À mes petits-enfants
JPh
À Philippe, Robin et Emma
NS
En 1983 sortait le livre de Jacques-Philippe Leyens Sommes-nous tous des psychologues ? Je ne l’ai découvert que deux ans après sa parution. Ce « retard » était commun à une époque où la communication Internet n’existait pas. De plus, on venait juste de me juger « digne du grade de docteur en psychologie », c’est-à-dire de m’admettre dans le cercle très restreint (selon ma perception d’alors) des chercheurs en psychologie, et c’était surtout la psychologie cognitive qui me passionnait.
J’avoue avoir acheté Sommes-nous tous des psychologues ? sans vraiment le regarder, persuadée qu’il s’agissait d’un ouvrage qui pourrait m’être utile pour expliquer aux étudiants de première année de psychologie que justement « nous ne sommes pas tous des psychologues » et qu’après quatre ans d’études, ils allaient acquérir une expertise que les autres n’auraient jamais ! Je me rappelle encore ma surprise, lorsque chez moi, j’ai lu la quatrième de couverture :
La psychologie du « Docteur en Psychologie » est-elle nécessairement meilleure que celle du gendarme ? […] Selon nos théories implicites, nous jugeons les gens d’après le qu’en-dira-t-on, leur mine, leur classe sociale, leur race, etc. Sous prétexte de théories scientifiques, les psychologues ont plus que les autres recours à ce genre de théories implicites. Il est vrai qu’il n’y a pas une grande différence entre les théories scientifiques et implicites ; toutes deux reposent largement sur des similitudes sémantiques.
J’ai regretté mon argent et posé le livre sur une étagère. Il n’y est pas resté très longtemps. Il m’intriguait. De plus, ayant obtenu un poste en psychologie sociale, je consacrais tout mon temps à ma conversion thématique. Il me fallait assimiler toute une discipline, ses fondements, sa manière particulière d’interroger l’individu dans ses relations aux autres et au monde. Et puis, j’avais à préparer mon premier cours sur le jugement des personnes pour les étudiants de maîtrise.
La lecture de Sommes-nous tous des psychologues ? m’a fascinée et le cours que j’ai conçu alors m’a valu un énorme succès auprès des étudiants ! Choqués, interloqués à l’idée que les psychologues ne seraient pas à l’abri de l’erreur fondamentale, que les théories scientifiques de la personnalité puissent ne pas trop différer des théories implicites, etc., ils se demandaient alors comment ils pratiqueraient. Si cette question les travaille encore aujourd’hui (comme je l’espère !), ils liront certainement d’un seul trait la suite de Sommes-nous tous des psychologues ? Il est sûr qu’ils se retrouveront dans les anecdotes et réflexions de Nathalie Scaillet, coauteure de ce livre, docteure en psychologie sociale et psychothérapeute.
Le Sommes-nous tous des psychologues ? de Nathalie Scaillet et Jacques-Philippe Leyens que vous tenez entre les mains constitue bien une suite de l’ouvrage précédent, c’est-à-dire bien plus que sa version remaniée et actualisée. Certes, les auteurs présentent le même champ de recherches : la formation d’impressions, les théories implicites de personnalité, les raisons de leur maintien, l’erreur fondamentale, etc. Parfois, ils reprennent les mêmes passages, mais leur message est différent.
Quitte à avoir 0/20 à l’examen chez « JPh » (et pas à cause d’un trou de mémoire, voir le chapitre 1), je dirais qu’en effet, on se fiche de savoir si les psychologues sont supérieurs, égaux ou inférieurs aux autres. Une fois démontré que les théories implicites de personnalité ne diffèrent pas tant des théories scientifiques, que les psychologues ont souvent des bonnes raisons de se sentir en position de juger, qu’ils ne sont à l’abri ni d’un penchant à chercher des dispositions derrière les comportements ni de la tendance à confirmer et à maintenir leurs idées, on monte d’un cran. D’un constat, on passe à une mise en garde : « On ne joue pas avec des impressions qui ont des conséquences connues et inconnues. » On ne le fait surtout pas lorsqu’on est un psychologue.
Cette mise en garde à l’adresse de tout un chacun, mais en particulier des psychologues, m’a paru si importante que non seulement je comptais en faire l’argument de ma préface, mais je m’apprêtais à suggérer à Nathalie et Jacques-Philippe de la reprendre dans le titre de leur livre. Comme d’habitude lorsqu’une idée m’emporte, je la teste sur mes collègues. Voici donc ma propre petite anecdote (le livre en est empli et certaines sont très drôles, comme celle des « Big Blacks » du chapitre 5).
Lors d’une pause café au labo, je demande : « Si je vous dis : "On ne joue pas avec les impressions." Cela évoque quoi pour vous ? » Réponse : « Il faut recycler, ne pas gaspiller le papier. » Certes, nous avons tous une forte sensibilité pro-environnementale ; de plus je surveille nos finances et je peste contre les dépenses inutiles, mais quand même ! Éclat de rire général quand je m’explique ! Je demande : « Alors, comment dire cela autrement ? » « Attention aux impressions ! », propose quelqu’un. Je rentre à la maison, une amie (pas psychologue pour un sou) m’appelle. Je lui demande : « “Attention aux impressions !”, cela évoque quoi pour toi ? » Sans aucune hésitation elle me répond : « Les premières impressions sont souvent bonnes, il ne faut pas hésiter à les utiliser ! »
Je reconnais que sorti du contexte, « on ne joue pas avec les impressions » peut ne pas être lisible. Pourtant, il l’est dès l’introduction du livre. Cette mise en garde ne se limite pas à la pratique des psychologues, elle concerne avant tout leur formation. « La formation en psychologie, écrivent les auteurs dans leur introduction, exige rigueur et prudence. » Cela vaut autant pour les étudiants que pour les enseignants. Transmettre un savoir est une chose. Donner envie de l’interroger avec rigueur est une autre chose, se l’approprier avec la prudence nécessaire en est encore une autre. Faire en sorte que rigueur et prudence perdurent est un art. À l’heure des grandes discussions sur l’insertion professionnelle des étudiants en psychologie, la préoccupation de la « quantité » des diplômés prime souvent sur celle de la « qualité » de leur formation. Le livre de Nathalie Scaillet et Jacques-Philippe Leyens invite les praticiens, les étudiants et les enseignants à s’interroger sur quels psychologues nous sommes, quels psychologues nous aimerions être et sur quels psychologues nous formons. Il y a tout un débat !
