrivaient presque à vous convaincre que ce n’était pas grave si vous n’étiez pas célèbre. L’air du Palm transpirait l’argent. Tout, à l’exception des plats, avait le goût de l’argent.

- Excusez-moi, s’est écrié Tommy d’un air indigné quand l’hôtesse nous a montré notre table. Excusez-moi, mais non. Je m’assois pas là. Je veux coin banquette.

Tommy insistait toujours pour avoir une banquette.

- Monsieur, toutes nos banquettes sont réservées.

Mais Tommy ne cédait jamais. Je pense que l’hôtesse a compris qu’elle avait deux options : donner une banquette à Tommy ou appeler les services vétérinaires pour lui injecter un tranquillisant. Au moyen d’une savante combinaison de mensonges, d’esbroufe et d’agressivité, Tommy et moi nous sommes retrouvés assis sur une banquette dans la plus belle section du Palm. À peine assis, Tommy a hélé une personne en lui disant qu’il était “affamé” et prêt à commander.

- Je ne travaille pas ici, a répondu la personne.

Dès que Tommy se trouve dans un restaurant, il commande toujours un verre d’eau chaude. Je n’ai jamais vu un serveur ou une serveuse ne pas rechigner devant une telle requête.

Voilà comment s’est débrouillé le serveur du Palm :

- Pardon, vous avez dit un verre de... ?

- D’eau chaude. Oui. C’est bien ce que je dis.

- Avec du citron peut-être, ou... ?

- Écoute, pourquoi tu compliques les choses ? Je parle chinois ? C’est une demande très simple, nom de Dieu. T’es bourré, ou quoi ? Et aussi, rapporte de ce pain aux raisins, là.

Nous étions venus au Palm pour trinquer. Le lendemain matin devait débuter la production officielle de The Room, un film que Tommy avait imaginé, écrit, produit ; il en avait réalisé le casting, allait le réaliser et jouer dedans. Si vous aviez connu Tommy depuis aussi longtemps que moi, vous auriez pensé que le lancement du tournage de The Room représentait un miracle biblique. J’avais travaillé sur le film avec lui, par intermittence, depuis le tout début. J’avais récemment énormément travaillé en tant que producteur exécutif sur le film. Au début, je n’avais pas la moindre idée de ce qu’était un producteur exécutif. Tommy non plus, d’ailleurs. En gros, je faisais tout ce qui devait être fait. Je planifiais les castings, les réunions et les répétitions, je dirigeais les auditions, j’aidais à trouver le matériel, et j’assurais la partie la plus difficile : je m’assurais que Tommy ne sabote pas son propre film. D’une certaine manière, j’étais son traducteur avec le monde extérieur, puisque nul ne le connaissait aussi bien que moi. J’étais aussi chargé de signer les chèques qui s’envolaient par la porte de Wiseau Films telles les colombes de Noé à la recherche de terres asséchées. Pour tout ceci, Tommy me payait un salaire correct, plus les avantages, ce qui désignait en réalité la nourriture. Alors que le prétentieux projet de Tommy était sur le point de commencer, je prévoyais de me rendre le lendemain chez French Connection pour quitter mon boulot de vendeur à 8 dollars de l’heure. J’espérais ne plus jamais avoir à plier des vêtements que je n’allais pas porter moi-même.

- Alors, a dit Tommy en retirant ses lunettes de soleil. Il avait les yeux rougis et ses vaisseaux sanguins y dessinaient de petits éclairs.

- On est dans la production. Comment tu te sens ?

Il a commencé à laborieusement rassembler ses cheveux en une queue de cheval.

- C’est super, ai-je répondu.

Tommy me regardait droit dans les yeux, ce qui était plutôt rare. Il était gêné par sa paupière gauche, qui s’affaissait sensiblement, et il soutenait rarement le regard de ses interlocuteurs. Quand il parlait à quelqu’un, il essayait d’incliner son visage vers la gauche, pensant que c’était son meilleur profil.

- T’es nerveux, un peu ? a demandé Tommy.

- Pourquoi ?

- Demain, grand jour !

- Je devrais être nerveux ?

Il a haussé les épaules. Pendant le repas, nous avons continué à parler alors que l’agitation retombait progressivement dans le Palm. Vingt-et-une heures, c’est l’équivalent de midi pour Tommy et, alors que le Palm se vidait et devenait de plus en plus calme, Tommy redoublait d’énergie. J’avais plusieurs raisons de rentrer chez moi, et la plus importante d’entre elles était ma copine, Amber. Elle n’était pas fan de Tommy et détestait quand je n’étais pas avec elle les soirs où elle ne travaillait pas.

