img

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR.

Cet ouvrage respecte scrupuleusement le texte original. Cependant les coquilles typographiques et quelques fautes d’orthographe ont été corrigées. L’éditeur attire l’attention du lecteur sur le fait que cet ouvrage comporte des textes, parfois anciens. L’orthographe a donc été respectée bien qu’elle heurte souvent l’usage actuel. Il en est de même pour les noms de lieux.

© CLAAE 2007
© CLAAE 2017

Illustration de couverture :
Return of a Fleet into Plymouth Harbour (BHC1913)

© National Maritime Museum, London.

 

VOYAGES

dans les mers du NORD,
AUSTRALES et des INDES

Yves-Joseph de KERGUELEN-TRÉMAREC

VOYAGES

dans les mers du NORD,
AUSTRALES et des INDES

CLAAE

2007


EAN eBook : 9782379110610

CLAAE

France

LIVRE PREMIER

Voyage dans les mers du Nord

img

CARTE RÉDUITE DE LA MER DU NORD.

img

INTRODUCTION.

Le Roi voulant encourager et protéger la pêche de la morue qui se fait sur les côtes d’Islande depuis le mois d’avril jusqu’au mois de septembre, monsieur le duc de Praslin, ministre et secrétaire d’Etat au département de la marine, destina la frégate la Folle pour aller en station en Islande, afin de maintenir le bon ordre parmi les pêcheurs français, de les protéger, et de leur fournir les secours dont ils pourraient avoir besoin. Je reçus à Brest, vers la fin de janvier 1767, un ordre de monsieur le duc de Praslin de me rendre à la cour, pour affaire concernant le service du roi. Je partis à l’instant même, j’arrivai à Versailles, et je me présentai au ministre, qui me dit qu’il m’avait choisi pour commander la frégate la Folle, de 26 canons de 8, qui serait armée de deux cent hommes d’équipage, pour aller remplir la mission dont je viens de parler. Quoique cette campagne m’annonçât beaucoup de peines et de fatigues, sa nouveauté et le goût que j’ai toujours eu dès ma plus tendre enfance pour les voyages, me causèrent une satisfaction qu’il ne m’est pas possible d’exprimer. Monsieur Rodier, premier commis de la marine, me fit communiquer différents mémoires et différentes ordonnances, concernant la pêche en question. J’eus l’honneur de voir pour le même objet monsieur le président Ogier, qui, dans son ambassade en Danemark, avait été à portée de connaître cette branche de commerce, et qui avait terminé à notre avantage des difficultés élevées à cette occasion. Monsieur le président Ogier eut la bonté de me donner tous les éclaircissements que je pouvais souhaiter : il me dit que le roi de Danemark avait accordé à une compagnie, formée à Copenhague, le privilège exclusif du commerce d’Islande ; que tout bâtiment étranger, que tout bâtiment même danois, autre que ceux de cette compagnie, était dans le cas de confiscation s’il était pris sur les côtes d’Islande ; que la compagnie entretenait des gardes-côtes, pour soutenir ses droits et s’emparer des navires interlopes ; que ces gardes-côtes s’étaient rendus maîtres, il y a trois ans, de deux bâtiments de Dunkerque qui avaient été vendus à Copenhague ; que ces deux bâtiments étaient des pêcheurs de morue sur la côte d’Islande, qui avaient été surpris dans un port par les gardes-côtes, lesquels leur avaient trouvé de la laine et d’autres marchandises de contrebande ; mais qu’étant alors ambassadeur il les avait réclamés, et qu’ils avaient été rendus avec dommages et intérêts. Monsieur le duc de Praslin m’ordonna d’aller à Dunkerque, pour conférer avec messieurs de la chambre du commerce sur les moyens de ranimer la pêche, et d’en assurer le succès par la bonne règle et la discipline qu’il fallait établir parmi les pêcheurs. Après avoir pris à Dunkerque toutes les mesures nécessaires, et avoir fait choix de deux marins pratiques des côtes d’Islande, je revins à Versailles recevoir les derniers ordres de monsieur le duc de Praslin, et je me rendis ensuite à Brest, pour faire armer ma frégate ; elle fut mise dans le bassin le 1er d’avril, pour être carennée ; elle en sortit le 3 ; et le 4 je commençai mon armement, dont je divisai le détail entre mes officiers, pour accélérer la besogne. Monsieur Duchastel, lieutenant de vaisseau, qui était mon second, fut chargé de l’arrimage et du détail général, avec monsieur de la Martellière, enseigne de vaisseau. Monsieur le chevalier Ferron, lieutenant de vaisseau, eut le détail des vivres, avec messieurs Pehan et Le Rouge, enseignes de vaisseau. Messieurs Lerondel et le chevalier Mengeau, enseignes de vaisseau, eurent le soin de l’artillerie et des munitions de guerre, et messieurs Dorvault et Mengeau l’aîné, firent travailler aux gréements et aux apparaux. Ma frégate, par les soins de ces officiers, dont les talents sont au-dessus de l’éloge, fut armée en quatre jours, avec des vivres pour six mois. Elle fut conduite en rade le 11 avril, où je mouillai par dix brasses d’eau, fond de sable et vase, et j’affourchai est-sud-est et ouest-nord-ouest, avec une grosse ancre. Étant amarré, je relevai la pointe du Porzic au ouest-quart-sud-ouest, cinq degrés sud, et l’île Ronde au sud, quart-sud-est, quatre degrés est. Ce mouillage est le meilleur de la rade ; il se nomme la Fosse, parce que le fond remonte à l’entour ; mais, comme il est un peu éloigné du port, il est plus souvent occupé par les gros vaisseaux.

