Stéphanie Del Regno naît en 1978 à Domont (95) et grandit à Pau (64).
Elle démarre son parcours professionnel dans l’informatique, à Paris puis à Toulouse où elle réside depuis 2001, qui lui fait enchaîner plusieurs missions chez Airbus et au STNA.
Amoureuse des livres depuis sa plus tendre enfance, c’est de sa rencontre avec un éditeur, Luigi Zuccante, en 2002, que va naître sa passion pour l’édition. Pendant trois années, il l’initiera au métier, en particulier à la chaîne de fabrication du livre, et l’incitera à créer sa propre structure éditoriale associative : Luce di Notte.
Elle quitte alors l’informatique, devenant responsable éditoriale aux éditions Dangles avant de se mettre à son compte en sa double qualité créative de conceptrice et rédactrice.
Elle collabore aujourd’hui activement à différents projets littéraires propres à satisfaire sa curiosité protéiforme.
À tous ceux qui aiment chanter et danser.
Aussi loin que remonte l’histoire de l’homme, un point commun réunit toutes les civilisations : l’art du chant et de la danse.
Aussi loin que remonte l’histoire de l’homme, celui-ci extériorise ses sentiments par des chants et des danses.
Platon disait que le chant et la danse puisaient leurs origines dans le divin, que c’était en ayant observé les dieux chanter et danser que l’homme les imita, recevant ainsi les attributs du rythme et de l’harmonie, le tout dans un sentiment extatique. Il disait également que le fait de chanter et de danser était naturel chez l’homme qui était incapable de s’exprimer sans vocalises ni mouvements.
Qu’il s’agisse de l’homme préhistorique, des peuples mésoaméricains, des tribus aborigènes, africaines ou encore indiennes, ou enfin de l’homme moderne occidental, chaque époque et chaque groupe social ont laissé un héritage odologique1 et chorégraphique.
Pour les premières civilisations, le chant et la danse étaient indissociables. Et au fur et à mesure que nous avançons sur l’échelle du temps, on assiste toutefois, en Occident, à une évolution de chacune des deux spécialités l’une sans l’autre.
Alors, quelle place prennent le chant et la danse dans l’histoire de l’Homme ? Pourquoi le chant et la danse sont-ils si intimement liés ? Tantôt signe de communication, tantôt marque de soumission ou d’affection, l’évolution du chant et de la danse reste quasiment fidèle à ses débuts chez la plupart des peuples en rupture avec le monde occidental contemporain, quand ce dernier tend à donner à ces deux modes d’expression un nouveau souffle : l’Art.
L’un des principaux traits significatifs de l’être vivant est sûrement son aptitude à interpréter, via son corps, toutes sortes d’émotions. Que ce soit la joie, la peine, la colère, l’excitation ou encore la souffrance, bien au-delà du langage parlé, il y a l’interprétation du corps. Mais cela ne s’apparente pas seulement à l’être humain. Le règne animal repose, lui aussi, sur des codes d’expressions vocales et corporelles. Nous pouvons citer en exemple le chant des baleines (à bosse et bleues de l’océan Indien) lorsque celles-ci émettent des sons pendant la saison des amours, ou alors pour se repérer, ou encore le chant des oiseaux et le chant des cigales lors de la parade nuptiale, le paon qui déploie sa queue majestueuse pour séduire une femelle, le crotale qui agite sa sonnette caudale pendant sa « danse d’agression » lors d’un combat avec un autre mâle… Tout cela pour signifier que des sons chantés et un corps dansé ne sont pas réservés seulement à l’être humain.
Si on s’intéresse de plus près à la musique, l’être humain est à son contact avant même qu’il ne vienne au monde. Que ce soit par le biais passif de l’environnement dans lequel ses parents évoluent ou alors par la volonté de ces mêmes parents, qui souhaitent un bébé apaisé et qui font écouter au fœtus du Mozart et autres grands classiques, ce petit être n’est pas encore né qu’il a déjà une connaissance accrue de la musique du monde dans lequel il grandira. Un peu plus tard et à peine sorti du ventre de sa mère, il entendra chanter tous les jours des berceuses pour le calmer ou pour l’aider à s’endormir. Et le mobile au-dessus de son lit prendra le relais quand maman aura épuisé son répertoire de chansons enfantines. Quand il sera à la crèche, on lui proposera de l’éveil musical. Puis l’école continuera cet enseignement et de manière plus précise. Au fur et à mesure qu’il grandira, il basera sa connaissance musicale sur celle de ses parents. Puis arrivera l’adolescence pendant laquelle il sera capable de profiler ses propres goûts qui l’accompagneront tout au long de sa vie.
Pourtant, la musique n’est pas un besoin vital, ni pour notre espèce ni pour les autres. Alors pourquoi lui concède-t-on une si grande part de notre existence ?
Même si le langage, chez l’Homme, est un élément plus qu’essentiel à sa survie, il n’en reste pas moins insuffisant. Le langage parlé ne suffit pas toujours à communiquer un état d’esprit. Aussi, l’homme a pris conscience bien assez tôt du potentiel qu’offrait son corps lorsqu’il s’agissait d’exprimer des émotions vives. En effet, si l’on en croit Charles Darwin, et avant lui le philosophe écossais Lord Monboddo (1714-1799), les premiers hommes ont chanté avant de parler, théorie soutenue par la communauté scientifique, qui a déterminé que le langage verbal n’était apparu qu’il y a 100 000 ans. Le chant fut probablement la première forme de langage, avec l’émission de sons rythmés et mélodiques.
