Jean FAILLER
À l’aube du
troisième jour
éditions du Palémon
ZA de Troyalac’h
10 rue André Michelin
29170 St-Évarzec
Ce livre appartient à
xxxxxxexlibrisxxxxxx
Remerciements à :
Pierre DELIGNY,
Nicole GAUMÉ,
Yann GOASDOUÉ,
Christian TROADEC,
Hélène THOMAS,
Maître Florent LUCAS.
Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres, des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.
ISBN 978-2907572-23-1
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de Mary Lester sur internet :
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Éditions du Palémon
ZA de Troyalac’h - N° 10
Rue André Michelin - 29170 St-Évarzec
Dépôt légal 2e trimestre 1999.
C'était dans ce bureau que tout se décidait. Un bureau tout ce qu'il y avait de convenable, comme on en trouve chez le directeur de n'importe quelle administration. Une porte de bois verni au deuxième étage du commissariat de Quimper, un seuil que même les flics qui avaient de la bouteille et vingt ans de carrière ne franchissaient jamais sans une certaine appréhension.
Il n'y avait guère que Mary Lester pour s'y rendre le cœur léger. Du moins le laissait-elle accroire… Car au fond d'elle-même elle se demandait toujours quelle mission insolite, curieuse ou impossible son patron lui réservait.
Le plus souvent d'ailleurs, il y avait derrière ces ordres - émanant d'une autorité supérieure toujours un peu mystérieuse - une requête polie mais ferme de mettre à disposition pour telle ou telle mission le lieutenant Mary Lester.
Le lieutenant Mary Lester obéissait donc sagement aux ordres de son chef hiérarchique, le commissaire divisionnaire Fabien. Il avait demandé qu'elle l'attende dans son bureau, ce qu'elle faisait depuis bientôt un quart d'heure.
Rien n'était moins militaire que la tenue du lieutenant Lester puisque en ce début du mois de juillet la jeune femme portait les vêtements d'été qui habillaient des milliers d'autres jeunes femmes partout en France : un pantalon de toile, des tennis blanches, une chemise de lin.
Rien n'était plus trompeur non plus que l'aspect d'étudiante sage du lieutenant Lester. De taille moyenne, elle avait des cheveux châtains tirés en arrière en une courte tresse nouée par un élastique. Un joli visage volontaire, un regard profond et perspicace qui, si on s'y attardait, donnait à réfléchir à tous ceux - et ils étaient nombreux dans la police et ailleurs - qui la prenaient pour une brave petite jeune fille inoffensive.
Pour avoir pensé de la sorte, quelques gros malins qui se croyaient intouchables se morfondaient derrière d'infranchissables barreaux et quelques autres, de ses collègues, s'étaient fait « remonter les bretelles » ou carrément tourner en ridicule pour n'avoir pas su voir l'envers des choses.
Une porte s'ouvrit dans son dos et le commissaire Fabien entra.
– Ah, vous êtes là, Mary?
Elle était le seul lieutenant que le commissaire appelât par son prénom.
Le commissaire divisionnaire Fabien était un quinquagénaire de petite taille à l'œil bleu et pétillant. Il s'approchait à grands pas de l'âge de la retraite, ce qui le désolait secrètement. Il entrevoyait avec douleur ce qui l'attendait lorsqu'il serait livré vingt-quatre heures sur vingt-quatre à l'accablante sollicitude de madame Fabien.
Toujours tiré à quatre épingles, il cultivait le style « Scotland Yard » et il ne manquait qu'un œillet bleu à la boutonnière de son élégant costume gris clair pour qu'il eût tout à fait l'air d'un héros d'Agatha Christie.
Il accrocha soigneusement son chapeau de feutre assorti au costume à une patère teintée acajou et tendit à Mary une main ferme et sèche qu'elle serra. Puis il contourna son bureau avant de s'asseoir.
– Pardonnez-moi, je vous ai fait attendre, mais j'ai été retenu plus longtemps que je le pensais à la préfecture. Mais, asseyez-vous donc!
Un homme courtois, le divisionnaire Fabien, et élégant, pas seulement par la qualité de son costume, mais dans toute l'acception du terme, ce qui était rare… et pas seulement dans la police.
