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Chapitre 1893 : Tradition

« Un quêteux ! Maman ! Maman ! Un quêteux ! » La petite fille cherche protection derrière son frère de sept ans. Donnant ainsi l’alerte à sa mère, cette dernière sort de la maison quelques secondes plus tard. Le court délai a été suffisant pour que le vagabond fasse la conquête des deux oiselets craintifs à l’aide de quelques grimaces très drôles. Il enlève son chapeau de paille pour saluer la paysanne au visage sévère.

« Vous êtes un vrai quêteux ?

— Oui, madame.

— D’où venez-vous ?

— D’ailleurs, madame.

— Ce n’est pas une réponse ! Parlez comme du monde ! Vous n’êtes pas du canton, sinon, je le saurais. D’où arrivez-vous ?

— De la côte, dans le coin de Québec.

— Vous voulez manger, je présume ? Parce que de l’argent, vous n’en aurez pas ici.

— J’ai faim, madame, mais je ne tends pas la main : je tends mon cœur pour que celui de mes frères et sœurs de l’humanité s’ouvre à son tour. La charité est une récompense. Donnez-moi à manger et je répare tout ce que vous voudrez autour de votre maison.

— Mon mari est capable de faire ça. Vous ne parlez pas comme un quêteux.

— Je peux transporter de lourdes charges, brosser votre cheval, enlever les cailloux du chemin, je peux…

— Mon mari et mes gars peuvent se débrouiller avec cet ouvrage-là, que je viens de vous dire. Prenez place sur le perron et je vais aller voir si j’ai un petit quelque chose à vous donner. Votre nom ?

— Gros-Nez.

— Ce n’est pas un nom.

— Regardez ce que j’ai au milieu du visage et vous verrez que je ne peux avoir d’autre nom. »

La petite fille laisse s’envoler un éclat de rire, alors que sa mère se retient pour ne pas l’imiter. En effet, pense-t-elle, ce mendiant est affublé du nez le plus singulier que l’on puisse imaginer. Prédominant, rond, comme ces artifices que les bouffons des cirques portent pour dérider le public. L’homme replace son chapeau en s’installant sur la galerie, faisant rouler ses yeux de gauche à droite pour égayer le garçon.

La femme sort, tendant un bout de pain et un petit plat de graisse de rôti. Gros-Nez lève son couvre-chef pour remercier. Il mange très lentement. Elle chasse ses enfants trop curieux, qui se sont approchés pour regarder l’étranger impoliment. En réalité, elle désire parler en toute intimité avec ce colosse :

« Ma sœur habite à Montmagny. Est-ce que vous êtes passé par là ?

— C’était sur ma route, ma bonne dame.

— Pas de maladies à Montmagny ? C’est une grosse place. Y a toujours des risques de vermine dans les villes et les villages trop grands.

— À ce que je sache, tout le monde allait bien à Montmagny et dans les villages de la côte.

— Me voilà contente de l’apprendre. Ma sœur est fragile de sa santé. Elle m’écrit des lettres, mais c’est difficile de trouver quelqu’un pour les faire lire, surtout quand la maîtresse d’école du rang est partie chez ses parents pendant l’été.

— J’ai croisé une belle maison d’école en venant dans le coin. Vos deux enfants ne la fréquentent pas ? Ils pourraient lire les lettres de votre sœur.

— Ils sont encore petits, puis mon aîné a tout oublié ça, même s’il est capable de compter et signer son nom. Si… si… Est-ce que vous pourriez me lire sa dernière lettre ? Je vous donnerais encore du pain. Vous savez lire ?

— Très bien, madame.

— Mon mari est aux champs, avec mon grand. Si vous voulez les aider, on pourra vous laisser coucher dans la grange.

— Avec joie, madame.