Il ne m’arriva rien d’intéressant en rade, jusqu’au 21 que j’essuiai un coup de vent violent de la partie du sud et du sud-ouest. Le temps que je passai en rade fut employé à exercer l’équipage à la manœuvre et au canon. Monsieur Duchastel fit les rôles de quart et de combat ; celui de combat fut fait d’une façon qui devrait être généralement suivie : c’est de distribuer, par exemple, le quart de tribord sur tous les canons impairs, comme un, trois, cinq, sept, et le quart de bâbord sur les pièces paires, comme deux, quatre, six, huit.

Par ce moyen on ne peut jamais être surpris ; car le quart qui est de service sur le pont, peut, jour et nuit, armer et servir la moitié des canons. On peut encore se préparer tout d’un coup et se battre des deux bords, en criant tribord à tribord et bâbord à bâbord. Enfin, le quart qui veille peut faire l’exercice du canon, sans éveiller qui que ce soit du quart qui repose.

img

PREMIERE PARTIE

Contenant la traversée de Brest en Islande.

Je reçus mes instructions de la cour le 26 avril 1767, et le lendemain 27 je partis de la rade de Brest à neuf heures du matin, avec un commencement de flot, et par un vent de nord-est faible, mais qui fraîchit à mesure que je m’éloignai de terre ; à cinq heures du soir nous relevâmes l’île d’Ouessant à l’est quart nord-est, distance de cinq lieues et demie. Je fis gouverner toute la nuit au ouest-nord-ouest, pour gagner le large, et voyant au jour que les vents se fixaient dans la partie de l’est, je fis mettre le cap au nord quart nord-ouest, pour aller prendre connaissance du cap Clark. Le 28, à midi, j’étais, par la latitude observée, de 48 degrés 46 minutes, et par 10 degrés 3 minutes de différence occidentale du méridien de Paris. J’observai au coucher du soleil 20 degrés de variation nord-ouest. Le 29 à huit heures et demie du matin, après avoir fait quarante-cinq lieues estimées depuis la veille, je découvris le cap Clark. A dix heures étant à sept lieues, dans le sud quart sud-ouest du cap Missene, je fis sonder et je trouvai soixante-cinq brasses d’eau, fond de sable vazard, mêlé de cailloux. Je fis ensuite servir et gouverner au nord-ouest-quart-d’ouest. J’étais le 29 à midi, par la latitude observée, de 51 degrés 5 minutes, et par 12 degrés 24 minutes de longitude occidentale. Le sieur Boutanquoy, mon premier pilote, observa le matin 21 degrés de variation. Je remarquai qu’il vaut mieux atterrer sur le cap Missene que sur le cap Clark, parce que le premier est plus haut et plus facile à reconnaître. Je pris connaissance des îles Schyllings, que je trouvai mal jetées sur la carte réduite de monsieur Bellin, ingénieur de la marine, gravée en 1751. Ces îles courent plus à ouest et ouest-quart-sud-ouest, qu’elles ne sont portées sur la carte en question.

En faisant route depuis le cap Clark, jusqu’aux îles Schyllings, j’ai remarqué que les courants portaient sensiblement dans la partie du nord-est. Après avoir doublé ces îles, je mis le cap au nord-quart-nord-ouest. Le 30, j’observai à midi 52 degrés 44 minutes de hauteur polaire, et j’étais, à mon estime, par 14 degrés 54 minutes de différence occidentale du méridien de Paris. A midi je fis gouverner au nord-nord-est, les vents de la partie du sud-est, faibles, et la mer belle.

Le 1er mai, j’estimais être à midi, par la latitude de 53 degrés 18 minutes, et j’observai 53 degrés 30 minutes, ce qui me donnait 12 minutes de différence en vingt-quatre heures ; cette erreur ne pouvait provenir de la ligne de loch, dont j’avais fait faire les nœuds de quarante-sept pieds six pouces ; ce qui doit être, car la lieue marine étant réduite à deux mille huit cent cinquante toises, par les opérations de messieurs de l’académie des sciences, qui, en 1672, ont trouvé qu’un degré dans le ciel valait cinquante-sept mille toises sur la terre 1. Si l’on prend le tiers de deux mille huit cent cinquante toises, on aura neuf cent cinquante toises du châtelet de Paris, ou cinq mille sept cent pieds de roi, et si on les divise par cent vingt, on aura quarante-sept pieds et demi pour chaque nœud ou intervalle qui sépare les noeuds de la ligne de loch. L’erreur ne provenait pas non plus des demie minutes, que je vérifiai en les comparant entr’elles et au mouvement de l’aiguille à secondes de ma montre. On ne saurait vérifier trop souvent ces petits sabliers qui servent à mesurer le chemin par le développement de la ligne de loch, pendant leur durée qui est d’une demie minute ; car la vicissitude de la sécheresse et de l’humidité, peut causer de grandes erreurs. Une seule seconde de différence dans la demie-minute, donne plus de trente lieues de différence sur mille lieues de chemin. Il est inutile d’entrer dans de plus grands détails sur cette matière si souvent traitée, et particulièrement par monsieur Dechabert, aujourd’hui capitaine de frégate, qui, dans son Voyage de l’Amérique septentrionale, fait connaître toutes les causes des erreurs de navigation 2. Il suffit de dire que les douze minutes de différence en latitude ne venaient point de la ligne de loch ni des sabliers, mais des courants que j’estime porter au nord-est dans cette partie, à cause de la baie de Gallowai, du gisement des terres qui courrent nord et sud, et des vents de sud-ouest qui soufflent presque toujours dans ces parages, et qui doivent nécessairement déterminer les courants à porter au nord-est.