Poser ces questions par le biais de la formation d’impressions et de ses conséquences, y compris celle d’une réflexion sur l’éthique, est poignant. Aussi poignant que la lucidité de Claude Monet, « inventant » l’impressionnisme :
J’avais envoyé une chose faite au Havre, de ma fenêtre ; du soleil dans la bouée, et, au premier plan, quelques mâts de navires pointant… On me demanda le titre pour le catalogue, ça ne pouvait vraiment pas passer pour une vue du Havre ; je répondis : « Mettez : Impression ».
Comment « le soleil dans la bouée » et « quelques mâts de navires pointant » peuvent-ils passer pour une vue du Havre ? Comment en sommes-nous persuadés et y tenons-nous, quitte à en faire toute une idéologie ? Avons-nous perdu notre lucidité ? Où cela nous entraîne-t-il ? Voilà, à mes yeux, les questions centrales de ce livre.
En le lisant, je me suis rappelée un beau poème de Fernando Pessoa, poète, écrivain, critique portugais :
Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre
Pour voir les champs et la rivière.
Il n’est pas suffisant de ne pas être aveugle
Pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut aussi n’avoir aucune philosophie.
Quand il y a philosophie, il n’y a pas d’arbres :
il y a des idées, sans plus1.
Les idées peuvent être banales, originales, belles, révoltantes, etc., mais comment sont les gens ? Peut-on le savoir ? Ce qu’on connaît et ce que l’on sait interroger, ce sont les idées sur les gens… Le problème est qu’elles peuvent passer « pour la vue du Havre ». Attention aux impressions ! Ne jouons pas avec elles et apprenons à ne pas jouer avec elles !
Le livre de Nathalie Scaillet et Jacques-Philippe Leyens, en plus d’être un livre à message, est aussi une introduction à toute une partie de la psychologie sociale. Une introduction abordable. Et c’est une énorme qualité ! Ses auteurs ont pris à la lettre le propos de Stanley Milgram dans son livre Obéissance à l’autorité. En début du chapitre « Méthode d’investigation », il écrit (p. 31) :
La simplicité est la clé de l’efficacité en matière de recherche scientifique, en particulier lorsque le sujet de l’investigation appartient au domaine de la psychologie. Par sa nature, un tel sujet est difficile à appréhender et susceptible de comporter plus d’aspects qu’il n’y paraît au premier coup d’œil. L’utilisation de procédés compliqués ne ferait que gêner l’examen rigoureux du phénomène lui-même.
Il suffit de remplacer « en matière de recherche scientifique » par « en matière de pédagogie » pour avoir une idée sur ce qu’on va lire. L’examen de la question est rigoureux car il n’est pas gêné par des « procédés compliqués ». Et puisque la rigueur n’interdit pas le changement de style, on y retrouve ce qu’on ne trouve pas dans d’autres ouvrages : les passages plus personnels et les partis pris. Parfois provocants, parfois drôles, parfois très sérieux, ils agrémentent la lecture. Enfin on montre autre chose que la face policée, correcte, aseptisée d’une discipline qui vit !
Bonne lecture, et puisque vous n’allez pas les éviter, belles vues du Havre !
Ewa Drozda-Senkowska
Ewa Drozda-Senkowska est professeure de psychologie sociale et directrice de l’institut de psychologie de l’université Paris-Descartes.
1. Fernando Pessoa, Je ne suis personne : une anthologie, Bourgois, 1994, p. 154.
Sommes-nous des psychologues ? Tous, quelques-uns, seulement les diplômés ? Certaines catégories de personnes sont-elles plus « psychologues » que d’autres ? Les politiciens, les coiffeurs ou les astrologues sont-ils plus doués pour cerner, comprendre (et influencer ?) les personnes avec lesquelles ils interagissent ?
Comme l’a si bien présenté Ewa Drozda-Senkowska dans sa préface, ce livre constitue la version remaniée et élargie d’un livre antérieur de Jacques-Philippe Leyens (1983)1. Alors que le thème de la première édition était les théories implicites de personnalité, ce nouvel opus prend comme fil d’Ariane la formation d’impressions. Comment se forme-t-on une impression sur une autre personne ? Comment en vient-on à dire qu’un tel est aimable, intelligent ou distrait ? Quelle est la validité de ces impressions ? Tout le monde, y compris les psychologues, se fait des impressions sur autrui à partir d’observations, de rumeurs, de réputations. Ce livre examine comment experts et profanes construisent leurs impressions, les modifient, les maintiennent et les justifient. Une autre innovation de cet ouvrage est qu’il est rédigé à la fois par une clinicienne et un chercheur en psychologie sociale. Nous avions toujours rêvé d’écrire ensemble un ouvrage qui serait utile et pour les praticiens et pour les chercheurs. Les praticiens auraient ainsi une meilleure idée des apports théoriques et expérimentaux de la psychologie sociale pour leur champ d’activité, et les chercheurs comprendraient mieux les implications pratiques de leurs études. La révision de Sommes-nous tous des psychologues ? transforme notre rêve en réalité et c’est ensemble que nous avons choisi le thème de la formation d’impressions comme nouveau fil rouge.
