Ce livre est dédié à Muriel
qui me l’a demandé avec persévérance,
à Christine, Guillaume et Xavier
qui m’ont encouragé à poursuivre ce récit
et à Émilie qui m’a pris par la main
pour corriger mes maladresses.
« La joie n’est pas une simple question de tempérament
lorsqu’il s’agit de servir Dieu et les hommes ;
elle demande toujours un effort. »
« Même si nous n’avons pas grand-chose à donner, nous
pouvons toujours donner la joie d’un cœur amoureux de Dieu.
Partout dans le monde les gens sont affamés et assoiffés
de l’amour de Dieu. Nous répondons à cette faim
lorsque nous semons la joie. »
Sainte Mère Teresa de Calcutta (1910-1997), Greater Love
DR : Thomas More, Dialogue du Réconfort dans les tribulations
EH : Les Écrits d’Etty Hillesum. Journaux et lettres (1941-1943)
Enf : Thomas More, Mise en garde avant l’enfer
EP : Thomas More, Écrits de prison
TC : Thomas More, La Tristesse du Christ
TCo : Thomas More, Traité sur la Sainte Communion
Ut : Thomas More, Utopie
Début du Journal d’Etty Hillesum en mars 1941 : Moment pénible,… vaincre mes réticences et livrer le fond de mon cœur à un candide morceau de papier réglé (EH, p. 34).
C’est le même état d’esprit qui m’habite au début de ce trilogue avec deux riches et fortes personnalités, Thomas More et Etty Hillesum, qui ont connu une fin tragique à quatre cents ans d’intervalle. C’est aussi au début du journal d’Etty que se trouve cette citation d’Alfred Adler : Toute personne qui entreprend un travail d’importance doit s’oublier elle-même (EH, p. 43). C’est avec ce double éclairage qu’il faut se jeter à l’eau.
Pourquoi ce titre Passeur de joie ? Pourquoi cette joie m’habite-t-elle chaque jour un peu plus au crépuscule de mon existence, attendant, dans la paix intérieure, d’accueillir l’aube prochaine de ma nouvelle naissance ?
Je devrais être mélancolique puisque je vieillis seul depuis que j’ai trouvé avec effroi dans notre cuisine, un matin d’octobre 2012, mon épouse Céliane décédée brusquement. Découvrir le corps sans vie de la femme que l’on aime depuis un demi-siècle m’a fait hurler de douleur. Et pourtant moins de trois heures après, au cœur de ma peine, j’ai remercié Dieu pour cette vie reçue et partagée.
D’autres êtres qui me sont très chers sont morts. J’ai vécu des épreuves lourdes, physiquement, psychologiquement et affectivement.
Et pourtant, je me sens de plus en plus porteur-passeur-semeur de joie dans une société blasée, sceptique, égoïste, avide de richesses matérielles. Quel est ce cheminement qui m’a fait accepter, après m’être débattu plusieurs mois, la demande de mon éditeur : parler de ce qui me tient à cœur ?
Voici les trois flashs qui m’ont finalement décidé : Quel cadeau n’ai-je pas reçu de ce prêtre inconnu auquel je me confessais à Saint-Pierre de Rome en février 2016, Année de la miséricorde, et qui, au lieu de s’appesantir sur mes fautes, me déclare : « Je crois que vous avez la vocation de donner le goût de la vie. » Comment avait-il pu saisir ainsi chez moi, un inconnu, le fond de ce qui me fait vivre ? Cette phrase fait jaillir en ma mémoire ce que m’avait dit Céliane, et ce pour la première fois de notre vie de couple, quatre jours avant sa mort que rien ne laissait prévoir, ces quelques mots si simples et si puissants : « Tu m’as appris à aimer la vie. » Le catapultage de ces deux propos me laisse sans voix, mais non sans une émotion intense et un fort bouleversement intérieur, juste à côté du tombeau de saint Pierre, où je me trouvais alors. Troisième flash, deux mois plus tard : avril 2016. Intervention chirurgicale qui me laisse au repos complet durant six semaines. Et dans mon cœur émerge le sentiment que je n’ai pas le droit de garder ce don que Dieu a mis en moi, aimer donner la joie de la Vie. La demande de mon éditeur me revient. Et le titre du livre devient évident.
Ma vie d’homme fut et reste le témoin de la présence aimante et attentive du Dieu que j’ai reconnu un jour de printemps de 1963 dans un monastère bénédictin. Et, dans ma relecture de vie, je vois les traces de cette présence bien avant.