— J’aimerais avoir toutes les nouvelles de Montmagny. »

Dans un cas semblable, le mendiant raconte ce que les gens veulent entendre. Quand il est question de parents, tout doit nécessairement aller bien. Gros-Nez sait repérer les paysans désireux d’entendre des malheurs, surtout quand les catastrophes proviennent de la ville, confirmant la sagesse des laboureurs de demeurer à la campagne. Quand le récit captive les familles, le quêteux repart avec de la nourriture dans son sac, quelques sous, un peu de tabac. En retour, il écoute avec attention ce que le laboureur raconte. Il y a souvent une phrase qui, plus tard, se transformera en histoire qu’il offrira à d’autres personnes.

« Retourne à la maison, quêteux, et reviens avec une cruche d’eau. ’Fait chaud, aujourd’hui ! Après, tu regarderas s’il reste des roches dans les sillons.

— À vos ordres, mon bon monsieur.

— Montmagny… ce n’est pas à côté ! Ma femme, elle aime bien sa sœur. »

Les deux plus jeunes enfants couchés, les aînés demeurés sages ont le droit d’entendre les nouvelles des villages lointains et même de la ville. Dans un tel cas, Gros-Nez se procure un journal, à la recherche d’un entrefilet sensationnel qu’il pimente à sa convenance, sachant combien ce peuple canadien-français affectionne les mélodrames. Parfois, les nouvelles viennent d’Europe ou des États-Unis, mais le quêteux les transpose dans une municipalité de la province de Québec, surtout à Montréal, agglomération qu’il n’aime pas beaucoup à cause du zèle des policiers. Dans les villes moyennes, on a l’habitude de le laisser tranquille, de lui permettre de dormir dans un parc. De plus, beaucoup d’habitants de ces villes viennent de la campagne et l’accueillent à bras ouverts. Chaque famille paysanne a quelque chose à raconter sur un de ces étranges errants des grands chemins. Au cours de ses premières années de mendicité, Gros-Nez a vite appris à ne jamais tendre la main sans offrir quelque chose en retour. Ainsi, il a pu se faire de nombreux amis, retourner dans tel canton des mois plus tard, assuré de trouver une porte ouverte. Cette façon d’agir étonne souvent les cultivateurs, assurant que ce n’est pas tout à fait conforme à la tradition. De plus, Gros-Nez ne dit jamais que « Dieu vous le rendra » ni ne se proclame un pauvre protégé par le Divin. Il se refuse aussi à adhérer aux différentes superstitions concernant les mendiants, comme celle de pouvoir jeter des sorts.

Depuis que l’homme a adopté ce style de vie, il y a maintenant quatre années, il a beaucoup appris sur la nature humaine, sachant discerner les comportements qui lui seront favorables ou non. Chaque coin de la province présente une mentalité différente, malgré les points communs de la langue, de la religion, des coutumes. Il a aussi voyagé en Ontario, au Nouveau-Brunswick, aux États-Unis.

Cette famille, satisfaite des nouvelles données sur Montmagny et de l’histoire offerte, permet à Gros-Nez de dormir dans un coin de la grange, l’assurant qu’il aura un bon repas dès son réveil. La paysanne lui donne du pain pour emporter. Le mari lui demande où il compte se rendre. L’étranger mouille le bout de son doigt, l’expose au vent et répond : « Par là. » L’homme éclate de rire, lui tend chaleureusement la main et lui souhaite bonne chance.

« Pauvre terre à cultiver… Elle appartient à cet homme, héritage de son père. L’épouse aura autant d’enfants que d’occasions ratées. L’aîné héritera à son tour de ce lopin, alors que les plus jeunes seront journaliers ou fuiront vers la ville pour devenir manœuvres sans qualifications dans les manufactures anglaises. J’ai vu ça cent fois depuis 1890. C’est une tradition qui s’enracine. Bien joli, tout ça, mais le vent a décidé de me mener d’où je viens. À bien y penser… Quelle importance ? Quelle que soit la direction, elle mène à la pauvreté, ce qui m’assure de ne jamais manquer de rien. »

