À la mémoire de Régis Roquetanière, ami de luttes.
Pour Eugénie.
On entend souvent dire que la chute du mur de Berlin, le 16 novembre 1989, a sonné la victoire totale du libéralisme. Avec du recul, on peut penser que ce n’est pas le cas. S’il fallait célébrer le véritable triomphe du capitalisme néolibéral, la date à retenir serait le 13 juillet 2015. Ce jour-là, le gouvernement grec de gauche radicale, démocratiquement élu, renonçait à mettre en œuvre son programme et se pliait aux injonctions de l’Union européenne et des marchés financiers. Alors que la coalition Syriza avait remporté, en janvier 2015, les élections législatives en promettant de combattre et de vaincre l’austérité, l’ordre néolibéral faisait plier la Grèce et rayait d’un trait de plume le résultat des urnes, semblant donner raison à titre posthume à l’ancienne Premier ministre britannique, Margaret Thatcher : il n’y aurait plus d’alternative au règne du marché.
Bien sûr, la démocratie en Europe avait déjà été violée plusieurs années auparavant, lorsque le Traité de Lisbonne fut imposé aux peuples français et néerlandais qui avaient voté Non en 2005. La démocratie est violée chaque jour lorsque les marchés, les accords de libre échange ou les pressions des grands groupes privés imposent leurs lois contre la volonté et l’intérêt des peuples. Mais le 13 juillet 2015 a une signification plus terrible encore : même un gouvernement progressiste ne peut visiblement plus se soustraire à l’ordre mondial.
Le grand paradoxe de l’époque est que cet échec politique se produit alors que l’ordre mondial est plus contesté que jamais. Contrairement aux années 1980, quand le libéralisme s’imposait dans les médias et les classes moyennes et supérieures occidentales comme le summum de la modernité, les années 2000 voient se multiplier les manifestations de rejet de la dictature des marchés. Cette contestation du « système » prend des formes extrêmement diverses, et, pour certaines, diamétralement opposées. D’un côté, les altermondialistes, les Forums sociaux, les mouvements internationaux Occupy, les Indignés, les pays d’Amérique latine qui ont porté des dirigeants antilibéraux au pouvoir. De l’autre, la montée de l’extrême droite dans plusieurs pays riches, la résurgence de fondamentalismes religieux dans de nombreuses régions pauvres du monde, le terrorisme qui frappe au Nord comme au Sud.
Entre ces deux extrémités, la grande majorité des citoyens semble s’être résignée. L’abstention ne cesse de progresser dans les pays démocratiques. Le politique, incapable de tenir tête aux grandes puissances financières, est largement rejeté. Faute d’avoir le choix, on participe au système néolibéral, sans pour autant adhérer à ses principes de compétition acharnée, d’injustices et d’inégalités, sans cautionner ses crimes et sa barbarie.
Le rejet actif ou passif du capitalisme néolibéral n’est pas surprenant, tant ce système politique est fondé sur les inégalités. Des inégalités qui ont été relativement contenues pendant les Trente glorieuses avant de se creuser de façon spectaculaire à partir des années 1980, lorsque la classe dominante a lancé une action de destruction systématique des avancées sociales obtenues par les peuples au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Le 10 décembre 1948, les 58 États membres qui constituaient l’Assemblée générale des Nations unies signaient à Paris la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Trois années après la fin des combats, ce texte énumérait les droits humains fondamentaux, dont chaque individu sur la planète doit pouvoir se prévaloir, et posait des principes de relations pacifiques entre nations. Son article le plus connu est l’article premier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » La Déclaration affirme ensuite les droits à la vie, à la sécurité, à la justice, à la libre circulation, à la liberté de pensée, de conscience, de religion, d’expression, de se syndiquer… L’article 21 précise que « La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ». À l’article 22, on peut lire que « Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays. » Les Nations unies estiment également que « Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal. » (Article 23) mais aussi que « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. » (Article 25).
Plus d’un demi-siècle après sa publication, il faut relire ce texte pour mesurer la régression accomplie ces dernières décennies, sous l’effet de ce que l’on nomme la « mondialisation ». La Déclaration universelle des droits de l’Homme n’est pas seulement oubliée ; elle est méprisée et piétinée par les tenants de l’ordre mondial.