La formation d’impressions est un sujet d’étude qui remonte aux débuts de la psychologie sociale. Avec les progrès en statistique, il est devenu un thème controversé. La formation d’impressions dépendait-elle de théories préformées ? Met-on automatiquement ses clients dans des tiroirs en fonction de ces théories ou prend-on en considération tous les faits disponibles et rien que les faits ? Il faudra attendre la fin du XXe siècle pour voir le problème théorique se résoudre, mais cette solution n’assure pas que les impressions auxquelles on aboutira sont correctes. C’est le sujet du premier chapitre, qui nous apprend aussi que le regard d’une personne peut servir de guide relativement fiable dans ses actions.
Chacun cherche aussi à expliquer son comportement et celui d’autrui. Cette tâche constitue d’ailleurs une grande partie du travail du psychologue professionnel ; on s’attend à ce qu’il sache mieux s’y prendre : poser les bonnes questions, en tirer des inférences plus sophistiquées, et, de là, aider la personne à mettre en place les changements qu’elle souhaite. Les chercheurs ont proposé à ce sujet des modèles prescriptifs pour faire de bonnes attributions. En fait, il eût mieux valu que ces modèles restent descriptifs car, comme nous le verrons dans le chapitre 2, les erreurs d’attribution sont légion selon les modèles prescriptifs.
La personnalité tient une place fondamentale dans les entreprises de tout un chacun, et notamment dans les impressions. Sans s’en rendre compte, les psychologues y ont sans doute contribué en « psychologisant » leurs expériences, c’est-à-dire en accordant à la personnalité une place centrale dans leurs études. Cela explique que les gens surestiment l’importance de la personnalité pour expliquer les comportements et sous-estiment le rôle des circonstances, du contexte. Ce biais, aussi appelé erreur fondamentale – parce que très fréquente – nous servira dans le chapitre 3 pour présenter les conditions qui font que nous sommes prêts à juger les autres, à donner nos impressions sur eux. Si tout le monde commet l’erreur fondamentale et a recours à des théories naïves de personnalité, il ne faudra pas s’étonner que les psychologues professionnels en soient victimes, surtout si leur formation théorique, comme la psychanalyse par exemple, ne les a pas sensibilisés à l’importance du contexte.
Si les psys commettent l’erreur fondamentale, il ne faut pas nécessairement leur jeter la pierre. Le chapitre 4 est un pot-pourri des pires atrocités, actives et passives, que nous pouvons ou non commettre selon le regard qu’on porte sur elles. Nous présenterons des expériences célèbres de psychologie sociale dans le domaine de l’obéissance, de la prise de rôles et de la non-assistance à personne en danger. Les comportements mis en évidence dans ces expériences seront considérés comme des atrocités selon une vision contaminée par l’erreur fondamentale. Un regard différent, qui prend en compte l’importance du contexte, amènera les psychologues à de tout autres interprétations. Ce qui semblait atroce devient une réaction normale. Ces différences d’optique auront nécessairement des implications pour les impressions que l’on prête à autrui.
La formation d’impressions sur autrui est en lien avec les groupes auxquels cet autrui appartient et donc avec les stéréotypes qui leur sont attachés. Ces derniers ont mauvaise réputation, souvent à tort. Dans le chapitre 5, nous rectifions la balance et, ce faisant, retraçons en quelque sorte l’histoire (américaine) des conflits raciaux pour déboucher – ô statue de l’Égalité ! – en Europe, où nous retraçons la trajectoire d’Henri Tajfel et de sa théorie de l’identité sociale. Nous citons Tajfel (1919-1982) dans cette introduction. Il le mérite ; il est, et de loin, le plus grand psychologue social européen.
Les gens détestent se tromper, ce qui pourtant leur arrive régulièrement, au point qu’on qualifie les profanes, et souvent aussi les professionnels, d’« avares cognitifs ». Selon les chercheurs, ces avares cognitifs feraient peu d’efforts intellectuels et se contenteraient des réponses les plus accessibles. Si l’on regarde de plus près les stratégies que ces personnes emploient, on les baptiserait plus volontiers du nom de « stratèges motivés ». En effet, ils veulent réussir, apparaître comme supérieurs, en utilisant des tactiques qui frisent parfois la malhonnêteté, mais qui sont d’une efficacité remarquable. Nous donnerons un échantillon de ces tactiques dans le chapitre 6.
Jusqu’à ce point du livre, nous aurons suivi des personnes dans des situations où elles sont appelées à juger autrui, à donner leurs impressions, qu’elles font passer pour la réalité. Lorsqu’on agit, on a toujours ses raisons, bonnes et mauvaises. On va se justifier, bien ou mal, par de bonnes ou mauvaises preuves. C’est un domaine privilégié où les gens devront jongler avec des raisons psychologiquement inconsistances. Le chapitre 7 montre comment les gens résolvent ces inconsistantes pour paraître raisonnables. D’autres en feront de même avec les idéologies ; pour résoudre les tensions, ils s’imagineront, par exemple, que le monde est juste et que chacun obtient ce qu’il mérite. D’autres encore se reposeront sur des justifications qui ne sont que des illusions positives permettant de vivre plus sereinement dans le monde de dangers et de maladies qui nous entoure.