De manière sans doute choquante, pour parler de joie, je me sens obligé de commencer en évoquant la plus grande souffrance de ma vie : le suicide, voici vingt ans, d’un jeune homme qui m’était très proche, laissant seuls une jeune femme de 30 ans et deux petits enfants de 7 et 4 ans. Les motifs de ce suicide que personne n’avait vu venir, malgré un appel non compris de sa sœur aînée vingt-cinq ans auparavant, éclateront quelques semaines plus tard : l’agression incestueuse subie dans son enfance. Désarroi total, colère envers l’agresseur, révolte, impuissance.
Or, avec mon épouse, nous devions participer peu de temps après à un pèlerinage d’action de grâce à Medjugorje – lieu que j’allais découvrir – pour la guérison miraculeuse d’A., la nièce de l’un de mes amis les plus chers. Totalement abattue par ce drame, Céliane refuse ce déplacement et je pars seul pour tenter de me ressourcer avec A. et sa famille. Si la tentation diabolique du suicide ne m’atteignait pas, je savais que la grande sensibilité de mon épouse la fragilisait particulièrement, elle qui avait mis tant d’années à découvrir que la vie avait un sens et pouvait valoir la peine de la vivre. Et pourtant je me sentais intérieurement poussé, pour ne pas dire forcé de partir et ce, pour plusieurs jours.
Ce voyage, marqué par trois étapes, se doublera, pour moi, d’un cheminement intérieur.
Dès le premier soir, dans l’église de Medjugorje, j’entends une conférence par une Yougoslave convertie qui explique que Dieu est tellement Amour qu’il peut tout nous pardonner, comme elle l’a été, elle qui avait tué ses enfants. Résonance tragique dans mon cœur, puisqu’elle me parlait à travers son témoignage de celui qui avait tué son fils par son agression pédophile. Je vais la voir et nous pleurons longuement dans les bras l’un de l’autre lorsqu’elle me raconte ses avortements successifs.
Cependant, les jours suivants mon cœur restait en miettes. La veille de mon retour, je pars marcher dans la campagne et arrive dans une chapelle isolée dédiée à la Vierge avec une inscription en plusieurs langues destinée à… TOUS ceux qui vivent une situation désespérée et qui ne savent plus que faire. Vous pouvez tout confier à la Vierge si vous n’êtes pas capable de vivre votre souffrance.
J’écris alors longuement, pendant plus d’une heure, dans le grand livre mis à disposition de celles et ceux qui entraient dans cette chapelle. Je crie, dans les larmes, toute ma douleur et ma souffrance à la Vierge, lui jetant à la figure tout ce que je vivais et qui me dépassait complètement, exigeant de Marie qu’elle prenne tout en charge. Très vite, j’ai pu expérimenter avec une immense gratitude la manière dont Dieu venait me prendre dans ses bras. Quant à la Vierge Marie, elle me parlait de tendresse et de confiance, mots qui avaient disparu de mon esprit.
C’est alors que l’expérience de ma totale impuissance me fit comprendre la toute-puissance d’amour de Dieu et la tendresse infinie de la mère de son Fils. Se sentir entendu, compris et aimé au temps de l’épreuve fut le début du chemin qui me permit de retrouver la paix intérieure, sans laquelle le retour de la joie eût été impossible.
Me viennent en ce moment en mémoire les textes de mes deux amis, Etty Hillesum :
Les menaces extérieures s’aggravent sans cesse, la terreur s’accroît de jour en jour. J’élève la prière autour de moi comme un mur protecteur plein d’ombre propice, je me retire dans la prière comme dans la cellule d’un couvent et j’en ressors plus concentrée, plus forte, plus « ramassée » (EH, p. 510).
et Thomas More :
Nous pouvons prier hardiment pour le salut de notre âme… Quant aux tribulations, nous n’avons jamais le droit d’en faire l’objet d’une prière précise sans exprimer ou sous-entendre la condition suivante, à savoir que si Dieu juge le contraire meilleur pour nous, nous nous en remettons pleinement à sa volonté (DR, p. 71).
Ces deux citations font partie de celles qui m’ont permis de tenir physiquement et psychologiquement dans des jours de détresse morale et affective. En effet, mon secours fut, est et sera toujours, je l’espère, ma prière d’abandon confiant à la volonté de Dieu qui, comme le dit More, voit mieux ce qu’il y a de meilleur pour nous que nous ne saurions le voir nous-mêmes.
Pourquoi parler de ces deux personnalités, amoureuses de la vie et des hommes, quelles qu’aient été leurs tribulations, endurées jusqu’à leur mort violente, brûlée à Auschwitz en 1943 pour la première, décapitée à Londres en 1535 pour le second ?