Marcher ! Marcher ! Tant marcher ! Gros-Nez a développé une certaine endurance qui, cependant, fond comme neige au soleil quand ses chaussures deviennent plus fatiguées que ses pieds. Le dernier emploi d’hiver semble déjà loin, le salaire modeste n’ayant servi qu’à l’achat du strict minimum vestimentaire afin de le protéger du froid. « Travailler pour aider son prochain dans le besoin, ça va ! Le faire pour engraisser un bourgeois anglais ou canadien, ça va un peu moins. Je ne devrais pas penser ainsi. C’est mal. Les Anglais sont aussi mes frères de l’humanité. Tout ça n’empêche pas que le cordonnier qui m’a vendu ces bottines doit rire encore de son coup. Je devrais aller prendre le train et… Tiens ! Un voyageur à l’horizon. Allons voir. »

Gros-Nez agite la main. Le conducteur passe outre, ne le regarde même pas. « C’était sans doute un homme de Montréal égaré dans le coin. » Le mendiant poursuit sa route, trouvant curieux de ne voir personne. Un sourire, une grimace, une histoire et le quêteux est gavé de l’essentiel, jusqu’au jour prochain où il n’aura plus rien. Gros-Nez a appris à attirer l’attention, mais encore faut-il qu’il y ait des gens ! Quel désert !

Fatigué, il s’assoit sur une roche imposante. Il se déchausse, masse le dessous de ses pieds, puis grignote le bout de pain laissé par la paysanne. Après ce léger repas, une bonne pipée avec le tabac du mari lui semble naturelle. Le feu à peine allumé dans la cuve qu’il voit pointer un autre véhicule. Cette fois, il ne bouge pas. Le conducteur est un vieillard, portant une admirable barbe blanche de patriarche. On le dirait tout droit sorti d’une toile d’un maître européen venu découvrir la rusticité canadienne.

« Tu t’en vas loin, quêteux ?

— Au fond de l’horizon.

— En plein dans ma direction ! Monte ! »

Gros-Nez sourit, reconnaissant « le fou de la parenté », celui qui n’a jamais réussi à devenir sérieux, le cauchemar des adultes responsables et le héros des enfants insouciants. Celui qui marche à quatre pattes pour faire rire les fillettes et triche sans cesse aux cartes. Le cœur grand comme la main, mais parfois perdu dans des bouderies incompréhensibles. Voilà le vieux qui offre sa biographie, livre ouvert sur une jeunesse turbulente, écrit cependant avec les mots de ceux qui sont passés sur Terre avant lui. Il mentionne le Bas-Canada au lieu de la Province de Québec. « Gros-Nez, je vais te dire quelque chose : les agronomes du gouvernement, ce sont tous des charlatans. Ma bonne vieille terre, je l’ai fait grandir seul, en me souvenant de tout ce que mon bon père m’a appris. J’ai fait la même chose avec mon plus grand gars. C’est par là que je m’en retourne. Je sais que ce n’est pas le fond de l’horizon, mais en attendant, il y a du tabac de première classe chez nous. On parlera. T’es un bon gars, le quêteux. »

Vieille terre, en effet… Sans doute aussi têtue que la famille en ayant pris possession il y a longtemps, souverains pour plusieurs générations. Au salon : la photographie de zinc de la famille. Ils étaient douze et n’en reste que trois dans la région. « Le vrai tabac canadien, quêteux ! J’ai ma recette secrète. Ne te gêne pas, mon jeune. On va prendre le temps de vivre et tu me diras ce qui se passe au loin. » L’aïeul s’occupe d’un coin de jardin, donne un coup de main à sa bru, se rend au village pour faire les commissions. Le fils refuse que son père s’éreinte aux champs. Gros-Nez respire profondément une bouffée et sait quoi dire pour demeurer longtemps, manger et dormir.

« Un peu fort.

— Comment, un peu fort ? Tu fais ton difficile ? T’as pas l’air d’un agronome du gouvernement, bâti comme un bûcheron ! Tu dis que mon tabac est trop fort ?

— Un peu fort, mais pas mauvais.

— Bon ! Là, tu parles comme un homme, quêteux ! Pis ? Les nouvelles du lointain ?

— Il y a deux jours, j’ai vu le diable.

— Le diable ! Je l’ai déjà vu itou ! Attends que je te conte ça ! Assis-toé.

— Mais je suis assis.

