Coordination et rédaction
Dominique MÉDA, philosophe et sociologue
Thomas COUTROT, économiste et membre du conseil scientifique d’Attac-France
David FLACHER, économiste et membre du bureau du mouvement Utopia
Contributeurs
Christian ARNSPERGER, économiste, professeur à l’université catholique de Louvain
Geneviève AZAM, économiste et membre du conseil scientifique d’Attac-France
Marie DURU-BELLAT, sociologue et professeur de sociologie à Sciences Po
Patrick CINGOLANI, professeur de sociologie à l’université Paris ouest Nanterre
Christophe DEGRYSE, journaliste, directeur d’édition du Bilan social de l’Union européenne
Fabrice FLIPO, philosophe
Jean GADREY, économiste et professeur émérite à l’université Lille 1
Jérôme GLEIZES, professeur d’économie et rédacteur en chef d’EcoRèv’
Tim JACKSON, professeur de développement durable à l’université de Surrey, Royaume-Uni
Florence JANY-CATRICE, économiste, maître de conférence à l’université de Lille 1
Warren A. JOHNSON, géographe, professeur émérite à la San Diego State University
Philippe POCHET, directeur général de l’institut syndical européen et maître de conférence à l’université catholique de Louvain
Carlos PRIETO, sociologue, professeur à l’université Complutense de Madrid
Juliet SCHOR, professeur de sociologie au Boston College USA
Amparo SERRANO, professeur à l´université Complutense de Madrid
Bruno THÉRET, économiste et directeur de recherche au CNRS
Erik Olin WRIGHT, professeur émérite de sociologie à l’Université du Wisconsin – Madison, USA
Jean ZIN, écologiste et co-fondateur d’EcoRèv’.
Nos sociétés font face à une crise aux multiples dimensions. Une crise économique : nous sommes bien loin d’être sortis des ravages provoqués par le dérèglement du capitalisme financier. Une crise écologique : la survie de l’humanité sur notre planète est incompatible avec la pérennité des modèles actuels de production et de consommation généralisés à l’ensemble de la population mondiale. Plus profondément encore, une crise du sens : la configuration idéologique qui s’est répandue dans le monde ces trente dernières années – un alliage de libéralisme et d’économicisme prétendant réduire les comportements humains à la maximisation de l’intérêt personnel et la société à une collection d’individus – a désormais montré toutes ses limites sans qu’un paradigme alternatif n’émerge encore. L’idée qui légitimait le capitalisme, considéré comme le seul mode efficace d’allocation des ressources, se trouve profondément mise en cause : la triple crise que nous venons d’évoquer semble bien intrinsèquement liée à ce type de développement, destructeur de la cohésion des sociétés humaines et de leurs biens communs, en particulier de tous ceux que l’on rassemble sous le terme bien flou d’environnement. Aujourd’hui, c’est le capitalisme lui-même qui apparaît mis en cause dans la démesure qui a saisi nos sociétés, dans la recherche effrénée de la rentabilité, de l’intérêt matériel, de la maximisation des quantités produites et des profits générés qui caractérisent ce mode de développement.
Au-delà du constat du dérèglement actuel – sur lequel nous ne nous attarderons pas – cet ouvrage vise à montrer comment il est possible d’adopter un autre modèle de développement, à en préciser les implications, en particulier dans les domaines du travail et de l’emploi, en s’intéressant de près à la question des transitions. Nous sommes des utopistes ? Peut-être, mais nous le sommes toujours moins que ceux qui prétendent pouvoir « moraliser » ou réguler à moindres frais ce capitalisme prédateur. Utopistes néanmoins, nous prétendons possible une société où prévalent les êtres humains, la qualité de leurs liens et de leur vie, la cohésion des sociétés dans lesquelles ils vivent et l’égalité de leurs conditions, et non des fétiches comme le taux de profit ou le taux de croissance. Mais pas utopistes au point de négliger la question clé des transitions : nous souhaitons aussi dessiner les chemins qui pourraient nous rapprocher d’un monde soutenable. C’est pourquoi nous avons demandé à des auteurs issus d’horizons théoriques et disciplinaires très divers, mais qui ressentent tous l’impérieuse nécessité de défricher ces nouvelles voies, d’apporter leur contribution à cet effort de construction de repères collectifs.
Une première partie montre pourquoi un mode de développement radicalement différent – dans les pays riches mais aussi émergents – est absolument nécessaire et urgent. Elle s’attarde sur la révolution qu’une telle conversion exige, qu’il s’agisse des indicateurs de référence, de l’intoxication à la croissance pour résoudre la question sociale, de l’obsession des gains de productivité, de la croyance en la destruction créatrice, du productivisme congénital qui caractérise nos élites. Les auteurs se prononcent résolument pour l’adoption d’un nouveau régime, un régime d’a-croissance orienté par des critères pluriels de qualité des produits et d’accès aux droits pour tous, et non par le mono-critère de la richesse monétaire de notre monde. La seconde partie approfondit plusieurs pistes concernant l’une des principales sphères d’activité humaine, le travail, pour discerner le devenir de cette activité dans un monde qui ne serait plus dominé par la recherche maniaque de la croissance quantitative des productions. La révolution qui s’annonce – même si les opinions des auteurs sont très diverses sur ce qu’est et devrait être le travail – laisse entrevoir la possibilité d’un travail enfin émancipé. La troisième et dernière partie se penche plus spécifiquement sur la question décisive des transitions : comment passer d’un régime à l’autre, comment sortir de la centralité du profit et de la valeur d’échange pour placer la valeur d’usage et la préservation des biens communs au cœur du modèle de développement. Plusieurs plumes non françaises nous ont apporté une aide précieuse dans cette réflexion où sont développées les dernières intuitions d’André Gorz en faveur d’un revenu minimum d’existence, à côté des politiques du temps de travail et des formes économiques alternatives. Peut-être pourrions-nous ainsi contribuer à la réhabilitation des thèmes naguère développés par les socialistes associationnistes ou autogestionnaires, dans la quête de modèles sociaux à la fois démocratiques et solidaires.