Mary se posa sur une des chaises disposées devant la table de faux acajou en faisant, de la tête, un mouvement qui indiquait qu'elle comprenait et qu'elle avait tout son temps. En réalité, elle était sur des charbons ardents, elle brûlait de savoir où le patron allait l'expédier. Car il n'y avait pas à se tromper, il revenait de la préfecture et, assurément, une nouvelle mission peu orthodoxe l'attendait. Mais où?
Le commissaire sentait son impatience et ne se pressait pas. C'était une sorte de jeu entre eux : elle faisait mine d'être indifférente et lui faisait semblant de la croire indifférente, retardant à plaisir le moment d'éclairer sa lanterne. Mais, sous sa façade paisible, Mary Lester bouillait. Elle aurait voulu prendre ce petit bonhomme aux épaules et le secouer en demandant :
– Mais où?
On ne pouvait décemment secouer un commissaire divisionnaire comme un vulgaire prévenu. Alors il fallait prendre son mal en patience. Elle se carra dans son siège, croisa les jambes, croisa les bras et regarda le commissaire avec un sourire qui voulait dire : « J'ai tout mon temps ».
Bien qu'elle fût habituée aux manières de son supérieur, la question qu'il lui posa la prit au dépourvu :
– Aimez-vous la musique, lieutenant?
Elle le regarda, surprise :
– Bien sûr, patron.
Le commissaire eut l'air satisfait.
– Parfait. Vous avez des préférences?
– Oui, Mozart, Vivaldi, Bach…
Il siffla, admiratif. Elle ajouta :
– …Et quelques autres.
– Résolument classique à ce que je vois.
– Plutôt, oui… Mais pourquoi me demandez-vous ça?
Il ne répondit pas à la question :
– Je croyais que les jeunes d'aujourd'hui préféraient des tempos plus modernes, le reggae, le rock, le rap…
– Ma prédilection pour les classiques ne m'empêche pas d'apprécier d'autres styles plus contemporains. Il y a de très bons groupes de rock et de reggae. Pour ce qui est du rap, autant vous le dire tout de suite, ce n'est pas ma tasse de thé.
– Ni la mienne, dit le commissaire en riant.
Mary se demanda ce qu'il pouvait bien aimer. Elle aurait volontiers penché pour le style Verchuren ou Aimable des années soixante.
– Lisez-vous parfois des romans policiers?
Elle le regarda ébahie. Après la musique, la littérature. On ne l'avait pas habituée à de telles conversations dans la maison.
– Oui, il y en a d'excellents.
Le commissaire sortit un ouvrage de sa poche avec un geste de prestidigitateur.
– Tenez!
Elle prit le bouquin, l'examina et regarda son patron perplexe :
– Qu'est-ce que je dois en faire?
Il répondit à sa question par une autre question :
– Que fait-on d'un livre, d'ordinaire?
– On le lit!
– Eh bien voilà, je vais vous demander de lire ça.
À nouveau elle examina le bouquin. C'était un format poche, avec une couverture d'un gris très pâle et un gros titre en blanc : « À l'aube du troisième jour ».
Le livre en main, elle leva sur Fabien un regard interrogateur :
– Vous voulez que je vous en fasse une fiche de lecture?
– Pas précisément.
Elle respira fort et souffla :
– Patron, si vous en veniez au fait?
Ce fut au tour du commissaire de sourire : il avait réussi à la faire sortir de son impassibilité de façade.
– Quels faits? Voilà un bouquin qui est sorti au deuxième trimestre de cette année. Il conte dans le détail l'enlèvement d'un chanteur célèbre lors d'un festival de musique, enlèvement suivi, bien entendu, d'une demande de rançon.
Mary Lester haussa les épaules :
– Pourquoi pas? C'est du roman. L'imagination des auteurs en la matière semble inépuisable. Si vous vous penchez sur tout ce qui sort, vous n'êtes pas au bout de vos surprises. Qu'est-ce qui vous chagrine là- dedans?
– Oh moi, rien, soupira le commissaire. Rien de rien. Si ce n'était ma fonction, on pourrait bien enlever tous ces faiseurs de bruit, on pourrait même les faire disparaître de la surface de la terre, je n'y verrais aucun inconvénient.
Mary sourit. Elle avait vu juste. C'était là le raisonnement typique d'un dinosaure de la période Verchuren.