— Assis-toé mieux. »

Un quêteux représente toujours un être éveillant la curiosité des gens de la campagne. Gros-Nez a déjà rencontré un confrère, spécialiste en lamentations, avec des goussets aussi vides que son ventre. Tout en demeurant poli envers le vieux, notre homme sait que ses contradictions vont lui fouetter les sens, attirer la sympathie, surtout quand il lui donnera raison.

Le fils laboureur, de retour pour le souper, avant même de demander le nom de l’étranger, désire connaître les plus récentes nouvelles des autres paroisses. L’épouse rassure son mari : ce quêteux connaît beaucoup de choses. Après le repas, un voisin vient flâner. « Je ne donne jamais aux gars de ton genre. Ce sont des paresseux. S’ils veulent manger, qu’ils aillent se faire engager dans les manufactures de la ville. » Gros-Nez décide que celui-là l’enrichira d’un dollar.

Les histoires qui laissent une grande impression sont souvent celles où le surnaturel se manifeste par surprise dans la vie quotidienne. Les bûcherons, vivant dans la forêt six mois par année, lui ont raconté cent fables de diables, de feux follets, d’ombres curieuses qui apparaissent sans crier gare. Les forgerons sont aussi experts dans ce genre de récit, eux qui passent leurs journées face au feu. Gros-Nez sait que si les diables de ces récits parlent anglais, les bons Canadiens reconnaîtront un patron, un contremaître. « Une histoire pour faire peur ! Je ne dormirai pas de la nuit ! » s’exclame la paysanne. Le clochard se fait rassurant en rappelant qu’il ne s’agit que d’une histoire. Il promet de ne dormir que d’un œil, au cas où le démon déciderait d’entrer dans la maison.

Au moment de son départ, Gros-Nez a plus qu’il ne faut dans son sac. Il ne peut s’empêcher de passer par la maison du voisin retors afin de lui serrer la main et lui dire, avec une politesse pointue, comme il a été enchanté de le rencontrer. « Cinquante sous ! Je visais trop haut avec ma piastre. N’empêche que je l’ai fait plier, celui-là. Ceux qui se vantent devant les autres veulent, au fond, faire comme tout le monde, mais ne surtout pas le montrer. Curieuse, la nature humaine… »

Dix milles plus loin, il trouve un ruisseau pour tremper ses pieds fatigués. Il puise un peu d’eau avec sa tasse de fer blanc afin de se désaltérer. Rien de meilleur que l’eau de la nature, encore plus délicieuse que celle des puits de fermes et surtout que le liquide souterrain des aqueducs urbains. Gros-Nez enlève sa chemise, la savonne un peu avant de l’accrocher à une branche. Il se couche, ferme les yeux, écoute le silence derrière le chant des oiseaux et la roucoulade du ruisseau. Puis il allume sa pipe et sort de son sac un journal trouvé sur un banc de parc à Bonaventure. « Ils écrivent comme des grammaires, ces bourgeois-là ! Aucun style, aucun sentiment. » Que lui importent les articles sur l’actualité. Il préfère les entrefilets vagues, car ils lui donnent des idées pour inventer d’autres récits qu’il va situer loin des maisons visitées. Dans les campagnes, les frontières absolues sont dessinées par celles du village. Les voisins du second village sont déjà des étrangers. Il lui est arrivé de rencontrer hommes et femmes curieux d’apprendre des nouvelles du roi de France Louis XVI, comme si ce monarque guillotiné avait traversé les âges de bouche à oreille, de génération en génération, pour rejoindre les pensées de ces gens d’aujourd’hui qui n’ont jamais entendu parler d’une guillotine, pour qui la France Louis XVI, demeure toujours le pays de leurs cousins, de leurs ancêtres.