Bien sûr, les auteurs ici mobilisés n’ont pas une vision commune d’un nouveau modèle de société ni des moyens d’y parvenir. Il serait ridicule et même dangereux de prétendre le contraire. Mais ils partagent la conviction qu’aucune fatalité ne condamne l’humanité à détruire son habitat terrestre, à condition qu’elle reconnaisse les limites que lui impose la nature et qu’elle mobilise l’immense potentiel innovateur de son intelligence collective.
THOMAS COUTROT,
DAVID FLACHER,
DOMINIQUE MÉDA.
Dominique Méda
Philosophe et sociologue
Derniers ouvrages parus Au-delà du PIB. Pour une autre mesure de la richesse, Éditions Flammarion, 2008. Travail : la révolution nécessaire, Éditions de l’Aube 2010.
La nécessité d’adopter un nouveau modèle de développement ne fait presque plus débat aujourd’hui : on ne compte plus les textes, les conventions, les professions de foi de partis politiques, d’associations, d’entreprises, de particuliers qui prônent un nouveau modèle, durable, soutenable, bref capable d’éviter les menaces que plusieurs rapports officiels ont récemment mises en évidence. Mais au-delà de ce consensus, il semble bien que peu de points communs se dégagent. D’ailleurs, le terme même de développement est remis en cause : il continuerait à se référer au même paradigme que le modèle dont nous souhaitons sortir, à cette idée qu’il faut croître absolument, le plus souvent au détriment du Sud et selon une logique typiquement occidentale qui a abusé pendant des siècles de ses avantages comparatifs pour accumuler des ressources au détriment des autres pays, coloniser ceux-ci, exporter sa rationalité pourtant bien limitée, continuer à raisonner comme si la tâche de l’homme continuait de consister à se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature, à anéantir celle-ci pour mettre de l’humain à la place, à donner forme humaine au monde1.
Arrêtons-nous un instant sur les raisons pour lesquelles nous devrions désormais – et sans doute au plus vite – adopter un nouveau mode de développement (utilisons pour l’instant ce terme à défaut d’un autre et en tous cas en attendant d’en trouver un plus adéquat). Une première série de raisons tient au fait qu’il semble démontré qu’il existe un lien entre notre mode de développement actuel (considérons celui-ci comme la moyenne des différents modes de développement des pays de la planète, en conservant en mémoire que cela recouvre évidemment des réalités extrêmement diversifiées) et les risques encourus par notre environnement.
Trois points en particulier suscitent l’inquiétude : en premier lieu, une accumulation dans l’atmosphère de concentrations de gaz à effets de serre telle qu’elle est susceptible de conduire à un réchauffement et donc à un changement climatique majeur dont l’ensemble des conséquences ne semblent pas possibles à décrire mais dont une partie consisterait à ce que des parties entières de la planète deviennent inhabitables. La survie de notre espèce est mise en danger à partir du moment où un tel changement peut advenir, avec des réactions en chaîne. Par ailleurs, des ressources naturelles fossiles, qui existent en quantité limitée et ne sont pas renouvelables, vont être épuisées à court/moyen terme, alors même qu’elles sont indispensables à notre mode de vie actuel : on pense bien sûr au pétrole, mais aussi à toute une série de minerais. Enfin, de fortes menaces pèsent également sur la biodiversité et sur des ressources rares et indispensables comme l’eau ou l’air, jusqu’à aujourd’hui considérées comme gratuites, mais dont la quantité décroît et dont la qualité est de plus en plus dégradée, avec des conséquences qui ne sont pas encore mises en évidence aujourd’hui, mais qui pourraient l’être demain (les allergies et le développement de l’asthme pourraient n’être que la partie immergée d’un iceberg comprenant des cancers, de nouvelles maladies et une espérance de vie en bonne santé considérablement raccourcie).
Même si certains tentent de montrer que ces faits, dont nul ne conteste la réalité, sont sans rapport avec l’activité humaine2 – et donc avec notre mode de développement – des travaux de plus en plus nombreux et convaincants montrent que c’est bien celui-ci, fondé sur une utilisation massive et non parcimonieuse de ces ressources, qui nous a conduit à cette situation. Les hypothèses et les données sur lesquelles s’appuyait le rapport Stern ont été révisées, et plus récemment, le rapport produit par la Commission du développement durable du Royaume-Uni3 a présenté une synthèse de ces évolutions, rappelée ci-après dans la contribution de Tim Jackson. Celui-ci affirme non seulement, – comme Jean Gadrey dans sa contribution –, que la plupart des seuils écologiques ont été franchis au cours du XXe siècle, et notamment au cours des Trente Glorieuses pour notre pays, mais aussi que notre mode de développement et plus précisément notre croissance ont à voir avec la destruction du caractère habitable de notre planète. C’est bien notre mode de développement, – fondé sur une consommation intensive des ressources naturelles et un rejet dans l’atmosphère de gaz à effet de serre qui ne parviennent plus à être absorbés – qui nous a conduit à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Et la simple évocation de celle-ci constitue en soi une raison suffisante pour changer de mode et de modèle de développement.
