À Colette, ma mère,
qui la première m’a appris à écrire.
À Colette, ma mère,
qui la première m’a appris à écrire.
La mémoire n’est pas un grand récit.
Les mots y sont des souvenirs de mots,
des souvenirs de phrases dites. Les images
et les sensations n’y existent qu’à travers
nous. Mettre des mots là-dessus, c’est
comme essayer de raconter un rêve […].
Marie Darrieussecq, Tom est mort
Je ne me suis jamais souvenu que de moi-même.
Albert Camus, La chute
J’ai réalisé que je ne ressentais rien à l’église, le jour des funérailles de maman.
Je me trouvais dans la première rangée, assis droit comme un chêne sur le banc de bois verni, avec ma sœur Lucie, 49 ans, toujours célibataire, comme moi.
J’avais eu beau acheter des tonnes de fleurs, briefer le prêtre pour qu’il rende un bel hommage à ma mère, engager deux violonistes et un altiste qui jouaient Gounod, Bach, Haendel, Pachelbel et autres musiques sacrées ou baroques, je n’arrivais toujours pas à ressentir quoi que ce soit. Une vraie maladie.
Mon inconscient refusait-il de voir la réalité en face? Était-il en train de me protéger d’une douleur trop intense? de contrer des émotions trop difficiles? de faire du déni? Je ne crois pas. J’observais froidement la situation. Ma mère venait de mourir, à 86 ans et 8 mois, d’une longue maladie, après avoir beaucoup souffert. Une délivrance, comme on dit, pour elle comme pour nous. Quand même, j’aurais dû ressentir un petit quelque chose, non?
Quelques amis et parents, disséminés derrière nous, toussotaient et reniflaient à l’occasion. Il y avait mes oncles et mes tantes, les frères et sœurs de ma mère et de mon père – mon père, lui, est mort voilà presque trente ans –, quelques cousins et cousines, une ancienne collègue de travail de maman, les voisins les plus proches.
Debout, assis, debout, assis, debout, signe de croix. J’exécutais les commandes comme un bon croyant, un bon soldat. Sans gémir, l’œil sec, le regard vide. Au contraire des parents et amis qui, eux, essuyaient quelques larmes de temps à autre. C’est vrai que Gounod, c’est beau.
« Ce qu’il encaisse bien », devaient-ils d’ailleurs se dire, ces gens-là. « Quel aplomb, quel contrôle. Il perd sa mère et il ne bronche pas. »
Pour une autre raison, du fait de sa curieuse maladie, ma sœur non plus ne pleurait pas. Je vous expliquerai aussi. Plus tard.
Assis, debout, à genoux, assis. Je n’écoutais plus le prêtre. L’avais-je seulement écouté quelques minutes durant toute la célébration? Je ne crois pas.
D’ailleurs, je ne pensais à rien. Je ne faisais que humer, sentir. Me revenaient en mémoire – grâce à l’odeur de l’encens, des parquets fraîchement cirés et des cierges refroidis – tous ces dimanches d’enfance; tous ces matins dominicaux passés sur les bancs vernis, à faire semblant d’écouter, des litres de saintes paroles ruisselant sur mon échine, dévalant comme l’eau vive d’un torrent. J’étais sage et vêtu soigneusement. Maman m’avait débarbouillé le visage, j’avais été peigné, astiqué, récuré. Je brillais comme un sou neuf.
De ça, je me souviens très bien : la fierté de ma mère. Son humilité aussi. Son effacement sans bornes, homérique, jusqu’au bout de sa vie alors qu’alitée, terriblement souffrante, elle s’excusait de me faire perdre mon temps quand je passais plus d’une heure à son chevet.
Même à ses derniers instants, alors que des litres de morphine coulaient dans ses veines, anesthésiant sa douleur, son cancer, maman allait continuer à s’inquiéter pour les autres, pour ses enfants. Jamais pour elle.
— Promets-moi de prendre soin de ta sœur.
Promis, maman. Je veillerai sur elle, je veillerai à ce qu’elle ne manque de rien.
Même à son dernier moment de lucidité, un matin de novembre, alors que j’avais passé la nuit avec elle à l’hôpital, maman me demanda :
— As-tu bien dormi?
Homérique, cette abnégation. Maman s’effaçait tellement devant les autres qu’elle en devint transparente, puis disparut tout à fait.
Debout, assis, debout, signe de croix. La cérémonie tirait à sa fin. Ne restait que le corps à escorter jusqu’à la sortie, sur le parvis de l’église. Six messieurs de location, à la mine sombre, étudiée, passèrent devant nous, descendirent les marches, glissèrent le cercueil à l’arrière de la longue voiture noire, de location elle aussi.
