Tout peut être un alibi et rien de l’aveuglement.
Jph
À toute ma famille, de plus en plus grande…
Il suffit de regarder l’évolution des sociétés humaines pour remarquer que l’idée de l’égalité entre les êtres humains est apparue récemment, après des millénaires de persécutions, d’esclavage et de guerres. Pourtant, au début de ce siècle, nous continuons à observer à travers le monde de nombreuses manifestations de comportements exprimant la haine, le mépris ou le manque de respect entre groupes. Paradoxalement, nous observons en même temps un foisonnement de lois anti-discrimination dans un nombre certes limité mais croissant de pays. On peut se demander pourquoi nous avons besoin de ces lois. Le livre de Jacques-Philippe Leyens nous apporte des éléments de réponse.
Il est évident que malgré l’émergence de la notion des droits de l’homme – et notamment de l’égalité entre les êtres humains quelles que soient leurs appartenances sociales –, cette égalité n’est pas encore un guide pour les comportements intergroupes. Les stéréotypes, les préjugés, la discrimination et le racisme gouvernent souvent nos comportements envers les membres d’autres groupes, et ce à notre insu et malgré notre sincère rejet juridique et moral de ce type de comportement. Que faut-il faire pour éradiquer le racisme ou tout au moins atténuer ses conséquences sur les relations intergroupes ? La réponse, simple, proposée par Jacques-Philippe Leyens, est qu’il faut en premier lieu accepter de reconnaître la réalité de ce phénomène, une réalité bien étayée par les recherches en psychologie sociale depuis quelques décennies. La reconnaissance de cette réalité dépend bien sûr de l’interprétation des données issues de ces recherches et c’est là l’enjeu principal de l’argument présenté par l’auteur.
C’est avec un dosage équilibré de sagesse et de provocation que Jacques-Philippe Leyens nous livre son message sur la réalité quotidienne et banale du racisme. La sagesse émane de l’ancrage scientifique imperturbable de l’auteur. De nombreuses expériences classiques et récentes de la psychologie sociale sont revisitées pour nourrir l’argument. À l’instar d’un autre livre de l’auteur (Sommes-nous tous psychologues ?), Sommes-nous tous racistes ? nous fait voyager à travers les expériences les plus intéressantes de la discipline pour finir par répondre positivement à la question posée par le titre.
Toutefois, faute de lire l’ouvrage dans son intégralité et d’y voir les nuances, le lecteur risque de ne sentir que la provocation. La raison en est simple. Accepter que le racisme soit une manifestation quotidienne et banale de certains processus psychologiques et sociaux, c’est aussi admettre que nous sommes tous racistes. Les nombreuses anecdotes et illustrations présentées dans ce livre augmentent cet effet de provocation. Pourtant, nombreuses sont aussi les nuances, qui sont non seulement fondées sur l’ancrage scientifique de l’auteur ou sur une stratégie discursive de sa part, mais reflètent selon moi une certaine conviction scientifique, et ce malgré la force de la provocation, qu’en fait « quiconque est susceptible d’être raciste », qu’une série de facteurs facilite le glissement dans un comportement raciste, que les biais identitaires peuvent déraper, etc. On ne peut qu’entrevoir l’argument sous-jacent à l’argument principal (nous sommes tous racistes) qui est : dans certaines conditions, même lorsque nous essayons de contrôler notre comportement, celui-ci est assujetti à des processus et influences qui pourraient le rendre raciste.
Cet équilibre entre sagesse et provocation se retrouve aussi dans l’attaque presque taquine que l’auteur adresse à la color-blindness (la cécité aux différences) et à travers celle-ci, à sa discipline, la psychologie sociale, à qui il reproche de s’être conformée à l’idéologie du politiquement correct en se faisant l’avocate de la color-blindness contre la color-consciousness (la conscience des différences). Malgré l’apparente et sincère identification de l’auteur avec cette dernière théorie, on devine, à travers les anecdotes et certaines critiques directes, un ton de reproche. Dans un sens, l’auteur semble presque dire que cette attitude « morale » de la discipline est un handicap pour sa capacité à expliquer la « réalité » et surtout à trouver des solutions raisonnables et réalisables aux problèmes sociaux engendrés par le racisme quotidien. Je pense que ce reproche devrait être pris au sérieux et généralisé aux autres sciences humaines qui s’intéressent à la problématique des relations intergroupes, interculturelles et internationales.