Mais il en existe d’autres. Et notamment celle qui consiste à se souvenir que la croissance n’est qu’un moyen en vue d’autres fins (l’amélioration des conditions matérielles de vie, l’allongement de l’espérance de vie en bonne santé, le bien-être…) qui constituent autant d’objectifs susceptibles d’être légitimement poursuivis par les êtres humains. Les deux derniers siècles ont laissé s’accomplir la confusion entre fins et moyens : la croissance a été pensée non seulement comme la clé de tous les autres progrès, mais elle a fini par être assimilée au progrès lui-même, clé de la richesse peu à peu confondue avec celle-ci, clé du bien-être bientôt identifiée à celui-ci4. Or, le lien entre croissance et richesse, croissance et progrès, croissance et bien-être n’est pas démontré. Sans rentrer dans les méandres des enquêtes relatives au lien entre bonheur et satisfaction – dont une des grandes limites est de s’en tenir à une juxtaposition de points de vue individuels –, gardons présent à l’esprit que les études montrent qu’au-delà d’un certain niveau de PIB par habitant, tout se passe comme si les rendements de la croissance étaient décroissants5. Comme si toujours plus de croissance, de revenus, de consommation n’augmentait plus nécessairement la satisfaction, le bien-être, la richesse.
Mais est-ce d’ailleurs le problème ? Le but est-il réellement d’augmenter indéfiniment la satisfaction de chaque individu ? Ne faut-il pas avant tout se poser la question de la satisfaction des besoins essentiels de tous les individus qui composent une société et s’interroger, comme les années soixante dix avaient su le faire, sur les dégâts ou les coûts de la croissance ? N’est-il pas essentiel d’adopter comme point de départ la question de la soutenabilité ou de l’inscription dans la durée de la société elle-même, cadre dans lequel les individus évoluent ? Dés lors, c’est sans doute aux facteurs favorables et défavorables à cette inscription de la société dans la durée qu’il faut s’intéresser. Qu’est-ce qui peut conduire à la disparition des sociétés ? Certainement la destruction du patrimoine naturel dont elles disposent ou plutôt dont elles jouissent ou dont elles usent – bien mal dénommé environnement – et par ailleurs, la dégradation du lien qui tient ensemble les individus et qui est susceptible d’être considérablement détruit sous le coup de conflits, de guerres, extérieures ou civiles, par exemple du fait d’inégalités trop fortes, et de laisser la société se résoudre en ses constituants premiers et se balkaniser. Adopter un tel point de vue, c’est concevoir que la richesse d’une société est sans doute d’abord constituée des « patrimoines » naturels et sociaux qui la soutiennent, c’est penser le progrès comme l’amélioration continue de ceux-ci, c’est penser le bien-être d’abord en termes collectifs. Un tel point de vue, qui considère que la survie d’une communauté politique installée sur un territoire est d’abord ce qui importe, n’est pas exclusif de l’attention portée à l’épanouissement individuel et à un objectif collectif qui pourrait être le développement pour tous les individus de leurs capacités ou de leurs facultés.
Mais adopter un tel point de vue, c’est permettre de renverser la perspective et de comprendre que la croissance n’est qu’un moyen en vue de l’atteinte de fins qui sont très différentes, comme le faisaient déjà remarquer les Rapports sur le développement humain du PNUD, par exemple le rapport 1996, dans son chapitre intitulé « La croissance au service du développement humain ? ». « Le développement humain », pouvait-on y lire, « est une fin dont la croissance économique est le moyen. La croissance économique doit donc avoir pour finalité d’enrichir la vie des personnes, ce qui est bien trop rarement le cas. Les dernières décennies montrent on ne peut plus clairement qu’il n’existe pas automatiquement de lien entre croissance économique et développement humain… » Le rapport conclut que « l’entrée dans le XXIe siècle nécessitera globalement une accélération et non un ralentissement de la croissance. Dans le même temps, il importe de consacrer davantage d’attention à la qualité de cette croissance, afin de s’assurer qu’elle accompagne les objectifs que sont le développement humain, la réduction de la pauvreté, la protection de l’environnement et la viabilité à long terme du développement6 »
Mais la question est aujourd’hui encore plus radicale : les fins étant posées, la croissance a-t-elle permis ou permet-elle encore de les atteindre ? Si l’on adopte une perspective longue de plusieurs siècles, il est évident que la croissance économique a amené avec elle de très nombreux bienfaits, dont la liste serait trop longue à citer : progrès de la médecine, progrès de l’éducation, amélioration du confort matériel… Il est évident aussi que ces « avantages » étaient tels qu’ils ont non seulement conduit à l’assimilation dont j’ai parlé plus haut (la croissance génère du progrès, de la richesse, du bien-être, elle EST le progrès, la croissance, le bien-être), mais aussi à la transformation en catégories universelles et transhistoriques des instruments de mesure qui convenaient particulièrement à une époque. C’est ainsi qu’ont été érigés en signes universels de puissance la taille du revenu national ou qu’a été adopté comme outil de mesure de la performance sociale un outillage conceptuel (la comptabilité nationale) qui permet de focaliser l’intérêt sur la quantité de biens et services produits sans qu’aucune attention soit portée aux coûts de ces opérations, ni à leur effets, potentiellement délétères, sur le patrimoine naturel ou la cohésion sociale. Il a fallu plus de quarante années de critiques, certes intermittentes7, et enfin, un rapport publié par une commission dirigée par deux prix Nobel, pour que le caractère non seulement désuet, mais également trompeur de la comptabilité nationale et plus précisément du PIB, soit enfin reconnu. Nos outils de mesure de la performance économique et du progrès social nous trompent : comment savoir dès lors si la croissance reste le meilleur moyen pour atteindre nos fins ?