Je trouvai encore le lendemain une différence nord de la hauteur à mon estime, et j’aperçus des lits de marée et de goémon qui étaient dans la direction sud-ouest et nord-est, ce qui me confirma dans mon opinion. J’observai le même jour, au coucher du soleil, 22 degrés 50 minutes de variation ; et quelque temps avant son coucher nous eûmes le spectacle le plus agréable. Les rayons du soleil rompus et réfléchis par d’épais nuages à l’horizon, représentaient, à deux lieues apparentes de nous, un fleuve rapide qui semblaient se précipiter en cascades à gros bouillons d’or, d’azur et d’argent.

Le 3, le 4 et le 5 nous n’eumes aucun événement intéressant ; les vents varièrent, et je courus les bordées les plus avantageuses : j’avais eu jusqu’au 3, les vents de la partie du sud-est.

Le 6, après avoir couru tout le jour au nord-quart-nord-est, les vents à l’est gros frais, la mer mâle sous les quatre voiles majeures, les ris pris dans les huniers, je mis à huit heures du soir à la cape, et je ne fis route qu’au jour, parce que je m’estimais à cinq lieues dans le sud-sud-est d’un banc de sable marqué sur les cartes hollandaises. Le 7, j’observai à midi 56 degrés 41 minutes de latitude, et j’étais par 16 degrés 15 minutes de longitude occidentale.

Le 8, à minuit, il se déclara un coup de vent d’est violent, la mer devint affreuse ; il tombait de la neige et de la grêle ; et nous avions plus froid qu’il ne fait à Paris dans l’hiver le plus âpre. Je me souvins alors de l’application que se faisait monsieur de Frezier, dans la même circonstance que moi, en doublant le cap Horn, de cette pensée d’Horace.

Melius ne fluctus ire per longos

Fuit an recentes carpere flores.3

En effet, il y a bien de la différence entre la douceur des beaux jours qu’on passe à terre en France au mois de mai, et l’horreur du temps qu’il nous fallait essuyer ; et quand je comparais la tranquillité de la vie qu’on peut mener à terre quand on a quelque aisance, avec les fatigues de la mer, surtout dans les mauvais temps ; j’étais surpris alors qu’un homme qui jouit d’une fortune honnête, pût se livrer deux fois aux caprices des vents et des flots ; mais par une grâce d’état une heure de beau temps fait oublier vingt-quatre heures de peine et de périls.

Le 9, nous eûmes continuation du même temps, le vent fut également furieux, et la mer également terrible ; je restai à la cape : je voulus porter un moment le grand hunier, avec la misaine, pour couper de jour la latitude d’un autre banc marqué sur toutes les cartes hollandaises, et dont les pilotes pratiques que j’avais à mon bord m’assuraient l’existance constatée par la perte de plusieurs navires ; mais je fus forcé de serrer le grand hunier : le banc en question a du nord au sud, suivant les hollandais, onze lieues, et de l’est à l’ouest environ cinq lieues. Je l’ai fait marquer sur nos cartes. Je n’assure pas qu’il y ait en cet endroit un haut fond dangereux, mais je suis persuadé qu’il y a un banc, à en juger par la quantité prodigieuse d’oiseaux de toute espèce que j’ai vu couvrir la surface des eaux, par la multitude de ceux qui ne quittent jamais le fond, et par les coups de mer que nous avons reçus. Je fis sonder plusieurs fois dans le jour, et à l’entrée de la nuit, sans trouver le fond ; alors, excédé par le mauvais temps et par l’agitation d’un roulis violent qui nous tourmentait depuis deux jours, je me retirai pour prendre un peu de repos, après avoir ordonné à l’officier de quart de faire sonder à minuit ; ce qui fut exécuté. Après avoir filé soixante-cinq brasses de la ligne, on cria fond, parce que le plomb n’en demandait plus : mais comme le suif qu’on met sous le plomb pour prendre l’impression du fond ne marquait rien, on crut qu’on s’était trompé, et l’on ne voulut point m’éveiller, comme j’avais dit de le faire si l’on trouvait le fond. Je conjecture que nous avons passé sur l’extrémité du banc, et que nous avons eû la sonde des accords : ce qui me le persuade, c’est qu’examinant au jour le gros bout du plomb où l’on met le suif, je le trouvai empreint de quelques grains de sable fin dont avec le doigt on sentait l’aspérité, et je pense que la grande agitation des vagues avait lavé le plomb pendant qu’on le retirait du fond de la mer d’autant plus facilement que l’empreinte n’était chargée que d’un sable très fin, qui paraissait même mêlé de vase.

Le 10 et le 11 nous eûmes continuation du même temps, les vents de la partie de l’est toujours violents, et la mer toujours grosse.

Je m’estimais le 11, à midi, par la latitude de 61 degrés 20 minutes, et par 19 degrés 30 minutes de différence occidentale du méridien de Paris. Après midi les vents vinrent au sud-est ; ils étaient moins impétueux, je trouvais cependant le temps encore trop mauvais pour attaquer la terre, mais voyant à quatre heures passer plusieurs bâtiments qu’on nomme dogres, qui couraient vent arrière au nord-ouest ; je jugeai que ces bâtiments qui étaient des pêcheurs qui allaient en Islande, avaient vu et reconnu la veille les îles de Ferro, et que certains de leur position ils faisaient route pour aller chercher les îles de Westerman qui sont au sud de l’île d’Islande. La manœuvre de ces dogres, et l’ennui du mauvais temps me firent prendre le parti d’arriver. Je tins cependant un peu plus le vent que ces pêcheurs, et je fis gouverner au nord-nord-ouest, afin d’atterrer plus haut, c’est-à-dire, plus à l’est que les îles Westerman.