Tommy s’est penché vers moi. Il n’avait pas touché à son verre d’eau chaude.

- Alors, tu penses quoi de The Room ?

J’avais dit plusieurs fois à Tommy ce que je pensais de The Room, c’est-à-dire que le scénario n’avait aucun sens. Les motivations des personnages changeaient d’une scène à l’autre, des points importants de l’intrigue étaient soulevés puis abandonnés, et tous les dialogues sonnaient exactement pareil et reflétaient la compréhension toute particulière qu’avait Tommy de la langue anglaise. Mais tout ce que je pouvais dire ne changeait en rien son point de vue sur The Room, alors à quoi bon ? Je pensais que le film donnait un aperçu fascinant de la vie de Tommy. Mais je ne voyais pas comment qui que ce soit pourrait le décoder et encore moins payer pour voir ça.

- Tu sais très bien ce que je pense de The Room, ai-je répondu. Pourquoi tu me demandes ça maintenant ?

- Parce que demain, c’est un jour très important. Le jour qui entrera dans l’histoire. Touchdown3. Personne nous le prendra. Notre jour au sommet ! On commence à tourner.

Il a souri en se calant dans son siège.

- J’arrive pas à y croire. Quand on y pense, quand même...

- Ouais. Félicitations. C’est mérité.

Tommy m’a dévisagé, l’air calme.

- Pas très convaincant, ce “ouais”. T’es pas content ?

J’étais content, vraiment. Mais j’étais aussi, à ce moment-là, distrait. J’avais accidentellement croisé le regard d’une petite brune dans le restaurant, et elle avait pris cela pour une invitation, à tort. Elle et son amie blonde regardaient notre table. Et soudain, elles nous ont rejoints. Sur leur trente-et-un, toutes les deux. En talons hauts, toutes les deux. Jeunes, toutes les deux. La blonde avait l’air d’une assistante d’agent qui s'encanaillait avec une amie plus sexy mais moins friquée, le temps d’une de ces soirées où tout pouvait arriver. Leurs yeux étincelaient et leur sourire disait “salut toi !”, un verre de vin à moitié vide à la main - qui n’était clairement pas leur premier verre de la soirée.

Elles nous ont fait signe de nous serrer pour pouvoir s'asseoir avec nous.

- On voulait juste passer dire bonsoir, a lancé la brune. On vous trouvait mignons.

Nous avons fait les présentations après une poignée de main hésitante. Greg. Tommy. Miranda. Sam. Notre banquette semblait avoir été touchée par une frappe chirurgicale de parfum pomme-vanille.

La conversation a commencé maladroitement. Oui, les plats étaient bons. Oh, c’est trop drôle ! On a frôlé mon bras une fois, puis deux. Tommy leur lançait des regards noirs, se retranchant dans un petit coin de sa tête, irrité. Il est resté là un moment, avant de lancer aux filles, brusquement :

- Sinon, à part boire, vous faites quoi ?

Elles ont échangé un regard rapide et décisif. Je voyais presque l’étincelle malicieuse de leurs yeux s’éteindre simultanément.

- Pardon ? a demandé Miranda.

Tommy a soupiré.

- Je demande ce que vous faites. Un travail, quelque chose ? Vous proposez quoi, à part la vodka ?

Miranda a posé un regard interrogateur sur son verre, puis sur moi. Je ne trouvais rien à dire. Miranda et Sam se sont levées. Oui. Eh bien. C’était sympa de te rencontrer, Greg. Ouais, merci. On se recroisera. C’est clair. Prenez soin de vous. Oui, bien sûr.

Après leur départ, j’ai regardé Tommy en secouant la tête.

- Les filles sont folles, a-t-il lâché.

Le serveur est arrivé et a demandé ses papiers à Tommy. Ce n’était pas inhabituel. Nous avions une note conséquente et Tommy payait avec sa carte de crédit, qui ne fonctionnait pas. Tommy a cependant refusé de montrer ses papiers au serveur et a fini par s’écrier :

- Je suis protégé par loi de Californie !

