« Les biens communs ne sont pas seulement la marque
d’une résistance à la religion toute puissante
des marchés, ils apparaissent comme l’une des clés
de la transformation de la société, une alternative
viable à la privatisation1. »
Gustave MASSIAH.
« La propriété n’est pas un droit,
elle est une fonction sociale2. »
Léon DUGUIT.
« Chaque chose appartient à qui la rend meilleure3. »
Bertolt BRECHT.
« La connaissance, l’information sont par essence
des biens communs, qui appartiennent à tout
le monde, qui donc ne peuvent devenir propriété privée
et marchandise, sans être mutilés dans leur utilité4. »
André GORZ.
1. Une stratégie altermondialiste, La Découverte, 2011.
2. Juriste français (1858-1928). Conférence de Buenos Aires, 1911.
3. Le cercle de craie caucasien, L’Arche, 1997 (1re éd., 1949).
4. Revue Ecorev’, n° 21, août 2011.
« J’ai longtemps cru que le problème foncier était de nature
juridique, technique, économique et qu’une bonne dose
d’ingéniosité suffirait à le résoudre. J’ai lentement découvert
qu’il était le problème politique le plus significatif qui soit,
parce que nos définitions et nos pratiques foncières fondent
tout à la fois notre civilisation et notre système de pouvoir,
façonnent nos comportements. »
« Entre l’avoir, l’être, le savoir, le faire, le paraître et
le pouvoir, qui absorbent toutes nos énergies, l’avoir
l’emporte aujourd’hui car il donne le pouvoir, permet le
paraître, domine le faire et dispense d’être et de savoir. »
Edgar PISANI1.
1. Utopie foncière, Éditions du Linteau, 2010 (1re éd., 1977).
Je ne crains pas de l’écrire : si le XXe siècle s’est achevé avec la chute du mur de Berlin, le XXIe siècle s’ouvre quant à lui avec l’efflorescence des communs, partout dans le monde, et leur grand retour.
Oui je le soutiens : le XXIe siècle, pour les laissés pour compte du monde entier, sera marqué de l’empreinte des communs. Le commun c’est déjà, en actes, un des éléments clés de l’alternative que depuis des décennies nous cherchons à construire.
Et cela au moins pour trois raisons.
La première est que les communs permettent enfin d’échapper au dilemme 0/1 dans lequel nous étions enfermés. Ou le marché. Ou l’État. Les communs font vieillir et rendent caduques cette opposition. L’opposition n’est plus là. Les communs l’ont déplacée. Elle est désormais dans l’accès garanti ou non – et notamment pour les plus démunis – aux biens essentiels, c’est-à-dire ceux qui permettent notre reproduction physique mais aussi morale et intellectuelle : l’alimentation et le logement donc, mais aussi la santé, l’éducation, l’information, la connaissance… Déclarer « biens communs » les biens essentiels, comme en 1789 on a déclaré imprescriptibles les droits de l’homme et du citoyen, permet d’échapper aux faux dilemmes du public et du privé et de se concentrer sur l’essentiel : garantir l’égalité d’accès aux biens et concevoir les dispositifs institutionnels qui permettent de maintenir cette égalité d’accès au cours du temps. Il y a là à n’en pas douter une perspective neuve, simple et formidablement mobilisatrice parce que juste. Une perspective qui plonge ses racines dans nos valeurs et nos traditions les plus profondes.
La seconde raison est que les communs portent en eux une révolution, complète, dans la théorie (et la pratique) du droit de propriété. Celui-ci fut conçu et pensé dans le Code Napoléon de 1804 comme un droit privatif et exclusif (le fameux article 544). Or voici que le commun, et sa mise en pratique à travers mille et une expériences, devient l’instrument d’un droit de propriété inclusif, intégrant une variété de communauté et d’individus entre lesquels les différents attributs du droit de propriété sont alloués et distribués. Grâce au génie de Stallman1 (et de quelques autres…), voici pour ne prendre que cet exemple que le droit d’auteur (le copyright) est hacké pour – à travers des licences appropriées – autoriser l’usage, la duplication et la circulation libres à travers le monde d’informations pourtant déposées sous copyright ! Comprenons bien le sens de cette révolution. Le commun, comme cela a quelquefois été soutenu, ce n’est pas seulement de l’inappropriable auquel on a associé un droit d’usage. L’inappropriable n’est que la forme hyperbolique du commun. Le commun c’est aussi, et c’est le plus souvent, un ensemble de droits partagés. Dans une pêcherie gérée « en commun » les commoners ont fixé les règles de prélèvement des ressources halieutiques, et celles-ci permettent aux pêcheurs associés de vivre de leur pêche, vendue sur le marché… Le commun c’est encore un jardin partagé entre voisins et dont les fruits concourent au bien être de tous et de chacun… Le commun ainsi s’affirme à partir de la propriété partagée et distribuée. Une structure de gouvernance veillant au respect des droits et obligations de chacun.