Dans le dernier chapitre consacré aux impressions, nous envisagerons le moi, successivement face à d’autres personnes, à son groupe d’appartenance et à d’autres groupes. On y verra que nos impressions changent selon que c’est « moi » ou « les autres » qui servent de point de référence. Cette référence s’ancrera dans le groupe auquel nous adhérons pour autant qu’il préserve l’intégrité de notre identité. Ce biais en faveur de notre groupe peut s’accompagner d’un biais contre d’autres groupes, et ce d’autant plus qu’il existe un conflit réel entre les groupes ; nous en tirerons les implications pour nos impressions.
Le livre se complète d’une annexe qui est une réflexion sur la méthode expérimentale et les problèmes qu’elle entraîne du point de vue éthique. C’est surtout cette dernière question qui attirera notre attention. Plutôt qu’un code, les chercheurs doivent avoir une éthique personnelle, comme celle de ne pas conduire une recherche si l’on n’est pas certain que les participants sortiront du laboratoire aussi bien que lorsqu’ils y sont entrés.
Ce serait une erreur de faire des bilans systématiques à la fin de chaque chapitre sur les performances des psychologues professionnels et de madame ou monsieur Tout-le-Monde. Ce serait encore plus dommage de croire en de tels bilans parce que les résultats manquent pour des comparaisons valables. Plutôt que de donner foi à de telles évaluations, qui relèvent davantage des signes zodiacaux que de la science, nous préconisons de faire confiance aux intérêts et à la motivation des étudiants débutant leurs études en psychologie. De toute façon, il n’y a que trois résultats possibles. Premièrement, les psychologues sont meilleurs que les autres pour se former des impressions correctes sur autrui. Tant mieux ! Mais il resterait encore à expliquer la raison de cette supériorité. Cela nous fait penser aux débats sur l’intelligence ; tout le monde s’accorde à admettre des différences entre les personnes, mais le pourquoi de ces différences reste un charivari. Les deux autres résultats seraient : les psychologues sont égaux aux autres personnes dans la formation d’impressions, ou encore pire : ils leur sont inférieurs. Ces constatations constituent une déception énorme pour des débutants. À quoi leur sert-il de se former à une discipline qui ne leur apportera rien de spécial, voire les affaiblira ? Cela dit, nous ferons quand même des comparaisons mettant en scène des psychologues, lorsque nous estimerons avoir des données fiables et explicables.
Ce qui devrait être plus intéressant pour chacun est de comprendre ce qui se passe. De ne pas rester un agneau bêlant attaché à son pieu en attendant que le loup le mange. D’être un partenaire intéressé et motivé qui accepte de se tromper (le moins possible) pourvu qu’il en garde l’expérience et la cicatrice. Mieux sait-on ce qui se passe et comment fonctionnent les choses, mieux est-on à même de réagir. Outre à susciter la motivation et l’intérêt, ce livre cherche également à mettre les lecteurs en garde. On ne joue pas avec des impressions, qui ont des conséquences connues ou inconnues. La formation en psychologie exige rigueur et prudence.
Ce livre veut soulever intérêt et motivation. En voyant les références du livre, prenez toutefois conscience d’une vue biaisée de ce qu’il est intellectuellement bien vu de faire. La plupart des ouvrages et tous les articles fourmillent de références apparues dans les cinq dernières années. Cette stratégie contribue certainement à l’image d’une science en plein développement. Sans remettre en cause l’image, nous sommes opposés à cette stratégie écœurante de nouveautés. Beaucoup de ces références sont là pour persuader les lecteurs que les auteurs sont à l’avant-garde de leur domaine et pour faire plaisir à des collègues. Il n’y a malheureusement pas tant de livres ou d’articles réellement originaux qui paraissent chaque année, peut-être trois sur plusieurs milliers, et de vieux travaux sont de tels classiques que leur actualité défie la mode tout court et, en particulier celle de la jouvence. Parce qu’ils insisteront sur les applications des théories exposées, Nathalie Scaillet et Jacques-Philippe Leyens prendront souvent des exemples, et parce qu’ils les connaissent bien, des exemples qui les concernent2. Bonne lecture !
1. Dans un environnement souvent différent, l’ouvrage emprunte des passages de la version antérieure ainsi que de rares extraits, écrits par Leyens, de Psychologie sociale, ouvrage coécrit avec Vincent Yzerbyt (1997).
2. Par facilité, Nathalie Scaillet sera signalée comme NS et Jacques-Philippe Leyens comme JPh.
Quoi de plus naturel que de s’intéresser à la perception d’autrui lorsqu’on est un psychologue social, c’est-à-dire un psychologue spécialisé dans les relations entre les gens ? Ce fut de fait un domaine de recherche privilégié au début du siècle précédent, à la naissance de la discipline. En 1958, pour la troisième édition de la bible du psychologue social, le Traité de psychologie sociale, Bruner et Tagiuri furent chargés de rédiger une synthèse des résultats sur le sujet. Leurs conclusions s’avérèrent pessimistes. Apparemment, l’être humain est mauvais juge quand il doit dire des autres s’ils sont extravertis, dominants, anxieux, etc. Peut-être la stratégie est-elle inadéquate ; peut-être vaut-il mieux se centrer sur les cibles des jugements, plus ou moins transparentes, plutôt que sur les percevants ? Il est possible en effet que certains types de personnes, comme les extravertis, soient plus « lisibles » que d’autres. Malheureusement, l’adoption de ce point de vue conduit aussi à un échec. Les chercheurs ne désarmèrent pas et se dirent qu’il fallait davantage faire attention à des domaines de perception comme le leadership ou l’hyperactivité. Là encore, c’est la désillusion. Plus loin, nous verrons que nous sommes quand même de meilleurs juges que ne l’avaient cru Bruner et Tagiuri, mais, pour le montrer, il faut des méthodes plus sophistiquées que celles disponibles à l’époque.
