CLAAE
France
© CLAAE 2015
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EAN eBook : 9782379110269
CLAAE
France
Jean Galmot
Quelle étrange histoire…
CLAAE
2014
Jean Galmot (né le 2 juin 1879 à Monpazier, Dordogne – mort le 6 août 1928 à Cayenne, Guyane), journaliste, débarque en Guyane en 1906 et s’associe avec d’anciens bagnards et fait commerce d’or. Devenu riche, il s’oppose aux familles créoles et prend parti avec les Noirs et les Indiens contre le bagne de Cayenne… Il achète une plantation pour produire du rhum et organise une collecte de la production des petits producteurs. Il provoque ainsi l’hostilité des autres exploitants prêts à tout pour préserver leurs intérêts. Élu député de la Guyane en 1919, il est impliqué pour escroquerie dans l’Affaire des rhums et son immunité parlementaire est levée avec son accord. Il est arrêté en avril 1921, puis emprisonné à la Santé neuf mois. Il se représente aux élections en Guyane alors que des émeutes éclatent à Cayenne. Jean Galmot meurt subitement.
Il a fasciné des écrivains comme Blaise Cendrars et Louis Chardourne.
– Un mort vivait parmi nous.
Quelle étrange histoire !…
Un bateau perdu sur la mer des Tropiques…
et une femme seule sur cette mer ardente.
Une femme est là, lumière dans la lumière.
*
J’ai vécu ma vie sur la mer des Antilles.
Mousse, pilote, marchand, j’ai vieilli sur des routes qui sont des fleuves de feu.
Maintenant je garde dans mes yeux l’image de la Mer.
Je sais que tout Mouvement, toute Beauté, le Silence, la Lumière et la Musique nous viennent de la Mer.
Une femme est là qui tremble et qui pleure sur ce bateau désert.
Sa voix est la voix de la Mer… des chants montent de l’eau phosphorescente qui sont les voix de son âme amoureuse.
Seul auprès d’elle j’ai écouté le récit merveilleux qu’aucun homme n’a jamais entendu.
Ainsi, moi qui ne connais d’autres livres que le livre de la Jungle et le livre de la Mer, j’ai raconté, comme un aveugle dans la lumière, le récit de l’Inconnue.
J. G.
Première partie
1
Amsterdam, un matin d’automne.
— Je viens pour le billet…
C’est une bonne à tablier blanc qui m’a ouvert la porte. J’ai attendu une heure, sous le vent mouillé, que s’ouvrent les bureaux de la Compagnie hollandaise.
Conçoit-on une Compagnie de navigation dont l’enseigne est une porte misérable et qui n’a qu’une bonne à tablier blanc pour recevoir les visiteurs ?
La Ruyterkade est froide et déserte par ce matin d’automne.
Depuis une heure, cette porte qui reste close et pas de sonnette et point de passant…
— Mademoiselle, j’ai loué une cabine pour Paramaribo… une cabine sur le Van Dyck, qui part à dix heures pour la Guyane… je n’ai pas encore mon billet et mes bagages sont là, dans la rue.
La petite bonne n’entend pas le français. Elle a des boucles blond paille tout autour du bonnet de dentelles. Les boucles s’agitent ; et, silencieuse, comme elle est entrée, la bonne disparaît…
Un vieux en pantoufles, coiffé d’une calotte rouge de juif, a poussé la porte vitrée ; le bruit l’a sans doute attiré.
Non, il est sourd.
Je lui crie que je veux mon billet de passage. Sa barbe s’ouvre dans un sourire ; il lève des mains bénissantes.
Il sort. Il est déjà de retour.
— Voici votre billet, monsieur, mais vous avez le temps. Asseyez-vous là, un peu… Ah ! vous êtes Français… Et vous allez à Paramaribo… Mon Dieu, quelle idée !…
Il me retient par l’habit.
— Moi aussi, j’aurais bien voulu aller à Surinam avant de mourir. C’est une belle colonie. Je ne connais personne qui y ait vécu. C’est ainsi… Les fonctionnaires et les marchands hollandais prennent l’autre ligne. Nous, nous n’avons que le fret, bien que notre bateau soit aménagé pour recevoir les passagers. De temps à autre, un étranger qui va aux Antilles nous demande, comme vous, un passage…
Et il y a, alors, deux hypothèses : ou bien le voyageur s’est trompé de compagnie, il a vu dans le guide la liste des départs, et il vient… ou bien il sait… il sait que notre bateau n’a point de passagers et il vient pour être seul, pour sa santé, ou peut-être par orgueil pour se donner l’illusion d’avoir un yacht a lui tout seul… oui, cela arrive… Quelquefois aussi, il vient… pour se cacher… C’est ainsi…
— …
— Voilà ! Si vous revenez de Surinam, rapportez-moi une orchidée de la brousse. Oh ! Je ne veux pas une orchidée rare ; je voudrais une fleur prise au hasard sur un arbre et que vous rapporteriez dans une boîte de fer-blanc sur le pont ; mais vous ne voudrez pas… Personne ne revient de là-bas… Au revoir…
Sur le pas de la porte, sa calotte rouge à la main, il ajoute :
— Tous mes compliments à la dame, à la petite dame qui est venue hier soir… Ah !… ces Français, quels farceurs !…
La porte s’est fermée. J’examine mon billet. Il est en règle : Amsterdam à Paramaribo, quatre cents florins, cabine n° 15.