La troisième raison tient à l’universalité du commun. Certes il y a des candidats privilégiés à devenir des communs. L’air, l’atmosphère, les océans…, tout ce que notre droit désigne comme des « choses communes » sont ces candidats privilégiés. Mais tout bien déclaré tel devient un commun, si les institutions qui garantissent sa gouvernance collective sont bâties autour de lui. La seule limite du commun c’est celle que la communauté des citoyens décide de lui donner et donc de se donner à elle-même. En introduisant de la délibération dans la gestion des ressources partagées, le commun garantit à la fois un progrès de la démocratie et les conditions de préservation de la ressource contre son épuisement précoce. Démocratie et Écologie : le commun est au centre des deux grands défis majeurs de ce siècle.
Avec le commun, c’est un monde nouveau qui s’ouvre. Je me réjouis que le Mouvement Utopia, résolument, comme en témoigne cette livraison, s’engage dans ce monde. Et y apporte sa pierre et ses contributions. Nous aurons besoin de tous !
Benjamin CORIAT
Professeur de sciences économiques
à l’Université Paris 13.
Membre fondateur et co-animateur
du collectif des Économistes Atterrés.
1. Richard M. Stallman est un programmeur américain né en 1953 et militant du logiciel libre. Il est notamment l’initiateur du projet GNU et de la licence publique générale du même nom, et lutte actuellement contre les brevets logiciels et pour le développement des logiciels libres.
Entre le public et le privé, les communs sont de retour et ce n’est pas un effet de mode.
Un peu partout dans le monde, nous assistons à une renaissance des communs1. On redécouvre par ailleurs qu’ils n’ont jamais disparu et on estime qu’environ deux milliards de personnes appliquent le principe de communs pour des biens et services de leur vie quotidienne.
Le concept de commun renvoie ainsi à la prise de conscience des limites d’une régulation par le marché ou par le public.
Cette renaissance n’est pas un hasard, plusieurs facteurs en sont la cause :
– l’apparition grâce au numérique des communs informationnels, qui reprennent les principes des communs. On peut citer les logiciels libres, Wikipédia, les licences Creative Commons*2…
– les impasses ou faillites de la privatisation, étendue jusqu’au vivant par les transnationales ou les plus riches, générant conflits, inégalités et destructions écologiques. Ou, à l’inverse, les échecs de l’extension de la propriété publique et du tout étatique, à la gestion souvent lourde et bureaucratique ;
– la marchandisation du monde, qui entraîne des attaques permanentes contre les communs matériels ancestraux, comme l’accaparement des terres, les pratiques extractivistes, la privatisation du vivant, l’extension de la propriété intellectuelle et plus largement les enclosures* ;
– le Prix Nobel d’économie donné à Élinor Ostrom en 2009 pour son analyse de la gouvernance économique des biens communs, qui a relancé la question des communs au-delà de la sphère des économistes.
Dans beaucoup de domaines, mais sous certaines conditions (une communauté pas trop élargie pour les biens matériels, un réseau actif pour les biens informationnels), le commun est efficace économiquement comme socialement. Il réconcilie l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. En tirant son efficacité d’une vision socialisée mais largement décentralisée et compatible avec l’initiative individuelle, le commun est susceptible de mobiliser des acteurs très nombreux et variés et donc de faire évoluer les rapports de forces.
À travers dix idées reçues, ce livre interroge les communs et repose la question trop souvent taboue de la propriété, donc des rapports de pouvoir. En effet, toute extension du domaine des communs entraîne la remise en cause des pouvoirs donnés aux propriétaires, qu’ils soient privés ou publics.
Face à la remontée de l’idéologie propriétaire3, notamment dans le domaine de l’immatériel, le renouveau des communs est salutaire. Mais il ne se fera pas sans combats culturels et politiques, sans mobilisation des communautés, locales ou de réseaux, pour défendre et étendre les communs.
Précisons néanmoins que « les communs ne sont pas la négation des droits de propriété mais une réaffirmation et un renouvellement de ces droits comme au demeurant la notion même de propriété […] en rompant avec la conception exclusiviste de la propriété privée héritée du droit bourgeois… ils rendent possible l’existence d’une propriété communale associée non à des individus mais à une collectivité4. »
Dans la partie « Propositions » de cet ouvrage qui se veut vulgarisateur et pédagogique, nous prônons l’existence et l’extension dans de nombreux domaines d’une propriété communale associée non à des individus mais à une collectivité.
Alors les communs, alternative à la société du tout marché, réponse à l’offensive néolibérale, dépassement du capitalisme et de l’étatisme, révolution du XXIe siècle, concept clé pour aller vers une société du Buen Vivir?
C’est peut-être un peu tout cela à la fois.