Je fis cette route toute la nuit, et le lendemain 12 mai, à cinq heures du matin, j’eûs connaissance du cap Heckla, restant au nord-est, distance de huit lieues. Ayant reconnu le cap Heckla, je fis route au ouest-nord-ouest pour aller prendre connaissance des îles de Westerman que je vis à huit heures. Je pris hauteur à midi, et par la différence de ma latitude observée à celle des relèvements, je trouvai que la côte était portée en général trop sud de huit minutes sur le grand plan de monsieur Bellin, publié en 1767. Nous observâmes le matin sur le cap Heckla vingt-neuf degrés de variation. J’observai que le cap Heckla a deux pointes qui se prolongent à l’est et à l’ouest. Nous vîmes aussi le mont Heckla qui est à peu près dans le nord-ouest, corrigé du cap. Le volcan de cette montagne, un des plus considérables de la terre, est connu par ses éruptions fréquentes et quelquefois terribles. J’en parlerai plus particulièrement à la suite de ce journal. Entre le cap Heckla et les îles de Westerman, il y a un grand enfoncement où l’on m’a assuré qu’il y avait de très bons mouillages. Il y a surtout derrière la pointe de l’ouest du cap Heckla un excellent ancrage, où l’on est bien à l’abri : on y entre avec des vents de la partie du sud et de l’ouest. Il y a plusieurs passages entre les îles de Westerman, mais ils sont peu connus, car ils ne sont fréquentés que par les Islandais ; cependant quelques bâtiments de pêche qui atterrent sur ces îles s’y arrêtent pour pêcher, et j’ai vu un dogre de Dunkerque qui y avait soixante-dix tonneaux de morue en huit jours. Il passe entre toutes ces îles un courant violent, elles m’ont paru s’étendre plus au sud-ouest qu’elles ne sont portées sur les cartes françaises et hollandaises.

J’ai tiré la vue de ces îles et du cap Heckla :

Planche première, figures 1, 2, 3 et 4. La distance des îles Westerman à la pointe occidentale d’Islande est bien observée sur la carte de monsieur Bellin. Les courants portent au ouest-nord-ouest depuis le cap Heckla jusqu’aux îles aux Oiseaux, mais au milieu de ces îles, les courants portent au nord-ouest avec des remoux épouvantables. Il y est pleine mer à onze heures lorsque la lune est en conjonction ou en opposition. Entre les îles de Westerman et la pointe d’Islande, voisine des îles aux Oiseaux, il y a des mouillages à la côte à l’abri des vents de la partie du nord, mais si le vent vient à changer, il faut lever l’ancre au plus tôt pour se mettre au large. Toute cette côte est très saine, et le passage est très beau au milieu de toutes les îles aux Oiseaux.

Environ vingt lieues dans le sud de la pointe occidentale d’Islande, il y a un amas de roches qui forment une île basse et dangereuse ; elle n’était pas sur nos cartes, mais les Hollandais la connaissent : on l’a souvent vue. Un habitant d’Islande, homme de beaucoup d’esprit et d’une grande érudition, qui a fait plusieurs voyages à Copenhague, qui a même écrit un Abrégé de l’Histoire naturelle d’Islande, m’a souvent parlé de cette île dangereuse qui n’était marquée que sur les cartes hollandaises. Lui ayant envoyé une carte française d’Islande à grands points, où j’avais marqué au crayon la position de cet amas de roches suivant les Hollandais : il m’écrivit, pour me remercier, une lettre en latin, qui était la langue qui me permettait de jouir de sa savante et instructive conversation ; et voici ce qu’il me marquait en me parlant de cette île basse. Loetus video te ipsum notovisse scopulos quos ipse semel vidi transeundo. « Je vois, dit-il, avec plaisir que vous avez-vous-même marqué sur votre carte cet amas de roches que j’ai vu un jour en passant. »

img

PLANCHE I.

Le 12, à six heures du soir, les vents commencèrent à souffler de la partie du nord-est gros frais. Je fis gouverner au nord-ouest quart d’ouest à sec, pour ne pas dépasser les îles aux Oiseaux avant le jour. Le vent nous faisait faire sans voile neuf nœuds, c’est-à-dire, trois lieues par heure. A deux heures du matin, m’es-timant nord et sud de la plus occidentale des îles aux Oiseaux, je voulus mettre de la voile pour serrer le vent, mais comme il forçait toujours, je fus obligé de mettre à la cape à la misaine et à l’artimon.

Le 13, j’observai à midi 63 degrés 15 minutes de latitude, et je m’estimais par 26 degrés 15 minutes de différence occidentale du méridien de Paris.