Dans un livre simple, profond et provocateur, Jacques-Philippe Leyens nous livre le fruit d’une vie de réflexion à la fois personnelle et scientifique. L’élégance de l’argument scientifique provient non seulement de son ancrage dans les données empiriques, mais aussi d’une logique théorique rigoureuse qui l’amène à interpréter ces données d’une manière différente, nouvelle et parfois en contradiction avec les interprétations qui ont émergé et dominé dans la discipline. Cette élégance est épicée par les anecdotes qui interpellent et qui sont utilisées par l’auteur pour nous rappeler que les données scientifiques prennent leur sens principalement de l’interprétation qu’on en fait. Ceci est heureux car rien n’est perdu : même lorsqu’une discipline « erre » dans ses interprétations de ses données, il est toujours possible de revisiter celles-ci et de tenter de redresser le tir.
Assaad E. Azzi est Professeur et membre de l’unité de psychologie sociale à
l’Université libre de Bruxelles, en Belgique.
Je sais que je suis raciste, peut-être même envers plusieurs groupes. Je le regrette ; je préférerais dire que je ne suis pas d’accord avec certains groupes et, pourtant, il m’arrive d’avoir des accès jubilatoires quand des ennuis arrivent à un des groupes vis-à-vis desquels je me considère raciste. Je sais aussi que je ne voterais jamais pour un parti, nationaliste par exemple, qui aurait le moindre relent raciste. Je suis contre le racisme. Je sais encore que je ne suis pas excentrique ; je me considère dans la moyenne des gens. Je suis également un scientifique et non un rêveur. Mes convictions que le racisme est quasi universel sont donc basées sur une interprétation de recherches fiables et cohérentes. Cette interprétation n’est pas farfelue, même si nombre de collègues ne l’acceptent pas publiquement. Comme la toute grande majorité d’entre eux, j’espère la disparition du racisme, mais nous différons sur les moyens à employer.
J’écris ce livre avec la conviction que les conséquences les plus néfastes du racisme disparaîtront ou diminueront si l’on prend d’abord toute la mesure de ce côté nauséabond de notre personne. Se battre contre ce que l’on ignore ou occulte est totalement vain. Améliorer ses faiblesses commande qu’à tout le moins on soit conscient de ses déficiences.
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Le premier chapitre du livre débute par un contre-exemple. Selon Goldhagen, l’antisémitisme des nazis était une croyance millénaire qui touchait tous les Allemands et qui leur était d’ailleurs spécifique 1. Selon lui, il aura suffi cependant de quelques années de démocratie et de la traduction de son livre en allemand pour supprimer tout racisme ! Je me sers de cette anecdote invraisemblable pour plaider que tous les groupes, et donc toutes les cibles, sont susceptibles d’être racistes. Le racisme tel que je l’entends dépasse de très loin l’étymologie du mot, qui limite son emploi à des ethnies, à des « races ». Ce qui est important dans le phénomène, c’est que c’est l’ensemble du groupe qui est mis en cause. On en veut au membre X du simple fait qu’il appartient au groupe X qui est coupable d’entraîner la « Xphobie » ou la « Xphilie », quelles que soient celles-ci.
Le deuxième chapitre illustre des expériences célèbres et importantes pour la compréhension du racisme. On y montre notamment que l’amour éprouvé pour le groupe d’appartenance ne signifie par pour autant la haine envers les autres groupes. J’en profite pour exposer une série de conditions qui mènent à des conflits intergroupes. Je mets également en exergue que notre but premier est de protéger notre groupe d’appartenance, ce qui est remarquable. Tout aussi remarquable : les phénomènes qui rendent compte de cette volonté de protection et du racisme en général sont des processus normaux qui relèvent d’une psychologie ordinaire.