– Tss tss tss, patron, fit-elle entre ses dents, je suis sûre que vous ne parlez pas selon votre cœur. Et le droit à la différence alors?
Il leva sur elle un regard lourd qui en disait long sur ses sentiments à l'égard du droit à la différence.
– Savez-vous où se situe l'action de ce roman?
Elle secoua la tête négativement :
– Comment le saurais-je?
– Au Festival des Vieilles Charrues.
Elle fronça les sourcils :
– Pardon?
– Vous n'avez pas entendu parler du Festival des Vieilles Charrues?
– C'est un concours de labours?
Le commissaire se mit à rire franchement :
– Si les organisateurs vous entendaient! Ils sont persuadés que la jeunesse de l'Europe entière connaît leur festival!
– Ah, dit-elle, ça me revient, c'est un festival de musique assez énorme, il me semble, une sorte de Woodstock breton.
– Nous y voilà! dit le commissaire avec satisfaction. C'est en effet un festival de musique qui a lieu chaque année à Carhaix, en centre Bretagne.
– Je vois! Encore une histoire de décibels. Un voisin, excédé par le bruit, sort son fusil de chasse et…
Le commissaire ne la laissa pas finir sa phrase.
– Vous n'y êtes pas du tout. Ce festival a le vent en poupe. Créé en 1992 par une bande de copains, un peu à la manière d'un canular, il a connu un succès fantastique. Cette année on y attend deux cent mille personnes.
Mary regarda le commissaire en fronçant les sourcils :
– Vous n'avez pas mis un zéro de trop, patron?
– Pas du tout, dit Fabien, pas du tout. L'an dernier ils ont fait cent mille entrées payantes en trois jours, cette année le festival durera six jours. Alors, pourquoi pas le double de spectateurs? Ils ont eu une presse du tonnerre dans l'Europe entière!
– Deux cent mille personnes! s'exclama Mary, mais c'est énorme!
– Ouais, surtout pour une petite ville qui compte huit mille habitants.
– Et ça se passe quand?
– La semaine prochaine.
– Tiens donc! Et qu'est-ce que je viens faire là-dedans, moi?
– À vrai dire, fit le commissaire, je n'en sais trop rien. Comme je vous le disais, je reviens de la préfecture où j'ai rencontré le maire de Carhaix et le président du Festival.
Il montra le bouquin que Mary tenait toujours en main :
– C'est ça qui les trouble? demanda-t-elle.
– Oui, et en l'occurrence, dire qu'ils sont troublés est un euphémisme. À dire vrai, ils sont franchement inquiets.
Mary retourna l'ouvrage dans tous les sens, se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir de si effrayant dans ce parallélépipède de papier relié.
– Je ne l'ai pas lu, dit Fabien, mais ces messieurs m'ont fait part de leurs inquiétudes : figurez-vous que leur festival à venir tient la vedette dans l'ouvrage.
– Leur festival de l'an passé?
– Non, celui qui vient.
– Ah, c'est donc une œuvre d'anticipation.
– Tout à fait. C'est justement ce qui les trouble. Bien entendu, il s'y passe un drame.
– Bien entendu…
Mary attendait des précisions quant au délit.
Le commissaire entretint un moment le suspense et laissa tomber :
– Un rapt!
Elle ironisa, ne prenant vraiment pas la chose au sérieux :
– Comme c'est original. Et qui doit-on enlever?
– Un artiste.
– Tiens donc! On a même peut-être son nom?
– Pas de nom. C'est la seule chose qui manque. Ou plutôt, la clé du mystère serait dans ce bouquin. Il suffirait de savoir lire entre les lignes.
– Et votre maire, votre président, ils n'ont pas trouvé?
– Non, et le reste du comité non plus.
– Alors, qu'est-ce qui leur fait dire qu'un artiste va être enlevé?
– Le téléphone. Anonyme, bien sûr. Des appels au secrétariat de l'organisation, aux journaux.
– En faisant allusion au bouquin?
– Mieux que ça, on leur a expédié une douzaine d'exemplaires. Paraît que tout y est écrit.
– Ça ressemble furieusement à un canular, dit Mary. Vous êtes sûr que ces types ne sont pas en train de vous bourrer le mou pour se faire de la pub?
Le commissaire la regarda d'un air réprobateur :
– Vous avez de ces expressions, Lester!