Dans la nuit du 13 au 14, le vent devint encore plus furieux. Je fis amener la vergue d’artimon pour prendre les ris, et à une heure après minuit – il faisait alors grand jour – la force du vent était si terrible que la mer qui était toute couverte d’écumes, ne pouvait point s’élever. Ce qui me surprenait le plus, c’était de voir dans le fort de ce coup de vent des milliers d’oiseaux qui couvraient la surface de la mer et que l’approche et les mouvements du vaisseau n’épouvantaient point. La force du vent les avait sans doute dégradés des îles des Oiseaux. Tous ces mauvais temps commençaient à fatiguer ma frégate qui était ancienne ; elle faisait de l’eau, et nous étions obligés de pomper de deux heures en deux heures. La crainte d’être contraint de relâcher, et de ne pouvoir remplir ma mission, commençait à me donner de l’inquiétude, mais le 15 le vent diminua ; le termomètre qui était la veille à quatre degrés au-dessous de zéro, ou de glace, monta de trois degrés ; d’où je tirai le présage d’un plus beau temps : en effet, le vent passa au sud-est petit frais vers les huit heures du soir ; je m’estimais dans le sud de la plus au large des îles aux Oiseaux, distance de onze lieues. Je mis le cap au nord, pour en avoir connaissance ; mais je ne vis aucune île, parce que sans doute les courants qui portent à ouest étaient plus forts que je ne les estimais. Quand je crus être plus nord que les îles aux Oiseaux (ce que je jugeai par le chemin que j’avais fait, et par la mer que je trouvai tout-à-coup belle, parce que j’étais en dedans des terres,) je fis gouverner au nord-est, pour serrer la côte et en avoir plutôt connaissance.

img

PLANCHE II.

Le 16 à huit heures du matin, je découvris le mont Jeugel au nord-est, distance de quinze lieues. J’en ai tiré la vue, voyez planche II. figure 5. Ce mont, ou plutôt ce cap, qui est très avancé en mer, est aussi très élevé sur l’horizon ; je pense qu’on peut le voir d’un beau temps de vingt lieues. Il faut remarquer que, comme les terres d’Islande sont presque toutes et presque toujours couvertes de neige et se ressemblent par la couleur, il faut, pour les distinguer ou les reconnaître, faire attention et à la hauteur et à la configuration. Ayant observé la latitude sous ce cap, je connus par les relèvements qu’il est bien placé sur les cartes, mais sa pointe septentrionale n’est point assez prolongée au nord-nord-ouest. Les courants portent au nord dans cette partie ; la variation y est de trente-et-un degrés. Entre les îles aux Oiseaux et le cap Jeugel, il y a une grande baie, qu’on nomme la baie de Hannefiord ; elle n’est presque point connue des pêcheurs, et mes recherches se sont bornées à apprendre que plusieurs belles rivières se jettent dans ce petit golfe, et que, dans le sud de cette baie, il y a une île au pied de laquelle on pouvait jeter l’ancre par quatre brasses d’eau, à l’abri de tout vent.

En continuant ma route au nord-est, j’eus connaissance à deux heures de la pointe de Bredervick ou Brederfiord. La baie de Bredervick, qui est entre la pointe qui porte ce nom et le mont Jeugel, est très vaste et très profonde. Elle a douze lieues d’ouverture : elle reçoit plusieurs belles rivières ; on y trouve un grand nombre d’îles, derrière lesquelles je suis persuadé qu’il y a de très bons mouillages ; mais ils ne sont pas connus. Les pêcheurs ne fréquentent même cette baie que depuis trois ans. On y prend cependant beaucoup de morues. Quand les vents sont de la partie du nord, on peut mouiller avec sûreté à la côte septentrionale de la baie, on y est par quinze et vingt brasses d’eau, fond de sable : on y mouille souvent, mais cet ancrage n’est bon que par des vents de la partie du nord.

Le 17 au matin, les vents à l’est, je fis porter pour ranger la pointe de Bredervick, dont il ne faut pas approcher plus près que de la longueur de deux câbles à cause d’un récif, ou d’une bature qui s’étend au large de la pointe. Lorsque j’eus doublé cette pointe, je distinguai, malgré la brume, plus de quatre-vingt bâtiments de pêche, je me mis au milieu de cette flotte, moitié française, moitié hollandaise, et j’arborai un pavillon blanc et bleu au perroquet de misaine – signal de convention –, pour me faire connaître. Je rangeai plusieurs pêcheurs français, afin de m’informer des nouvelles de la flotte et du succès de la pêche ; je parlai à un bâtiment de Dunkerque, qui me dit qu’il avait déjà pris dix last ; ce qui était considérable dans un mois de pêche, car il faut quatorze tonnes pour faire un last. Il m’ajouta qu’il avait pris six last sur les îles de Westerman, où il s’était arrêté huit jours.

Il y a tente-deux degrés de variation à la pointe de Bredervick. Nous l’avons observé plusieurs fois et par des hauteurs correspondantes, et par des observations méridiennes ; car tout le monde sait que, lorsque la hauteur polaire est grande, les observations ortives et occases ne sont pas bien certaines.

Le 18, le 19 et le 20, les vents varièrent continuellement, tantôt nord-est, tantôt sud-ouest, tantôt faibles, tantôt impétueux. On éprouve toujours dans ces parages une très grande instabilité de la part des vents ; ils soufflent cependant plus souvent de la partie du nord-est et du sud-est. J’employai ces trois jours à reconnaître la côte, à faire des relèvements et des remarques sur le gissement des terres.