Les deux seules choses non louées? L’urne, dans laquelle les cendres de maman allaient ultérieurement être déposées, et sa petite place prête à l’accueillir au columbarium.
Encore cette absence d’émotion. Ce froid qui m’engourdissait. C’est vrai que tombait sur mes épaules, sans retenue, une pluie glacée de novembre.
Je me mis à frissonner, à trembloter de manière incontrôlable. Un parent, un des frères de ma mère, mon oncle Laurent, s’approcha de moi et m’offrit son parapluie en guise de refuge. Puis il passa son bras par-dessus mon épaule en guise de réconfort.
Mais il se méprenait sur mon état. C’était la pluie qui me faisait trembler, pas l’émotion. Il me dit ensuite quelque chose à propos de la tristesse, de la tristesse profonde qu’il éprouvait que ma mère nous eût quittés. Pour ne pas avoir à dire qu’une mère est morte, on périphrase. On dit « elle nous a quittés » comme si elle était partie en voyage. On dit aussi « perdre sa mère » comme si elle s’était égarée dans un centre commercial, dans un stationnement ou dans une forêt.
Moi, je ne ressentais toujours rien.
Curieux paradoxe, car j’avais toujours été profondément attaché à ma mère.
Au sens figuré bien sûr, pas au sens propre, car rappelez-vous : je n’ai pas de nombril.
***
Revenons d’ailleurs, si vous le voulez bien, sur cette histoire de nombril, ou plutôt d’absence de nombril, et réglons l’affaire tout de go car je sens que ça vous titille un peu.
C’est rigoureusement vrai : je n’ai pas d’ombilic. Aucune cavité, aucune dépression ni saillie arrondie. Un beau ventre, bien plat malgré mon début de cinquantaine (je m’entraîne, rappelez-vous), sans aucune cicatrice attestant de la présence d’un cordon ombilical, d’un ancien lien fœtal entre moi et ma mère. Eh oui, je suis né ainsi, avec cette rare anomalie.
En fait, selon les registres de l’époque, j’ai été le premier bébé – et je crois toujours être le seul à l’heure actuelle – à naître de la sorte sur la planète. Une sorte d’exploit : le premier fœtus humain à avoir réussi à se développer d’aussi étrange façon, sans l’aide d’un cordon et d’un placenta « typiques ». Une curiosité de foire, une bête de cirque. Dans la même lignée que l’homme-éléphant ou la femme à barbe.
D’ordinaire, le fœtus est relié au placenta par le cordon ombilical. C’est le placenta qui permet les échanges nutritifs et respiratoires entre la mère et son bébé. Pour les férus de médecine ou les curieux de nature, on appelle ce genre de placenta, typique des mammifères supérieurs, « placenta allantochorial ».
Moi, petit fœtus d’exception, j’étais muni d’une poche rappelant le sac vitellin des oiseaux, des grenouilles, des reptiles ou de certains mammifères dits primitifs (opossums, kangourous) dont les fœtus ne sont pas aussi bien accrochés dans l’utérus maternel que chez les mammifères plus « évolués ». Ce sac m’a fourni les substances requises à mon développement. Une fois la nourriture consommée, le sac s’est résorbé, ne laissant aucune trace visible sur ma peau. Sachez, mordus de biologie, que ce type de placenta, commun chez les kangourous, s’appelle « placenta omphalochorial ».
Comme chez les marsupiaux, ma période de gestation fut plus rapide que la normale; mon sac ne contenait pas ce qu’il fallait pour me rendre au bout des 40 semaines réglementaires. Alors j’ai tenté prématurément une sortie à 33 semaines (un peu moins de 8 mois), laquelle a été rapide et sans douleur pour ma mère, en raison de ma petitesse et de l’absence de placenta véritable. J’ai survécu sans problème à ce largage précoce.
Je ne me suis donc pas accroché aux jupes maternelles. Et j’ai été, très tôt, un petit être autonome. Capable pleinement de me débrouiller sans l’aide d’une mère, de qui que ce soit, en fait. Un grand garçon, déjà coupé du lien maternel.
Bien sûr, tous furent sous le choc. J’étais une erreur de l’évolution, une énigme de la biologie.
J’étais l’homme-opossum, l’homme-kangourou : le premier primate non placentaire. On discuta de mon cas dans les plus grandes facultés de médecine du globe. D’éminents chercheurs et spécialistes vinrent me rendre visite, m’observèrent dans mon incubateur, prirent des mesures; on s’intéressa à mon pouls, à ma température et à ma pression. On supputait mes chances de survie, ainsi que les retards à prévoir sur mon développement. Plusieurs articles à mon sujet furent même publiés dans d’importantes revues scientifiques.