En 1946, Solomon Asch, un titan de la psychologie sociale, publie ses travaux de pionnier sur la formation d’impressions. Il n’est pas intéressé par l’exactitude, et donc par la perception, mais bien par la façon dont nous nous forgeons des impressions. En bon gestaltiste, il se pose trois questions :
À partir de quelques informations concernant la personne imaginaire X (vous voyez que ce n’est pas l’exactitude qui l’intéresse !), peut-on se former une impression générale ?
Y a-t-il certaines informations plus importantes que d’autres, qui organiseraient l’impression et qu’on pourrait appeler des traits centraux ?
La formation d’impressions connaît-elle une direction influencée par le poids prépondérant des premières informations, qui donneraient le ton ; autrement dit, y a-t-il un effet de primauté (les premières informations donnent le ton) plutôt que de récence (les dernières informations donnent le ton) ?
Pour répondre à ces questions, Asch va effectuer des études très simples. Dans une expérience typique, il présentait à différents groupes de sujets des listes de traits supposés caractériser une personne déterminée. Un groupe recevait la liste d’adjectifs suivants, toujours dans le même ordre : intelligent, adroit, travailleur, chaleureux, déterminé, pratique, prudent. Un autre groupe recevait une liste presque identique : intelligent, adroit, travailleur, froid, déterminé, pratique, prudent. La seule différence entre les deux listes consistait donc en la présence, au milieu de la série, soit de l’adjectif « chaleureux », soit de l’adjectif « froid ». Après avoir pris connaissance de tous ces traits, les sujets devaient brièvement décrire leurs impressions concernant cette personne hypothétique et, ensuite, choisir sur des listes préparées à cet effet d’autres traits susceptibles de lui convenir.
Gestaltiste, Asch n’était pas d’avis que l’impression finale équivaudrait à la somme des impressions obtenues pour chaque trait particulier ; selon lui, les sept traits formeraient un ensemble, un tout organisé. De fait, c’est ce que semblaient montrer ses premières recherches.
Asch (1952) rapporte une description typique du personnage « chaleureux » :
Une personne qui croit dans la justesse de certaines choses, qui veut que les autres considèrent son point de vue, qui serait sincère dans une discussion et voudrait voir son point de vue l’emporter.
Par contre, une description caractéristique du personnage « froid » serait celle-ci :
Une personne pleine d’ambition et de talent qui ne permettrait à rien ni personne de l’empêcher d’atteindre ses objectifs. C’est sa manière qui importe ; il est déterminé à ne pas céder, quoi qu’il arrive.
Les inférences de traits supplémentaires sont également fort différentes dans les deux cas. C’est ainsi que 91 % des sujets considèrent la personne chaleureuse comme généreuse, alors que 8 % seulement perçoivent comme tel l’individu froid. La réponse à la première question que se posait Asch – peut-on se former une impression générale à partir de quelques informations ? – est donc positive.
Dans d’autres expériences, Asch va remplacer « froid » et « chaleureux » par « poli » et « bourru ». Cette fois, l’impression que se font les participants de ces personnes n’est pas différente. On peut donc en conclure qu’il y a bien des traits centraux organisant l’ensemble de l’impression et d’autres qui ne le sont pas. Voilà la réponse à la deuxième question. Le problème, c’est que Asch ne nous dit pas comment un trait devient central ; il le constate seulement a posteriori.
Reste la troisième question, celle de la direction. Pour ce faire, Asch distribue à certains sujets une liste avec les informations successives : X est intelligent, travailleur, impulsif, critique, entêté et envieux. À d’autres participants, il donne la même liste, mais dans le sens exactement opposé depuis « envieux » jusqu’à « intelligent ». Chacun des participants doit exprimer son degré de sympathie envers X. Si vous faites l’exercice, il y a beaucoup de chances que, comme les sujets de Asch, vous préfériez le premier personnage au second. En effet le premier est intelligent, mais ne se repose pas sur ses lauriers, il travaille aussi ; c’est quelqu’un de spontané qui sait prendre ses distances ; il a de la suite dans les idées ; oui, il est envieux mais personne n’est parfait ! Dans l’autre cas, vous aurez probablement procédé de façon différente. Sapristi, il est envieux, et obstiné avec cela ; il critique tout et est agressif ; c’est un laborieux ; zut, il est aussi intelligent ; si au moins il avait pu être bête ! En conclusion, les impressions respectent la primauté plutôt que la récence.
L’interprétation de Asch et les leçons qu’il en tirait ne pouvaient que froisser la sensibilité anglo-saxonne, empirique et factuelle. C’est Anderson qui s’est principalement élevé contre Asch. Anderson était un psychologue, non social, mais mathématicien, qui s’intéressait à l’intégration de données positives et négatives. Les traits de personnalité étaient idéaux de ce point de vue puisqu’ils ont tous une certaine valeur, positive ou négative. Voici sa méthode. Anderson faisait d’abord circuler des listes de traits auprès de nombreuses personnes afin d’obtenir des normes de jugement (par exemple « intelligent » vaut 10/10). Ensuite, il présentait à ses participants de nombreuses listes de traits et demandait un jugement d’ensemble de sympathie pour chaque liste. Son but était de voir comment les valeurs des traits se combinaient dans le jugement final. En fait, il s’agissait de suivre des modèles mathématiques linéaires dont les deux plus simples sont le modèle par addition et le modèle par moyenne.