Si la croissance n’est plus notre alpha et notre oméga, notre veau d’or, si du coup les instruments qui nous servaient à piloter nos actions (et à évaluer nos performances) ne nous sont plus d’une grande utilité, on voit bien que la question essentielle redevient celle des fins et donc des conditions de détermination de celle-ci. Notons qu’une des raisons qui nous avait fait si facilement prendre la croissance pour une fin désirable est qu’un tel objectif n’oblige pas à la discussion et même permet d’échapper à la discussion collective, à l’éventuel désaccord ou conflit, à la possible violence qui peut résulter d’un choix collectif sur lequel les individus ne s’accordent pas. Et donc, ce qui apparaît désormais en pleine lumière, c’est que le choix collectif des fins redevient un moment tout à fait crucial de la vie des sociétés, que les citoyens membres de ces sociétés sont aujourd’hui les mieux placés pour décider, ensemble, quelles sont les fins poursuivies et que, dès lors, la question la plus compliquée devient de trouver les meilleurs moyens pour organiser une délibération collective de qualité au terme ou au cours de laquelle des citoyens aussi bien informés que possible sont capables de décider ensemble des fins qu’ils poursuivent et des moyens nécessaires pour y parvenir.
Il revient à ces citoyens bien informés de choisir non seulement les fins, mais aussi certainement de définir des objectifs intermédiaires permettant d’atteindre celles-ci, des variables clés permettant de donner une bonne idée des fins poursuivies et du chemin parcouru… Cette manière de faire a été théorisée par plusieurs membres du réseau FAIR8 et par ce réseau lui-même : si le PIB ne peut plus constituer une fin, ni un outillage dans lequel nous pouvons avoir confiance, si ce que nous devons poursuivre ensemble n’est pas une croissance toujours plus élevée, mais des objectifs substantiels relatifs à la qualité de l’environnement et à la qualité de vie en commun, alors, il revient à des délibérations publiques d’un type nouveau de déterminer les variables et les indicateurs qui permettront de donner le tableau le plus exact possible de nos progrès et de nos échecs, mesurés à cette aune. FAIR a proposé l’adoption d’indicateurs synthétiques qui permettraient de suivre à la fois les évolutions de l’état du patrimoine naturel et de la cohésion sociale ; des expérimentations ont été faites pour mettre en œuvre de tels indicateurs, choisis au terme de délibérations démocratiques. C’est ce qu’explique Florence Jany-Catrice dans sa contribution.
Ce choix des fins et des moyens doit être éclairé par les connaissances scientifiques les plus récentes, qu’il s’agisse des évolutions géologiques et climatologiques, ou sociales. Nous ne pouvons opérer ce choix final qu’en toute connaissance de cause sur les effets de nos actions. Décider des fins, des objectifs intermédiaires et de la question de savoir de quelle dose de croissance économique nous avons besoin – ou pas – pour les réaliser, suppose de disposer d’une excellente information fondée sur les connaissances scientifiques – issues des diverses disciplines – les plus récentes.
Quel est l’état de ces connaissances ? Les rapports de Nicholas Stern (celui-ci constitue une approche optimiste de la situation, comme l’a reconnu son auteur), du GIEC, de la commission du développement durable du Royaume-Uni et de la NEF apportent une triple information : d’abord, ils confirment que les actuels instruments de mesure de nos « performances » et de pilotage de nos politiques doivent désormais être utilisés avec la plus grande circonspection. Par ailleurs, le caractère éminemment dangereux de l’usage exclusif d’une discipline, l’économie, coupée de tout référent physique apparaît en pleine lumière. Tim Jackson rappelle que dans la théorie macroéconomique classique, l’offre est déterminée par une fonction de production qui nous dit quelle est la quantité de revenus qu’une économie est capable de produire au moyen d’un niveau donné de facteurs de production, ceux-ci étant constitués du capital et du travail. Mais, indique-t-il, cette forme de fonction de production « ne fait absolument aucune référence explicite à la base matérielle ou écologique de l’économie. Tant les biens de consommation que les stocks de capital (biens et machines) comprennent évidemment des ressources matérielles. Mais les flux des biens et les stocks de capital ne sont mesurés qu’en termes monétaires et ne font aucune référence explicite aux flux de matières nécessaires pour les “créer” ». Il faudrait, démontre Jackson, développer « la capacité technique de ce que nous pourrions appeler une théorie macroéconomique écologique. En substance, cela signifie être capable de comprendre le comportement des économies lorsqu’elles sont soumises à des limitations strictes en matière de ressources et d’émissions ».