Assez rapidement toutefois, je retournai à l’anonymat. Dans la mesure où la grossesse de ma mère s’était déroulée sans problème notable et que, contre toute attente, je me développais tout à fait normalement, je cessai d’être une inquiétude pour le corps médical. Nul danger pour d’éventuelles autres mères accouchant de bébés-opossums. Pas de séquelle apparente à prévoir dans le développement de tels enfants.
On archiva tout simplement mon dossier dans la catégorie de l’inexplicable. Il n’y avait ici qu’un drôle de petit garçon sans nombril.
Une bizarrerie évolutive. Sans conséquence notable. Sans répercussion immédiate. Sans portée apparente. Un fait divers de la nature. Voilà tout.
***
Dans les premières années de ma vie, je grandis et me développai normalement. Fait à noter, je ne ressemblais à personne; ni à ma mère, ni à mon père, ni à ma sœur. Une sorte d’étranger, aux origines incertaines, au lignage douteux.
Moi, l’enfant-opossum, j’avais un côté singulièrement indépendant. Je ne jouais avec personne, m’amusant très bien tout seul, la plupart du temps.
À intervalles réguliers, ma mère invitait un garçon de mon âge à la maison, mais jamais il ne m’intéressait. Quelques minutes seulement après son arrivée, je le laissais en plan, tout seul dans la salle de jeux, et me réfugiais dans ma chambre pour plonger le nez dans mes livres d’images.
Nous allions très souvent au parc. Mais bien vite je me lassais des autres, du carré de sable et du vroum-vroum des gros camions jaunes. Je préférais m’asseoir à l’écart, au pied d’un arbre, pour observer avec minutie les aspérités de son écorce ou, parfois, détacher une à une les lanières qui s’en détachaient facilement.
Vinrent les premières années d’école. À l’occasion, surtout en début d’année, de nouveaux camarades de classe téléphonaient chez moi ou venaient cogner à la porte de la maison pour que je joue avec eux. En règle générale, je prétextais un mal de ventre, un cousin en visite ou n’importe quelle autre défaite pour ne pas avoir à subir leurs jeux assommants. Très peu pour moi, faire semblant d’être pirate, agent secret ou vedette de hockey. Absolument sans intérêt. Au fil des semaines, invariablement, on m’invitait de moins en moins. À la fin de l’année scolaire, la plupart des élèves de ma classe m’évitaient. Ce qui faisait mon affaire et me permettait de me concentrer sur mes propres projets à l’arrivée des grandes vacances.
***
Juillet. Une banlieue, à perte de vue, écrasée par la canicule. Sur le bitume, derrière les volutes de chaleur qui s’élèvent du sol, miragent au loin d’improbables flaques d’eau.
Des semaines qu’il n’a pas plu. Odeurs de gazon jauni et de platebandes desséchées.
J’ai sept ans. Me voilà plongé dans la contemplation d’une colonne de fourmis, à genoux sur le trottoir. Insectes sociaux par excellence, les fourmis n’ont qu’un leitmotiv, qu’une rengaine génétique tatouée sur leur ADN : « Tous pour un, un pour tous. » Plusieurs d’entre elles se sont arrêtées à cet endroit précis pour humer et examiner les minces tranches de banane que j’ai placées sur la route qui mène à leur nid.
Je sors de ma poche une puissante loupe qui, en grossissant par un facteur de cinq les objets placés sous elle, a aussi pour effet de concentrer fortement les rayons du soleil. Une arme de destruction massive efficace dans un ciel sans nuages, quand l’astre solaire est au zénith.
J’en choisis une qui, immobile, inspecte l’alléchant appât en y promenant ses mandibules, et je me concentre sur son abdomen. Elle se retourne vivement pour tenter de comprendre ce qui ne va pas. Une petite fumée s’élève déjà de sa partie postérieure. Bien vite, une odeur de cuticule roussie se répand dans l’air. L’abdomen fumant, elle rampe de ses deux premières pattes pour tenter de s’enfuir le plus loin possible du danger. Hop! voilà maintenant son thorax qui grille. Aura-t-elle le temps d’avertir ses consœurs du danger? Non, car à ce moment précis de son existence, elle ne pense qu’à elle. Ses congénères, apparemment insensibles à son malheur, continuent de recueillir de l’information sur les morceaux de banane, cette source de nourriture providentielle – on repassera pour le « Tous pour un, un pour tous ». L’infortunée se cambre, tourne en rond, se cambre à nouveau, s’immobilise tout à fait. Moment fatal, je dirige à nouveau le roi soleil sur ses flancs. Elle s’affale alors de tout son long, immolée, consumée en moins d’une minute.