Le 21, les vents à ouest, et ne voyant que deux ou trois bâtiments, je courus au nord-nord-ouest pour chercher la flotte. A dix heures du matin, étant à six ou sept lieues de terre, je m’apperçus que la mer était blanche devant moi à l’horizon. Les deux pratiques de ces côtes que j’avais à bord de ma frégate, m’assurèrent que cette blancheur n’était autre chose que la mer même qui était glacée. Je continuai ma route au nord-nord-ouest pour reconnaître ce que je voyais ; et m’étant approché à une demi-lieue de cette blancheur, la surface de la mer me parut exactement glacée, et ne faire qu’un corps solide, depuis le nord-ouest du compas jusqu’au cap de nord qui restait à l’est-sud-est. Je virai de bord pour m’éloigner du danger, et en avertir la flotte. L’année précédente, le passage ou le détroit entre Groenland et l’Islande avait été entièrement fermé par les glaces pendant tout l’été. Je ne puis m’empêcher de faire ici quelques réflexions sur cette mer glacée, et sur les montagnes de glace qu’on trouve dans les mers du nord, dans la navigation d’Europe à l’Amérique septentrionale, et quelquefois en doublant le cap Horn. On en voit qui, semblables à des îles ou plutôt à des continents, paraissent avoir plusieurs lieues de longueur et plus de deux cent pieds au-dessus de la surface de l’eau. Comment rendre raison de la formation de ces masses énormes ? Tout le monde sait que le défaut d’agitation en tout sens des parties insensibles cause le froid, et que le froid est la cause véritable et immédiate de la formation de la glace, qu’il en est d’autres moyennes et accidentelles, comme les esprits de sel et de nitre, qui répandus dans l’air y causent même au milieu de l’été, un froid si violent, que les lacs et les rivières en sont glacés 4. Ainsi les vents de nord dans la partie du nord, et les vents de sud dans la partie du sud, contribuent au froid et à la formation de la glace, parce qu’ils apportent des pôles, des corpuscules ou des atomes froids, qui s’insérant dans la surface des corps, suspendent l’agitation des parties insensibles, je vais entrer dans quelque détail pour développer les causes diverses du froid et de la glace.

J’établis d’abord pour principe une matière étherée, subtile et active, qui environne et qui pénètre plus ou moins tous les liquides. Or si l’on chasse la matière subtile qui coule entre les interstices d’un liquide quelconque, si l’on diminue son mouvement, si l’on affaiblit son ressort, en sorte qu’elle ne puisse plus vaincre la résistance des parties intégrantes du liquide – c’est ce que fait le froid –, on aura de la glace ; ainsi la formation de la glace est l’effet immédiat du moindre mouvement de la matière subtile qui constitue le feu et la chaleur.

Voici maintenant les causes accidentelles. Le sel, le nitre, le salpêtre, sont la première cause accidentelle de la formation de la glace. Dans les endroits où ils abondent, l’air s’en charge, ils entrent dans les pores des liqueurs comme autant de petits coins, ils ferment le passage aux parties grossières de la matière subtile, arrêtent l’agitation des particules insensibles des liqueurs, par-là les durcissent et les changent en glace ; c’est ainsi que se forment dans certaines cavernes dont le voisinage est nitreux, des pyramides de glace, telles qu’on en trouva trois de quinze pieds de hauteur au mois de septembre 1711, dans une caverne auprès du village de Chaux, à cinq lieues de Besançon 5. J’admets le vent pour la seconde cause accidentelle de la formation de la glace.

Bien des gens s’imaginent que le vent est un obstacle à la formation de la glace ; il est vrai que lorsqu’il a beaucoup de prise sur une grande surface d’eau, comme sur les fleuves, sur les lacs, et sur les mers, il les empêche quelquefois de geler tant qu’il les agite, et qu’il ôte aux parties intégrantes du liquide le temps de s’unir, mais il est toujours certain, en général, que le vent doit accélérer la congélation, comme je vais l’expliquer. Dans un temps froid qui tend à la gelée, le vent sec, comme celui de nord-est pour notre climat, contribue à la congélation ; car l’air qui se trouve en repos sur la surface d’un liquide, prend à-peu-près le degré de froideur de ce liquide, et s’y maintient ; ainsi la matière subtile qui circule entre les interstices du liquide, et dont le mouvement est toujours proportionné au mouvement de celle qui l’environne immédiatement, n’est pas encore assez affaiblie pour permettre la congélation ; mais si l’on hâte la communication de la froideur à la surface du liquide en chassant violemment l’air qui la touche, et en mettant à sa place – comme fait le vent – un air plus froid, plus dense, et tel qu’il le faut pour procurer la congélation, on affaiblira la matière subtile extérieure qui touche le liquide, et par ce moyen celle qui est renfermée, laquelle doit toujours diminuer de mouvement jusqu’à ce qu’elle soit abaissée au degré nécessaire pour demeurer en équilibre avec la première. Cependant, si le nouvel air restait en repos, il n’y aurait pas encore de congélation ; mais si l’on continue à chaque instant de chasser l’air de dessus la surface du liquide, et si l’on y en subsitue toujours un qui soit au degré de froideur nécessaire pour la congélation, il est évident qu’il communiquera à la fin au liquide son degré de froideur, et qu’il diminuera le mouvement de ce liquide jusqu’à la congélation ; ainsi le vent produit la congélation comme un éventail excite en nous le sentiment de la fraîcheur en chassant d’autour de nous l’air échauffé par la chaleur du sang et la transpiration.

La troisième cause accidentelle de la formation de la glace est l’affaiblissement de la chaleur extérieure du soleil causé par l’éloignement de sa source, par la position oblique et désavantageuse des surfaces qui reçoivent les rayons, enfin par l’interposition des vapeurs, et d’une atmosphère épaisse et profonde, comme la brume qui nous intercepte en partie ses rayons. Il faut aussi remarquer que l’obliquité de la sphère fait que les rayons solaires sont interceptés par une plus grande quantité d’air.

Il est encore plusieurs autre causes accidentelles, comme le climat, les circonstances locales, et la suppression d’un souffle central, ou de vapeurs qui s’élèvent continuellement du sein de la terre. Plusieurs physiciens, et nommément un célèbre académicien, ont admis le feu central 6.