Le troisième chapitre est important. Il commence avec la remarque de Myrdal 2, l’auteur du Dilemme américain, qui suggère que les problèmes de la société américaine sont davantage ceux des Blancs que ceux des Noirs. J’y discute longuement l’antagonisme qui existe entre color-blind et color-conscious. Être tout à fait color-conscious signifie non seulement que l’on accepte qu’il y ait des différences entre groupes, mais qu’on les accepte pour autant que ce soit conforme à notre morale. On est donc soit pour l’intégration, soit pour le racisme explicite. Être color-blind signifie soit que la minorité doit s’assimiler à la majorité – ce qui est une réaction raciste –, soit que tous les individus, quels que soient leurs groupes d’appartenance, sont égaux – une réaction non raciste, mais parfois utopique ou problématique.
Les stéréotypes sont les ingrédients probablement les plus étudiés au niveau du racisme. J’y ai d’ailleurs consacré deux chapitres. Pour des raisons qui me semblent fragiles, les stéréotypes sont les plus mal aimés des concepts issus de la psychologie sociale. Si vous n’en êtes pas convaincu(e), dites à votre petit(e) ami(e) qu’il ou elle est l’incarnation des stéréotypes des « X » ! Après avoir énuméré les reproches que l’on entend le plus souvent à propos des stéréotypes, je prends résolument leur défense. Il se fait que j’étais un jeune psychologue ennemi des stéréotypes 3. J’ai évolué parce que je suis certain qu’ils sont indispensables dans la vie quotidienne et que je suis convaincu qu’ils sont souvent efficaces. Ces qualités n’enlèvent strictement rien à l’usage raciste qui en est malheureusement fait. Tout comme ils sont efficaces dans la vie ordinaire, ils le sont dans une optique de racisme et leur aspect de slogan ne les aide pas. Ce sont les « Heil racisme » de toute une psychologie !
Le chapitre 6 traite à la fois des discriminations et des préjugés. Les deux processus, en effet, me semblent tellement liés que j’ai été incapable de les aborder séparément. Les deux sont le produit d’idéologies. Et ce ne sont pas les idéologies qui manquent du point de vue du racisme ! J’ai choisi une vision idéologique à partir de laquelle se présentaient différentes approches de l’inégalité entre groupes. Noter qu’il existe des groupes inégaux n’a rien de raciste. C’est un fait, mais son existence et ses conséquences relèvent souvent d’idéologies racistes. C’est l’idéologie à la base de la hiérarchie entre groupes qui est souvent raciste. À la lecture du chapitre, on pourrait me taxer de « classiste » parce que je me suis (facilement) évertué à mettre en exergue les justifications que les dominants renseignent en toute naïveté pour légitimer leur position privilégiée. Ces justifications maintiennent le statu quo de la société et peuvent aller jusqu’à « noircir » les incapables et à « blanchir » les compétents !
Le chapitre 7 traite de la déshumanisation. À ma connaissance, c’est la première fois que ce thème est abordé dans un livre avec autant de minutie et qu’il l’est dans un environnement qui ne renvoie pas nécessairement à des conflits armés, mais aussi à des situations de la vie quotidienne. Après une évocation de la théorie minimale pour comprendre le phénomène, je détaille les conséquences que les recherches disponibles ont mises en évidence. La déshumanisation est un phénomène qui est souvent extrême, mais il ne faudrait pas croire que, pour autant, il manque de finesse. J’illustre les variations d’humanité dans les interactions quotidiennes qui ne supposent aucun conflit. Je compare aussi la déshumanisation médicale, qu’on peut rencontrer dans les services d’oncologie, à la déshumanisation guerrière qui doit régner à Guantánamo. On sera étonné des similitudes et des différences entre les situations !
Outre le but premier de cet ouvrage – saper le racisme – je n’hésite pas à recourir au « politiquement incorrect » pour défendre mes idées. L’exemple le plus patent est celui, déjà dénoncé plus haut, de l’utilité fréquente des stéréotypes. Celle-ci provient notamment de la reconnaissance des groupes ou catégories dont certains voudraient effacer les différences ou minimiser les frontières. Une autre illustration est le phénomène de mode qui traverse les racismes et qui distingue ceux qui sont inacceptables de ceux dont on ne se doute même pas de l’existence ou qui sont acceptés comme des attitudes banales, voire louables. S’il n’y avait pas de groupes distincts, il n’y aurait pas de racisme, mais l’estompage des différences est une ruse d’un ethnocentrisme d’autant plus sournois qu’il ne profite qu’aux groupes ayant la possibilité d’élire les particularités à gommer.