Gros-Nez plie le journal, vérifie si sa chemise est sèche, puis se fabrique un semblant de semelle avec des herbes, qui garderont ses pieds au frais. Il a une quinzaine de dollars dans une vieille blague à tabac lui servant de porte-monnaie. La tentation de changer ses chaussures lui chatouille l’esprit. « Non ! Il ne faut pas ! C’est pour Joseph, cet argent. Qui a besoin de piastres et de sous quand on a la nature ? Un petit Jos de la ville et pas un homme libre comme moi. »

Une heure plus tard, ses chaussures le font encore souffrir. Il grimace un peu, puis siffle afin d’oublier à son mal. Il pige dans son sac une vieille balle de baseball très défraîchie, souvenir de ses années de jeunesse quand son père l’envoyait travailler à Manchester, au New Hampshire. Il y avait découvert ce sport, qui avait fait naître beaucoup d’interrogations chez lui. Le jeune homme avait compris progressivement que les plus beaux aspects de la nature humaine se trouvaient dans l’exécution de cette activité. L’année suivante, Gros-Nez faisait partie d’une équipe de jeunes. Sa stature imposante avait impressionné les Canado-Américains, se mêlant aux Yankees pour des compétitions sans fin. Gros-Nez passait douze heures à l’usine et cinq autres à lancer et frapper. Il regarde la balle, se remémorant ces beaux jours, tout en sachant qu’elle deviendra de plus en plus difforme et qu’il devra s’en débarrasser.

Il arrête, frotte l’objet soigneusement entre ses mains, plante ses pieds au sol, lève la jambe et la lance de toutes ses forces. « Et dire que j’aurais pu… » Quand Gros-Nez se sent découragé, que la faim le tenaille autant que la solitude, il a pris l’habitude de lancer cette balle et de trotter vers elle, comme si l’objet était devenu l’ami des moments difficiles. Après une demi-heure de cette manie, il marche le cœur plus gai. Il regarde le soleil et devine que le moment des restes de table approche. L’homme ne choisit pas, tourne vers le premier chemin menant à une maison. Les paysannes cuisinent toujours beaucoup trop, et même si elles ne perdent jamais rien, ces femmes font souvent preuve de générosité, obéissant ainsi aux principes prônés par la religion catholique. Des enfants le regardent manger à petites bouchées. Le vagabond ne peut s’empêcher de semer des grimaces pour les entendre éclater de rire. La mère, d’un regard autoritaire, cloue au silence les fautifs impolis. Gros-Nez offre ses services d’homme fort pour remercier, même si elle refuse. Le mari désigne la grange du menton, lui demandant de donner un coup de balai. « ’Faut jamais contrarier un quêteux, ma femme », murmure-t-il, alors que Gros-Nez s’éloigne vers son travail.

« Tu peux coucher dans le foin si tu veux, étranger.

— Je vous remercie, monsieur, mais je préfère poursuivre ma route.

— Il va faire noir comme en enfer dans pas moins de deux heures.

— Il faut voir les étoiles pour le croire et se rendre compte que la lune veille sur nous avec une clarté bienveillante.

— C’est correct. Je ne contrarie pas un quêteux. Bon chemin ! »

Gros-Nez trouve un autre cours d’eau afin de s’installer confortablement pour la nuit. Ayant vécu quelques saisons près des Indiens, l’homme sait qu’il ne peut exister plus doux sommeil que celui gardé par la lune et les étoiles. La nature a mis tout en œuvre pour protéger, cela même quand elle se montre capricieuse. Tout ce qui règne autour de lui peut être utilisé. Dans les camps de bûcherons, les hommes étaient pleins de poux. Trente milles au nord, chez les Indiens, aucune de ces bestioles ne venait perturber le sommeil. Au milieu de cette nuit, le vagabond est surpris par la pluie. Il bâille, étire les bras, place sa tasse à quelques pas, marmonnant qu’il aura de l’eau fraîche au lit à son réveil.

Le lendemain, après un séjour de quelques heures chez un laboureur, Gros-Nez atteint un hameau, avec sa modeste église de bois autour de laquelle se sont agglutinées une vingtaine d’habitations et des maisons de service. Les villages sont les lieux de résidence de quelques jeunes et de beaucoup de rentiers, ces hommes ayant laissé la terre ancestrale au plus âgé des fils et désireux de prendre le temps de vivre pas trop loin du magasin général, du bureau de poste et de l’église. Le quêteux remarque une maison détonnant du paysage général : elle est en pierres, alors que toutes les autres sont en bois. Sans aucun doute une des rares survivantes de l’époque de la Nouvelle-France. Lors de la guerre de la Conquête, les soldats anglais avaient tout brûlé sur leur passage, en route vers Québec. L’homme qui y habite doit être le riche du lieu.