Mais les informations dont nous disposons et sur lesquelles revient longuement Jérôme Gleizes sont encore beaucoup plus inquiétantes. Elles indiquent que, non seulement nous avons atteint une limite en matière de dégradation de notre patrimoine naturel, mais également que nous devons sans doute cesser de croître. Comme le souligne Jackson, le message est donc assez radicalement différent de celui diffusé par le rapport Stern de 2006, lorsqu’il s’agissait de réorienter la croissance pour éviter le changement climatique. Le rapport de Jackson démonte ainsi le mythe de la croissance verte, c’est-à-dire de l’idée que l’on pourrait croître autrement, notamment grâce au « découplage ». Si l’économie continuait à croître au rythme de 2 % par an, il faudrait multiplier par dix le rythme annuel de décroissance de l’intensité énergétique de la production mondiale pour limiter à 2° le réchauffement à l’horizon 2050. L’idée que nous pourrions continuer à croître à condition que la production économique s’affranchisse de sa dépendance aux flux de matières, et ainsi faire plus avec moins (« plus d’activité économique avec moins de dégâts environnementaux, plus de biens et services avec moins de ressources et d’émissions ») est un mythe.
D’une part, parce que le découplage relatif lui-même (baisse de l’utilisation des ressources ou émissions par unité de production) n’est pas avéré partout. D’autre part, parce que premièrement, la tendance à la délocalisation industrielle dans les économies avancées fait que les émissions augmentent si l’on intègre dans le calcul les émissions contenues dans les échanges commerciaux ; deuxièmement, la population va augmenter considérablement, induisant une augmentation mécanique et « si rien ne change pour le reste, la baisse des émissions de carbone compensera tout juste la croissance de la population et les émissions de carbone augmenteront en définitive au même rythme que le revenu moyen », soit 1,4 % par an, ce qui signifie des émissions de carbone plus élevées de 80 % qu’actuellement ; troisièmement, il est nécessaire de tenir compte d’un « effet rebond » (les prix baissent et les quantités augmentent) et quatrièmement l’idée selon laquelle les « services dématérialisés » pourraient constituer désormais le moteur de la croissance à la place de la production de produits matériels n’est pas viable. Il ne faut pas produire moins, produire autrement ou produire d’autres choses, il faut absolument, démontre Jackson, produire beaucoup moins, consommer beaucoup moins et donner la priorité à un investissement massif dans les énergies renouvelables, les technologies sobres en carbone et l’efficacité énergétique.
Jackson n’utilise pas le terme de décroissance, mais celui d’état stationnaire : il faut faire décroître les consommations d’énergie fossile et de matières premières non renouvelables et faire diminuer la taille de l’économie, et ce, le plus rapidement possible, car la fenêtre de tir est étroite, soutient-il. Mais l’idée même d’état stationnaire – qui oblige à une véritable révolution, car nos économies sont construites sur la nécessité d’augmenter sans cesse les quantités produites et la consommation – constitue, rappelle Jackson, une véritable menace, car une des explications de l’attachement des sociétés modernes à la croissance est la croyance que celle-ci est nécessaire aux créations d’emploi. D’où le message extrêmement important qu’il nous livre : il nous faut absolument rompre avec la logique de la croissance, faire en sorte que cette rupture soit contrôlée et non pas subie, et anticiper les effets attendus sur l’emploi, d’une part, en réduisant massivement le temps de travail et, d’autre part, en acceptant de rompre avec ce que les économistes nous avaient appris à vénérer et à considérer comme le nerf de la guerre : les gains de productivité. « Recadrer nos idées préconçues sur la productivité du travail constitue une exigence fondamentale. La recherche continuelle de la productivité du travail pousse les économies vers la croissance, ne serait-ce que pour maintenir le plein emploi. Mais cette tendance a peu de chances de se maintenir dans des économies orientées vers les services (plus intenses en main d’œuvre). L’impact de la baisse des productivités du travail pose déjà problème dans l’UE. Au lieu de stimuler la recherche permanente de productivités élevées, mieux vaudrait s’engager dans une transition structurelle vers des activités et des secteurs sobres en carbone et intenses en main d’œuvre » (Jackson, 2010, p. 176).
Jean Gadrey parvient exactement à la même conclusion en partant d’un point différent : remettant en cause les liens traditionnels entre croissance et emploi, il montre comment une stabilisation de la croissance ou même une baisse de celle-ci peuvent s’opérer sans baisse de l’emploi, à condition que la qualité du produit soit améliorée. C’est en partant de l’insuffisance de nos conventions comptables et notamment de leur incapacité à mettre en évidence l’amélioration de la qualité d’un bien ou service que Jean Gadrey effectue sa démonstration. L’amélioration de la qualité d’une quantité identique d’un produit pourrait se faire à PIB identique, mais avec un niveau plus élevé d’emplois. Dans les deux cas, les auteurs en appellent à ne plus prendre en considération la croissance, mais d’autres fins : préservation de l’environnement naturel dans un cas, amélioration de la qualité des produits dans l’autre. Dans les deux cas, la rupture avec l’obsession des gains de productivité est exigée.