Selon le Fonds monétaire international (FMI), le Produit intérieur brut (PIB) par habitant, estimé pour chaque État, va de plus de 100 000 dollars par personne et par an pour le Luxembourg à moins de 200 dollars par personne et par an pour le Burundi. Cela signifie qu’un Luxembourgeois moyen est 500 fois plus « riche » (selon la définition de la richesse en vigueur dans l’économie libérale, évidemment critiquable) qu’un citoyen de la République du Burundi. Dans le classement du FMI, les quinze derniers pays sont tous situés sur le continent africain, première victime de cet ordre mondial inégalitaire. La moyenne du PIB pour l’ensemble des États est d’environ 9 000 dollars par personne et par an. Avec 41 000 dollars, le PIB français par tête est quatre fois et demie plus élevé que cette moyenne ; celui du Luxembourg plus de douze fois.
En janvier 2015, l’association de solidarité internationale Oxfam publiait un rapport sur les inégalités : on pouvait y lire que « le patrimoine cumulé des 1 % les plus riches du monde dépassera en 2016 celui des autres 99 % de la population1 ». Ces écarts se creusent à l’intérieur de chaque pays, entre classes dominantes et classes populaires. Quelques jours plus tard, la multinationale Apple confirmait à sa manière cette réalité, en affichant un bénéfice record de 15,8 milliards d’euros pour un seul trimestre, soit autant que le PIB annuel du Sénégal. Le chiffre d’affaires de la marque américaine sur trois mois représente l’équivalent du déficit budgétaire de la France pour l’année 2015. On pourrait empiler les chiffres jusqu’à la nausée pour illustrer ce fossé entre riches et pauvres, que l’ordre mondial ultralibéral ne fait qu’accroître.
Avant de parvenir à s’imposer, le capitalisme a dû neutraliser des systèmes ou des tentatives d’organisations politiques qui se voulaient concurrents ou alternatifs. Ce fut le cas avec le bloc de l’Est, mais aussi avec le mouvement des « non-alignés », composé de pays pauvres et d’anciennes colonies qui revendiquaient ensemble, depuis le milieu des années 1950, leur droit à un développement autonome et différent. Le « modèle » soviétique s’est enfermé dans l’autoritarisme et le productivisme avant de s’effondrer, et jamais les pays du Sud ne sont parvenus à s’émanciper du cadre imposé par les Occidentaux ; au contraire, l’émergence de la Chine, de l’Inde ou du Brésil dans les marchés mondiaux de marchandises et de capitaux à la fin des années 1990 a consacré la fracture de l’ancien Tiers-monde, clairement divisé entre « gagnants » et « perdants » de la mondialisation. Hormis le cas très particulier et historique de Cuba, seuls le Venezuela, l’Équateur et la Bolivie, gouvernés par des partis de gauche radicale, constituent des îlots de résistance progressistes à l’ordre mondial. Mais ces pays, très dépendants de leurs exportations et de leurs matières premières, isolés diplomatiquement et ayant peu de poids sur la scène internationale, ont malgré tout de grandes difficultés à s’extraire de la domination des marchés.
Au sein des pays riches, la contestation n’a pas rencontré plus de succès, bien au contraire. Les partis socialistes sont devenus sociaux-démocrates puis sociaux-libéraux et constituent à présent, en Europe comme en Amérique, des piliers de l’ordre établi. Les gauches radicales sont en situation d’échec électoral, à l’exception de la Grèce et, dans une moindre mesure, de l’Espagne. Mais l’espoir soulevé par l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce a été anéanti six mois plus tard par la capitulation d’une majorité de ses dirigeants, ce qui place tous les partis de gauche en lutte contre l’austérité dans une situation délicate.
Il faut reconnaître que le combat contre le capitalisme néolibéral est d’une extrême difficulté, tant ce dernier dispose d’une puissance considérable. Les entreprises multinationales dominent l’économie et contrôlent, par leurs réseaux d’influence, la plupart des gouvernements. Les pays riches agissent au sein de différentes institutions pour renforcer l’ultralibéralisme : au Fonds monétaire international, à l’Organisation mondiale du commerce, à la Banque mondiale. L’Union européenne est elle aussi totalement acquise au libre échange et à la libre concurrence ; qui plus est, elle dispose d’un ordre juridique et monétaire qu’elle impose à ses États membres.
Face à ce capitalisme hégémonique, les mouvements progressistes sont dépassés. Ils doivent se battre à la fois contre une classe dominante extrêmement puissante et contre un fatalisme qui s’est profondément ancré dans la conscience collective. Pour avoir une chance de surmonter ces obstacles, il faudrait opposer à l’ordre mondial une alternative ambitieuse, globale, crédible, et donc concrète. Une alternative qui, à ce jour, n’existe pas, et qu’il faut donc créer.