En cognant à la porte, il fait plutôt face à deux vieilles filles rachitiques, de noir vêtues, au regard méfiant et au visage de cire. Gros-Nez connaît ce type de demoiselles, s’y étant frotté à plusieurs occasions. Le cœur et les sentiments habitent toujours ces femmes, même s’ils se sont barricadés derrière un solide mur de conventions religieuses qui feraient fuir le pape. Gros-Nez demande gentiment, l’air un peu plaintif. Du bout des doigts, elles lui donnent un croûton de pain. Sa tâche : laver les carreaux des fenêtres.

Il le fait en chantant, dans le but d’attirer les curieux. La présence d’un étranger fait toujours naître des interrogations et, conséquemment, des conversations. Un voyageur anonyme, vêtu de hardes, devient la grande nouvelle de la journée, peut-être de la semaine, sinon du mois. Le travail terminé, Gros-Nez se retourne et salue les badauds, souriant généreusement, tel un saltimbanque à la fin de son numéro. La porte de la maison s’ouvre rapidement. Deux biscuits et une tasse de thé froid sont déposés, comme si les vieilles filles voulaient signifier qu’elles sont de bonnes chrétiennes et nourrissent les pauvres.

Les premières questions demeurent toujours les mêmes : « D’où viens-tu ? » Les réponses imprécises de Gros-Nez ont leurs variantes : « D’ailleurs », « De loin », « De l’horizon ». La seconde question : « Où vas-tu ? » Mêmes réponses que pour la première interrogation. Il sait que cette part de mystère intrigue, invitant les locaux à parler davantage. Cependant, aujourd’hui, le mendiant fait une exception : il désire traverser le fleuve.

Un homme lève le doigt, certain de connaître celui qui lui rendra ce service. Son frère habite là-bas. Il s’y rend une fois par semaine. Gros-Nez passe le reste de l’après-midi à laver d’autres fenêtres, afin d’ajouter un peu de nourriture dans son sac de marcheur : un pot de confiture, des biscuits, un peu de lard. Il demande au marchand général un salaire étonnant en retour de son service : un pot d’encre.

Le propriétaire de la chaloupe regarde le quêteux de haut en bas, impressionné par une telle stature. « Je vais te faire traverser. Une fois, ma femme avait refusé à manger à un des tiens et il avait jeté un sort sur mon champ. Les récoltes n’avaient pas été trop abondantes, l’automne venu. » Gros-Nez précise qu’il n’est pas charlatan et que même s’il possédait un tel don, il ne chercherait pas de mal à son prochain. Le laboureur demeure fidèle à sa conviction. Pour sa part, l’épouse ne doit pas partager les mêmes croyances, ordonnant au vagabond de ne point approcher de la maison. Pourtant, peu avant le coucher, le couple sort rejoindre Gros-Nez, qui a rêvé une partie de la soirée sous un arbre. Ces bonnes gens, il le devine trop bien, désirent entendre des nouvelles des villages visités ces derniers jours. Elles sont à la convenance du couple. Le laboureur lui demande s’il a déjà exercé un métier. « Cent métiers, monsieur. J’ai souvent travaillé comme bûcheron. Un bon, je crois ! Mais un jour, j’ai… Oh ! non… Il vaut mieux ne pas parler de ça. Je vais aller dormir près de la grange et serai prêt pour la traversée dès que vous me ferez signe. »

Il ne fallait que cette hésitation coutumière pour que les hôtes se redressent, insistent pour connaître le secret. Lors de son séjour chez les Indiens, un sachem lui avait raconté l’histoire d’un homme habité par dix esprits des aïeux et qui pouvait s’exprimer comme il y a deux cents ans. Gros-Nez n’a jamais oublié et lors de ses déplacements, il se plaît à faire part de cette légende étrange, l’adaptant aux mœurs des Canadiens français. Il n’y a qu’à parler de la fidélité à la terre et son auditoire se sent fier.