Prendre au sérieux ces données ouvre un immense champ de questions. On ne fera ici qu’esquisser celles-ci. D’abord, celle des rapports entre expertise et démocratie. Si ces informations sont exactes, si ce que ces travaux et rapports nous décrivent est probable, si donc il est exact que nous ne disposons qu’à peine de quelques décennies pour réorienter radicalement nos comportements, nos politiques et nos économies, alors comment devons- nous procéder ? Que faire de cette information ? Comment convaincre tous ceux qui ne sont pas des spécialistes de ces questions ? Faut-il leur demander un acte de foi, pourquoi, avec quelles garanties ? Comment agir face à des citoyens sous-informés, précarisés, habitués à une information standardisée dont ils se méfient parce qu’elle est sans cesse traversée par une parole politique qui promet sans tenir ? Comment faire comprendre la véracité – pour une fois – de cette parole ? Comment la diffuser et comment déclencher un mouvement citoyen, qui permettrait au plus grand nombre possible de nos concitoyens de mieux comprendre et de s’impliquer dans la recherche de solutions ? Comment, pour les détenteurs de cette information, la faire accepter sans entraîner des mouvements de panique, ou sans se heurter à des résistances, des incrédulités, des refus ? L’existence de telles connaissances pose l’immense question des rapports entre l’expertise et la démocratie et exige, plus que jamais, un très haut niveau de démocratie, un très fort mouvement de démocratisation de toute notre vie publique. C’est ensemble que les citoyens doivent prendre les décisions qui s’imposent, parmi lesquelles renoncer à des niveaux donnés de consommation, opérer des redistributions de revenus massives, organiser des transferts et des aides vers les pays du Sud…
Autre question : comment présenter les choses ? Faut-il adopter comme mot étendard et comme objectif celui de décroissance ou faut-il parler plutôt d’état stationnaire, de croissance verte, de moindre consommation ? Sur la croissance verte, tous les contributeurs au présent ouvrage (on lira notamment la contribution de Jérôme Gleizes) sont d’accord : la croissance verte est un mirage, une illusion, une tromperie, en tous cas, une manière de conserver le terme de croissance en faisant semblant de lui donner un contenu radicalement différent. Si le découplage relatif existe pour certaines ressources (la baisse de l’intensité écologique par unité produite), on est loin du découplage absolu. Si des améliorations de l’efficacité se sont produites dans certaines économies avancées, l’augmentation de la consommation par tête et celle de la population mondiale ont rendu ces améliorations radicalement insuffisantes. Quant à la décroissance, son usage reste diversement apprécié, au moins comme discours fédérateur. Tim Jackson et Jean Gadrey préfèrent ne pas parler de décroissance. Fabrice Flipo revendique l’usage du terme précisément parce qu’il provoque, parce que c’est un « mot obus ». Peut-on revendiquer comme projet de société une notion négative, privative et qui reste dans le paradigme des quantités (croissance/décroissance) et des moyens, et non pas dans celui des fins ? J’avais proposé dans Qu’est-ce que la richesse ? de choisir le terme de civilisation : se civiliser, pour un individu, pour une société, cela consiste bien à s’approfondir, à se mettre en valeur, à se développer, mais d’une manière qui n’a strictement rien à voir avec la mise en valeur actuelle, mélange de mise en forme pour l’usage d’autrui, de plus en plus souvent pour l’échange marchand et la vente, et donc en vue du profit. Civilisation est sans doute un terme trop lourd, historiquement trop chargé. Il dit par ailleurs trop peu sur les modalités du développement et a pour inconvénient de ne pas insister suffisamment sur ce sur quoi insistent les décroissantistes, les objecteurs de croissance ou même Tim Jackson : nos économies ne peuvent en aucune manière continuer de croître comme auparavant. Nous avons besoin d’une conversion radicale, d’un changement non pas de degré, mais de nature. Et si Tim Jackson ne prononce pas le terme de décroissance ou ne le revendique pas, il en semble tout de même peu éloigné, notamment lorsqu’il écrit :
Prenons un scénario illustratif où l’activité économique est contrainte par un budget carbone autorisé […]. Supposons que ce budget carbone ait été alloué de façon égale par habitant […]. Compte tenu de l’intensité carbonique actuelle, le PIB admissible s’élèverait à un peu plus du quart du PIB actuel dans les pays développés […]. Cette condition équivaut à une forte réduction des possibilités de croissance permanente (Jackson 2010).
Mais que signifie décroître ? Que devons-nous faire décroître ? S’agit-il de faire décroître le PIB, l’ensemble des biens et services produits et faisant l’objet d’un échange ? Mais le PIB contient l’ensemble des services non marchands, rendus par les services publics, certes, enregistrés seulement sous la forme de leur coût de production, mais enregistrés tout de même. Est-ce cela que nous voulons réduire ou voulons nous au contraire substituer à la production de biens et services matériels des services dématérialisés, immatériels, voire fonder la plus grande part de notre économie et de nos échanges sur des relations, à la manière de ce que Rifkin avait bien imaginé lorsqu’il indiquait que partout l’emploi allait se réduire et qu’il fallait développer un secteur quaternaire, un secteur des relations (on pourrait dire aujourd’hui secteur du care) ? Jackson indique qu’une telle économie ne ressemblerait absolument pas à celle d’aujourd’hui, mais ajoute que, sans doute, cela ne suffirait pas à décarboner notre économie et qu’il faut aller plus loin et réduire drastiquement notre consommation de tous types de biens et services pour décupler l’investissement écologique. Les professeurs, les infirmières, les postiers, les agents des services publics utilisent des ordinateurs, des matériels, des bâtiments, génèrent des déplacements, des transports, des mobilités. Faut-il réduire leur nombre ? Ces services doivent-ils être marchands ou non marchands ? Monétaires ou non monétaires ?
