passer quinze jours en compagnie d’un maître spirituel à la manière de ces temps de retraite qui ouvrent une brèche dans notre univers quotidien.
un rappel biographique en début de volume
un itinéraire balisé en introduction
une entrée dans la prière répartie sur les quinze chapitres de l’ouvrage
pour aller plus loin, une bibliographie expliquée.
un ressourcement qui va à l’essentiel pour des chrétiens actifs
une information donnée de l’intérieur pour un public plus large.
Les textes de Christian de Chergé reproduits ici sont copyright Association des Écrits des Sept de l’Atlas, Aiguebelle, 26230 Montjoyer sauf ceux déjà publiés dans L’invincible espérance et dans Sept vies pour Dieu et l’Algérie, qui sont copyright Bayard Éditions/Centurion. Nous remercions l’Association et la maison d’édition pour leur aimable autorisation.
Je dédie ce petit livre à la communauté cistercienne Notre-Dame de l’Atlas qui, de Tibhirine à Midelt, au Maroc, offre une présence monastique en terre d’islam.
IE : L’invincible espérance
7V : Sept vies pour Dieu et l’Algérie
EM : « L’échelle mystique du dialogue »
CH : Chapitre
H : Homélie (inédit)
T : Réponse à la revue Tychique (inédit)
MCR : texte cité par Marie-Christine Ray
Ribât : référence à la circulaire entre les membres du Ribât, textes inédits
Ce texte est le testament de Christian de Chergé. Sa rédaction fut commencée le 1er décembre 1993 et achevée le 1er janvier 1994. Christian en avait confié la garde à son frère Gérard, son filleul. Au moment de la mort des frères, après quelques jours de réflexion, la famille décida de le porter à la connaissance du grand public. Il fut publié dans les journaux français et algériens. Ce texte, extrêmement émouvant, est, dans sa simplicité apparente, d’une très grande profondeur théologique et spirituelle (IE 221).
S’il m’arrivait un jour – et ce pourrait être aujourd’hui – d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant tous les étrangers vivant en Algérie, j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille se souviennent que ma vie était donnée à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal. Qu’ils prient pour moi : comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ? Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus. En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance. J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout cœur à celui qui m’aurait atteint. Je ne saurais souhaiter une telle mort ; il me paraît important de le professer. Je ne vois pas en effet comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.
C’est trop cher payé ce que l’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement. Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain islamisme. Il est trop facile de se donner bonne conscience en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes. L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme. Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu, y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église, précisément en Algérie, et, déjà, dans le respect des croyants musulmans. Ma mort évidemment paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste : « Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! » Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec lui ses enfants de l’Islam tels qu’il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences. Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur, je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette joie-là, envers et malgré tout.
Dans ce merci où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’auras pas su ce que tu faisais. Oui, pour toi aussi je le veux, ce merci, et cet « à-dieu » en-visagé de toi. Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. Amen ! Incha Allah.
Le 27 mars 1996, le monde apprend l’enlèvement de sept moines du monastère cistercien Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine, dans l’Atlas algérien. Deux mois plus tard, la nouvelle de leur exécution frappe de stupeur tous ceux qui n’ont cessé d’espérer en leur libération. Les frères ont été exécutés le 21 mai par les terroristes et sont officiellement considérés comme les victimes d’une branche armée du GIA. Christian de Chergé est le prieur de cette communauté depuis 1984. Il est âgé de 59 ans.
Très tôt, il a entendu l’appel à devenir prêtre. Sa vocation a grandi et mûri dans une famille chrétienne, auprès d’une mère profondément croyante qu’il désigne, dans son testament, comme sa « toute première Église ». Son père, Guy de Chergé, polytechnicien, est général de l’armée française. Christian est le second d’une famille de huit enfants. En octobre 1942, son père est affecté à Alger à la tête d’une unité d’artillerie. La famille reste en Algérie jusqu’à la libération et Christian, très jeune enfant, découvre pour la première fois ce pays. Il apprend de sa mère le respect dû aux croyants musulmans. Il se souvient, bien des années après, qu’étonné et interrogatif devant des musulmans en prière, sa mère lui a simplement dit : « Ils font leur prière. Il ne faut pas se moquer d’eux. Eux aussi adorent Dieu. » Il commentera l’épisode bien plus tard : « J’ai toujours su que le Dieu de l’Islam et le Dieu de Jésus-Christ ne font pas nombre » (T).
Christian fait ses études à Paris, au collège Sainte-Marie, rue de Monceau, tenu par les pères marianistes. Il y laisse le souvenir d’un garçon réservé, un brin timide, délicat et heureux, très bon élève. Il noue là quelques solides amitiés en particulier avec Vincent Deprez qui deviendra moine bénédictin au monastère de Ligugé et avec lequel il entretiendra une correspondance suivie. Christian sera louveteau, scout puis routier dans la troupe du collège.
Son père le verrait bien polytechnicien mais Christian projette d’entrer au séminaire. Pour satisfaire à la demande de son père, il s’inscrit en faculté des lettres à la Sorbonne mais un an plus tard, en octobre 1956, il entre au séminaire des Carmes, séminaire de l’Institut Catholique de Paris. Son temps de séminaire correspond aux années préparatoires du concile Vatican II et il sera ordonné pendant le concile.