Le neuroscientifique et ancien producteur de disques Daniel Levitin s’intéresse depuis des années à l’impact de la musique sur le cerveau humain. Ses recherches portent sur la manière dont la musique agit sur le cerveau, en utilisant cette dernière pour étudier le fonctionnement global de ce dernier. Il a amorcé une partie de la réponse en s’interrogeant sur les points suivants : comment nous transformons un ensemble de sons en structures perçues comme des chansons, comment nous les mémorisons et les classons, et comment elles sont pour nous sources d’émotions intenses. Daniel Levitin et d’autres chercheurs ont réussi à trouver les processus neurologiques qui expliquent, entre autres, pourquoi la musique nous touche autant. Si le cerveau se développe pendant les dix-huit premières années de vie d’un individu, il semble que ses préférences musicales se dessinent à l’adolescence, alors que son organe est encore en pleine transformation. Toujours d’après les chercheurs, la musique mobilise les structures les plus profondes et les plus anciennes du cerveau. Celui-ci semble avoir évolué de manière à maximiser nos aptitudes musicales. La musique comme l’un des facteurs du façonnage de l’Homo sapiens ? En tous les cas, pour Daniel Levitin, la musique a joué un rôle majeur dans la réussite de notre espèce en favorisant le sentiment d’appartenance à un groupe, l’acquisition du langage et l’attirance sexuelle.
Au cours de ses recherches, Daniel Levitin s’est aperçu qu’une musique qui plaît active le cervelet, zone du cerveau plutôt connue pour coordonner les mouvements du corps. En s’intéressant de plus près à cette zone, il s’est aperçu que lorsque nous écoutons de la musique, nos oreilles envoient des signaux au cortex auditif et au cervelet, et plus précisément, lorsque la chanson commence, le cervelet synchronise spontanément la cadence. En fonction de ce mécanisme, nous serons séduits par une musique pour laquelle notre cerveau aura prédit le bon rythme. Et même plus, puisque toujours d’après ces études, nous serions attirés par des chansons qui trompent l’attente en créant la surprise, où le cervelet prend plaisir à s’adapter et à rester synchronisé. La musique, au sens large, active d’autres zones de notre corps, favorisant, entre autres, la production de dopamine2 : ce qui explique l’effet de plaisir profond qu’elle procure lorsqu’on l’écoute. Cependant, sachant que c’est au cours de l’adolescence que nous choisissons le type de musique que nous allons aimer toute notre vie, une chanson que l’on a aimée pendant notre jeunesse et que l’on réécoute aujourd’hui nous ramène-t-elle vraiment à l’attirance pour cette chanson ou bien aux souvenirs qui y sont rattachés ? Réécouter une vieille chanson n’est-ce pas tenter de revenir au bon vieux temps ?
Du côté de la danse, Lucien de Samosate3 pensait que c’était en voulant imiter les mouvements des astres que les hommes accomplirent leur toute première danse.
Nous savons que l’homme la pratique depuis toujours. Maintenant, nous avons assez de recul – deux millions et demi d’années tout de même – pour pouvoir considérer que la danse est l’assurance de notre humanité. Si on se réfère aux dires du conservateur du département d’ethnomusicologie du musée d’ethnographie de Genève, Laurent Aubert, on comprend que la danse n’est pas simplement le fait d’exécuter des mouvements rythmés. La conception va bien au-delà, car la danse demande une implication totale de celui qui la pratique. Elle est véhiculée par le corps, qui lui-même est le reflet de l’âme. Donc, à travers la danse, c’est un individu dans sa globalité qui s’exprime. Alors, évidemment, il existe autant de danses que de cultures, mais chacune manifeste les codes et les symboles de la société à laquelle elle appartient.
La danse vient, quelque part, « compléter » le langage parlé. Elle dit ce que les mots ne peuvent pas formuler. En d’autres termes, son rôle commence là où la limite du langage parlé est atteinte. Elle s’inscrit dans un registre totalement autonome et indépendant, qui lui permet de subsister en parallèle de l’histoire de l’humanité.
Laurent Aubert met également en avant la fonction psychotrope de la danse, qui altérerait le niveau de conscience de celles et ceux qui la pratiquent. Expliquons par là que le fait de danser propulse le danseur dans un état quasi extatique. Et état qui est souvent décuplé lorsque la danse est exécutée en groupe et/ou devant un public.
La danse, tout comme le chant en définitive, est un point de rendez-vous personnel et social qui permet au Moi intérieur de se révéler à nous-même, mais aussi aux autres.
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Tantôt comparée aux effets d’une dose d’héroïne4, tantôt à ceux de l’opium5, la musique provoque le contre-effet de sa dangerosité. Qu’elle soit réglementée ou bannie par certaines religions, toujours pour la même raison, d’ailleurs, qui rappelle que toute voix féminine chantée détourne les fidèles de leur dieu s’il l’écoute, la musique est souvent victime de censure. Derrière une femme qui chante se cachent de mauvais esprits qui n’ont pour but que de conduire l’homme à sa perte, rappelant ad vitam æternam Ève croquant dans la pomme, ou encore Ulysse frôlant la mort pour avoir inexorablement été attiré par le chant des Sirènes. La musique détient un pouvoir et pas n’importe lequel. La réaction du corps irrépressible qu’elle suscite lui confère une influence non sans importance sur les comportements humains, donc sur la morale et les croyances.
Nous savons que la musique fut utilisée comme instrument de propagande, notamment par les Soviétiques et par les nazis. Elle fut également présente dans les camps de concentration. En effet, le chant dominait puisqu’il ne nécessitait ni instruments ni partitions, et qu’il était accessible à tous. Ces textes chantés par les détenus dévoilaient leurs peurs et leurs espoirs. La musique trouva sa place dans les camps, surtout à partir de 1943 avec l’établissement d’une note de service qui accordait aux détenus quelques faveurs comme obtenir de quoi écrire – des partitions – et organiser des concerts. Jouer de la musique ou chanter était une façon de se donner du courage en ces temps et conditions de détention difficiles, et quelque part aussi, de préserver son humanité. De l’autre côté de la barrière, les gardiens utilisaient la musique des détenus pour couvrir les cris des torturés et les bruits des exécutions. Ils s’en servaient également pour humilier et torturer. Et même, dans certains cas, sollicitaient les musiciens et chanteurs détenus pour animer leurs propres fêtes. Il arrivait que les détenus qui jouaient pour les SS reçussent une contrepartie, en sachant néanmoins que ce ne serait jamais une garantie de survie.