Etty, je l’ai connue peu avant mes 60 ans et Thomas est devenu mon compagnon le plus intime à partir de mes 45 ans. L’une et l’autre ont vécu à des périodes de grande violence où leur fine intelligence, leur humour, leur sagesse, leur amour des hommes et même de leurs ennemis, leur confiance en la vie et en Dieu ont profondément imprégné ma vie d’homme. Les problèmes auxquels ils ont été confrontés et leurs réponses sont de l’ordre de l’universel.
L’une et l’autre, chacun à sa manière, m’ont en effet aidé à me construire dans ma vie personnelle, professionnelle et spirituelle.
Juillet 1986 : pèlerinage exceptionnel avec mon épouse Céliane en Israël (un mois, souvent à pied, nuits à la belle étoile, malgré la première intifada et avec un groupe improbable de pèlerins de tous âges, milieux sociaux, nationalités et attentes). Pied cassé au bout d’une semaine sur le site de Qumrân ! Souffrance et fatigue, mais aussi riches temps de méditation lorsqu’il ne m’était pas possible de suivre le groupe, comme cette journée solitaire sur le bord du lac de Tibériade où les paroles des évangiles avaient un écho si particulier dans mon cœur, et puis terrible déception à Jérusalem.
Choc à la basilique du Saint-Sépulcre ! Au pied de la Croix où le Christ a donné sa vie pour nous donner la vie, je suis dérouté, bousculé et attristé par les différends quasi permanents entre les différentes Églises chrétiennes qui se partagent l’édifice1. Ces disputes me blessent comme contre-témoignage scandaleux du christianisme envers Celui qui proclame sans fin : La paix soit avec vous ! Or, je n’avais jamais réfléchi vraiment aux raisons de ces divisions, souvent meurtrières au cours des siècles, de ceux qui se disent chrétiens. Érasme, lui aussi scandalisé, n’écrit-il pas aux rois dits très chrétiens, Charles Quint, François Ier et Henry VIII, que les Turcs étaient plus chrétiens qu’eux car au moins ils ne se battent pas entre eux. Je me suis donc renseigné afin de comprendre le pourquoi de ces ruptures, d’abord le schisme orthodoxe de 1054, puis au XVIe siècle la Réforme. J’ai vite compris les causes de la légitime protestation du moine Luther, témoin affligé des dérives de l’Église de cette époque : trafic des indulgences, népotisme du haut clergé, volonté de pouvoir temporel et de richesse des papes et des cardinaux, sans omettre la violence de l’Inquisition et l’expulsion des juifs d’Espagne par Isabelle dite la Catholique. En même temps que Luther, je découvre la figure du prince des humanistes, Érasme, qui me fascine, ainsi que son époque dont la similitude avec la nôtre me semble étonnante. Et puis, peu de temps après, je lis dans la correspondance d’Érasme que l’un de ses amis les plus intimes, voire le plus intime, est un certain Thomas More.
Ce nom m’était quasiment inconnu. Je veux alors comprendre pourquoi le génial Érasme avait noué des liens d’amitié si forts avec cet homme. Et là, à l’instar d’Obélix, je suis tombé dans la potion magique Thomas More. Mais qu’est-ce qui a pu me séduire chez cet Anglais qui vécut à la charnière du Moyen Âge et de la Renaissance ? Son amour des hommes et de Dieu, sa cohérence de vie entre ce qu’il croit, pense, dit et fait, la primauté de sa conscience, son art du discernement lié à sa vie de prière, sans oublier son humour ; vous verrez sa trace indélébile dans nombre d’événements de ma vie.
Quant au cadeau de ma rencontre avec Etty, il se concrétisa après avoir lu une belle critique théâtrale sur une pièce jouée dans un café-théâtre par l’actrice Isabelle Coulombe et inspirée par le Journal d’une vie bouleversée rédigé par une inconnue totale pour moi, Etty Hillesum.
Nous réservons des places avec mon épouse par curiosité. Nous entrons dans une petite salle où nous étions seuls. Après une vaine attente d’une bonne vingtaine de minutes, je vais voir ce qui se passe ; on me répond que l’actrice va interpréter cette pièce pour nous seuls car il n’y a pas d’autres spectateurs. Curieuse impression, certes, mais impression magique avec une émotion forte car nous avons la sensation que cette Etty nous avait écrit et nous parlait comme à des amis proches en nous livrant son intimité psychologique, physique et spirituelle la plus profonde. Profondément émus, nous proposons de prendre un verre à l’actrice qui était si bien entrée dans la peau de cette jeune juive hollandaise à la sexualité débridée, la vitalité incroyable, son amour fou de la vie et de l’humanité, malgré des coups de creux extrêmes, et son bouleversant cheminement vers Dieu, puis avec Dieu.
