Le pilote du roy






Achevé d'imprimer en avril 2007
sur les presses de Transcontinental Métrolitho
Québec, Canada





Tous mes remerciements à Emmanuel Chaigne,
directeur de l'école de voile de Saint-Pierre
qui a guidé la Laure à travers la tempête.









Pour Jean, Yves, Victor et Christophe,
dignes héritiers de Xavier Sire.


Saint-Pierre, le 31 décembre 1822

– Vois-tu quelque chose ? 
– Non, rien du tout.
Les joues brûlées par le froid et le vent, Alexandre et son amie Victoire tournent vite le dos à la mer et se rassoient sur les deux pierres plates cachées dans un creux de rocher et abritées du vent d'hiver. Ils reprennent leur souffle, Alexandre replie sa lorgnette. Le père du jeune garçon de 13 ans l'a envoyé sur les hauteurs de l'île Saint-Pierre pour guetter un navire – le dernier de la saison – que toute la colonie attend avec impatience. Depuis le retour des Français, six ans plus tôt, Xavier Sire occupe, en effet, les fonctions de pilote du Roy. C'est lui qui guide les navires jusque dans le Barachois de Saint-Pierre et les amène jusqu'au quai, rôle important qu'on lui a confié parce qu'il connaît les eaux tout autour de l'île comme un cultivateur connaît ses champs. Fils de Jean Cyr et de Marguerite Dugas, Acadiens de Chédabouctou réfugiés à Saint-Pierre pour la première fois en 1767, Xavier Sire est né à Saint-Pierre et y a grandi avant d'être par deux fois déporté, avec sa famille, vers la France.
– Je t'avais bien dit de pas me suivre, s'exclame Alexandre en sentant Victoire grelotter sous l'épais lainage de sa cape.
Alexandre et Victoire se sont rencontrés peu après l'arrivée de la jeune fille dans la colonie et ils sont devenus inséparables. Ils sont toujours ensemble, sur la grève à ramasser du bois de mer pour allumer le feu, dans les collines qui abritent le village à cueillir des baies sauvages pour les confitures ou encore à pêcher la truite dans les étangs, toutes ces activités qui, en plus d'être agréables, sont indispensables au bien-être de la colonie. 
– J'en ai assez de rester à la maison. Une fois mes tâches terminées, qu'est-ce que tu voudrais que je fasse? Comme tu sais, j'ai même pas le droit d'aller à l'école, ajoute-t-elle avec dépit.
Les classes de monsieur Coudreville ont repris le 1er novembre. On y trouve 27 garçons, dont Alexandre. Les filles ne sont pas admises. Cruelle déception pour Victoire, fraîchement arrivée au printemps précédent avec sa famille.
« Le manque de pain de qualité », avait expliqué le commandant Fayolle, responsable de la colonie, dans une de ses longues lettres de doléances aux autorités françaises, « met en péril la survie de nos colons ». Il en voulait pour preuve que le four construit à la hâte à Miquelon s'était effondré et que le boulanger de l'île Saint-Pierre faisait du pain « si exécrable » que même les habitants ayant droit au secours du Roy « se plaignent amèrement ». Au printemps 1821, Yvan Bénard, père de Victoire, boulanger de son état à Nantes, avait pris ses fonctions à Saint-Pierre, fortement influencé dans sa décision par son épouse, fille d'Acadiens réfugiés en France en 1778 qui voulait « rentrer au pays ».
Plutôt que de répondre au mouvement d'humeur de Victoire, Alexandre se lève et pointe sa lorgnette de nouveau vers le lointain, derrière l'île aux Chiens. Victoire le rejoint face au vent et contemple le petit village en contrebas. Malgré la neige qui tombe sans discontinuer et qui tourbillonne dans les rafales de vent, on distingue l'église, l'hôpital, le magasin général, la maison du commandant et la boulangerie du Roy, fief de son père, dont le four peut contenir de 80 à 90 pains de six livres à chaque fournée. Entre les édifices du Roy, on aperçoit, à côté de l'église, la minuscule école et un peu plus loin la lueur du fanal de la pointe du Cimetière.
Par rapport à Nantes, Saint-Pierre est minuscule, mais Alexandre lui a expliqué que le village est déjà beaucoup plus grand qu'à son arrivée, il y a six ans. À cette époque, il n'y avait rien, même pas les ruines des établissements construits par ses grands-parents au siècle précédent. Victoire remarque que de nouvelles maisons ont fait leur apparition cet été.
Les yeux brûlés par le froid et remplis de larmes, elle détourne son regard un instant. 
– Alexandre ! Alexandre ! s'écrie-t-elle en pointant du doigt le sémaphore de la vigie installé tout en haut du Pain de sucre.
Un pavillon vient d'y être hissé. Le veilleur, un vieil habitué, a remarqué un navire qui arrive du large et qui approche avec difficulté derrière l'île aux Chiens.
– C'est bien la Laure, déclare Alexandre en dirigeant sa lorgnette vers la vigie.
Son père lui a appris à reconnaître les pavillons des armateurs et il a tout de suite distingué, en haut du sémaphore, celui de la maison Hamel et Cie, propriétaire du navire tant espéré. 
– Il faut vite avertir mon père.
Main dans la main pour éviter de glisser sur le sentier verglacé par endroits, Alexandre et Victoire dévalent la pente raide qui mène au village.
– Père aura sa farine et nous, le baril de pommes que nous envoie grand-père.