Le quêteux, à la voix forte et profonde, se met à gesticuler tout en racontant. Les passages effrayants sont chuchotés, ceux euphoriques s’accompagnent de grondements. « J’ai eu peur de cet homme, mes bons amis, je l’avoue sans honte, surtout quand il m’a dit que couper des arbres ne devait servir qu’à se chauffer, bâtir une maison et une grange. J’ai alors décidé que je ne serais plus bûcheron pour le compte des Anglais, qui coupent sans respecter la sagesse des ancêtres. Je me suis alors juré que je voyagerais dans toutes les campagnes de la province de Québec, pour donner un coup de main en retour d’un toit, d’un peu de pain, mais surtout de l’amitié et de la chaleur des miens. L’âme canadienne doit sans cesse nous habiter. Voilà mon message, appris de cet homme que je n’oublierai jamais. »

Le lendemain, la paysanne permet au quêteux d’entrer, insiste même pour qu’il le fasse, car un copieux déjeuner l’attend sur la table de la cuisine. L’histoire de la veille sera racontée au voisin, puis à un autre, jusqu’au village. Quand l’étranger reviendra, dans dix années, elle sera métamorphosée et plus personne ne se souviendra de celui qui l’avait contée la première fois. Alors que Gros-Nez rame avec une force prodigieuse et avec la dextérité d’un vieux marin, le propriétaire de la barque, stupéfait, l’examine et, dès son retour chez lui, ajoutera un peu d’épices à la légende de ce vagabond peu banal qui avait cogné à sa porte lors de l’été 1893.

Quelques milles d’eau séparent deux univers : le sud agricole, puis celui du nord boisé et montagneux, davantage isolé. Gros-Nez rencontrera sur son chemin de rudes gaillards portant la hache, alors que les villages seront des îlots d’artisans. L’étrangeté de sa présence sera cependant la même que dans tous ces lieux coupés de la modernité des villes. Depuis quatre années de cette vie d’errance, le mendiant n’a trouvé que des portes ouvertes et lorsqu’elles étaient fermées, il arrivait toujours à les faire s’entrebâiller.

Il reprend sa marche tout de suite après avoir serré la pince à son bienfaiteur. Il longe la plage, ne se prive pas de se déchausser pour se laisser caresser l’épiderme et ne pas user ces chaussures qui lui donnent tant de soucis. Gros-Nez marche lentement, se parlant seul, sifflant une mélodie qui le fait rire. Avant de retrouver des gens, l’homme salue cette solitude et la remercie pour ses bienfaits. Le mendiant s’assoit contre un arbre et décide d’écrire au jeune Joseph des Trois-Rivières, qu’il considère avec l’affection d’un frère aîné. Le rare argent qu’il touche est souvent destiné à ce garçon aux ambitions de commerçant, mais qui n’y arrivera jamais. En effet, le gagne-petit est pris dans l’engrenage d’un mariage et d’une récente paternité, sans oublier son attitude très « tête dans les nuages » et son désir de dépenser à chaque fois qu’un cirque arrive en ville ou des conférenciers de lanterne magique et des guignols du vaudeville. Le message écrit, Gros-Nez s’assure que son pot d’encre est fermé étanchement, afin qu’il ne se renverse pas dans son sac, comme cela lui était arrivé l’an dernier.

Gros-Nez sourit en se rendant compte que la route n’était qu’à deux minutes de son arbre. Qualifier ce chemin primitif de « route » l’incite à s’esclaffer. Les traces de quelques voitures indiquent une direction. Dix minutes plus tard, l’errant voit une ferme, ne sait pas pourquoi il l’ignore, d’autant plus que la température semble laisser présager une averse. Il en a vu de toutes les sortes : la pluie rafraîchissante, celle qui effraie, le vent caressant et son frère qui bouleverse tout. Les orages électriques ! La grêle ! La gadoue ! La chaleur écrasante ! « Il en faut beaucoup pour qu’un arbitre arrête une partie de baseball », dit-il au ciel, tout en faisant danser une grimace vers les nuages. Cette pensée le pousse à sortir sa balle et à la lancer au loin. Dix minutes plus tard, un enfant se saisit de l’objet. Gros-Nez tonne : « Hé ! Laisse ça ! » Il approche à grands pas, se rend compte qu’il a effrayé le petit.