Tim Jackson appuie son discours économique sur des considérations philosophiques qui, si on les résume, consistent à soutenir que le but de la vie n’est pas la croissance mais la prospérité, que la prospérité ne nécessite pas la croissance, et que celle-ci consiste essentiellement à développer ses capabilités. La plus grande part de son ouvrage est en fait consacrée à cette réflexion de nature philosophique qui voit dans la course au toujours plus et à l’abondance le désir toujours insatisfait de se distinguer, dans la droite ligne de ce que les philosophes, mais aussi certains économistes, notamment Smith, avaient mis en évidence : la course au statut, l’importance de la comparaison dans la vie sociale, le souci de se distinguer. On trouve aussi dans ces textes de Tim Jackson une référence appuyée aux travaux de Sen, mais aussi de Layard, ce dernier s’étant fait une spécialité de montrer que ce qui importe c’est l’amour, la famille et la communauté, mais pas la consommation qui par nature est sans limites. Mais comment faire accepter ce discours à tous ceux qui, dans les pays riches, sont en-dessous du seuil de pauvreté, ainsi qu’à ceux qui, dans les pays en voie de développement voire dans les pays émergents, pourraient, moyennant la croissance, obtenir des améliorations considérables de leur niveau de vie ? Ne peut-on pas interpréter cette partie de l’ouvrage de Jackson comme la pilule permettant de faire passer l’amertume de la potion ? Et par ailleurs, peut-on considérer que la redistribution entre pays riches et pays pauvres et à l’intérieur des pays riches suffira ou ces propositions nécessitent-elles une réduction drastique des revenus de chacun ? Cela rendrait évidemment ce type de mesure très impopulaire et encore plus difficile à faire passer. Ces propositions exigeront en tous cas un effort bien plus grand de la part des plus hauts revenus.
Une telle description pose évidemment, et de manière centrale, la question de l’emploi et du travail. Deux mauvaises nouvelles : la disparition du travail et de l’emploi, ou deux bonnes nouvelles ? Le texte de Jackson et la contribution de Jean Gadrey dans le présent ouvrage ont pour avantage de nous permettre de réfléchir aux changements immenses que pourrait provoquer cette situation inédite en matière de travail et d’emploi. Réduire notre production et notre consommation, mettre notre économie sur le chemin d’un état stationnaire plutôt que sur un chemin de croissance indéfinie augmentent les risques de faire exploser les niveaux de chômage si rien n’est fait. Jackson propose de mettre en œuvre des politiques de réduction du temps de travail très drastiques, qui permettront d’améliorer la conciliation entre vie professionnelle, vie familiale et loisirs, tous deux grandes sources de satisfaction. C’est également pour cette raison que Nancy Folbre, membre de la Commission Stiglitz, avait proposé à celle-ci de reconsidérer la notion de niveau de vie en y incorporant, après les avoir valorisés, les temps consacrés aux tâches domestiques et au loisir. Rappelons ici que les politiques de réduction du temps de travail mises en œuvre en France entre 1998 et 2001 ont pâti de ne pas être englobées dans une réflexion plus générale sur la nécessité de reconnaître la valeur d’autres temps sociaux que celui du travail, ainsi que d’une incapacité à organiser les retours sur investissement issus de l’augmentation de l’emploi et d’une absence d’intérêt pour les conditions de travail. De telles politiques nécessitent donc (comme le rappelle Bruno Théret dans sa contribution) une ingénierie sociale et une réflexion très poussées. Si Jean Gadrey partage l’idée que le ralentissement du rythme de la croissance doit s’accompagner d’une attention très forte aux effets de celle-ci sur l’emploi et sans doute de politiques de partage du travail, de même que d’un ralentissement des gains de productivité, il développe également l’idée – ci-après et plus longuement dans son livre récent Adieu à la croissance – que, dans cette économie, il nous faudra accorder plus d’attention à la qualité des produits, ce qui pourrait conduire à la fois à un surcroît d’emploi et à un travail de plus grande qualité. Voici donc deux sujets : quel sera le coût en emplois de la reconversion écologique de notre économie et quel devrait être le partage entre réduction du temps de travail et amélioration de la qualité du travail et du produit, sur lesquels nous avons besoin de travaux tant d’économistes que d’autres disciplines ? En dépit d’une réduction massive, concertée et organisée du temps de travail ou d’une amélioration de la qualité du travail grâce à la mise en œuvre de nouvelles organisations du travail, peut-être d’une moindre division des tâches, et d’une certaine reconquête des salariés sur le processus de fabrication des biens et services produits, dans les deux cas, il se pourrait donc bien qu’à la fois la menace d’une crise écologique majeure et la nécessité de mettre en place un nouveau modèle de développement plus sobre en carbone et plus économe en ressources et en ponctions diverses sur l’environnement s’accompagnent de transformations majeures dans la structure de l’emploi, mais aussi dans nos manières même d’organiser le travail et de travailler.
Et si ces conditions étaient, peu ou prou, celles que Marx appelait de ses vœux lorsqu’il indiquait que le travail pourrait devenir premier besoin vital ? Certes, le travail que Marx décrit dans les Grundrisse, auquel l’historien Moishe Postone consacre des passages très convaincants, est libéré dans une situation ou l’abondance a été atteinte. Toute l’œuvre de Postone met en évidence que, pour Marx, le dépassement du capitalisme suppose non pas l’apothéose du prolétariat et du travail, mais au contraire une place moins importante pour le travail, un retour à la fonction classique du travail comme moyen pour subvenir aux besoins, la rupture d’avec la fonction que le travail a occupée dans la société capitaliste et une libération du travail (voir ma contribution dans le présent ouvrage). Marx dans les Grundrisse et Postone dans son commentaire de ceux-ci rappellent que le dépassement du capitalisme s’accompagnera d’une réduction du temps de travail et d’un travail plus gratifiant. La rupture d’avec le type de croissance que nous connaissons actuellement et à laquelle nous invitent Tim Jackson, Jean Gadrey, Jérôme Gleizes ou Fabrice Flipo est-elle en effet de nature à libérer le travail ? Quelles seraient les conditions pour qu’elle s’accompagne d’un changement radical dans l’exercice du travail, dans la nature de celui-ci ? Pourrait-elle permettre d’en finir avec ce travail sans sens que dénonce M. Crawford dans l’Éloge du carburateur, de renouer avec le plaisir du travail bien fait pour une communauté d’usagers seule capable d’en juger, et donc de rompre avec les maux du travail contemporain : notamment le fait que c’est le produit du travail ou pire encore le profit retiré du travail d’autrui qui intéresse (le travail n’est qu’un moyen en vue d’une autre fin) et non l’activité de travail elle-même ? Cela supposerait sans doute de mettre cet objectif de qualité du travail au centre de nouveaux indicateurs de richesse ou de progrès (comme le propose Florence Jany-Catrice) et sans doute aussi de dépasser le capitalisme.