D’après cette petite dissertation et l’examen des circonstances, il est facile de concevoir que la mer se glace aux environs des pôles même à plusieurs lieues du rivage 7, et qu’on trouve à la mer, de gros morceaux de glace ; mais comment expliquer l’élévation de ces pyramides, de ces îles et de ces tours flottantes qu’on découvre de six à huit lieues ? Il faut que ces montagnes de glaces formées d’abord par différents glaçons réunis, doivent leur élévation à des neiges, et à des pluies glacées en tombant sur ces glaces ; et je suis porté à croire que parvenues à une certaine grosseur, elles augmentent toujours en masse. Un savant Anglais qui écrivait vers le milieu du siècle passé, adoptait l’opinion des glaces perpétuelles, surtout aux environs des pôles, et les faisait monter si haut, qu’il en déduisait la figure de la terre sensiblement alongée sur son axe 8 : c’est ainsi qu’il explique l’apparence éliptique de l’ombre terrestre sur le disque de la lune dans deux éclipses, dont l’une fut observée par Kepler et l’autre par Ticho Brahé ; mais toutes ces raisons sont défectueuses.

La mer ne se glace autour des pôles qu’à quinze ou vingt lieues de terre, et les montagnes de glace que les navigateurs y rencontrent, ne font pas plus d’effet sur le globe de la terre que ne seraient cinq ou six grains de millet répandus sur la surface d’un globe de quatre pieds de diamètre.

Le 22, les vents au nord-ouest gros frais, de la brume, et la mer mâle ; voyant, en un mot, toutes les apparences d’un coup de vent, je pris le parti d’arriver pour me mettre à l’abri dans la baie de Patrixfiord. A onze heures du matin, dans un instant d’éclairci, j’aperçus plusieurs bâtiments qui gagnaient différents ports pour se sauver du mauvais temps. Pour moi, je préférais la baie de Patrixfiord, parce que l’un des directeurs de la Compagnie danoise y fait sa résidence, que c’est de toute la côte, la rade la plus sûre, et qu’on peut dire en se servant de l’expression de Virgile : Sedes tutissima navi. J’entrai dans la baie en sondant continuellement, je trouvai partout trente à trente-cinq brasses d’eau fond de vase : et quand j’eus dépassé et doublé les magasins de la compagnie que je laissai à bâbord à un demi-quart de lieue, je vins mouiller dans une anse formée par une pointe de gros graviers, où je fis tomber l’ancre par vingt-deux brasses d’eau fond de vase. Je restai quelque temps à pic pendant qu’on sondait autour de la frégate ; et lorsqu’on eut reconnu qu’il n’y avait aucun danger, je filai quatre-vingt brasses de câble, et j’affourchai sud-est et nord-ouest. Alors je relevai le magasin du directeur au nord-nord-est, les pyramides de pierre qui sont sur la pointe de graviers au nord cinq degrés est, et la première pointe en-dehors de la baie au nord-ouest quart de nord cinq degrés nord. J’aurais pu mouiller plus près de terre, et m’en-foncer davantage dans l’anse ; mais il ne m’aurait pas été si facile d’en appareiller. L’instant de mouiller est lorsqu’on est nord, et sud de la pointe de graviers.

Aussitôt que ma frégate fut amarrée, j’allai chez le directeur de la Compagnie danoise, à qui je dis que le mauvais temps m’avait forcé de venir mouiller dans cette rade, que le Roi de France m’avait envoyé sur les côtes d’Islande, pour mettre la discipline et faire régner le bon ordre parmi les pêcheurs français, pour les empêcher de commercer avec les Islandais, ni de rien faire contre les privilèges de la Compagnie. Le directeur me reçut avec une honnête froideur, et ne me parut point persuadé de ce que je lui disais. On lui avait rapporté qu’il y avait trois frégates françaises en ces parages, qu’elles y étaient venues pour protéger la fraude avec les insulaires, et que nous avions très certainement de mauvais projets ; mais il ne tarda point à être dissuadé et convaincu du contraire. L’exacte discipline que je fis observer, détruisit bientôt les mauvaises impressions qu’on lui avait données sur notre compte. J’avais toujours une sentinelle dans mes bâtiments à rames ; je ne laissais descendre à terre que les officiers, et je m’adressais au directeur pour tout ce dont j’avais besoin.

Le lendemain de mon arrivée dans cette baie, les vents toujours au nord-ouest, le ciel serein, et le temps assez doux, je sondai la rade, et je fis des relèvements. Je continuai les mêmes opérations pendant plusieurs jours. Je déterminai la position des principales pointes par les moyens d’une règle apinule de cuivre, garnie d’une lunette, et je parvins à faire un plan de la baie, auquel on peut avoir confiance et pour louvoyer et pour mouiller, quoiqu’il ne soit pas levé avec le dernier degré de précision. Les sondes sont très exactes, et j’ai marqué d’une ancre les différents mouillages. Voyez planche III.