Aujourd’hui, c’est l’armée américaine qui utilise la musique comme arme psychologique/arme acoustique. Plus efficace que les coups, la privation de nourriture ou encore de sommeil, la musique passée en boucle pendant des heures suffit à briser la résistance d’un prisonnier. En effet, des perturbations sonores infiltrées dans un environnement vulnérable accélèrent les aveux des détenus, selon les chercheurs qui se sont penchés sur le sujet juste après la Seconde Guerre mondiale. Alors il ne s’agit pas de n’importe quelle musique. Ce genre de torture se manifeste essentiellement sous les salves de metal, de rap, de disco ou encore de chansons abrutissantes pour enfants. C’est au choix des préférences musicales des soldats. Cependant, cette méthode est bien plus ancienne puisque déjà, à l’époque, les Grecs et les Romains utilisaient des cuivres et des percussions pour déstabiliser leurs ennemis.
Comme la musique a été vecteur de propagandes à travers ses textes tout au long des événements politiques du XXe siècle, la danse a connu, elle aussi, sa part de formatage de la part des gouvernements. C’est le cas, par exemple, de la rumba, que nous verrons dans le troisième chapitre, qui fut prise d’assaut par le pouvoir cubain. Dans son ouvrage Rumba. Dance and social change in contemporary Cuba, l’ethnologue américaine Yvonne Daniel raconte que la rumba, cette danse sociale pratiquée dans les rues des bidonvilles afro-cubains, ô combien rythmée et appréciée, fut choisie par Fidel Castro et ses ministres pour en faire une danse nationale. D’un côté, les pas furent chorégraphiés, de l’autre, les textes des chansons accompagnatrices furent réécrits au bénéfice de la gloire de la patrie, de ses héros, de la révolution et de l’éducation du peuple. Il était totalement exclu d’y aborder toute forme de contestation politique. On accéléra le rythme, ainsi que le visuel général : la rumba devint plus athlétique et se transforma petit à petit en spectacles. Cette nouvelle rumba devait rester en l’état. Interdiction pour les danseurs et musiciens d’innover : leur mission était de préserver les représentations établies des traditions folkloriques cubaines. La pseudo-danse du peuple fut donc gelée et vouée à changer de milieu puisqu’elle n’est dorénavant pratiquée amèrement que par des officiels, des cols blancs.
En quittant le registre du pouvoir obscur concédé parfois au chant et à la danse, on se rend à l’évidence qu’ils restent cependant bien ancrés dans nos patries : les chants patriotiques, révolutionnaires, militaires ou encore les hymnes font partie de nos cultures, et la marche militaire, elle non plus, n’échappe pas aux règles de la danse… à deux temps.
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La musique est partout. Comme l’a chanté Bernard Lavilliers, elle est « un cri qui vient de l’intérieur ». Elle n’a peut-être jamais été aussi présente. Depuis la création du tourne-disque gourmand de vinyles – en 33, 45 et 78 tours – en 1924 (héritier du phonographe de 1877, puis du gramophone à manivelle de 1889), depuis la démocratisation du poste radio après la Seconde Guerre mondiale et l’invention du transistor dans les années 1950, et depuis le dépôt de brevet de la cassette audio, la musique est à la portée de tous. Ces dispositifs ont fait des petits : le walkman et ses fidèles cassettes, la chaîne Hi-Fi qui combinait cassettes et compact disques/minidisques, plus près de nous le lecteur MP3 (MPEG-1/2 Audio Layer 3), Internet et le téléphone portable, le super CD (Super Audio Compact-Disc) et des fichiers numériques dopés au niveau de la qualité du son (formats FLAC, APE, Org Vorbis…). La musique devient transportable. Elle nous suit tout au long de la journée, que ce soit en voiture grâce à l’autoradio, ou dans les transports en commun grâce à l’Ipod. Même lorsqu’elle n’émane pas de l’un de nos équipements, on l’entend dans l’ascenseur, chez le coiffeur ou le dentiste, dans les boutiques, dans les restaurants, les aéroports, les salles d’attente… Bref, quasiment dans tous les endroits que nous fréquentons.
Aujourd’hui encore plus que jamais nous assistons à une recrudescence de chorales profanes. On se regroupe pour chanter et on chante partout. Et puis le karaoké, qui commence à tenir une place importante dans les loisirs.
Tour à tour servant de narcotique ou d’excitant, la musique n’en demeure pas moins un élément majeur de nos sociétés.
La danse est partout aussi. Phénomène datant de 2003, les flash mobs (traduire « mobilisations éclaires ») consistent à rassembler tout un groupe de personnes – qui ne se connaissent pas forcément – dans un lieu public afin d’y effectuer des actions convenues d’avance, pour se disperser rapidement ensuite. Ces événements sont en général organisés via Internet et se déclinent en différents concepts (freeze parties/réunion gel, hugs free/câlins gratuits, pillow fight/bataille d’oreillers, no pants subway ride/prendre le métro sans pantalon, zombie walk/marche zombie…), dont la flash mob dance (ou dance party), qui consiste à exécuter une chorégraphie dans un lieu de rendez-vous, à date et heure fixées par les organisateurs. Les flashmobers se rencontrent juste avant pour répéter les pas de danse. Les lieux peuvent être insolites, comme la Pyramide du Louvre investie par cinquante danseurs du corps de ballet de l’Opéra de Paris accompagnés par trois cents personnes, le magasin Décathlon de Bailleul dans le département du Nord, réquisitionné par son personnel et une centaine de clients, comme extrêmement banals telles les rues de Chicago envahies par 20 000 flashmobers, lors du 24e anniversaire du show de la présentatrice américaine Oprah Winfrey, venus danser tous ensemble sur la chanson I Gotta Feeling des Black Eyed Peas… Les flash mobs sont essentiellement perçues comme le courant d’une culture alternative. Elles n’ont, pour la plupart, pas de buts précis (investissement associatif, publicité…) et se réalisent dans une démarche solidaire, histoire de casser la monotonie du quotidien. Ce phénomène mondial est en pleine émergence. Il s’est surtout accru après le décès de Michaël Jackson, qui mobilise encore beaucoup de flashmobers qui ne se lassent pas de danser n’importe où dans le monde sur Beat it.