Et ce même soir je lui propose de venir présenter Etty chez moi. Le cadeau que nous avions reçu, j’ai eu le désir de l’offrir à mes amis et à mes proches pour qu’ils découvrent à leur tour cette femme étonnante et si attachante quelques mois plus tard, à l’occasion de mon soixantième anniversaire.
Depuis lors, Thomas comme Etty font partie de ma vie.
(1) Pour les lecteurs qui ne connaissent pas cette église, je précise que la basilique est partagée entre plusieurs Églises. Trois y résident : les grecs orthodoxes, qui occupent la plus grande partie de l’édifice, les latins, représentés par les Franciscains, et les arméniens. Les grecs assurent l’entretien du tombeau proprement dit. Les Franciscains gardent dans leur monastère l’épée de Godefroi de Bouillon. D’autres Églises y ont des droits, des chapelles : coptes, syriaques et éthiopiens orthodoxes, dont le monastère est installé sur le toit de l’église. Le voisinage entre ces Églises est complexe. Il est toujours régi aujourd’hui par un statu quo datant de 1852, décidé sous l’Empire ottoman, qui établit dans le détail les horaires des cérémonies, l’emplacement des lampes et la responsabilité de chaque partie de l’édifice. Les clefs des portes et leur ouverture ont été confiées depuis Saladin à deux familles musulmanes. Mais la cohabitation entre les différents occupants du Saint-Sépulcre reste tendue. Leurs rivalités, pour d’obscures querelles de préséance, affaires de portes restées ouvertes ou d’horaires de cérémonies, déclenchent parfois des bagarres entre moines et prêtres à coups de candélabres et d’encensoirs. La police israélienne intervient de temps à autre pour séparer les participants.
J’ai 7 ans. Cet âge fut, à mon époque ancienne, celui où l’on se préparait à recevoir le Corps du Christ pour la première fois. Une merveilleuse toute petite chapelle des religieuses du Cénacle à Amiens. J’étais seul avec mes parents, le prêtre et les religieuses. J’étais seul à recevoir cette hostie dont je rêvais pendant les semaines de préparation. Et le miracle eut lieu, j’ai su que Dieu était en moi.
Et le miracle se démultiplie car Dieu exauce ma prière d’enfant. Comment et pourquoi ? J’avais entendu quelques mois auparavant des amis de mes parents fort attristés de ne pas avoir d’enfants ; la femme était, paraît-il, trop vieille. Dans mon cœur d’enfant qui était sûr que l’on peut tout demander à Dieu, je me suis dit que j’allais prier pendant une neuvaine de neuf semaines pour qu’elle ait un enfant. Le soir de ma communion, mes parents parlent entre eux et je les entends dire que cette amie attendait un bébé. Je leur avoue alors, car je ne leur en avais jamais parlé, que j’avais prié chaque jour le Bon Dieu. J’étais bien sûr content mais pas vraiment surpris, car dans mon cœur d’enfant cela allait de soi que le Bon Dieu pouvait donner un enfant à cette femme, mais je me souviens que pour mes parents et leurs amis, ce fut un peu plus qu’une surprise.
Jusqu’à mon adolescence, je suis le mouvement de parents chrétiens, mais je décroche fortement pendant quelques années jusqu’à un événement vécu pendant ma vie universitaire. Cet événement fut cependant précédé d’une expérience assez bouleversante. J’avais 17 ans lorsque j’accompagne mes parents à la messe dominicale dans une petite église de village, dont le curé, personnalité forte, aux riches homélies, menait une vie « complexe » avec celle que l’on appelait « la servante du curé ». Nous étions en 1958, donc bien avant Vatican II et le prêtre célébrait en latin, toujours dos au peuple. Juste après l’élévation, le prêtre s’appuie sur l’autel et cesse de parler. Grand silence dans l’assemblée qui, à cette époque, avait une vision tellement sacrale du prêtre, de l’autel et des objets du culte, que les fidèles sont comme paralysés sur place. Je me lève spontanément et vais rejoindre le prêtre qui m’explique qu’il se sent mal mais que la messe ne peut être interrompue. Je lui apporte un siège et lui dis de s’asseoir, mais comme il n’avait pas la force de dire les textes – et le micro n’existait pas –, je prends sur moi de lire les textes du canon, sauf celui de la consécration qu’il dit à voix basse, puis les suivants. Il veut alors communier car il lui était impossible d’abandonner le pain et le vin consacrés, et c’est moi qui lui donne la communion dans un silence de plus en plus impressionnant car je sentais que les fidèles considéraient que j’étais quasiment sacrilège, d’autant plus que c’est moi qui achève de consommer la grande hostie consacrée. La messe s’achève au moment où arrivent ambulance et médecin, mais avant d’être emmené, ce saint prêtre, malgré sa vie privée peu conforme à son vœu de célibat, me fait comprendre que je dois retourner sa chaise pour qu’il puisse bénir l’assemblée avant de se faire soigner et rejoindre la maison de Celui qu’il servait avec tout son amour, avec ses propres fragilités.