À supposer que l’impression finale doive porter sur une dimension évaluative (« nous aimons ou non »), pour obtenir l’évaluation la plus positive selon le modèle par addition, il suffirait de collectionner le maximum de caractéristiques positives, quelle que soit leur importance. Selon le modèle par moyenne, par contre, l’importance des qualités joue en ce sens que ce n’est pas le simple total des qualités qui détermine l’évaluation finale, mais la moyenne de leurs degrés d’évaluation positive. Pour mieux comprendre la différence, mettons-nous dans la peau d’un jeune couple qui attend un enfant. Pour ces futurs parents, il importe énormément que le bébé soit bien portant physiquement et mentalement ; la beauté, par contre, ne leur semble pas indispensable. Quantifions l’importance de ces trois caractéristiques et notons-les, dans l’ordre : 10, 10 et 5. Et l’enfant paraît ! Une première infirmière vient prévenir les heureux parents que tout est normal sur le plan physique et mental ; elle est suivie d’une collègue qui confirme l’information, mais ajoute : « On a rarement vu un bébé aussi ravissant ; toutes mes collègues sont en admiration et rêvent d’en avoir un jour un pareil ! » Qu’est-ce qui fera le plus plaisir aux parents : les propos de la première infirmière ou ceux de la seconde ? Ridiculement simple, direz-vous : ce sont les paroles de la seconde. La réponse des modèles mathématiques élaborés par les psychologues est toutefois plus compliquée. Certes, le modèle par addition sera d’accord avec vous parce que :
10 + 10 + 5 = 25 > 20 = 10 + 10
mais le modèle par moyenne, lui, vous contredira car :
(10 + 10 + 5) / 3 = 8,3 < 10 = (10 + 10) / 2
Quel que soit le modèle choisi, il ne pourra rendre compte du phénomène de la direction (la troisième question de Asch) puisque, selon Asch, les premières informations ont plus de poids que les dernières, alors que selon le modèle simple de Anderson les informations ont la même importance, quelle que soit leur position. Anderson fut donc obligé de pondérer la valeur de chaque trait en fonction de sa position dans la liste et d’autres facteurs comme le type d’évaluation. Il est clair que « beau » ne prend pas la même valeur selon qu’on évalue un professeur ou un mannequin. Comme pour les traits centraux, on ne pourra calculer ces pondérations qu’a posteriori. Pendant des années, les recherches s’accumuleront sans qu’on ne puisse choisir sur base des résultats, mais seulement sur celle de la préférence.
Nous avouons être biaisés en faveur de Asch plutôt que de Anderson. Celui-ci expliquait l’effet de primauté par la fatigue. En raison de celle-ci, les sujets prêtaient davantage attention aux premières informations. Mais comment expliquer que des sujets universitaires soient fatigués devant sept informations ? Cela pouvait être le cas des participants aux études de Anderson qui, rappelons-le, recevaient énormément de listes. La tâche n’étant pas particulièrement intéressante, on peut imaginer que les sujets ne prêtaient pleine attention qu’au début des listes, mais ce n’était pas le cas dans les expériences de Asch. De plus, les progrès en statistique permirent de répondre à la question des traits centraux, comme nous allons le voir ci-dessous.
En 1968, Rosenberg, Nelson et Vivekananthan donnèrent à leurs sujets une série de traits, y compris ceux de Asch utilisés comme matériel et comme réponse, dont on analysait les associations. La figure 1.1 donne une représentation graphique des résultats. On voit que deux axes rendent compte de l’ensemble. Il s’agit de l’axe « intelligent-bête » et de l’axe « social-asocial ». Des recherches ultérieures montreront que ces deux axes se retrouveront toujours dans les impressions et la perception d’autrui. On s’apercevra aussi que la plupart des adjectifs utilisés comme stimuli dans les premières recherches de Asch (intelligent, travailleur, déterminé, etc.) se situent sur l’axe de l’intelligence et sont relativement extrêmes au niveau de la positivité. La seule information sur la sociabilité est « froid » ou « chaleureux », deux adjectifs extrêmes du point de vue négatif et positif. Les participants inféraient donc que X était une personne soit antipathique, soit sympathique. Lorsqu’ils répondaient au questionnaire d’inférences, ils répondaient en ce sens (8 ou 91 % de générosité). « Bourru » et « poli », quant à eux, tombent au centre de la figure et n’ont donc pas beaucoup de poids. Il suffit de penser à des leviers pour comprendre le raisonnement. En d’autres termes, les traits sont centraux quand ils offrent une nouvelle information. Les « faits » ont donc une place chez Asch quand ils sont originaux et centraux. Avant de quitter la figure 1.1, notons encore que les deux axes ne sont pas complètement indépendants, ce qui serait le cas s’ils étaient perpendiculaires. L’intelligence est légèrement corrélée positivement avec la sociabilité.
Adopter la perspective de Asch a des conséquences importantes dont les profanes ne sont pas nécessairement conscients. Les examiner éclairera aussi nos commentaires évasifs sur ce qu’est et n’est pas un « fait ». N’avez-vous pas l’impression (sans jeu de mots !) qu’adopter une interprétation à la Asch revient à juger les individus en fonction de catégories ou de théories a priori ? On place directement autrui dans une catégorie plutôt que de voir exactement les faits comme dans une approche à la Anderson.