Ce projet, cette vision du monde progressiste doit répondre à plusieurs problématiques. Il faut tout d’abord montrer comment une communauté politique qui en aurait le projet peut s’extraire de l’ordre économique actuel là où le communisme et les non-alignés ont échoué. S’extraire de l’ordre économique signifie se soustraire au régime du libre échange, à la concurrence acharnée, à l’emprise de la finance et des multinationales. Il faut ensuite expliquer comment reconstruire des relations internationales en rupture totale avec le modèle actuel, basé sur l’exploitation des pays à bas coût de main-d’œuvre. Il serait en effet totalement incohérent de défendre une vision progressiste à l’intérieur d’une communauté politique et une vision conservatrice à l’extérieur. Enfin, aucun projet politique ne peut être crédible s’il n’apporte pas de réponse convaincante à la crise écologique. Or, s’il existe de nombreuses réflexions sur chacun de ces trois sujets, nous n’avons pour l’instant aucune pensée politique qui en fasse la synthèse et qui les articule. Nous n’avons que des réponses partielles, dispersées.
À gauche, en Europe, une nouvelle tendance « souverainiste » émerge. Elle propose à juste titre de restaurer la souveraineté des États, largement anéantie par la mondialisation, pour redonner la parole et la décision au peuple. Elle prône le protectionnisme et la rupture avec l’ordre juridique et monétaire européens. Si cette position a le mérite de donner des perspectives nationales, elle ne répond pas aux autres enjeux : la refonte des relations internationales et la crise écologique. À l’inverse, le mouvement altermondialiste porte des revendications de justice sociale et environnementale mais refuse d’assumer clairement la rupture nationale. Ce faisant, il se condamne à tenir des positions incantatoires, aussi peu crédibles que peuvent l’être, dans le contexte actuel, une taxe globale sur les richesses ou un accord universel sur la réduction des gaz à effet de serre. Enfin, des mouvements décroissants se développent dans plusieurs régions du monde. Ils pointent un problème crucial : l’ordre économique mondial consomme chaque année 150 % des ressources renouvelables de la planète. La crise écologique ne se limite pas simplement à un problème de pollutions ; il s’agit avant tout d’un problème de surconsommation. Dans ces conditions, la décroissance n’est pas une option. Elle est un impératif. Mais sans une profonde remise en cause de la répartition des richesses, entre États et à l’intérieur des États, elle est socialement inacceptable.
Chacun de ces courants de pensée – souverainiste, altermondialiste, décroissant – est confronté à ses limites. Tout projet souverainiste reste néocolonial s’il ne remet pas en cause la position des grandes puissances occidentales sur la scène internationale. Tout fantasme de retour à la croissance des Trente Glorieuses, même pour financer de réelles avancées sociales, se heurtera tôt ou tard aux limites physiques de la planète et à la lutte pour les ressources. Tout projet de suppression des frontières et des États-Nations, même alimenté par les meilleures intentions, ne peut que renforcer le pouvoir des multinationales et des marchés. Tout projet de décroissance qui considère la répartition des richesses comme secondaire est voué à l’échec. Il faut au contraire articuler la démondialisation, la coopération, la décroissance et la répartition des richesses dans un seul et même projet politique. C’est la thèse, à mon sens absolument centrale pour les mouvements progressistes, que je défends dans ce livre.
S’il est nécessaire d’avoir une approche théorique sur ces sujets, la théorie est loin d’être suffisante. On peut en effet triturer les concepts et créer des modèles politiques aussi parfaits, sur le papier, que les modèles économiques libéraux. On peut brandir des mots-clés comme écologie ou coopération sans jamais dire ce qu’ils recouvrent réellement. Mais une alternative à l’ordre néolibéral ne sera jamais crédible si elle n’est pas concrète. J’ai donc voulu montrer pourquoi mais aussi comment articuler la démondialisation, la coopération, la décroissance et la répartition des richesses. Ce livre n’est pas un manifeste programmatique, et n’a pas vocation à être exhaustif. Mais il n’est pas non plus hors-sol. Il vise à montrer qu’en dépit des discours officiels et de la résignation ambiante, il est possible de sortir du piège de la mondialisation néolibérale pour bâtir une alternative progressiste. À condition d’aller jusqu’au bout d’une logique de rupture.
1. « Insatiable richesse : toujours plus pour ceux qui ont déjà tout », Oxfam, janvier 2015, http://www.oxfamfrance.org/rapports/justice-fiscale/insatiable-richesse (dernière consultation le 10/08/2016).