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Le chant et la danse jouent également un rôle sur la santé. En partant du fait que nous reconnaissons les bénéfices du chant et de la danse sur la psychologie de l’individu, de nouvelles thérapies ont vu le jour.
Nous savons, grâce à la neuro-imagerie, que la mélodie et le rythme sont capables, dans certains cas, de régénérer les cellules neurologiques – donc les facultés intellectuelles – lorsqu’elles ont été altérées par un traumatisme, soit un accident, soit une maladie.
C’est ainsi qu’on arrive aujourd’hui à traiter et soulager des patients avec la pratique du chant ou de la danse au sein d’un concept novateur : l’art-thérapie.
La célèbre danseuse et chorégraphe Martha Graham a dit : « Il y a une vitalité, une force de vie, une énergie, un élan qui s’expriment en actions à travers vous. Et cette expression est unique, parce qu’il n’y aura jamais une personne identique à vous. Et si vous faites obstacle à cette expression, nul autre véhicule ne lui permettra d’exister… Le monde en sera privé. Ce n’est pas à vous de déterminer si elle est satisfaisante, valable ou si elle supporte la comparaison avec ce que d’autres expriment. C’est à vous de conserver à cette expression son authenticité et de maintenir le canal ouvert… »
Datant de la fin du XIXe siècle, le chant-thérapie et la psychophonie vont aider le patient à mieux appréhender les épreuves qu’il subit. Que ce soit des traumatismes mentaux ou physiques, des chocs psychologiques, des stress, des problèmes de confiance en soi…, la thérapie par le chant va agir sur le bien-être du sujet. Le fait de chanter, donc d’apprendre à respirer et d’oser donner des sonorités intériorisées jusque-là à sa voix va permettre au Moi de se dévoiler. Le patient va prendre conscience de lui-même et, par là, va être en mesure de doser plus convenablement sa charge émotionnelle face aux situations vécues, et par conséquent, de mieux les vivre.
La danse-thérapie, elle, commence à se développer aux États-Unis dans les années 1940, notamment par Marian Chace (1896-1970), professeur de danse, qui observe une relation entre la danse et la douleur. La danse devient alors un instrument thérapeutique qui agit sur un corps en souffrance. Elle va pousser son observation jusqu’à son développement : le fait de mettre un individu en situation de mouvement rythmé, improvisé ou non, permettra au corps de se laisser restructurer par une mouvance émotionnelle de l’esprit.
Cependant, l’homme connaît déjà les prémices de la dansethérapie depuis longtemps, mais sous un autre nom et une autre forme : la transe. En Iran, par exemple, on se sert depuis très longtemps de la danse induite par de la musique pour exorciser une personne « malade », cela s’appelle l’exorcisme musical : on joue de la musique dans le but de faire entrer en transe l’exorcisé afin qu’il expulse l’esprit mauvais. Le sujet va se mettre à danser sous l’effet de la transe, et peu importe les mouvements puisqu’ici il est surtout question du pouvoir de guérison de la danse.
Ces thérapies sont de plus en plus pratiquées et également très appréciées en développement personnel. Voilà qui ajoute une nouvelle corde aux arcs du chant et de la danse.
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Cet ouvrage aura donc pour objectif de dresser un état des lieux de la position et de l’importance attribuées au chant et à la danse dans l’histoire de l’Homme. Nous le verrons souvent au cours de cet ouvrage, les chants et les danses étaient, à l’origine, majoritairement réservés au genre masculin. Nous essaierons de comprendre l’évolution du chant et de la danse et d’en faire un tour général, cependant sans avoir la prétention de ne rien omettre tant le sujet est vaste.
Alors, dans un premier temps, nous parlerons du chant et de la danse comme outil de communication entre humains, mais aussi et avant tout avec les dieux. Car ce sont ces derniers qui en sont, pour beaucoup de civilisations, à l’origine.
Puis nous verrons, dans un deuxième temps, que le chant et la danse sont, dans la plupart des cas, des héritages de rites et de traditions.
Enfin, nous nous rapprocherons de notre époque moderne pour s’arrêter sur le chant et la danse comme activité artistique et expression culturelle.
Le chant et la danse n’allant que très rarement sans la musique, celle-ci sera évoquée régulièrement tout au long de l’ouvrage.
Bon voyage dans le temps et à travers le monde à vous, chères lectrices et chers lecteurs, qui faites certainement partie des 96 % de la population mondiale à être sensibles à la musique6.
1 L’odologie est l’étude scientifique du chant au plan physiologique, acoustique et perceptif, élaboré par Nicole Scotto di Carlo, directeur de recherche au CNRS.
2 Écouter de la musique est interdit dans certaines compétitions comme le marathon ou le triathlon, car considérée comme un dopant.
3 Auteur grec du IIe siècle.
4 « Le cerveau musicien », article de Farhad Manjoo, revue Books, n° 14.
5 « Le dangereux pouvoir de la musique », article de Richard Taruskin, revue Books, n° 14.
6 D’après les chercheurs, retenons que seulement 4 % de la population mondiale disent y être insensibles.
Pour certains, la danse est un passe-temps, un divertissement ; pour d’autres, c’est un sport ; pour d’autres encore, c’est un art ; pour moi, c’est une passion… Elle m’anime depuis l’âge de sept ans. À l’époque, je ne saurais dire ce qui m’a plu en elle ; si c’était l’harmonie entre le mouvement du corps et la musique ou le simple fait de se mouvoir rythmiquement dans l’espace. Plus tard, lorsque j’ai assisté à mon premier spectacle de danse, c’était le ballet Giselle qui était donné, j’ai compris que ce serait ma vocation.