Quel est ce fou ? Quelle étrange compagnie !…
Sous la pluie mêlée au vent, l’omnibus qui traîne mes bagages n’en finit pas d’arriver au quai où est amarré le Van Dyck.
Que de détours ! Que de ponts sur les canaux !
Enfin voici le quai et tout là-bas, au fond de ce terrain vague, le Van Dyck, seul, comme perdu à cette extrémité du port désert.
2
Pouvez-vous concevoir cela, un bateau où il n’y a personne ?
Je suis assis sur ma couchette et j’écoute le bruit des boiseries qui craquent. La mer donne avec fureur contre la coque ; des paquets d’eau voilent les hublots ; les murs en chêne de la galerie gémissent. J’entends le souffle intérieur des machines ; et les coups des pistons, réguliers, monotones, feutrés, me martèlent l’esprit.
Les couloirs sont déserts. Je promène mon pyjama du salon de musique au salon des secondes, le long des tapis épais qui étouffent les pas. Le piano est couvert de sa housse, et, le long des couloirs, les cabines sont entrouvertes, montrant des lits nus, de pauvres lits de fer qui ne furent jamais habités.
Par la porte entrebâillée, les hublots des cabines regardent dans le couloir, curieusement, mon ombre qui passe. L’armoire se penche, et l’air s’agite comme j’avance ma tête dans l’encadrement de la porte…
— Qui est-ce ? disent les meubles roux.
Le vieux bateau poussif glisse et geint, tout entier absorbé par l’effort de la mer.
Sur le pont, je suis seul. L’arrière est envahi par des bois en grume, des troncs de sapins qui vont à Curaçao pour faire des mâts de tapouilles.
Une cloche tinte trois coups. Au-dessus de moi, sur la passerelle, j’entends des pas. Le changement de quart… Verrai-je donc un visage humain ? Non, le silence est revenu et l’accès de la passerelle est fermé.
Il pleut, le froid me renvoie dans ma cabine.
Il est tard. Encore des coups à la cloche, là-haut…
J’ai ouvert une malle… Une odeur de violette m’a pris à la tête. J’ai jeté par le hublot le flacon brisé et je range dans la commode les vêtements et le linge.
— Le dîner est prêt…
Une voix m’a soufflé cela dans la nuque.
Je me suis retourné avec un cri. Est-ce une façon d’entrer sans frapper et de parler ainsi sans prévenir ?
Le nègre qui était là est déjà sorti :
— Eh ! steward, eh !…
Le nègre est parti.
Alors je vais dîner. La salle à manger est à l’entrepont. Je l’ai vue éclatante de glaces, avec ses tables couvertes de moleskine rouge, pendant mes excursions, tout à l’heure, dans ce bateau-cercueil. Je l’ai vue ; mes pas résonnaient dans cette grande salle, et le dressoir disait à haute voix, comme je remontais l’escalier :
— Quel est celui-là ? Que veut-il ?
La table du milieu est servie. Il y a six couverts.
Le dressoir est garni d’argenterie et de verres avec des fruits, et des compotiers pleins. Le dressoir a l’air avenant. Il craque comme j’entre et je l’entends encore dire :
— L’étranger est revenu. C’est pour lui que le couvert est mis, c’est pour lui que nous sommes dérangés.
Le nègre en veston blanc m’a présenté le rôti enveloppé de marmelade de pommes.
— Pour qui sont ces couverts, steward ? Il y a d’autres passagers ?
— Hélas ! il n’entend que le hollandais. Il sait dire : « Oui, non, le dîner est servi », en portant ses doigts à la bouche.
Je montre les couverts :
— Officers…
Je comprends… les officiers. Et j’indique les places au nègre :
— Ici, au milieu, le capitaine, à droite, le docteur ; à gauche, le chef mécanicien ; à côté de moi, le deuxième officier ; là, le troisième officier… Où sont-ils ? Viendront-ils dîner ?
Ce nègre est idiot. Je ne saurai rien. Je m’en vais.
Je me suis endormi sur le pont, roulé dans mes couvertures.
La lueur de la lune qui me frappe en plein visage m’a réveillé.
Le bateau roule. Le ciel est très beau et se fond là-bas, sous la lune, avec la mer qui s’est remplie d’étoiles.
Comme il fait froid et comme je suis seul ! la cloche sonne encore quelques coups là-haut.
Je descends. Toutes les cabines sont fermées et dorment.