Le terme de mondialisation apparaît pour la première fois en 1916, mais il n’est popularisé que dans les années 1980 et 1990. Au départ, le sens qui lui est donné est très précis : il désigne la réorganisation de l’industrie, des circuits de distribution et de la finance à l’échelle mondiale. Rapidement, il remplace l’expression en vigueur dans les années 1960-1970 : la division internationale du travail. Si le changement de terme peut se justifier par l’ampleur des mutations technologiques (l’informatique, les transports…) et politiques (l’effritement puis l’effondrement du bloc de l’Est), la mondialisation et la division internationale du travail relèvent d’une même logique : développer le plus largement possible les forces du marché.
Conscients que cette définition de la mondialisation ne suffirait pas à séduire les peuples, les tenants du libéralisme ont cherché à la faire évoluer. Progressivement, le terme fut utilisé non pas pour décrire un phénomène économique, mais pour désigner, d’une façon générale, une extension mondiale d’activités humaines. L’intérêt de cette manipulation est évident : elle vise à conférer à la mondialisation des fondements humanistes et un caractère inéluctable. On chercha par exemple à nous convaincre que la route de la soie, qui reliait, dès l’Antiquité, les continents asiatique et européen par le biais du commerce de tissu, aurait été l’un des premiers mouvements de « mondialisation ».
Dans les faits, la mondialisation n’a rien d’humaniste ni d’inéluctable, bien au contraire. Elle se prépare dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale et constitue un tournant politique majeur. Elle correspond à une période précise du capitalisme : celle qui suit la croissance économique et les acquis sociaux des Trente Glorieuses (1945-1973). Elle est totalement différente des précédents mouvements de développement du commerce international, tant par son ampleur que par ses objectifs.
Le 24 octobre 1929, les États-Unis sont secoués par le krach boursier qui marque le début de la Grande dépression. L’origine de cet effondrement financier remonte à l’après Première Guerre mondiale. Le passage d’une période de guerre à une période de paix oblige les pays qui fournissaient des armes aux combattants à organiser une reconversion rapide de l’industrie militaire dans la production civile. Or, les États-Unis ont raté cette reconversion. La production industrielle américaine, qui augmente d’environ 50 % entre 1921 et 1929, trouve dans un premier temps des débouchés. Mais une fois les ménages largement équipés en produits de grande consommation, la demande s’effondre. La spéculation délirante qui s’est greffée sur la phase initiale de croissance industrielle aggrave la situation et précipite l’effondrement de l’économie américaine.
Les politiques sociales et de relance du « New Deal » de Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) permettent un début de redressement, mais c’est l’entrée en guerre des États-Unis à la fin de l’année 1941 qui met réellement fin à la crise en relançant la production d’armement. Les stratèges américains en tirent une double conclusion pour la suite : il faut éviter à tout prix une nouvelle crise de la surproduction et, pour ce faire, les Américains doivent dominer le commerce mondial. Cette stratégie économique rejoint une stratégie politique de lutte contre le communisme. En approvisionnant l’Europe de l’Ouest, et plus globalement les pays non communistes, en produits de consommation (y compris culturels), ils limiteront l’influence de Moscou. Enfin, les Américains ont pu mesurer pendant les deux conflits leur grande dépendance aux importations de matières premières, et notamment d’énergie. Pour faire fonctionner la machine industrielle nécessaire à la croissance de leur économie et à la lutte contre le communisme, ils doivent impérativement sécuriser leurs approvisionnements de ressources naturelles.
Dès le début des années 1940, Franklin Delano Roosevelt cherche à imposer le libre échange comme futur ordre commercial pour le « monde libre » de l’après-guerre. Cette doctrine économique doit permettre d’écouler la production américaine et, en supprimant les zones commerciales privilégiées, de briser la mainmise des puissances coloniales européennes sur les ressources de leurs empires.
La fonction initiale du libre échange est donc d’augmenter les profits capitalistes en jouant sur deux tableaux : d’une part en favorisant l’accès à des matières premières bon marché et, d’autre part, en créant de nouveaux débouchés commerciaux pour une production qu’il convient de faire croître afin d’assurer la rentabilité maximale des capitaux investis.
À partir du milieu des années 1960, le libre échange acquiert une nouvelle fonction. Avec la modernisation des réseaux de transport, de communication et la segmentation des processus industriels, il devient techniquement possible de délocaliser certaines productions. En 1965, le gouvernement mexicain adopte un Programme d’industrialisation frontalier, qui crée des zones franches (des sortes de paradis fiscaux) à la frontière avec les États-Unis. On assiste à la naissance des maquiladoras : des villes-usines nouvelles créées par les industries américaines du textile, puis de l’électronique et de l’automobile, pour installer leurs unités d’assemblage. Profitant du faible coût de la main-d’œuvre, elles réexpédient ensuite la quasi-totalité de la production aux États-Unis.