« Aïe! se dit Mary, on en est aux noms de famille, faut que je surveille mon vocabulaire! ».
– J'imagine mal, dit le commissaire en regardant ses doigts, qu'un maire, qu'un président d'association s'acoquinent pour, comme vous dites, « bourrer le mou » à un commissaire de police et un secrétaire général de préfecture. Si tel était le cas, il y aurait matière à poursuites pour outrage à magistrats. Franchement je ne vois pas des gens aussi sérieux et responsables que ces messieurs s'amuser à ce petit jeu. De la pub, comme s'ils en avaient besoin! Si ça continue, ils vont refuser du monde!
Il posa ses mains bien à plat sur la feuille de buvard vert qui garnissait son bureau et dit, en regardant fixement Mary dans les yeux :
– Je vais vous dire ce que j'ai vu ce matin, moi : deux messieurs très fortement ennuyés. Deux messieurs responsables d'un événement qui draine deux cent mille personne, peut-être plus cette année. Deux messieurs qui savent combien la sécurité peut être fragile quand on rassemble une pareille foule.
Il sortit du dossier des photocopies :
– Regardez ça!
Mary prit le document qui reproduisait la une de France Soir du vendredi 2 juillet. Un titre gras barrait cinq colonnes à la une : « Kidnapping au festival ».
– Et voilà! dit Fabien. On retrouve l'information dans Libération, dans l'Humanité, même dans le Figaro! Ah, pour de la pub, c'est de la pub! Toute la France sait désormais qu'un kidnapping est prévu à la mi-juillet à Carhaix.
– Ça c'est de l'inédit, s'exclama Mary. Qu'attendez-vous de moi, patron?
– Que vous lisiez ce bouquin d'abord, et ensuite que vous me disiez ce que vous en pensez.
– Bien. Mais vous, qu'en pensez-vous?
– Je ne l'ai pas encore lu, je viens de l'avoir. Mais je vais m'y mettre. Ne vous en faites pas, j'en ai un second. Et on en aura tant qu'on voudra, l'essentiel pour le moment est de deviner qui est ce mystérieux artiste qu'on veut enlever.
– À propos, demanda Mary, combien seront-ils dans la programmation de cette année?
– Je ne sais pas, moi, je crois qu'il y a une soixantaine de groupes.
– Combien sont-ils par groupe?
– Avec les musiciens? vingt, peut-être plus.
Elle regarda le commissaire d'un air incrédule :
– Rien que ça?
– Plus…
– Plus? dit-elle en écho.
– Plus, poursuivit le commissaire en soupirant, vingt bagadou et vingt cercles celtiques.
Mary compta mentalement :
– Ça fera pas loin de deux mille personnes…
– En effet, dit Fabien.
Elle plissa le front et fixa le commissaire :
– Deux mille personnes susceptibles d'être kidnappées?
– N'exagérons rien, dit Fabien. Là-dedans, il n'y a pas que des célébrités, j'imagine mal l'intérêt qu'il y aurait à kidnapper un musicien illustrement inconnu.
– Vous avez raison, patron, dit Mary après quelques instants de réflexion. Mais tout de même, en éliminant un sur dix, il resterait une première liste de deux cents noms; ça ne s'apparenterait pas à l'histoire de l'aiguille dans la botte de foin, cette affaire?
Elle prit le bouquin et se leva :
– Sans compter les illustres visiteurs qui ne manqueront pas de venir se faire voir, les politiciens locaux en quête d'une image « jeune »… Enfin, on va étudier la question. La première chose étant, bien entendu, de voir ce qu'on raconte là-dedans.
Elle regarda l'ouvrage sous tous ses angles :
– Si ça ne vous fait rien, dit-elle, je vais aller lire ça chez moi.
Mary Lester avait changé de domicile depuis peu. Elle avait trouvé un logement de rêve dans le cœur du vieux Quimper : un vaste studio avec une véranda donnant sur un jardin secret cerné de murs de vieilles pierres.
Elle s'installa à l'ombre d'une glycine, arbre en forme de parasol, dans un transatlantique de bois et de toile après s'être mise en maillot de bain. Elle s'était coiffée d'un bob de toile blanche et munie de lunettes de soleil pour se protéger de la brillante lumière de ce début juillet.