J’ai toujours veillé à ce que mes provocations reposent sur des faits bien établis par la recherche. J’aimerais qu’elles suscitent réflexions, débats, et remises en question. Bonne lecture !
1. Goldhagen, D. (1996). Hitler’s Willing Executioners : Ordinary Germans and the Holocaust. New York : Alfred A. Knopf. Traduction française : Goldhagen, D. (1997). Les Bourreaux volontaires de Hitler : les Allemands ordinaires et l’Holocauste. Paris : Seuil.
2. Myrdal, G. (1944). An American Dilemma : The Negro Problem and Modern Democracy. New York : Harper & Bros.
3. Leyens, J.Ph. (1983). Sommes-nous tous des psychologues ? Sprimont : Mardaga.
Le racisme sous toutes ses formes
Dans Les bourreaux volontaires de Hitler, un livre aussi célébré qu’odieux, Daniel Jonah Goldhagen se penche sur le sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale 1. En bon narrateur, l’ex-professeur d’Harvard choisit ses cibles. Il décrit en détail le calvaire de centaines de milliers de prisonnières, surtout juives, en janvier 1945, quand la débâcle nazie était devenue certaine sauf pour quelques Allemands et Autrichiens bornés. Devant l’avance des troupes soviétiques, l’ordre fut donné de transférer les prisonnières depuis le fin fond de la Pologne vers l’intérieur de l’Allemagne. Plutôt que d’avancer en ligne droite, ces cortèges de la mort prirent des allures de jeux de piste aux trajectoires tarabiscotées, ajoutant centaines de kilomètres sur centaines de kilomètres. Goldhagen se délecte en énumérant les comportements ignominieux des femmes allemandes en charge des prisonnières ainsi que l’indifférence, si pas l’hostilité, des habitants des villages traversés. L’autre grande partie du livre est consacré au 101e bataillon de police composé d’hommes plus âgés que les militaires, sans affinités particulières avec le parti nazi, et libres de refuser les ordres consistant à débusquer et massacrer les Juifs de Pologne. Ici encore, Goldhagen met en exergue des individus qui vont au-devant des ordres, font preuve d’un zèle qui doit parfois être tempéré et qui n’hésitent pas à faire venir leur petite amie depuis la mère patrie pour se faire photographier avec elle sur le champ de leurs exploits barbares.
À sa parution, cet ouvrage fut un best-seller aux États-Unis, avec leur immense sympathie pro-israélienne, ainsi qu’en Allemagne, où règne encore la culpabilité, surtout chez les jeunes, pour les exactions commises au nom d’une certaine idée de la patrie. Le succès du livre est facile à expliquer : bien écrit, mélodramatique… mais, il est avant tout simpliste ! Pour Goldhagen, les atrocités nazies sont explicables par une seule cause : l’antisémitisme ancestral et omniprésent de tous les Allemands de l’époque. En d’autres termes, Goldhagen rejette les explications historiques, économiques et psychologiques. Selon lui, l’idéologie nazie n’a joué qu’un rôle accidentel, contingent et non nécessaire dans l’extermination des Juifs. Voici quelques extraits représentatifs de la théorie de Goldhagen :
La seule explication qui convienne est celle qui montre qu’un antisémitisme démonologique, dans sa variante violemment raciste, était le modèle culturel de ces agents de l’Holocauste et de la société allemande en général. Selon cette conception, les bourreaux allemands approuvaient ces massacres de masse qu’ils commettaient, ils étaient des hommes et des femmes qui, fidèles à leurs profondes convictions antisémites, à leur credo culturel antisémite, considéraient le massacre comme juste (p. 525).