Le couloir se perd sous la lumière terne des veilleuses. La mer ne frappe plus aux hublots. On n’entend plus la marche du navire et je ne perçois que le souffle très long des poumons du vieux bateau qui respire à longs traits, comme un vieillard endormi.
3
— Réveille-toi, réveille-toi ! crie le vieux bateau dans la nuit.
Dressé sur ma couchette, j’écoute, le front plissé d’angoisse. J’entends les coups de bélier que donne la mer en furie sur la coque et j’entends l’eau qui tombe en cascade, là-bas, sur le pont.
— Réveille-toi, c’est la tempête !
Des souffles ardents courent dans le couloir, agitant les portes. Et ma cabine s’est remplie de voix humaines. Tous les bois craquent et crient. La sirène mugit là-haut, dans le ciel.
Tout à coup, l’hélice, qui sort de l’eau et tourne dans le vide, au sommet d’une montagne de mer, couvre la voix du vent d’un tumulte de ferraille, le bateau vibre et hurle ; la mer le couche et me jette hors du lit, puis voilà le bateau à pic, la proue vers le ciel, et le voilà qui rue, l’hélice encore hors de l’eau, l’avant enfoui dans la mer.
Le bateau silencieux frémit d’épouvante, son âme se révèle dans la plainte aiguë qui sort de toute chose.
Une muraille d’eau s’abat sur nous et nous noie. Non, nous voici devant une autre muraille mouvante…
J’ai quitté la cabine où le bruit m’étourdit. Et qu’y ferais-je ? Ma malle et ma cantine s’entrechoquent, poussées par l’affreux roulis, au risque de me rompre les jambes.
Accoudé au bord d’une fenêtre du salon, je vois venir les plis monstrueux de la mer qui nous soulèvent et nous roulent dans un drap d’écume.
Et le hurlement incessant de la mer, ce hurlement aigu de bêtes en fureur, ces tonnerres, ces détonations…
Le vieux bateau pleure…
Quelle désolation ! les voix intérieures répondent au fracas de la mer par des prières qui déchirent l’âme.
On entend souffler les machines.
Montant des couloirs déserts où la lumière vient de s’éteindre, la voix qui m’a réveillé a repris :
— C’est ici, à cent milles au large d’Ouessant, que mon frère, prince Whillem, est mort sous la colère de la mer.
C’est ici… La mer l’a couvert tout à coup, et il a plongé en quelques minutes… La mer n’a rien rendu de lui, pas même une barque, pas même une bouée… Il est mort en silence, par la même nuit d’équinoxe, l’an dernier.
4
La Mer est un lac merveilleux que le soleil éclabousse d’or. Jusqu’au ciel, bleu ardent sur bleu clair, la Mer s’étend, nappe lumineuse, comme un voile de soie, brillante et moirée…
Le calme est venu tout à coup. Il semble que la Mer, épuisée par la lutte, s’est couchée hors d’haleine. Elle est là immobile, haletant à peine. Pas une ride, et, dans l’air, pas un souffle.
Le Bateau glisse sans bruit, dans un sillage d’écume. Il roule, lourdement, lentement, comme un marin sur terre. Dans la plaine bleue, on voit venir de l’horizon de lentes ondulations que l’on perçoit à peine, et qui sont comme les sanglots dans les visages apaisés, comme les sanglots qui soulèvent encore les poitrines longtemps après les pleurs.
Le Bateau s’est assoupi. Nulle âme ne l’habite. Le soleil qui incendie les hublots ne l’a point éveillé.
L’âme du vieux Bateau, rompue par cette lutte, dort quelque part, dans le salon fermé.
Une tiédeur de sommeil et de fatigue engourdit toutes choses, et je dors, au soleil, sur le pont, tandis que la Mer, immobile, dort sous un manteau changeant de lumière.
Le souffle de la Mer qui s’éveille a ranimé le Bateau. La nuit va venir, un frisson court sur l’eau qui se ride. Comme la sieste a été longue !…
Les lampes s’allument, la rampe du grand escalier s’agite et il y a, de nouveau, des chuchotements aux portes des cabines entrouvertes.
Le silence du couloir feutré est troublé de bruissements joyeux ; l’armoire de ma cabine s’ouvre tout à coup, sans raison, avec fracas, fêtant mon retour.
Je suis encore seul dans la salle à manger. Et ce nègre qui ne sait rien, qui ne répond pas…
— Le dîner est servi, voilà…
Il fait nuit, le silence est revenu, la lourde immobilité de l’ennui m’accable. Je cours sur le pont. Je ne peux rester ainsi… J’appelle et me parle à moi-même…
Maintenant, la mer est une masse noire et calme sous le ciel que la lune éclaire d’un bleu délicat et pauvre.
Le bateau roule très doucement, comme un berceau qui s’endort… Pas un bruit, pas une âme, rien que le frottement de la coque sur l’eau. Le bateau est désert et je suis prisonnier sur ce monstre muet et stupide, et qui dort… qui dort encore…