Ne jouons pas à l’ange (au risque de devenir bête) : quand nous lisons le terme « intelligence », nous ne l’appréhendons pas, isolé, dans sa seule signification pure et vierge, mais nous viennent immédiatement en tête aussi d’autres traits en relation avec ce terme. Nous exprimons constamment de telles relations. À partir d’un trait qui nous est donné, nous en inférons facilement un deuxième, un troisième, voire un quatrième. Évoque-t-on la qualité d’un artiste ? On lui associera immédiatement les traits de générosité, d’excentricité et de narcissisme. S’il s’agit d’un chercheur scientifique, il sera a priori intelligent et obsessionnel. On pourrait multiplier les exemples à l’infini. Tout se passe comme si, dans notre tête, nous transportions une matrice de corrélations de traits. Tel trait en appelle tel autre, ces deux premiers un troisième, etc. Ces matrices de corrélation ou de co-occurrence, des portraits-robots en quelque sorte, constituent l’aspect crucial de ce qu’il faut entendre par théories implicites de personnalité (TIP). Ces théories sont dites implicites, ou encore naïves, parce que ceux qui les possèdent n’en sont pas nécessairement conscients et ne savent probablement pas les exprimer de manière formelle. Ce sont les théories, non scientifiquement fondées, auxquelles chacun a recours pour se juger lui-même ou autrui, pour expliquer et prédire son comportement ou celui des autres.
Les professionnels de la relation d’aide, notamment les psychologues, abordent leur profession avec des théories implicites au sujet de l’être humain. Un psychologue en ressources humaines peut voir en l’homme un être intrinsèquement motivé à apprendre et à progresser, ou au contraire un être doté d’une tendance irrépressible à la paresse qu’il va falloir stimuler et surveiller. Le psychologue clinicien est lui aussi influencé par ses propres théories implicites de personnalité. Voici une expérience vécue par le second auteur. Au début de sa carrière de psychothérapeute, NS voyait l’être humain comme globalement bon et raisonnable. Elle avait aussi la croyance qu’entre êtres humains bons et raisonnables, il est, en général, possible de trouver un terrain d’entente et de résoudre les conflits. Ses TIP et sa formation en psychothérapie la rendaient donc « aveugle » aux personnalités manipulatrices. Or, il n’est pas rare de rencontrer en consultation des personnes dont la souffrance a pour origine la personnalité manipulatrice d’un père, d’une mère, d’un conjoint ou d’un collaborateur. Deux patientes confrontées dans leur entourage à des personnalités manipulatrices très marquées lui ont ouvert les yeux et l’ont amenée à se documenter sur la question. Le manipulateur adopte une série de comportements (il culpabilise, il reporte sa responsabilité sur les autres, il critique, il communique de façon floue, il dévalorise, il sème la zizanie, etc.) qui à la longue « rongent » l’énergie de leur proche et amènent chez ce dernier une souffrance intense. Le manipulateur consulte très rarement, contrairement à son (ses) proche(s) que l’on voit régulièrement dans les cabinets de psychothérapeutes. Les problèmes rencontrés par un patient confronté à un manipulateur ne doivent pas être appréhendés comme de « simples » problèmes relationnels. Ainsi, les outils classiques de communication et de résolution de conflits (de type communication assertive ou affirmation de soi) ne fonctionnent pas ou ne suffisent pas avec les manipulateurs. Pour développer une bonne empathie avec la personne qui consulte et pour l’aider de façon efficace, le psychothérapeute doit donc pouvoir repérer l’existence d’un proche manipulateur dans l’entourage du patient, sans pour autant avoir l’œil suraiguisé, et voir des manipulateurs là où il n’y en a pas…1
D’après ce qui précède, on comprendra aisément, nous l’espérons, pourquoi les théories implicites ne constituent qu’un exemple de processus général d’étiquetage. De même que, face à un oiseau, nous ne nous attendrons pas à ce qu’il marche à quatre pattes, mais bien qu’il ait des ailes et des plumes, et qu’il sache voler et chanter (relations entre traits), nous avons fabriqué des armoires avec des « tiroirs » pour les êtres humains : tous tombent, par exemple, dans le tiroir « doués de raison », et si une personne déterminée se classe dans le tiroir « générosité », nous saurons immédiatement qu’elle est également « chaleureuse » et « sympathique », du fait des caractéristiques de son étiquetage d’appartenance.
Pour interagir de façon continue, compétente et efficace, nous devons percevoir notre environnement et les personnes que nous côtoyons, ou dont nous entendons parler, comme une structure simple, dotée de stabilité et de significations. Nous devons simplifier les informations disponibles et avoir des a priori de jugements et d’actions. Lorsque nous rencontrons, au cours d’une soirée, quelqu’un dont nous ne savons pas beaucoup plus que le fait qu’il enseigne le français et l’histoire, il vaudra sans doute mieux l’entretenir de cinéma et d’arts plastiques – même au risque de nous tromper –, plutôt que de conquêtes spatiales et de sports mécaniques. De même, si nous rencontrons une personne avec une position très importante dans une firme multinationale et que nous ne voulons pas la contrarier, il sera plus sage de ne pas trop dévoiler nos opinions socialisantes.
En d’autres termes, pour interagir sans trop d’hésitations avec autrui, il est indispensable que nous possédions une représentation mentale générale de ce qu’est cet autrui et de son mode de fonctionnement. Dans la vie quotidienne, nous ne pouvons pas nous permettre d’être des investigateurs sceptiques, nuancés, obsessifs, testant chaque hypothèse possible quant au comportement de notre interlocuteur ; nous devons agir rapidement, en fonction d’idées préconçues, sans quoi il y a beaucoup à parier que nous n’aurons même plus d’interlocuteur !
Ces simplifications, ces a priori, nous les apprenons par expérience – directe ou indirecte. Chaque fois que j’ai rencontré un P.-D.G., j’ai pu constater qu’il était politiquement conservateur, ou bien mes parents m’ont appris que devant un P.-D.G. il ne fallait pas prôner l’égalité des salaires ; très obéissant, je ne l’ai jamais fait, et comme cela n’a jamais donné lieu à des catastrophes, je suis maintenant certain que mes parents avaient raison. Mes parents m’avaient également appris que la réussite scolaire était proportionnelle à l’effort consenti ; il m’est arrivé de ne pas suivre leur conseil… et de me retrouver penaud : là encore, j’ai conclu qu’ils avaient raison.