Dans les chèvrefeuilles qui couvraient les murs de pierre sèche, des oiseaux chantaient et seule une faible rumeur lui rappelait qu'à moins de cinquante mètres de sa glycine, dans la rue adjacente, des gens, dans leurs voitures, pestaient contre les embarras de la circulation.
– Quel beau métier que d'être flic, ironisa-t-elle à voix haute.
Voilà qui consolait des planques sous la pluie, des injures trop souvent reçues, des interventions dans les zones urbaines difficiles, dans les camps de nomades…
Elle avait toujours eu pour principe de vivre au présent, de goûter intensément les bons moments, de tâcher d'oublier et de surmonter les mauvais et surtout, de ne pas pleurer avant d'avoir mal.
Or, dans l'immédiat, elle vivait un moment bien agréable sous ce ciel d'été imperturbablement bleu.
Elle se carra dans sa chaise longue en ironisant de nouveau :
– En plus, on me fournit de la lecture. Voyons voir… Peut-être bien, après tout, que ce bouquin est une forme de torture raffinée.
Rien ne différenciait À l'aube du troisième jour d'un très honnête livre de poche comme il en paraît quelques douzaines par mois.
Sur la couverture gris clair on devinait une photo volontairement estompée, représentant une scène devant laquelle se pressait une foule. Un « Gwenn ha du », le drapeau breton, flottait au premier rang et, sur l'arceau en forme de fer à cheval qui surplombait la scène, on pouvait lire « Festival des Vieilles Charrues » écrit en onciale.
Le podium, énorme, était construit en tubulures métalliques. En y regardant de plus près, Mary s'aperçut qu'il s'agissait là d'un de ces Meccano géants que des sociétés spécialisées montent et démontent en trois jours pour des événements ponctuels : rencontres sportives, manifestations politiques ou festivals artistiques.
Il n'y avait pas à s'y tromper, c'était bien du festival de Carhaix qu'il s'agissait.
L'ouvrage, signé par un certain Marcel Prost, avait été réalisé par les Éditions du Trébuchet, une maison qui avait son siège social à Landerneau; sur l'avant-dernière page, on pouvait lire sa date de sortie : 2e trimestre 1999.
– Marcel Prost, il ne manque pas d'air, celui-là, dit Mary Lester. Un pseudonyme, assurément.
Elle ouvrit le livre. L'histoire, qui se lisait bien, racontait effectivement la prise d'otage d'une célébrité - et elle nota qu'on ne parlait pas nécessairement d'un artiste, simplement une célébrité - et d'une demande de rançon pour lui rendre la liberté.
Visiblement l'auteur du bouquin connaissait parfaitement les lieux, les us et coutumes du festival et des festivaliers et jusqu'au moindre détail de la programmation artistique.
Il s'étendait longuement sur les descriptions de la foule, sur les menus qui étaient servis, sur les heures d'ouverture et de fermeture du podium, sur les animations en ville. Un type fort bien documenté assurément.
Elle quitta son siège pour se faire un pot de thé qu'elle dégusta avec des petits gâteaux tout en poursuivant sa lecture.
L'ouvrage se terminait sur cette phrase sibylline : « Et tout sera consommé à l'aube du troisième jour », phrase qui avait fourni son titre au bouquin.
Elle reposa le bouquin, songeuse. À n'en pas douter on frôlait la réalité. Un type bien documenté, ce Marcel Prost. Cependant s'il n'y avait pas eu ces coups de téléphone, personne ne se serait alarmé de ces coïncidences. Les aurait-on seulement remarquées?
Mary prit une feuille de papier et entreprit de mettre de l'ordre dans les notes griffonnées en cours de lecture. Elle y réfléchit en revenant sur les pages qui l'avaient frappée et qu'elle avait cornées pour les retrouver facilement.
Enfin elle se leva, se rhabilla et s'en fut faire quelques courses.
•
Le lendemain matin, elle attendit dans le hall du commissariat la venue de son patron qui arriva à neuf heures sonnantes, toujours élégant et plus sémillant que jamais. Après le coup d'œil traditionnel à la main courante pour connaître les événements de la nuit, il emprunta l'escalier qui menait à son bureau en faisant signe à Mary Lester de le suivre.