Il y avait comme une sorte de magie qui se dégageait du spectacle, ce n’était pas simplement un enchaînement de pas, comme je pouvais les apprendre dans mon cours de danse, c’était surtout des danseurs qui racontaient une histoire avec leur corps et leur âme.
La danse est à la fois liée à la terre et au ciel. Le danseur recherchera tout au long de sa carrière à effacer visuellement l’attraction terrestre en se verticalisant, en s’élevant (et je pense évidemment à l’élévation sur pointe dans la technique féminine). Le danseur est conditionné par son propre corps, il devra essayer de s’en affranchir, de le dépasser, il sera en recherche perpétuelle d’une libération. Il devra, durant toute sa carrière, se remettre en question, rechercher les mystères que renferme cet art, traverser des périodes de doute, de grand questionnement à laquelle succéderont des périodes de joie profonde, d’enthousiasme et de sérénité.
Il arrive de ressentir en scène une extraordinaire sensation. Comme une pulsion qui nous entraîne au-delà de nos possibilités et qui nous permet d’accéder à un dépassement total de soi, à un lâcher-prise. Nous sommes, à ce moment-là, comme suspendu entre ciel et terre. Nous oublions le travail, la technique, la remise en question, au bénéfice de l’histoire, de l’émotion et du moment présent.
Un artiste, et plus particulièrement un danseur, ne peut se réaliser en tant que tel sans des règles établies, sans un apprentissage rigoureux de la technique. C’est par la répétition d’un même geste, dans une éternelle quête de perfection, que va s’inscrire la démarche du danseur. La technique maîtrisée ne se voit pas, elle devient naturelle. Le danseur qui s’exprime avec son corps a besoin de cette appropriation physique de la technique. Pour l’aider dans cette démarche, il y a, bien évidemment, la Tradition mais aussi la transmission. Grâce à cette mémoire en action, la danse développe un répertoire qui se transmet de générations en générations. C’est un patrimoine vivant, grâce aux danseurs, et en perpétuelle évolution. Cocteau disait : « la Tradition est ce qui, s’appuyant sur les certitudes du passé, évolue en permanence. »
La musique, la poésie s’écoulent dans le temps ; les arts plastiques, l’architecture modèlent l’espace. Mais la danse, elle, vit à la fois dans l’espace et dans le temps. Le danseur se sert de son propre corps pour sculpter l’espace et rythmer le temps. La danse n’est pas seulement une vision esthétique, un dessin parfait décrit dans l’espace, mais c’est surtout une impulsion de l’esprit. La danse est un art libérateur qui élève l’Homme au-dessus de sa condition matérielle.
Il faut beaucoup d’amour et de passion pour faire ce métier, car le danseur est un éternel insatisfait, toujours en quête de perfection. Il sait bien qu’il ne pourra jamais tricher, car la danse est un art qui demande une exigence de chaque instant dans l’exécution des mouvements. Mais lorsque nous vivons un moment de grâce en scène, on a le sentiment de toucher de près une force supérieure, et ce sentiment nous apporte une joie profonde. Notre vie prend ainsi tout son sens.
Danser, c’est mettre son âme à nue, c’est un abandon de soi-même au profit d’un geste, d’un personnage, d’une musique. Notre corps tout entier reflète l’état de vibration dans lequel nous mettons notre âme. Notre âme, à ce moment-là, s’enrichit aussi bien des mouvements de notre corps, de la sensation de la musique qui nous enveloppe et nous envahit, de l’échange profond que nous partageons avec le partenaire, et enfin du personnage qui nous possède totalement. Nous donnons à voir au spectateur notre moi intérieur. Nous arrivons ainsi, au fil des spectacles, à mieux nous connaître nous-mêmes…
L’émotion qui nous habite et que nous essayons de faire passer dans l’âme du spectateur ne s’explique pas. C’est une preuve de générosité, un don de soi. Le danseur décrit dans l’espace des mouvements nés de son intériorité, de son moi profond. Il dit avec son corps ce que les mots sont impuissants à formuler. Le message que le ballet transmet n’a pas besoin de traduction, c’est un langage universel. Il va à l’essentiel, droit au cœur, touchant l’âme de chacun, perçant son intimité.
Grâce à la danse, le spectateur oublie son quotidien et monte (avec l’esprit) sur scène pour vivre les mêmes émotions que les artistes. Une fois le rideau fermé, il aura malgré tout en lui ces moments qui resteront inscrits dans son cœur. Le spectacle est vécu par le spectateur et les artistes comme un moment en dehors du temps, qui permet à chacun de s’évader du monde réel et de rêver.
Pour moi, la danse est et restera éternelle.
Au tout début, l’homme est principalement caractérisé par la valeur travail. Son corps lui sert d’outil pour se nourrir, se vêtir et assurer la protection de son groupe. La distraction n’a pas sa place. La chasse et la cueillette prennent tout leur temps aux hommes quand la confection d’habits et la préparation des repas prennent tout leur temps aux femmes. Seules leurs progénitures peuvent s’adonner à leurs loisirs, et encore, peu de temps, car l’enfance avançant, les jeunes sont vite prédisposés à emboîter le pas de leurs parents : les jeunes hommes apprennent l’art de la chasse avec leurs aînés, et les jeunes filles sont invitées à préserver l’équilibre social et familial au sein du groupe.
Jusqu’au moment où l’homme préhistorique, nous disent les études anthropologiques, a mis en place un rituel qui consistait à mettre son corps en mouvement selon une rythmique bien définie, traduisant, en fait, un mode de communication avec le Ciel. Le chant et la danse comme marques de vénération en échange d’une protection, voilà comment tout commença.