C’est la croyance des Allemands en la justice de leur entreprise qui les faisait, régulièrement, prendre des initiatives dans l’extermination des Juifs, se livrer aux tâches prescrites avec l’ardeur des vrais croyants, tuant des Juifs même quand ils n’en avaient pas reçu l’ordre. C’est elle qui explique non seulement que les Allemands n’aient pas refusé de tuer, mais aussi pourquoi tant d’entre eux, comme les hommes des bataillons de police, se portaient volontaires pour les tueries (p. 528).
[…] les conclusions auxquelles nous avons abouti sur les actes de ces hommes peuvent être étendues au peuple allemand tout entier. Ce que ces Allemands ordinaires ont fait, tous les autres Allemands ordinaires auraient pu le faire (p. 538 ; italiques dans l’original).
Le livre est odieux parce que le simplisme idéologique et les arguments de vente excusent toutes les distorsions historiques et n’importe quelle platitude. Voici comment l’homme qui défend un antisémitisme germanique ancestral préface l’édition allemande de son ouvrage :
La défaite militaire et l’instauration d’un régime démocratique ont eu pour conséquence un remplacement des anciennes croyances antidémocratiques et antisémites par de nouvelles croyances démocratiques (p. IX de la préface à l’édition allemande).
J’ai rarement rencontré un livre aussi éreinté par les historiens de la Seconde Guerre, de tous bords et de toutes religions. Les historiens juifs 2, notamment, refusent de voir en Goldhagen un scientifique et l’assimilent aux chantres de l’Holocauste qu’ils n’aiment guère pour leur manque d’objectivité.
À tout moment de la lecture, on se pose la question : « Pourquoi l’Allemagne et pas d’autres pays ? » Le lecteur de romans populaires français et anglais antérieurs à la Seconde Guerre mondiale, par exemple, en est pour ses frais. Le « Juif » n’est pas mieux vu en France, en Belgique ou en Grande-Bretagne qu’ailleurs. Il est rusé, radin et reconnaissable à son nez chez Agatha Christie ; il sent mauvais chez Georges Simenon. Comment se fait-il que les lecteurs francophones et anglophones aient accepté de tels propos sans faire preuve des mêmes cruautés que les Allemands ? Inversement, pourquoi les États-Unis ont-ils limité l’immigration juive si, à en croire Goldhagen, chaque Allemand, de quelque hameau isolé qu’il fût, connaissait le sort atroce qui attendait les Juifs ? Les autorités américaines auraient-elles été moins bien informées que des Allemands ordinaires dans leurs coins reculés ? La démocrate Amérique aurait-elle également été antisémite ? Goldhagen résoudra la perspective comparative par une non-réponse : « l’antisémitisme allemand était sui generis (p. 562 ; italiques dans l’original) ». Il est donc inutile d’expliquer les différences de comportements entre pays. Apparemment, « l’antisémitisme démonologique » remontant à la nuit des temps était par essence allemand. On sait pourtant que l’eugénisme 3, dont les camps d’extermination sont l’aboutissement, s’est d’abord développé dans les pays saxons pour perdurer en Suède jusque dans les années 1970. Somme toute, Goldhagen donne bonne conscience à tous ceux qui ne sont pas nés en Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale, et il rassure tous ceux qui, n’étant pas Juifs, auront la chance d’échapper à la vindicte raciste.
Goldhagen est ridicule en taxant la totalité du peuple allemand d’un racisme dirigé sur une seule cible, un racisme qui aurait traversé les siècles, mais aurait disparu le temps que son livre soit traduit dans la langue de Goethe. Pour autant, il n’a rien inventé. Tous les faits rapportés, même d’autres pires, comme les chambres à gaz, ont existé à cause d’un racisme répandu avec une telle fréquence qu’il prenait l’allure d’une norme.
Je n’ajouterai pas grand-chose à la liste des sarcasmes dont j’ai déjà submergé la thèse de Goldhagen. Si je m’arrête aussi abruptement, le lecteur est en droit de se demander quel but j’ai poursuivi ou quel plaisir j’ai ressenti à me moquer ainsi de Goldhagen. De manière sélective, l’auteur rapporte des faits réels afin de persuader ses affidés que tous les Allemands étaient racistes. Sa sélection historique est une erreur historique. Son explication de l’antisémitisme allemand à partir d’un atavisme spécifique est une double sottise. Quelle est la puissance d’un atavisme auquel cinquante ans de démocratie suffisent pour disparaître ? Enfin, en quoi l’Allemagne, plutôt qu’une autre nation, constituait-elle un terreau privilégié ? La réponse à toutes ces questions en étonnera plus d’un.