Le serveur lui a alors signifié qu’il n’avait qu’à passer un coup de fil pour faire venir la police de Los Angeles. En s’énervant, Tommy a laissé le serveur jeter un coup d’œil à son permis de conduire, qui était rangé dans un étui en plastique si usé qu’on ne voyait pas à travers. Le serveur a dit qu’il était navré, mais que Tommy devait sortir son permis.

- Quel manque de respect ! s’est écrié Tommy. Désolé, mais tu dépasses les bornes.

Le serveur a fini par avoir le dernier mot.

Tommy est sorti en trombe. Je l’ai suivi, en m’excusant à chaque membre du personnel que je croisais. Je m’étais habitué à cela, c’était en quelque sorte ma manière de payer nos dîners.

Devant le Palm, nous avons attendu que le voiturier ramène la Merco de Tommy. (Il avait apparemment oublié les dangers d’un potentiel voiturier pétomane). J’appréhendais le regard du voiturier quand Tommy lui a donné son pourboire. Pour un dîner à cent dollars, il donnait souvent cinq dollars de pourboire. Ceux qui recevaient des pourboires de Tommy revenaient parfois vers lui et demandaient, l’air blessé dans leur dignité :

- Qu’est ce que j’ai fait de mal ?

Et Tommy répondait toujours :

- Contente-toi de ça.

Tommy avait dû se sentir un peu coupable vis-à-vis de ce qui s’était passé au Palm car le voiturier ne semblait pas scandalisé par son pourboire.

Nous avons roulé vers l’est en direction de Santa Monica. Le trafic était fluide mais Tommy conduisait tout de même à sa vitesse habituelle, c’est-à-dire trente kilomètres/heure en-dessous de la limite. Je me demandais parfois ce que pensaient les automobilistes quand ils doublaient Tommy sur les voies rapides de Los Angeles. Ils devaient s’attendre à voir une sorte de gardien de crypte centenaire derrière le volant, mais au lieu de ça, ils trouvaient un homme de Cro-Magnon aux cheveux noirs, portant des lunettes à la Blade Runner.

Curieuse coïncidence, au premier feu rouge, Miranda et Sam se sont retrouvées dans la voie d’à côté. Je leur ai lancé un regard et leur ai fait un signe de la main en souriant. Evidemment, elles ont éclaté de rire. Tommy a baissé la vitre passager et s’est écrié, aussi fort que possible :

- Ha ! Ha ha ha ha ha ha ha. Ha ! Ha ! Ha !

Horrifiées, elles ont démarré en trombe comme pour fuir un horrible accident. Je me suis enfoncé dans mon siège. C’était ce que je faisais souvent en présence de Tommy : essayer de disparaître.

Tommy m’a lancé un regard et m’a dit :

- T’es beau, ce soir. Comme Spartacus.

Tommy aimait le cinéma, mais je ne suis pas sûr qu’il ait vu un seul film réalisé après 1965. Je pense qu’il me trouvait une ressemblance avec Spartacus car, pour la première fois de ma vie, je portais une barbe. Pendant que je travaillais sur le casting de The Room, qui avait pris bien plus de temps que prévu, j’avais en quelque sorte laissé ma barbe, de même que ma relation amoureuse, en friche. Et même si Amber la détestait, j’avais commencé à m’attacher à ma barbe. Elle avait un petit côté Viking que j’aimais bien.

- Spartacus ? ai-je demandé.

Je n’avais jamais vu Spartacus à l’époque, mais j’ai pensé que Tommy avait raison. Quelques années plus tard, j’ai finalement regardé le film. Spartacus n’a pas de barbe.

La voiture a redémarré.

- Bon, maintenant, écoute, a commencé Tommy. C’est très important. Tu dois faire The Room.

- Je fais déjà The Room.

- C’est pas ça que je veux dire. Je veux dire que tu dois tourner dans The Room. Jouer. Tu dois jouer Mark.

On avait déjà parlé de ça. De nombreuses, très nombreuses fois. Tommy disait qu’il avait écrit pour moi le rôle de Mark, qui dans le script trahit son meilleur ami Johnny (le personnage de Tommy) en couchant avec sa future femme, Lisa. Je n’ai jamais su comment le prendre.

Je connaissais Tommy depuis quatre ans et il avait volé à mon secours plus d’une fois. Sans lui, je n’aurais jamais emménagé à Los Angeles. Maintenant il faisait un film, un film qui était tout pour lui. J’étais donc heureux de l’aider. Mais jouer dedans ? C’était un tout autre niveau d’engagement. Je savais à quoi ressemblait un bon film. The Room n’allait pas en être un. Il allait probablement falloir une intervention divine juste pour que Tommy le termine.