Les premières productions concernées par cette « réorganisation » sont les secteurs peu qualifiés, mais le processus s’étend rapidement à la haute technologie et aux services. Il s’étend aussi au niveau géographique, notamment vers l’Asie (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taïwan). Puis, avec l’essor de la Chine et de l’Inde à la fin des années 1990, la concurrence devient véritablement acharnée dans de nombreux domaines d’activité.
Aujourd’hui, l’ampleur du phénomène de délocalisation fait l’objet de nombreux débats. Au sens strict, l’action de délocaliser – c’est-à-dire de fermer une entreprise pour la rouvrir à l’identique dans un pays à bas coût de main-d’œuvre – est plutôt marginale, ce qui permet aux défenseurs de la mondialisation d’en minimiser les conséquences. Ce qui est incontestable, par contre, c’est le phénomène de désindustrialisation, qui consiste à réorienter les investissements vers les pays émergents ou à choisir les sous-traitants implantés dans ces pays pour réduire les coûts de production. Deux stratégies qui ne répondent pas à la définition officielle des délocalisations.
Quoi qu’il en soit, le libre échange n’est plus seulement un moyen de conquérir de nouveaux marchés ; il devient une arme pour discipliner les classes populaires et dissuader les États de trop contraindre les grandes entreprises. Soumis au chantage aux délocalisations, les salariés sont priés de renoncer à leurs revendications sociales, puis contraints à accepter des régressions. Les États sont sommés de soutenir leurs entreprises dans une concurrence qui va en s’internationalisant, ce qui suppose de multiplier les cadeaux fiscaux et surtout de renoncer à toute législation sociale ou environnementale trop contraignante.
Ce chantage à la fermeture d’usines se double également d’un chantage, tout aussi efficace, à la fuite de capitaux. Les « investisseurs », qui pressurent les entreprises pour obtenir des taux de profit toujours plus élevés, peuvent menacer à tout moment d’investir ailleurs. Non contents de pousser les États à adopter une fiscalité qui épargne leurs bénéfices, ils les incitent à libéraliser leur économie, à réduire leurs dépenses ou à augmenter la durée du travail.
Permis par les progrès techniques de l’informatique et des transports, le libre échange n’existerait pas sans décision politique pour le mettre en œuvre. Le travail des stratèges américains du milieu du XXe siècle, immédiatement ralliés par une grande partie du patronat occidental, a abouti à la mise en place d’un cadre pseudo-juridique qui impose la libre circulation des marchandises et des capitaux. Pour déréguler les marchés, il fallait priver les États d’un certain nombre d’outils : droits de douane, quotas d’importations et d’exportations, contrôle des entrées et sorties de capitaux, normes techniques… Le processus de déréglementation a débuté en 1947 avec l’Accord général sur les tarifs douaniers (GATT), qui se transformera en Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1994, puis s’est prolongé par d’innombrables accords bilatéraux de libre échange. Ces traités internationaux relèvent du contrat. Des mécanismes d’arbitrage internes ont pour fonction de régler, entre signataires, les litiges sur le commerce et l’investissement. Dans les dernières générations d’accords, comme le projet de Grand marché transatlantique entre les États-Unis et l’Union européenne, les firmes privées peuvent directement attaquer un État devant ces tribunaux privés d’arbitrage pour « entrave au commerce1 ».
Chacun comprendra que nous sommes très loin de la route de la soie et des périodes historiques préindustrielles qualifiées, a posteriori, de « périodes de mondialisation ». Ce processus tout à fait nouveau est par contre au service d’une cause très ancienne : la lutte des classes. Le 25 mai 2005, l’homme d’affaires américain Warren Buffet, l’une des plus grandes fortunes au monde, déclarait dans une interview sur le site de la chaîne CNN : « Il y a une lutte des classes, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la lutte. Et nous sommes en train de gagner2. » En transférant le véritable pouvoir aux multinationales et en laissant aux États un pouvoir fantoche, le libre échange a joué un rôle crucial dans cette victoire.
Le fait de bâtir l’ordre économique mondial sur le libre échange a conduit à l’émergence d’entreprises multinationales toujours plus puissantes. En 1971, l’économiste américain Raymond Vernon (1913-1999) publiait un livre intitulé Les entreprises multinationales, la souveraineté nationale en péril. Il y décrivait la croissance de ces firmes, à l’époque essentiellement américaines, dont le pouvoir commençait à menacer la puissance politique des États. En bon libéral, il plaidait pour une auto-régulation de ces entreprises censée permettre une cohabitation raisonnable des grands groupes privés et des nations.