À l’instar de Goldhagen, je voudrais montrer que nous avons tous de grandes probabilités d’être des racistes ou, à tout le moins, d’avoir des accès racistes, mais contrairement à Goldhagen, je veux adosser mon raisonnement à des sources scientifiques et envisager des racismes dont on ne soupçonne souvent pas l’existence ou l’importance. Ce qui fait le succès du livre de Goldhagen, c’est l’énormité des faits que l’on attribue aux habitants d’un seul pays. Je défendrai l’idée que le racisme nous guette tous, mais qu’il prend le plus souvent des allures honteuses, camouflées et contraires à la volonté de ceux qui en font preuve. Pour être raciste, il ne faut pas nécessairement être nazi ou fasciste, un fan de Pinochet ou d’Amin Dada, un skinhead ou un militant du Front national. Le racisme englobe une infinité de cibles, il guette chacun de nous, plus souvent que nous le désirons et, surtout, davantage que nous l’imaginons. Enfin, le racisme quotidien dont je voudrais parler ne se résume pas à un groupe (l’Allemagne) contre un autre groupe (les Juifs). Si le racisme ressemblait à l’antisémitisme de Goldhagen, la thèse défendue dans cet essai deviendrait insoutenable. Tous nous pouvons avoir des accès de racisme, mais tous, également, nous pouvons être la cible du racisme. Avant tout, que faut-il entendre par racisme ?
Il y a fort à parier que beaucoup de gens n’éprouveraient guère de difficultés à définir le racisme, mais leurs définitions se ressembleraient probablement peu. Certains évoqueraient la haine entre ethnies qui ont des pouvoirs inégaux. D’autres parleraient d’oppression économique, politique, sociale et culturelle envers des groupes qui se distinguent par la race, la couleur, la descendance, la nationalité ou l’origine ethnique. A priori, un consensus devrait exister entre les groupes désignés sous le terme de « race » et ceux susceptibles de souffrir de « racisme ». Intuitivement, j’étais sceptique quant à l’existence d’un large accord sur le sujet. Il y a quelques années, j’ai demandé à des étudiants belges à quels groupes ils pensaient quand je disais « racisme », et à d’autres j’ai posé la même question en remplaçant « racisme » par « races ». Manifestement, les deux mots n’évoquent pas les mêmes groupes sociaux. Les Noirs, les Blancs, les Maghrébins, les Juifs sont associés à « race ». Immigrants, illégaux, musulmans et Maghrébins sont associés à « racisme ». À l’exception des Maghrébins, les gens qui représenteraient une « race » ne seraient pas ceux qui sont assimilés au racisme. Ce dernier porterait sur les groupes stigmatisés et discriminés en Belgique en début de siècle alors que le mot « race » est rattaché à des différences visibles et à des histoires particulières. Ce hiatus témoigne d’idées floues sur la notion de race ou sur le concept de racisme, voire sur les deux. Je l’ai retrouvé absolument identique dans une publication du Centre (belge) pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme4. Je profiterai de cet amalgame pour rassembler sous le terme de « racisme » beaucoup de groupes non évoqués par une vision stricte du mot « race/ethnie ». Selon ma thèse, n’importe quels membres de n’importe quel groupe peuvent se montrer racistes envers les membres de n’importe quel autre groupe.