Il lui montra la chaise de la main et accrocha son chapeau à la patère de bois verni en chantonnant, contourna son bureau d'un pas vif et demanda à Mary sur un ton enjoué :
– Eh bien, jeune fille?
Elle le complimenta :
– Vous avez l'air en pleine forme, patron.
– Oui, dit-il allègre, il y a des jours comme ça… Ça doit être le soleil…
– On dirait que vous avez eu de bonnes nouvelles.
Il protesta :
– Non, bien le contraire! Ma belle-mère, la pauvre femme, le col du fémur, vous savez ce que c'est… Une crotte de chien mal placée et paf…
Il fit de la main un geste qui pouvait assez bien représenter l'éclatement d'une belle-mère sur un trottoir, en s'efforçant de prendre un air contrit.
– C'est terrible tout de même… À quatre-vingt-trois ans… Ma femme a dû partir à son chevet, je l'ai mise au train à sept heures…
Mary retenait un fou rire qui montait irrésistiblement. Il était trop drôle, le patron, un collégien à la veille des vacances.
Aussi hypocrite que lui elle demanda :
– Vous ne l'avez pas accompagnée?
Le festival d'hypocrisie se poursuivait :
– Je ne peux pas, Lester, pas en cette saison, avec tous ces touristes qui débarquent…
– C'est sûr, patron, en cette saison…
Il n'avait pourtant pas hésité, l'an passé, à filer à Saint-Quay-Portrieux en plein cœur de l'été.
Elle réussit à maîtriser son fou rire et posa le roman policier sur le bureau du commissaire :
– Vous avez lu, patron?
– Ah oui, oui, bien sûr…
Il pensait à tout, sauf à ce fichu bouquin, à ces jours, ces semaines peut-être de liberté pendant que sa femme serait au chevet de sa vieille mère. Il s'en tapait, de « l'aube du troisième jour », le commissaire Fabien. La liberté avec un grand L lui tendait les bras, alors le reste…
Il parvint à revenir aux affaires et demanda à Mary :
– Eh bien, votre sentiment?
– Ça ressemble toujours autant à un canular, dit Mary.
– Oui n'est-ce pas? C'est bien ce que je pense…
Il n'était pas contrariant aujourd'hui. Mary se dit que madame Fabien aurait dû partir dans le Sud-Ouest s'occuper de sa vieille mère un peu plus souvent.
– À moins que… dit-elle.
– À moins que? reprit le commissaire en écho.
– À moins que le coup de téléphone n'émane d'un des lecteurs qui ait vu là le moyen de faire une blague aux organisateurs du Festival.
– Pourquoi pas? dit le commissaire.
Visiblement, il était ailleurs. Il imaginait, lui, toutes sortes de choses agréables bien éloignées de Carhaix, de son festival, de ses problèmes. Ça se voyait dans ses yeux.
Il se mit à rire :
– Si c'est le cas, le gaillard aura réussi au-delà de toute espérance. Vous auriez dû voir la tête du maire, du président! Ah, ça valait le coup d'œil!
– Ça sera beaucoup moins drôle, dit Mary, si ce n'est pas un canular.
Le commissaire se rembrunit :
– Comment… Comment si ce n'est pas un canular? Que voulez-vous dire, lieutenant?
Ça y est, il me donne mon grade, se dit Mary. J'ai dû le contrarier.
– Écoutez, patron, c'est tout de même la préfecture qui vous a invité à rencontrer ces messieurs?
– Et alors?
Revenant aux réalités, le commissaire se rembrunit encore davantage.
– D'ordinaire le préfet ne se manifeste pas pour rien.
– Vous voulez dire que…
– Je veux dire qu'il faut prendre la chose au sérieux.
– Mais je la prends au sérieux, Lester, je vous défends d'en douter. D'ailleurs, vous allez vous rendre à Carhaix, vous allez voir ces gens du festival, vous allez me tirer ça au clair!
– Bien, patron.
Il ajouta :
– Je sais que je peux compter sur vous!
Elle redit docilement :
– Bien, patron.
– Vous savez ce que vous avez à faire?
– Pas encore, mais je verrai sur place.
– C'est ça. Et rendez-moi compte.
Elle sourit :
– Comme d'habitude, patron.
Il la congédia d'un geste de la main droite plus que désinvolte, la gauche était déjà posée sur le téléphone. À qui donc était-il si pressé de téléphoner?