Cette baie est très grande, et cinquante gros vaisseaux de guerre peuvent y mouiller très en sûreté : l’entrée en est très facile, il n’y a aucun danger, il faut seulement avoir attention de bien veiller les huniers, d’en avoir toujours les drisses et les cargues en main, quand on entre avec des vents traversiers ; car il vient des vents impétueux, et des tourbillons par les gorges des montagnes qui peuvent faire démâter et même périr un bâtiment. Il ne faut point non plus ranger de trop près la côte, parce que, comme elle est très élevée, on peut s’y trouver en calme, et être porté à terre par les courants. Toute la baie est très saine ; il n’y a rien à craindre qu’un banc de sable, marqué C sur mon plan, lequel banc se prolonge depuis la côte de l’ouest jusqu’à la moitié de la rade vers la côte de l’est ; mais il est très éloigné du bon mouillage, comme on peut le voir par le plan : car, dès qu’on a doublé la pointe de gravier B, il faut venir sur bâbord pour mouiller dans l’anse où l’on voit trois ancres. Le fond y est de vase forte ; on est à portée de faire de l’eau à la rivière D ; on est à couvert des vents les plus fréquents et les plus forts en cette baie, qui sont ceux de la partie de l’est, et je serais d’avis d’y affourcher nord-nord-ouest et sud-sud-est. Les marées et les courants n’y ont point de force, et les vents du large ou de nord-nord-ouest n’y sont point violents ; car avant de parvenir dans le fond de la baie, leur force est détruite, et leur direction souvent changée par les différents vents qui sortent des différentes gorges des montagnes : j’ai même vu des bâtiments de pêche venants du large par un coup de vent de nord-ouest trouver du calme, et le vent même contraire en approchant le mouillage.

Pour avoir l’établissement des marées en cette baie, et savoir combien la mer y marne, je fis planter en deux endroits que j’avais choisis et nivellés, deux règles de bois bien exactement divisées par pieds et par pouces ; l’une était au point de la laisse de basse-mer, et l’autre au point où elle parvenait lorsqu’il est pleine-mer. Par-là je réussis à connaître que la mer marnait à Patrixfiord, de dix pieds trois pouces, et que le 27 mai, nouvelle lune, la mer y était pleine à cinq heures et demie, qui est l’établissement de ce port.

img

PLANCHE III.

Le 28, les vents au nord presque calmes et la mer belle, j’allai reconnaître et sonder la rade de Lus-Baye, qui est à l’est de celle de Patrixfiord ; et après en avoir relevé toutes les pointes avec messieurs Duchatel et Mengaud, j’en pris le plan, sur la foi duquel on peut, au moyen de celui que j’ai tracé planche IV, aller choisir son mouillage sans courir aucun risque. On voit premièrement par la seule inspection de la carte et du plan qu’il y a beaucoup d’eau par toute la baie, qui est très belle et très saine. Il y a deux rochers à bâbord, en entrant à l’est de la baie auprès de la pointe A, et quelques autres à tribord en entrant à l’ouest de la baie, auprès de la pointe F que nous avons nommée la pointe de la Folle ; mais ces rochers sont très près de terre, et par conséquent ne sont point dangereux. Il y a un mouillage à bâbord dans l’anse A, mais on n’y est point à l’abri des vents d’ouest ; il vaut mieux mouiller dans l’anse B, ou dans l’anse C ; mais le meilleur ancrage est, sans contredit, dans l’anse M au sud des cases ou cabanes marquées sur la pointe de cailloux E. On y est exactement à couvert de tous les vents. La mer ne peut jamais y être mâle ; on pourrait, après avoir mouillé une grosse ancre par quinze brasses d’eau, envoyer un grelin avec une ancre à touer à terre au nord de la grosse ancre, laquelle ancre à touer serait bien retenue par de bons piquets plantés dans les graviers ou cailloux. Au défaut de piquets, on se sert de pinces de fer, de barres de cabestan ou d’anspects. On se trouve ainsi affourché nord et sud, on a deux ancres à barbe pour les vents d’est qui y sont les plus violents, et l’on a deux ancres à mouiller s’il vient à surventer ; car, comme je l’ai dit, il ne faut mettre à terre qu’une ancre à touer avec des grelins mariés, qu’il faut avoir grand soin de fourrer. Il faut faire le sud-sud-est du compas pour entrer dans Lus-Baye, et le sud-quart de sud-est pour donner dans Patrixfiord.

img

PLANCHE IV.

Le 29 à midi, il se déclara un coup de vent affreux du nord-est, qui dura quarante-huit heures. Comme j’étais mouillé au pied d’une grosse montagne qui me couvrait, la mer n’était pas bien mâle ; mais la vitesse des nuages et le sifflement des poulies attestaient la force du vent. Nous avions un froid insupportable, et le thermomètre de monsieur de Réaumur était le 30 au matin à quatre degrés au-dessous de zéro ou de Glace, La tempête poussa à l’entrée de la baie plusieurs gros morceaux de glace détachés sans doute de la mer glacée dont j’avais eu connaissance. La vue de ces glaçons, qui paraissaient former une chaîne de deux lieues de longueur, m’étonna moins que d’apprendre que la rade de Patrixfiord était, pour ainsi dire, toute glacée le 14 mai. C’est cependant ce que le directeur m’a certifié, ainsi qu’à tous mes officiers. La tempête fit relâcher à Patrixfiord trente-six bâtiments de pêche français et hollandais, dont plusieurs avaient des avaries que je fis réparer avec diligence, et dans trois jours les plus endommagés reprirent la mer.

img

__________________

1. Eratosthène qui vivait deux cent cinquante ans avant Jésus-Christ, avait cherché le rapport des degrés du ciel aux lieues de la terre, mais ses opérations ne nous ont laissé que des incertitudes.

Nota. Les cinquante-sept mille toises nous donnent deux mille huit cent cinquante toises pour la lieue marine, parce qu’en France on veut que le degré contienne vingt lieues.

2. Monsieur de Goympy, capitaine de frégate, a aussi donné des remarques très intéressantes sur le pilotage.

3. Horace liv. 3, ode 27.

4. Voyage du Levant, Lettre 18.

5. Histoire de l’Acad., 1712, p. 22.

6. Monsieur Dortous de Mairan, p. 57.

7. Mémoires de Trévoux, 1717, p. 1995.

8. Monsieur Childrey, Histoire des singularités d’Ecosse.