Quand j’étais enfant, on trouvait dans l’emballage d’une marque de chocolat une image d’un Africain à coller dans un grand album qui nous renseignait sur les particularités physiques et psychiques de ces « indigènes ». On était dans les années 1950, c’est-à-dire bien après que les théories sur la supériorité relative des races ont été bannies avec la découverte des camps d’extermination nazis. Au bon Belge épris de philanthropie colonialiste, on proposait un voyage exotique parmi les « races » africaines. Ce qu’il y avait de commun entre le chocolat et un quelconque racisme était qu’il y avait entre les êtres humains des différences visibles (couleur, morphologie, habitudes), qui renvoyaient à d’autres, invisibles (habitudes, personnalité), de telle sorte que le civilisé pouvait s’extasier sur la variété des sous-espèces différentes de l’humanité. Depuis Buffon, plus personne ne niait l’unité de l’espèce humaine puisque la reproduction était possible quel que soit le mélange des géniteurs mais, comme ce savant, l’opinion publique continuait à croire qu’au-delà de cette unité fondamentale, il y avait des différences tout aussi essentielles au niveau physique et mental, si bien que « le Nègre serait à l’homme ce qu’est l’âne au cheval » 5.
À l’époque du colonialisme, beaucoup de personnes croyaient encore en l’existence des races. Avec les années 1960, la génétique a fait des progrès considérables. Les variations génétiques à l’intérieur d’une même « race », entre Portugais et Finnois par exemple, sont aussi grandes qu’entre prétendues « races » différentes, comme entre Finnois et Tutsis. En outre les différences génétiques semblent dépendre davantage de la géographie des groupes que de leur couleur ou autres différences physiques. Même s’ils paraissent appartenir à la même « race », des groupes géographiquement éloignés ont plus de chances d’être génétiquement différents que des groupes proches assimilés à des « races » différentes, du moins selon certains chercheurs 6. Les caractéristiques physiques souvent employées pour désigner une « race », comme la pigmentation de la peau ou les cheveux raides plutôt que crépus, ne reflètent qu’infiniment peu de différences génétiques. Il y a une assimilation abusive de l’apparence (le phénotype) avec le substrat biologique (le génotype). Pour toutes ces raisons, la biologie a répudié le terme de « race ». Cela n’empêche pas son usage dans la vie courante. Une anecdote illustre à merveille l’absurdité de cet usage. Un journaliste américain demanda à l’ex-dictateur d’Haïti, Papa Doc Duvalier, le pourcentage de Blancs à Haïti. Papa Doc répondit : « 96 % ». Comme le journaliste manifestait de la peine à le croire, Papa Doc ajouta : « Nous faisons la même chose qu’aux États-Unis. Là, quand vous avez une goutte de sang noir, vous êtes Noir. Ici, quand vous avec une goutte de sang blanc, vous êtes Blanc. » Il existe différentes fréquences d’ondes lumineuses, mais ce sont les gens, nous tous, qui disons « rose » ou « brun ».
Pour désigner les cibles du racisme, j’ai parlé de groupes en général et non d’ethnies – qui tendent à remplacer les races dans beaucoup d’écrits. Fondamentalement, il ne s’agit que d’un changement cosmétique. Où commence et où se termine une ethnie ? En France, y a-t-il des ethnies parisienne, alsacienne, bretonne et auvergnate ? En Belgique, les Bruxellois francophones et les Wallons relèvent-ils d’ethnies différentes ? D’autres, comme les Nations unies, se sont montrés davantage prudents en parlant à la fois de race, de couleur, de descendance et d’origine nationale et ethnique 7. Au cours des ans, les scientifiques ont également forgé des néologismes pour désigner des cibles particulières du racisme. C’est ainsi qu’on parle d’antisémitisme, de sexisme, d’homophobie, d’islamophobie, d’âgisme, etc. Cette liste n’est nullement exhaustive et l’arrivée de ces termes ne s’est pas produite à des moments innocents. Le terme d’antisémitisme s’est d’autant plus répandu qu’il a été de mauvais ton d’être raciste vis-à-vis des Juifs. Les femmes ont dû attendre d’être reconnues comme des partenaires (presque) égales pour voir apparaître le vocable de sexisme. Quand les homosexuels n’ont plus ressenti le besoin de se cacher, on a forgé le mot d’homophobie. L’islamophobie a grandi avec les revendications des personnes qu’on englobait sous le terme de musulmans. Je suis certain que beaucoup de lecteurs iront vérifier la signification exacte de l’âgisme (quand cela commence-t-il ?). Aucun mot n’a encore été trouvé pour le racisme avéré à l’encontre des sans-logis, des skinheads, des obèses et des fumeurs, pour ne prendre que quelques exemples. Ces racismes existent pourtant et il n’y a d’ailleurs pas de raison que la liste s’arrête, ou qu’elle ignore les groupes religieux, idéologiques et professionnels. Toute limitation serait arbitraire, dans la mesure où tout groupe, y compris une ethnie, est une construction sociale.