Des vestiges d’hommes et de femmes chantant et dansant sont arrivés jusqu’à notre époque. Témoins de sociétés codifiées, les civilisations anciennes utilisaient le chant et la danse dans le cadre de coutumes.
Nous allons ici nous replonger des siècles en arrière afin de découvrir comment dansaient les Grecs, les Égyptiens, les Étrusques et nos ancêtres les Celtes, grâce aux peintures, sculptures et gravures retrouvées sur différents sites. Et nous verrons que ces pratiques avaient déjà pris naissance dans les mythologies.
Les civilisations anciennes conservèrent le chant et la danse hérités des temps primitifs et continuèrent à les élaborer. Les mythologies font souvent référence à des épisodes de chant et de danse. Prenons pour exemple la mythologie grecque, riche en scènes de chants et de danses, notamment celles où Ulysse est attiré par le chant des Sirènes, ou encore celui où Orphée tente de libérer son épouse des Enfers et de l’effroyable Cerbère par son chant.
Dans L’Iliade et l’Odyssée, Homère7 consacre une scène au chant des Sirènes.
« Ils n’atteignirent que trop tôt le premier des dangers contre lesquels on les avait mis en garde : c’était l’île des Sirènes, dont les chants ensorcelaient les hommes. Elles étaient assises près du rivage, entourées des ossements des hommes que leurs chants avaient attirés à la mort.
[…] Ulysse boucha les oreilles de ses hommes et leur ordonna de l’attacher au mât. Quand le navire arriva à portée de voix de la terre, les Sirènes l’aperçurent. Elles lancèrent par-dessus les vagues les notes de leur chant harmonieux.
[chant]
Leur voix avait tant de charme qu’Ulysse fut pris d’un grand désir d’en entendre davantage. Avec des cris et des froncements de sourcils il demanda à ses hommes de le détacher ; mais ils ne pouvaient entendre ses cris, pas plus qu’ils n’entendaient le chant, et ils firent exprès de ne pas prêter attention à ses froncements de sourcils. Au contraire, ils tirèrent plus fort sur leurs rames pour faire avancer le navire. »
On se rend bien compte de la portée envoûtante d’un chant et du désir qu’il suscite à celui qui l’entend. Dans le mythe d’Orphée qui descend aux Enfers, le chant va jouer le même rôle d’envoûtement afin d’accomplir la mission fixée, celle de ramener Eurydice dans le monde des vivants. Ce mythe a été repris par Ovide8 dans le dixième livre de ses Métamorphoses, rédigées au Ier siècle après Jésus-Christ. Le mythe raconte qu’Eurydice se fit piquer par un serpent le jour de ses noces et en mourut. Elle est emmenée dans les Enfers et, fou de chagrin, Orphée décide de descendre lui aussi en Enfer la libérer.
« Il arrive au pied du trône de Proserpine et de Pluton, souverains de ce triste et ténébreux empire. Là, unissant sa voix plaintive aux accords de sa lyre, il fait entendre ces chants […].
Aux tristes accents de sa voix, accompagnés des sons plaintifs de sa lyre, les ombres et les mânes pleurent attendris. [...] On dit même que, vaincues par le charme des vers, les inflexibles Euménides s’étonnèrent de pleurer pour la première fois. Ni le dieu de l’empire des morts, ni son épouse, ne peuvent résister aux accords puissants du chantre de la Thrace. Ils appellent Eurydice. […] Elle est rendue à son époux : mais, telle est la loi qu’il reçoit : si, avant d’avoir franchi les sombres détours de l’Averne, il détourne la tête pour regarder Eurydice, sa grâce est révoquée ; Eurydice est perdue pour lui sans retour. »
Orphée montre le chemin de la lumière à Eurydice, mais ne résistant pas à la tentation d’attendre d’avoir quitté les Enfers pour pouvoir regarder à nouveau son épouse, il se retourne vers elle, on la lui reprend à tout jamais.
La mythologie grecque aborde le thème de la danse avec les Curètes, par exemple, qui, selon le mythe, veillèrent sur Zeus alors qu’il n’était qu’un bébé en dansant devant l’entrée de la grotte qui l’abritait.
Nonnos de Panopolis9 les présente ainsi dans ses Dyonisaques :
« Les Abantes, race terrestre des premiers Curètes dont la vie s’écoule au son des flûtes, au bruit mesuré des glaives, aux rondes cadencées et à la danse du bouclier. »
Callimaque de Cyrène10, quant à lui, décrivit la scène relative au mythe dans ses Hymnes :
« Les Curètes figurèrent autour de toi les pas compliqués de la pyrrhique, en frappant sur leurs armes ; et le son de leurs boucliers étouffant le bruit de tes cris, parvint seul aux oreilles de Saturne. »
La pyrrhique était une des toutes premières danses, sinon la première, de l’Antiquité grecque. D’origine militaire, elle se pratiquait avec les armes à la main. On en attribue généralement la paternité aux Curètes et elle fut reprise par la suite par Minerve, dans la mythologie romaine, où elle institua les danses, dont la pyrrhique pour fêter sa victoire contre les Titans.
Homère fait référence dans L’Iliade aux places de danse aménagées, notamment dans la ville de Cnossos : « une aire de danse comme celle qu’aux temps passés, dans Cnossos la grande, l’art de Dédale avait construite pour Ariane aux belles boucles. » C’est dire l’importance, déjà à cette époque, de la danse dans la culture crétoise.
C’est d’ailleurs à la mythologie grecque que nous devons les fameuses Muses – les neuf filles de Zeus et de Mnémosyne – qui portent chacune en elle des prédispositions aux arts et qui transmettront le nom de muses aux femmes qui inspirent, depuis, les artistes. Melpomène est la muse du chant, et Terpsichore celle de la danse.
Terpsichore, Jean-Marc Nattier, 1739
Dans la mythologie égyptienne, il existe une poignée de divinités (sur les six cents) associées à la musique au sens large du terme. Parmi elles, on citera Aha, Bastet, Bès, Beset, Meret, Taouret, les dieux-enfants, et certainement la plus représentative : Hathor.