Si Tim Jackson esquive la question de savoir si, pour rompre avec la croissance actuelle, nous devons aussi tourner le dos au capitalisme, il n’en reste pas moins qu’il semble plus proche du oui que du non. Et un peu de réflexion doit nous en convaincre : le profit étant l’obsession du capitaliste, ainsi que le souci de mettre le plus de choses en valeur, de mettre le plus d’éléments sous la forme de l’échange pour autrui en vue d’un profit, le capitalisme a partie liée, de manière profonde, avec le productivisme. Décroître ou au moins se doter de limites, rendre impossible la vente de certaines ressources, mettre sous la forme de biens communs à conserver certains éléments, préférer l’entretien, la réparation, le soin à la production, tout cela va à l’encontre du souci exclusif du capitaliste pour le profit comme le mettait bien en évidence Weber, pour lequel la marque du capitalisme n’était pas l’avidité, mais le caractère rationnel de la mise en évidence du profit. La situation que décrit Tim Jackson est néanmoins très différente de celle qu’envisageait Marx ou sur laquelle revient Postone. Ce dernier indique que, pour Marx, lorsque la valeur sera abolie, alors la contradiction existant entre la mesure de la richesse par le temps de travail et la richesse réelle, qui ne reposera plus sur le travail, éclatera, et que les immenses gains de productivité permis par le capitalisme pourront servir à réduire le temps de travail nécessaire, permettront d’abolir une partie de la division du travail et de rendre celui-ci plus gratifiant. S’il s’agit de rompre avec l’obsession des gains de productivité, et donc aussi avec l’intensification du travail, avec ce capitalisme qui ruine et la nature et les travailleurs, alors ne tenons-nous pas la chance que nous cherchions, l’occasion rêvée de changer en profondeur le travail, de réduire non seulement la place occupée par celui-ci, mais également de renouer avec un plein emploi permettant à tous d’accéder à ce bien premier ?
1. Serge Latouche est le meilleur défenseur de ce point de vue (Latouche, 2004). (NB : Les notes de bas de pages renvoient à la bibliographie en fin du livre.)
2. Voir la montée du courant des climato-sceptiques bien représentés par Claude Allègre en France.
3. Rapport publié en France sous la responsabilité de Tim Jackson (Jackson, 2010).
4. Méda (1999, 2008, 2009).
5. Gadrey (2010).
6. PNUD (1996).
7. Méda (1999, 2008, 2009), Gadrey (2010), Gadrey et Jany-Catrice (2007), Stiglitz et al. (2009).
8. Le Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR) a été constitué au moment de l’annonce par Nicolas Sarkozy de la mise en place d’une commission chargée de réfléchir aux mesures sur la performance économique et au progrès social. Il vise à promouvoir une autre mesure de la richesse (FAIR, 2011).
Jean Gadrey
Professeur émérite d’économie à l’université Lille 1 et membre du conseil scientifique d’Attac
Dernier ouvrage paru Adieu à la croissance, Les petits matins/Alternatives économiques, 2010.
Blog :
http://www.alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey
L’approche classique de la relation entre la croissance et l’emploi est fort simple. On définit la productivité du travail comme le quotient des quantités produites par le volume de travail requis, mesuré par exemple en heures. Il y a gains de productivité (on sous-entendra « du travail » dans la suite) quand on produit plus de quantités des mêmes choses avec autant de travail. Il en résulte que si la croissance est inférieure aux gains de productivité, il y a diminution du volume de travail.
Un postulat de l’approche classique est qu’il y aura toujours des gains de productivité globaux. C’est même pour la plupart des économistes et pour les techno-scientistes le cœur du progrès, et donc la condition sine qua non de l’émancipation, de l’augmentation du temps libre, de l’amélioration de la protection sociale, etc. C’est pour cela qu’ils ne peuvent pas envisager de progrès humain sans croissance à l’infini, sauf, pour quelques-uns d’entre eux, à préconiser de réduire le temps de travail au même rythme que les gains de productivité, ce qui, dans l’hypothèse de gains de productivité de 2 % par an, signifierait que le temps de travail serait de six heures par semaine en 2100.
À l’inverse de la thèse classique, on peut penser que, pour des raisons multiples, dont l’épuisement des ressources naturelles (fossiles ou renouvelables) et la mise en place de politiques du climat, mais aussi l’expansion de services de bien-être, nous allons assister à une forte chute des gains de productivité (à l’échelle macroéconomique). Cela pourrait être bon pour l’emploi et correspondre non pas à une régression, mais à une idée neuve du progrès.