Sans oublier le fait que le rôle de Mark avait déjà été attribué.

- Qu’est ce que t’en penses ? a demandé Tommy.

- Je pense que Don joue déjà Mark, ai-je répondu.

L’acteur s’appelait Dan mais Tommy l’appelait toujours Don, alors je devais l’appeler comme ça moi aussi.

Tommy s’était tu depuis un pâté de maisons. La lumière des phares des autres voitures emplissait la nôtre avant de s’évanouir. Nous roulions maintenant quinze kilomètres/heure en dessous de la vitesse standard de Tommy, elle-même trente kilomètres/heure en-dessous de la limite, tandis qu’il naviguait d’une voie à l’autre. Des cyclistes nous doublaient. Les voitures qui ne nous klaxonnaient pas auraient dû le faire.

- Et si on faisait un truc ? a repris Tommy. Si on te donnait plein plein d’argent ?

On ? L’organigramme de Wiseau Films était simple : Tommy était le fondateur, président, directeur général, trésorier, le service juridique, le responsable marketing, l’assistant administratif (sous le pseudonyme de John), le standardiste, et le responsable du courrier. Il affirmait que quatre autres producteurs soutenaient The Room, mais personne, pas même moi, ne les avait rencontrés. Quelques mois auparavant, Tommy m’avait offert le poste bénévole de “Vice Président de Wiseau Films”, et était allé jusqu’à imprimer des cartes de visite à mon nom. J’avais poliment décliné.

Tommy était maintenant arrêté à un feu vert, tous phares allumés. Je lui faisais signe de démarrer mais il était trop occupé à essayer de me convaincre de jouer Mark.

- Écoute juste ce que je dis, oublie ces gens qui klaxonnent. Et si on te donnait plein d’argent pour jouer Mark ? Qu’est-ce que t’en dis ?

Je me demandais ce qu’il allait bien pouvoir sortir de son chapeau.

J’avais rappelé Don après qu’il ait répondu à une annonce de Tommy parue dans Backstage West. Pendant les auditions, Tommy avait demandé à Don de montrer ses fesses, ce qui était humiliant pour lui et très gênant pour le cameraman (moi). Pour des raisons qui n’ont jamais vraiment été claires, Tommy n’aimait pas Don, probablement parce qu’il avait vaguement l’air d’un gosse de riche. Tommy était riche désormais, mais il ne l’avait pas toujours été, et personne ne se déteste plus que les gens qui sont devenus riches dans des circonstances différentes. Malgré ceci, deux mois auparavant, Tommy avait fait signer un contrat à Don et celui-ci avait répété depuis lors. Il avait même négocié un rôle dans le film pour son colocataire. Et aux yeux de Don, de son colocataire et de toute personne impliquée dans la production de The Room, j’étais “stagiaire” chez Wiseau Films.

La voiture de Tommy était toujours stationnée au feu de La Cienega. Je n’arrivais pas à croire qu’il me faisait ça à quelques heures du début du tournage. Les choses étaient plutôt simples, finalement : The Room allait être tourné. Mais il fallait bien que Tommy complique les choses. Il ne pouvait pas avancer sans créer de situation de conflit.

Pour empirer les choses, Don était devenu ami avec le reste du casting - surtout Brianna, qui jouait un personnage du nom de Michelle. Si Tommy se débarrassait de lui, sans raison, lors du premier jour de tournage, j’étais sûr que tout le monde allait se révolter. C’était le genre de détails qui avaient tendance à échapper à l’attention de Tommy.

Finalement, Tommy a démarré et s’est éloigné du feu de signalisation. Quelques instants plus tard, il descendait tranquillement Santa Monica au volant de sa Merco, attendant que je dise quelque chose.

- Je ne peux pas le faire, ai-je annoncé.

Il ne me regardait pas.

- J’ai toujours voulu que tu joues Mark. Okay ? Donc tu dois le faire, tu vois. C’est ta chance. La gâche pas. Rate pas le coche.

Il a alors tourné les yeux vers moi.

- C’est quoi ton problème ?

- Mark, c’est Don. Point final.

Tommy s’est retourné.

- Oublie ce mec. Il joue comme une merde. Les scènes d’amour ? On dirait qu’il est en plastique. Il dégage rien. C’est tout plat.