Christian appartient à la génération qui a fait la guerre d’Algérie. Il y part comme officier des Sections Administratives Spécialisées, chargées de remédier, tardivement, aux problèmes des populations dans le Djebel, au Nord de Tiaret. Il y reste 18 mois, de juillet 1959 à janvier 1961. Sa vie sera définitivement marquée par la rencontre de Mohammed, le garde champêtre, un père de famille, plus âgé que lui, un homme simple et un musulman très croyant. Ils se lient d’une profonde amitié. Christian s’exprimera beaucoup plus tard à son sujet et gardera secret jusqu’à sa profession monastique ce qui fut l’événement fondateur de sa vocation monastique en terre d’Algérie. Lors d’un accrochage, Mohammed a protégé Christian. Le lendemain, il est retrouvé assassiné au bord de son puits. Christian laisse cet événement douloureux résonner profondément en lui. « Dans le sang de cet ami, j’ai su que mon appel à suivre le Christ devrait trouver à se vivre, tôt ou tard, dans le pays même où m’avait été donné le gage de l’amour le plus grand… J’ai su, du même coup, que cette consécration devait se couler dans une prière en commun pour être vraiment témoignage d’Église et signe de la communion des saints » (T). Une parole de Mohammed aura beaucoup d’impact sur Christian. Il savait Mohammed menacé et il lui avait dit qu’il prierait pour lui. « Je sais que tu prieras pour moi, lui avait dit Mohammed, mais vois… Les chrétiens ne savent pas prier… » Christian deviendra par sa vocation monastique en Algérie « priant parmi d’autres priants ».
La guerre d’Algérie a profondément marqué les hommes de cette génération. Elle interroge beaucoup Christian sur l’Islam, les droits des musulmans, le sens de l’obéissance. Dans cette expérience, il acquiert beaucoup de liberté personnelle.
Au cours de ce séjour en Algérie, en 1960, il rencontre pour la première fois le cardinal Duval. Les deux hommes sont appelés à se revoir… Qui aurait pu imaginer que leurs obsèques seraient célébrées ensemble à Notre-Dame d’Afrique ? Christian est impressionné, dès la première rencontre, par le sens évangélique de ce Savoyard courageux.
De retour au séminaire des Carmes, une question l’habite. Il désire retourner en Algérie et y vivre une vie de prière. Il commence à apprendre l’arabe. Il participe pendant deux étés aux rencontres de Toumliline, monastère bénédictin, dans l’Atlas marocain.
Christian est ordonné prêtre dans l’Église Saint-Sulpice le 21 mars 1964. Sa vocation monastique en Algérie lui semble assurée mais l’archevêque de Paris, Mgr Veuillot, lui demande de rester cinq ans au service du diocèse de Paris. À la demande de Mgr Charles, qui avait remarqué ses qualités de cérémoniaire, il est envoyé comme chapelain au Sacré-Cœur de Montmartre ! Il confie sa déception à l’évêque : « Ainsi je contemplerai tous les jours, du haut de la colline de Montmartre, le diocèse où j’aurais aimé servir » (MCR). Dans une formule comme il en a le secret, tout est dit !
En septembre 1969, il peut enfin entrer au monastère cistercien d’Aiguebelle, maison mère de Tibhirine, pour faire son noviciat, mais bien déterminé à prononcer ses vœux à Notre-Dame de l’Atlas. Il rejoint Tibhirine le 15 janvier 1971, suit un stage d’arabe dialectal et fait ses premiers vœux temporaires. Il est envoyé l’année suivante à Rome, au « Pisai », institut spécialisé tenu par les pères blancs, pour deux années d’études d’arabe et d’islamologie.
Christian prononce ses vœux perpétuels le 1er octobre 1976, en la fête de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, patronne des missions. Il partage à l’ensemble de la communauté ce qui fonde sa présence à Tibhirine. Il évoque l’appel entendu dans l’amitié qui le liait à Mohammed d’être « priant parmi d’autres priants », le besoin d’une communauté et d’une prière commune, la place de la lecture du Coran, le sens d’un vœu de stabilité en Algérie.
Trois ans plus tard, en 1979, en proie à une crise personnelle, il part trois mois sur le plateau de l’Assekrem, l’un des lieux d’ermitage de Charles de Foucauld (à 2 900 mètres d’altitude dans le Sahara).
Au retour de cette longue retraite, il participe au lancement du « lien de la paix », le « Ribât-el-Salâm », groupe fondé par un père blanc, Claude Rault, où viendront bientôt s’adjoindre des musulmans de la confrérie soufie Alawiya. Ce groupe se réunit régulièrement au monastère. Le « Ribât » a tenu une grande place dans l’itinéraire de Christian et de la communauté des moines, offrant un lieu réel d’échange et de prière entre chrétiens et musulmans, dans le respect et la confiance mutuelle.
La vie avec les voisins fut aussi un élément déterminant de l’expérience de Tibhirine. Fondée en 1934, cette abbaye possédait 400 hectares de terre qui, sous l’impulsion du cardinal Duval, furent redistribués au moment de l’indépendance de l’Algérie. Les quatorze hectares restant, régis en coopérative, étaient exploités avec les voisins, offrant, aux uns et aux autres, la possibilité d’un contact quotidien. Frère Luc, médecin, soigne, depuis de nombreuses années, la population locale dans le dispensaire créé dans le monastère. Il est très connu et apprécié de tous. Les habitants de Tibhirine n’ayant pas réussi à réunir les fonds nécessaires pour la construction d’une petite mosquée, les moines leur ont offert, dans l’enceinte du monastère, un lieu de prière. Ainsi, « venant de notre cloche ou du muezzin, les appels à la prière établissent entre nous une saine émulation réciproque » (7V 69).