Nos théories implicites nous sont également transmises par la culture. Les histoires et dessins animés pour enfants mettent en scène et en même temps façonnent nos théories implicites. Blanche-Neige, Cendrillon ou la Belle au bois dormant sont de douces et belles jeunes filles, mais elles se montrent passives et peu débrouillardes, attendant l’intervention d’un beau et fort prince charmant pour les tirer des situations dans lesquelles elles sont empêtrées. Mais les temps changent… On a pu voir apparaître dans certains dessins animés plus récents une évolution dans la personnalité des héroïnes qu’ils mettent en scène. Ainsi Fiona (la femme de l’ogre Shrek) et Raiponce (dernière héroïne en date des studios Disney) savent se défendre et affronter le monde extérieur sans faire reposer complètement leur sort sur leur compagnon. Les contes de fées et beaucoup de films de cinéma anciens et actuels nous montrent également que les gentils sont beaux et que les méchants sont laids. La croyance très répandue d’un lien entre beauté et bonté n’est pas sans conséquences… Des études montrent que des accusés au physique avenant sont condamnés en moyenne à de moins lourdes peines que des accusés au physique ingrat (Stewart, 1985).
Les théories implicites dépendent donc de l’expérience que l’on a vécue soi-même ou que l’on a héritée des autres, ainsi que des messages véhiculés dans la culture. Elles sont également fonction des motivations au moment où on les formule, motivations qui peuvent sélectionner, biaiser certaines informations aux dépens d’autres. Un homme qui fait connaissance avec une femme ne la percevra pas et ne se comportera pas avec elle de façon identique selon qu’il cherche une nouvelle collaboratrice ou une nouvelle relation sentimentale.
Enfin, et surtout peut-être, nos théories implicites seraient déterminées par notre fonctionnement cognitif. À un moment donné, il est probable que certaines idées sont plus accessibles que d’autres ; ou encore, elles sont plus saillantes ou plus représentatives. Nous les aurons donc mieux à l’esprit et nous pourrons plus facilement les faire fonctionner.
Il est très probable qu’un boucher ne partage pas la même conception de la nature humaine qu’un inspecteur des Eaux et Forêts ; il en va de même aussi sans doute pour un médecin généraliste et pour un dermatologue. Pourquoi ne serait-ce pas le cas également du psychologue qui travaille habituellement dans un cadre très spécifique ? Il reçoit des clients qui viennent le consulter pour des problèmes dont ils ne situent pas toujours clairement l’origine, mais qui ont généralement trait à leur personne, c’est-à-dire leurs relations avec autrui, leurs études, leur santé mentale, etc. Il rencontre ces personnes dans un lieu fixe, toujours le même ; il utilise des techniques d’entretien qui varient peu. S’il fait passer des tests, ceux-ci sont introduits par des instructions standardisées. Notez que nous n’avons rien contre la standardisation, mais tout cela s’inscrit dans une dualité de rôles inamovibles (psychologue/patient). L’uniformité de l’environnement et du contexte de travail du psychologue a une influence sur les observations qu’il fait et les conclusions qu’il en tire. Un psychologue qui travaillerait comme un assistant social, qui recevrait dans son bureau mais irait également rencontrer la famille, qui discuterait avec les collègues et le supérieur de son client, etc., recueillerait des informations différentes et se ferait une image différente de son patient2. Le psychologue dans son cabinet risque donc de beaucoup prendre en compte la personnalité du patient et de sous-estimer les facteurs situationnels (phénomène généralement appelé « erreur fondamentale » qui sera développé dans le chapitre 3). L’impression que se fait ce psychologue est-elle pour autant erronée ? Pas nécessairement… mais prudence malgré tout.
Recours inadéquats aux théories implicites ou erreurs de théories
L’étude la plus spectaculaire pour notre propos et, sans doute, la plus controversée, est celle de David Rosenhan (1973 ; pour une discussion générale en français voir Chilland, 1995). Ce chercheur s’est présenté dans différents hôpitaux psychiatriques et a demandé d’y être admis parce que, disait-il, depuis plusieurs semaines il entendait des voix qui lui parlaient de « vide », de « creux »… Plusieurs de ses amis firent la même chose. Au total, douze admissions, dans douze hôpitaux différents, furent demandées. Toutes furent acceptées, onze avec le diagnostic de schizophrénie et une avec l’étiquette de psychose maniaco-dépressive. Dès qu’ils furent admis dans l’institution, Rosenhan et ses collaborateurs se comportèrent « normalement » dans la mesure où, d’une part, ils insistèrent sur le fait qu’ils n’entendaient plus de voix et qu’ils désiraient quitter l’établissement et que, d’autre part, ils se conduisaient comme n’importe quel citoyen soucieux des règles en usage dans un cadre déterminé. La seule conduite inhabituelle qu’ils gardèrent était de prendre des notes relatives aux comportements observés des soignants.
Les séjours dans les hôpitaux psychiatriques varièrent suivant les « cas » : en fait, ils s’étalèrent de 7 à 52 jours avec une moyenne de 19. Tous sortaient avec la fiche : schizophrénie (dans onze cas) ou psychose maniaco-dépressive (un cas) en rémission. En d’autres termes, tous avaient reçu un diagnostic personnel, un stigma, sur base de symptômes incongrus, et ce diagnostic a été maintenu en dépit de l’évidence contraire.