« Ne m’enlevez pas, monsieur le quêteux ! Je ne le ferai plus !

— Je m’excuse si j’ai parlé un peu fort. Tu peux tout me prendre, mais surtout pas ma balle de baseball.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Je parie que tu ne sais pas ce qu’est le baseball.

— Non, monsieur.

— Je vais t’expliquer. »

Cette zone fait partie du passé de la province de Québec, tant le développement des autres régions ne semble pas avoir atteint cette rive. Les gens ayant quitté pour la Nouvelle-Angleterre proviennent de partout, sauf de ce secteur. La description du sport américain doit faire passer Gros-Nez pour un sorcier aux oreilles de ce jeune.

La ferme n’est qu’à quelques pas de la montagne. Cette famille cultive sans doute pour sa seule consommation. Le vagabond remarque un modeste poulailler et une vache solitaire. La mère de famille porte un bonnet, héritage féminin d’un siècle lointain.

« Vous allez manger, quêteux ?

— Non, madame. Je n’ai pas faim.

— Un quêteux le ventre plein ! Ça ne se peut pas !

— J’arrive de l’autre rive où j’ai déjeuné comme un prince.

— De l’autre côté du fleuve ? Qu’est-ce qui s’y passe ? Il y a des nouvelles ?

— Oui, madame.

— Restez là ! Mon mari et son père voudront entendre. »

Pendant qu’elle lui prépare une tasse de thé, Gros-Nez regarde autour de lui. Tout semble désert. Pas même l’habituelle armée d’enfants. Le visage ingrat de la dame indique un mariage tardif. Peut-être que, tout simplement, les rejetons sont partis grossir les effectifs des manufactures urbaines. Elle revient avec la boisson chaude et cent questions précises. Gros-Nez remarque qu’elle parle avec un accent paysan moins prononcé. Peut-être est-elle une ancienne maîtresse d’école ayant trouvé un veuf pas trop exigeant. Les questions laissent croire qu’elle s’ennuie, seule dans ce lieu.

L’époux arrive deux heures plus tard avec son père, conduisant une charrette tirée par un bœuf pas très jeune non plus. En l’entendant, Gros-Nez note tout de suite qu’il est immigrant. Une rareté, à la campagne ! Le vieillard ne parle pas du tout français. Ils sont sans doute arrivés d’Europe le cœur plein de ces légendes sur les chances de réussite dans le Nouveau Monde, mais n’ont trouvé que des miettes, la désillusion et la xénophobie des Canadiens français.

La voiture déborde d’objets métalliques, de bouts de bois et de vêtements en lambeaux. Un peu quêteux, lui aussi ? « Homme fait tout », de répondre le gaillard, provoquant un sourire du vagabond, se pressant pour aider à sortir ce bric-à-brac du véhicule. « Père à moi artisan, Russie. Cordonnier. » Gros-Nez jubile : un cordonnier ! Ce qu’il espérait tant ! Le quêteux se déchausse, montre la semelle usée au vieil homme.

Gros-Nez demeure dans l’entourage de ces gens pendant deux journées, curieux de noter les gestes du vieillard, reflets de son pays d’origine. L’invité a nettoyé les fenêtres, réparé une porte, tout en parlant sans cesse, à la femme, des rues, des villes et des villages lointains. Il a aussi accompagné le mari, cognant aux portes pour récupérer ce que les autres rejettent. Avec dextérité, l’homme répare les objets brisés qu’il va vendre en prenant l’autre direction. Enfin bien chaussé, Gros-Nez tourne le dos à cette rencontre. Il y a tant de gens à voir, tant de choses à découvrir entre ses pas et le bout de l’horizon. Voilà le but de sa vie, pour qu’à jamais son cœur demeure chaud.