- Les scènes d’amour ? Tommy, tu te moques de moi ?

- Je dis qu’il dégage rien. Je devrais le virer. De toute façon, je le vire. C’est ta chance.

- Il n’y aura jamais moyen que je joue une scène d’amour comme tu les as faites répéter. Je ne le ferai pas.

- Okay, très bien. J’vais m’arranger spécialement pour toi. Pas besoin de montrer ton cul pendant les scènes d’amour. Tu gardes ton pantalon. On fait tout pour que tu sois à l’aise. Mais c’est ta dernière chance. Et on te paie plein d’argent.

Tommy ne cessait de parler de “plein d’argent” car il savait que je n’en avais pas. Par curiosité, et sûrement aussi par cupidité, j’ai demandé à Tommy combien il me paierait.

Et Tommy m’a dit combien.

J’ai dit : “Wow”. J’ai pensé : “Bordel de merde”. Voilà qui pouvait me remettre en selle. Je pourrais rester à Los Angeles une fois le film terminé, et ne pas avoir à rentrer à San Francisco la queue entre les jambes. C’était peut-être la croix que je devais porter pour pouvoir faire ce que je voulais vraiment.

- Ça représente beaucoup d’argent. T’es sûr ?

- Oui, on te paye très bien.

- Qu’est ce que tu vas faire pour Don ?

Autant j’avais besoin de cet argent, autant j’essayais d’oublier cette somme que m’offrait Tommy.

- Tout le monde aime bien Don. Si tu le vires, tu vas énerver tout le monde. Certains pourraient démissionner.

Je voulais éviter le calvaire de relancer un casting. Des barrages avaient été construits en autant de temps qu’il avait fallu pour faire le casting de The Room. Pour un film qui n’avait que huit rôles à caster.

Tommy a fini par tourner dans ma rue, Flores Street, où j’ai aperçu ma voiture, une Chevy Lumina de 1991 que même mon grand-père aurait trouvée ringarde, garée sous la lumière blafarde d’un lampadaire. La voiture d’Amber était garée derrière la mienne. Je pensais à la voiture que je pourrais enfin m’acheter avec l’argent que Tommy me proposait, quand il m’a demandé :

- Et si on rajoute une nouvelle voiture ?

La semaine précédente, j’avais voulu aller faire les courses en voiture et elle était tombée en panne au bout de quelques rues. Ma Lumina faisait vivre la moitié des garagistes d’Hollywood.

- Tommy, ai-je répondu. Je ne sais pas. Laisse-moi y réfléchir.

J’avais une petite voix faible, qui en disait long. Tommy me tenait, et il le savait.

Il s’est garé devant chez moi.

- T’inquiète pas pour ce mec, ce Don, là. On s’occupe de lui, okay ?

- Tu parles comme un mafieux.

- Non, pas mafieux. Voilà mon plan. Tu viens demain, et on dit à tout le monde que les producteurs veulent te voir devant la caméra pour un futur projet. Et on te filme avec la caméra 35 mm. Pour lui, on dit qu’on fait tourner la pellicule mais en fait on le filme juste en vidéo. T’inquiète. On efface tout et c’est fini. C’est très simple.

Son idée était folle et ne fonctionnerait jamais.

- Don, ai-je répondu, va se rendre compte de ce qui se passe en dix minutes.

- T’inquiète pas pour ça. On s’occupe de lui.

À ce moment-là, je me suis dit plusieurs choses. Je me suis dit que a) Tommy voulait virer Don et que je ne pouvais rien y faire, b) une nouvelle voiture voulait dire une meilleure confiance en soi, une meilleure confiance en soi voulait dire de meilleures auditions, et de meilleures auditions voulaient dire plus de contrats, c) ce film ne serait probablement jamais terminé, et ne sortirait certainement jamais, et d) écarter Don du film lui rendrait service. Vraiment.

- Greg, a repris Tommy. J’ai pas le temps de jouer. Il me faut une réponse.

- Donne-moi une heure, ai-je répondu en sortant de la voiture.

J’ai immédiatement remarqué Amber qui m’attendait devant la porte de l’immeuble. En la regardant, j’ai deviné qu’elle était sur le point de partir car elle en avait marre de m’attendre, elle en avait marre de Tommy, marre de The Room, et marre de ma barbe. Je me suis rendu compte, en marchant vers elle, que j’avais laissé pousser ma barbe non seulement parce que j’avais été débordé à cause du casting de The Room, mais aussi parce que j’aimais bien cette nouvelle barrière entre elle et moi. Ce qui était sûrement la raison pour laquelle Amber la détestait autant.