Chacune d’elles est dieu ou déesse du chant, de la danse et de la musique, entre autres, car on leur confère d’autres attributs.
Hathor est la fille de Rê, le dieu-soleil. Elle est souvent représentée avec un sistre. Elle incarne Sekhmet, la déesse lionne, qui se nourrit de ses ennemis. Afin de la calmer, on l’apaise avec de la musique et on lui promet de danser en son honneur. Nombreuses sont les femmes qui l’ont vénérée par des danses.
Aha est l’ancêtre de Bès. Il est doté d’un physique peu avenant (très petit, laid, trapu), mais fut extrêmement populaire grâce à sa bienveillance sur les foyers. Les mythes racontent qu’il faisait fuir les esprits maléfiques qui s’approchaient des hommes et du lit des nouveau-nés par des danses grotesques. Son épouse Beset, représentée sous la forme d’un serpent, l’accompagne dans les chants et les danses, ainsi que Taouret, la déesse hippopotame.
Bastet est une déesse musicienne. Lors des cérémonies organisées en son domaine, les convives dansaient, chantaient et jouaient de la musique.
Meret est la déesse de la musique instrumentale, du chant et de la danse, qui prend l’habit d’une prêtresse musicienne. Son chant est un hymne à l’harmonie cosmique. De plus, c’était à elle que revenait l’honneur d’exécuter des danses bien précises lors des cérémonies royales.
Quasiment tous les dieux-enfants ont hérité de ces attributs et sont associés à la musique. Ihy, le fils d’Hathor, est surnommé le joueur de sistre. C’est lui qui est chargé de divertir les dieux par sa musique. Khonsou, Harpocrate et Nefertoum sont eux aussi des musiciens.
La mythologie étrusque, alors inspirée par la nymphe11 Végoia – associée à la fertilité – et par le génie Tagès – le plus grand des devins – fut léguée aux Romains au Ier siècle avant Jésus-Christ. On croyait que la mythologie romaine s’inspirait de la mythologie grecque, mais ce n’était pas tout à fait le cas puisque la mythologie étrusque a fait la passerelle.
Dans la mythologie étrusque, Mnerva est la déesse des arts. Elle est associée à Athéna dans la mythologie grecque et donnera Minerve dans les mythes et légendes romains.
Comme on retrouve les danses dionysiaques dans la mythologie grecque, la mythologie étrusque connaît les danses bachiques – dédiées à Bacchus, homologue de Dionysos.
Les Enfers étrusques étaient gardés par des monstres et communiquaient avec le monde des vivants. Si on se réfère aux fresques datant des VIe et Ve siècles avant Jésus-Christ, des scènes de chant et de danse se déroulaient dans ces Enfers.
La mythologie celtique se base sur la religion des Celtes remontant aux âges du bronze et du fer. La civilisation celtique occupant une grande partie du territoire européen, nous ne connaissons cependant que les sources gallo-romaines, galloises et irlandaises. Toutefois, il se peut que des mythes diffèrent selon les zones géographiques. Mais une homogénéité subsiste dans les divinités et les événements. Et les personnages que nous allons voir ici sont communs aux trois sources.
Les mythes irlandais sont plus accessibles que les autres, c’est pourquoi nous les évoquerons ici.
La mythologie celtique irlandaise raconte les invasions de l’île depuis l’époque du Déluge. Parmi les peuples les plus fameux qui l’investirent, il y eut les Tuatha dé Danann (les gens de la déesse Dana, les dieux des Celtes d’Irlande), les Fomoires (les « Géants de la Mer », ennemis éternels des peuples d’Irlande et apparentés aux principaux dieux des Tuatha dé Danann), les Fir Bolg (peuple de guerriers et d’artisans) et les Milésiens (premiers humains à avoir débarqué sur l’Irlande). Les Tuatha dé Danann prirent possession de l’île à la suite de leur victoire sur les Fir Bolg. Mais ils furent à leur tour battus par les Milésiens, et partirent s’installer dans le Sidh, l’Autre Monde. On donne à ce lieu plusieurs noms, dont celui de Tìr na nÓg, la Terre de l’éternelle jeunesse, localisée à l’Ouest de l’Irlande, plus loin que l’horizon de la mer. Cette terre est magnifique et difficile d’accès. Pour y aller, il faut braver les dangers de la mer. Mais la vie qu’attendent les héros est remplie de promesses : à Tìr na nÓg, le temps s’arrête, la jeunesse et la beauté sont éternelles, et moult réjouissances cadencent la vie, telles que la musique, le chant et la danse.
Pour en revenir au chant et à la danse, trois personnages centraux de la mythologie celtique sont associés à la musique et aux arts en général : Lug, le Dagda et Brigit.
Lug est le dieu le plus important des Tuathas dé Danann, il est le dieu primordial celtique et l’inventeur des arts. On raconte qu’il possède une harpe magique qui joue toute seule, mais dont il peut se servir, et admirablement bien.
Le Dagda vient en deuxième dans la hiérarchie des Tuatha dé Danann, juste après Lug. Présenté comme dieu-druide12, il est, entre autres, le dieu des arts et de la musique. Il possède une harpe grâce à laquelle il fait changer les saisons.
Enfin Brigit, à la fois fille et mère du Dagda, la déesse-mère des Tuatha dé Danann. Elle est la déesse des arts et est assimilée à Minerve dans la mythologie romaine.
Tous trois possèdent donc des attributs artistiques, mais les grandes lacunes que nous avons en matière de traces écrites nous rendent difficile la tâche de retrouver les passages qui conviennent. Néanmoins, les contes et légendes irlandais nous livrent quelques extraits qui traitent du chant (la danse, dans la littérature celtique ancienne, se veut beaucoup plus rare).