Je reste profondément marqué par cet événement et ce, pour deux raisons : d’abord et avant tout la prise de conscience qu’un prêtre, face au pain et au vin devenus Corps et Sang du Christ, était prêt à mourir plutôt que de risquer la profanation des Espèces saintes. Et puis mes parents qui ont pensé et espéré que je deviendrais prêtre.
Mais les sollicitations du Quartier latin avec toutes ses jolies étudiantes ne me firent donner aucune suite à l’ambition de mes parents…
Ma non-assiduité aux cours de la Faculté ne me faisait guère progresser dans les études ; j’étais beaucoup plus motivé par les rencontres les plus frivoles du monde étudiant. Et, bien évidemment, mon rapport avec Dieu était inexistant, car cela me paraissait sans aucun intérêt.
Le temps que je consacrais à participer intensément aux récréations du Quartier latin, voire à les organiser, m’en laissait peu pour suivre les cours de la fac de droit, et encore moins pour les étudier. Je ne connaissais pas encore ce propos de Thomas More : Le repos et la récréation sont nécessaires, il ne faut pas en faire le fond du festin2.
Et puis voilà qu’un de mes bons copains de la fac me dit un jour : « Les examens sont dans un mois ; on va encore se faire taper car on n’a rien fichu ; il faut qu’on parte dans un coin tranquille où l’on va bosser pendant trois semaines. » Je ne peux que souscrire à cette idée et lui demande où l’on pourrait aller. Il me répond : « J’ai la possibilité d’être vraiment tranquille en allant dans un monastère. » Étonnement de ma part car je ne me voyais pas du tout aller prier et m’enfermer dans un monastère, lieu aux antipodes de mon état d’esprit et de mes goûts de l’époque, mais il me rassure en m’expliquant que l’un de ses frères est moine bénédictin dans cette abbaye et qu’on nous laissera tranquilles pour réviser nos examens.
Nous partons quelques jours après avec nos livres et cours, pas vraiment abîmés par notre labeur d’étudiant ! Arrivé sur place, j’ai un choc fort – l’un de mes très bons jeunes amis appelle cela un moment-source de la vie – en découvrant que ces moines étaient des gens normaux, et pour beaucoup d’entre eux d’une intelligence et d’un niveau d’études très supérieurs à la moyenne. Mais alors que faisaient-ils dans cette galère ? Car, croyez-moi, la vie monastique, ce n’est pas l’abbaye de Thélème du moine Rabelais et les satisfactions matérielles ou de la chair ne sont pas surabondantes. Et pourtant, ils avaient l’air heureux et même heureux non pas en surface mais en profondeur. Comment expliquer ce mystère ?
Ce mystère est simple à énoncer : ces hommes de toutes conditions, de toutes origines et de toutes races avaient rencontré une personne qui donnait sens à toute leur vie : Dieu. Oui, un Dieu personne vivante, aimante et aimée. Pour moi qui avais tendance à penser que la religion était bien adaptée pour des personnes âgées mais pas pour des personnes en pleine activité, c’est un choc et une interrogation !
Ces hommes qui avaient, avant leur entrée au monastère, commencé leur vie par des études d’ingénieur, de médecine, exercé des métiers de marins ou tout autre métier ou étude avaient TOUT lâché pour une vie de prière et d’adoration. M’ont alors sauté aux yeux la faiblesse et l’étroitesse de mon mode de vie de cette époque. Bien sûr, j’ai raté mes examens car cela aurait été un miracle honteux mais j’avais une nouvelle fois été mis en présence de l’action de Dieu sur des hommes. Et depuis lors, ce Dieu ne m’a jamais abandonné, en particulier dans les temps d’épreuves à venir, même si je me rends compte, en particulier dans cette relecture de vie, que je L’ai trop souvent oublié.