Pour dépasser les fluctuations temporelles et géographiques, les différences arbitraires, les héritages d’étiquettes, je propose que n’importe quel groupe humain puisse faire l’objet d’un racisme. Que l’on soit membre de n’importe quel groupe, jaune, belge, mâle, bisexuel, policier, chauve ou puritain, on peut être stigmatisé par le racisme. De même, je voudrais montrer dans ce livre que quiconque est susceptible d’être raciste à l’encontre de l’un ou l’autre groupe, que celui-ci soit professionnel, ethnique, national, religieux ou autre. C’est parce que je ne limite pas le racisme aux cibles traditionnelles que je parle de racismes au quotidien.
En dépit de la disparition du terme « race » du vocabulaire scientifique et juridique (encore que la race figurait dans la définition des Nations unies), et sans doute pour des raisons de commodité, le terme de « racisme » est demeuré. Les juristes français parlent de haine, les Onusiens d’oppression. Les psychologues sociaux, eux, s’intéressent à l’ensemble des dommages encourus par les victimes. Pour eux, le racisme est un antagonisme profond, mais aussi une condescendance apparemment inoffensive, conscients ou non, à l’encontre de membres d’un groupe donné du seul fait de leur appartenance à ce groupe, et qui se manifestent aussi bien au niveau du comportement – la discrimination – que des croyances – les stéréotypes – et des réactions affectives – les préjugés. Les chapitres suivants discuteront amplement ces concepts.
Je suis bien conscient que mon usage du terme « racisme » va au-delà de ce qui se fait habituellement. Si l’on se rapporte à la littérature psychologique anglo-saxonne et francophone, le mot « racisme » dans un titre de livre restreint le sujet au racisme ethnique, souvent Blancs-Noirs. Quand le propos se veut plus général, le titre est le même que celui de l’ouvrage de Légal et Delouvée : Stéréotypes, préjugés et discrimination8. En général, je parlerai de « racisme » dans un sens bien plus étendu qu’aux États-Unis ; quand le besoin s’en fera sentir, je préciserai qu’il s’agit de racisme ethnique et, sinon, je m’en tiendrai aux néologismes en vogue.
Avec cet emploi du mot « racisme », je suis sensible à la critique de banalisation exprimée notamment par des personnes « de couleur » (c’est-à-dire d’une couleur autre que totalement blanche !) et par des Juifs. À juste titre sans doute, ces personnes s’estiment les cibles privilégiées du racisme et considèrent que celui-ci, tel qu’elles en souffrent, ne s’assimile pas à des réactions comme le sexisme, le nationalisme ou l’homophobie. Plutôt que de courir le risque de banaliser le terme « racisme », mes collègues anglophones recommandent d’utiliser le terme prejudice en y englobant tous les racismes possibles. En anglais, ce terme correspond davantage à ce que nous appelons « préjugé » que « préjudice ». En français, le préjudice réfère, entre autres, au tort causé par le préjugé, un jugement tout fait, une opinion préconçue. Il n’y a pas d’équivalent à l’expression anglaise to be prejudiced. Il y a des préjudiciés, mais pas de préjudicieurs ou de préjudicistes ; par contre, il y a des gens qui ont des préjugés, mais ceux-ci peuvent porter sur une quantité de sujets autres que la race. Je suis tout à fait d’accord que le racisme basé sur la couleur de peau ne se confond pas avec celui qui prend appui sur une différence de religion, par exemple. Les stéréotypes auront un contenu différent, les affects divergeront et la discrimination se manifestera sans doute de manière spécifique, mais les trois volets seront toujours présents. Quels que soient les groupes envisagés, les processus du racisme ne changent pas. Être raciste à l’encontre d’un groupe quelconque, c’est avoir des attitudes, des affects et des comportements dénigrants ou méprisants à l’encontre des membres de ce groupe pour la seule raison qu’ils font partie de ce groupe.