Le roi du Désert Noir, par Douglas Hyde*
« Lorsque 0’Conchubhair était roi d’Irlande, il demeurait à Râth-Cruachâin, il avait un fils unique, mais celui-ci, quand il fut grand, devint sauvage et le roi ne pouvait le corriger, car son fils avait sa volonté à lui pour toute espèce de choses. Un matin, une fois, il sortit :
Son chien sur ses talons
Sur son poing son faucon
Et monté sur son beau cheval noir,
et il alla devant lui, se chantant à lui-même une chanson, jusqu’à ce qu’il arrive à la hauteur d’un grand buisson qui croissait sur le flanc de la vallée. Un vieillard grisonnant était assis au pied du buisson, et lui dit :
- Fils du roi, si tu sais jouer aussi bien que tu sais chanter un air, j’aimerais à jouer avec toi. »
Le roi des Saumons, anonyme*
« Dans le bon vieux temps, il y a de cela longtemps, il y avait un homme nommé Domhnall Duhh (le Noir) qui demeurait près de Lochrî. Il était marié depuis vingt ans sans avoir d’enfant, sauf une seule fille et celle-ci était aveugle de naissance ; les gens l’appelaient Nôirin Dubh l’aveugle. Elle avait une belle voix mélodieuse et il n’y avait pas de vieille chanson dans le pays qu’elle ne sût par cœur.
Une fois, un soir, Nôirin demanda à son père de la conduire au bord du lac, car la soirée était très belle. Son père l’y conduisit et elle lui dit :
- Attends ici, ou poursuis ta route vers la maison.
Quand son père fut parti, elle s’assit sur un monticule sec et elle se mit à chanter une chanson, comme il suit :
O Mai jaunissant, c‘est toi le mois
Où les hannetons revêtent leur jolie couleur,
Où la femme a l’enfant, la vache le veau
Et ou la Jument a le poulain.
Il n’y avait pas longtemps qu’elle était à chanter cette chanson, quand il vint un grand saumon à la surface de l’eau et celui-ci tendit l’oreille pour l’écouter. Quand elle eut fini le couplet, elle entendit une voix qui disait :
- C’est grand-pitié que tu sois aveugle. Si tu avais du fiel de saumon pour t’en frotter les yeux, tu recouvrerais la vue. »
Le magicien roux et le glaive de lumière, anonyme*
« Alors elle lui expliqua les courses qu’il devrait faire et ensuite elle l’endormit par un chant magique. »
Les mythologies recèlent de références au chant et à la danse, qui étaient pratiqués à diverses occasions, que ce soit, comme nous venons de le voir, pour envoûter ou pour protéger, ou encore pour fêter un événement important (naissance, mariage, victoire…).
Comme vous avez pu le constater, les lacunes en matière d’écrits sont grandes, notamment en ce qui concerne les mythologies étrusque et celtique. Nous le devons au fait que les coutumes, traditions et contes se transmettaient oralement et n’ont pas survécu jusqu’à nous.
Cependant, si nous pouvons mal reconstituer les chants et les danses mythiques, nous sommes tout de même dans la capacité d’admettre que les deux disciplines étaient bel et bien enracinées dans les modes de vie des tout premiers héros.
Laissons à présent la mythologie pour observer la manière dont se traduisaient les chants et les danses dans les civilisations antiques. Nous allons nous intéresser ici aux Grecs, aux Égyptiens et aux Étrusques.
Dans la Grèce Antique, le chant et la danse faisaient partie d’un tout appelé musique ou art des muses. Héritage laissé par les Muses de la mythologie grecque, la musique au sens large a considérablement développé les arts du chant et de la danse, les incluant dans toutes cérémonies et tous événements, voire même dans l’éducation des jeunes gens si l’on se réfère aux conseils donnés par Platon dans le septième livre de ses Lois. En effet, il encourage l’apprentissage du chant et de la danse, qu’il considère comme « sciences » dans le but, premièrement, de rendre hommage aux Muses, aux dieux, mais aussi aux anciens, qui ont laissé cet héritage ; deuxièmement, de se donner du courage, lors des batailles à gagner ; troisièmement, de donner une dimension esthétique aux festivités. Voici un extrait du sixième chapitre des Lois :
« On peut dire qu’il y a deux sortes de sciences utiles à pratiquer : la gymnastique, qui a rapport au corps, et la musique, qui tend à former l’âme. La gymnastique a deux parties, la danse et la lutte ; la musique en a deux aussi, l’une qui imite les paroles de la Muse et qui garde toujours un air de grandeur et de noblesse, l’autre qui est destinée à donner la vigueur, la légèreté et la beauté aux membres et aux parties du corps, en apprenant à chacune à se plier et à se tendre, tandis qu’un mouvement cadencé soutient comme il faut et accompagne toutes les parties de la danse. »
L’apprentissage du chant et de la danse dans l’éducation des jeunes gens leur favorisera une meilleure intégration au sein de la société, mais facilitera aussi un bon équilibre entre le corps et l’esprit.
Dans la Grèce Antique, la musique regorgeait de richesses. Côté chant, on dénombrait plusieurs genres. S’ils étaient, de manière générale, associés à la danse, certains demeuraient une discipline indépendante.
La citharodie est un genre musical varié. Le chanteur – auteur et compositeur – présente un solo accompagné de sa cithare. Il est généralement doué d’une voix de ténor, et son répertoire est large puisqu’il peut autant chanter des récits d’épopées que des chansons d’amour, politiques, satiriques, voire mêmes grivoises.
L’aulodie est un genre vocal où le chanteur va être mis en valeur par le joueur d’aulos13. L’aulodie a nettement moins de succès que la citharodie du fait qu’elle pouvait être qualifiée de « sombre ».
Le lyrisme vocal comprenait tout un ensemble de genres tels que les hymnes et les péans, qui étaient destinés aux dieux, les chants processionnels et les chants de deuil, qui étaient accomplis lors des rites, les hyménées14 et les chansons de table, que l’on poussait lors des festivités.