Amber était maquilleuse, elle venait de San Diego et se targuait d’être une meuf cool, et c’était vraiment une meuf cool. Ses cheveux étaient bruns et ondulés et elle avait la fougue qu’ont les filles petites mais sûres d’elles. Fougueuse et piquante. À vous faire plier du regard. Elle me faisait plier tout le temps, même si je mesurais presque trente centimètres de plus qu’elle.

On était ensemble depuis un an et demi ; c’était soit le moment d'emménager ensemble, soit de se séparer. Malheureusement, je n’avais envie ni de l’un, ni de l’autre. Un mois plus tôt, j’avais évité la conversation sur le “stop ou encore” de notre relation, en utilisant le salaire que Tommy me versait pour louer un appartement dans un immeuble du vieil Hollywood, avec une forte densité de palmiers au mètre carré et une vue sur les collines. Amber aimait tellement cet endroit qu’elle y passait le plus clair de son temps.

- Eh bien, salut, a-t-elle lancé d’un ton sec. Qu’est-ce qui t’a pris si longtemps ?

- À ton avis ?

Tommy s’éloignait maintenant, après nous avoir fixés pendant trop longtemps. Il s’est mis à klaxonner. Pas un petit “tut-tut” sympa, mais un long “tuuuuuuuuuut” appuyé.

- Alors, a-t-elle repris, les bras croisés. Comment va Tommy ?

Peu importe ce qu’il y avait entre Amber et moi, elle était manifestement aussi proche d’en finir que moi. Et bizarrement, ça faisait mal.

Tommy était maintenant au bout de la rue, et s’engageait dans le virage le plus lent du monde, toujours en klaxonnant. Maintenant, au moins, il klaxonnait par à-coups. Tut-tut. Tut-tut. Salut, Tommy. Amber a regardé la Merco disparaître à l’angle de la rue avec une expression de dégoût.

- Greg, a-t-elle repris, où tu vas avec Tommy ? Il est en train de prendre le contrôle de nos vies. Essaie de faire autre chose. Prends ce boulot chez EA Sports dont tu parles tout le temps. C’est mauvais pour toi de côtoyer Tommy.

- Tommy vient de m’offrir le rôle de Mark, ai-je répondu.

Elle a secoué la tête ; elle restait sur ses gardes.

- Et alors ? Il t’a offert ce rôle, genre, une centaine de fois.

- Ouais mais cette fois, il m’a offert un salaire pour le rôle.

Elle ne secouait plus la tête.

- Combien ?

Je lui ai dit combien, après quoi elle a retrouvé son calme. Au-dessus de nous, le vent faisait claquer les feuilles des palmiers.

- Et une voiture, ai-je ajouté. Il a aussi proposé de m’acheter une nouvelle voiture.

Amber semblait perplexe.

- Il n’y a pas déjà quelqu’un qui joue Mark ?

J’ai décrit le plan absurde de Tommy. Nous sommes restés là, à nous regarder. Je supposais qu’elle me considérait comme une personne horrible parce que j’avais envisagé de dire oui. Je décidais de dire “non merci” à Tommy.

- Okay, ai-je lancé en me retournant pour rentrer. Je vais le lui dire.

Amber me regardait toujours.

- Lui dire quoi ?

Je me suis arrêté net.

- Qu’est ce que tu penses que je devrais lui dire ?

- Je pense que tu devrais lui dire oui. Tu devras être sur le plateau de toute façon, non ? Et puis, merde. Fais-le.

J’étais sous le choc.

- Tu veux que je le fasse ?

- Tu crois que l’autre gars en aurait quelque chose à foutre de ta gueule, si la situation était inversée ?

Je n’en savais rien, honnêtement. Peut-être que oui.

- Je n’en sais rien. Rien de tout ça ne me semble juste.

- Ça représente beaucoup d’argent.

Amber avait raison sur ce point ; on avait été en galère d’argent. Et souviens-toi, ai-je pensé, Don est un gosse de riche. En fait, j’ignorais si Don était un gosse de riche ou pas. C’était l’impression qu’il me donnait, et sur le moment, ça me suffisait.

- T’as raison, ai-je répondu. Je vais le faire.