La voilà carbonisée, calcinée, comme une voiture en flammes sur l’autoroute. Perte totale.
J’en choisis ensuite une autre qui, trop occupée à la découpe d’une section de banane, ne s’aperçoit pas non plus de la menace qui plane. Je dirige le faisceau sur son abdomen. Même manège, prise deux.
Les fourmis brûlent deux par deux, hourra, hourra,
Les fourmis brûlent deux par deux, hourra, hourra,
Hourra, hourra, hourra, hourra, hourra.
L’expérience est concluante : le soleil donne la vie, le soleil enlève la vie. Qu’est-ce qui me fait sourire au juste? La satisfaction d’avoir mené à terme mon entreprise? La jouissance de dominer plus faible que moi? d’avoir droit de vie ou de mort sur autrui? Allez savoir.
Cet après-midi-là de juillet, méticuleusement, savamment, j’ai mis à mort plus d’une vingtaine d’individus. Mais, considérant le fait que les fourmis représentent le groupe d’insectes le plus abondant sur terre, mon expérience scientifique ne portait atteinte ni à la diversité biologique mondiale des arthropodes ni, à plus petite échelle, à la richesse de la vie de banlieue.
Au fait, combien d’individus compte une colonie de fourmis? Quelques centaines probablement, comme dans une école de taille moyenne.
***
Très tôt, je me mis à détester l’école. Cette nécessité de faire comme les autres, de prendre son rang, de socialiser. D’apprendre à travailler en groupe, à rechercher le consensus, à partager les tâches, à se fier aux uns et aux autres. Hypocrisies.
Dès mes premiers jours de classe, je décidai, pour interagir le moins possible avec les autres, de me fondre dans le décor. Jamais de vêtements colorés, jamais d’accessoires voyants. J’arpentais les lisières ombragées de la cour de récréation. Dans l’école, avant et après les heures de cours, je jouais au caméléon, longeant les murs, inexpressif. Le soir, je repartais à pied vers la maison.
Personne ne marchait avec moi. Ceux qui, rarement, tentaient de m’aborder se heurtaient à un mur de silence. Je me drapais d’indifférence, m’appliquais studieusement à cultiver la distance.
Ce que j’avais en horreur à l’école? Les sports. Cette torture de jouer en équipe. Suer pour rattraper un ballon ou empêcher un adversaire de le faire.
Trop lent, nonchalant, j’étais mis la plupart du temps sur la touche. Plus souvent qu’à mon tour, je réchauffais le banc. La chose ne me dérangeait pas, au contraire; moins on comptait sur moi, moins on s’apercevait de ma présence, et mieux je me portais.
Ma matière préférée? La musique. Et de loin. J’y excellais, prenant plaisir à répéter ad nauseam les passages les plus difficiles des partitions pour flûte à bec – non sans soulever l’ire de mes camarades de classe – en augmentant le tempo jusqu’à ce que mes doigts ne puissent plus suivre. Mes profs, ravis, voyaient en moi un talent naturel, un brillant concertiste en devenir.
***
J’en étais à ma vingt-cinquième fourmi quand les premiers nuages firent leur apparition. Celle-là ne connaissait pas sa chance. Le soleil disparut rapidement, éteignant la puissance de mon feu. Je déposai la loupe, désormais inutile, sur le béton du trottoir. La pression atmosphérique était à la baisse et le vent se levait. La fourmi quitta précipitamment les lieux.
La pluie se mit d’un coup à tomber, ce qui n’était pas une mauvaise nouvelle : j’étais resté tout l’après-midi en plein soleil et ma mère, fort occupée avec ma petite sœur Lucie, qui venait tout juste d’avoir trois ans, avait oublié de me mettre de la crème solaire.
L’enfant-opossum? Non, l’enfant-homard.
Le clapotis des vagues sur les flancs d’une chaloupe vide qui dérive lentement.
Après des jours de calme plat, le vent s’est levé doucement et l’embarcation glisse enfin sur les eaux du lac.
Le lac au Sorcier, situé par 46° 41’ de latitude nord et 73° 23’ de longitude ouest : neuf kilomètres carrés d’eau douce ceinturés des vieilles montagnes arrondies du Bouclier canadien. Là s’entretuent et se bouffent, au fil de l’eau, sous la surface et au-dessus des flots, invertébrés, poissons, grenouilles, oiseaux et mammifères de toute taille et de toute forme. Des kilomètres de berges sauvages et de forêts riveraines patrouillées par des ours, des castors, des grands hérons et des loutres.
À vol d’oiseau, le lac prend la forme d’un gigantesque Y sinueux, orienté vers le nord, frangé par des conifères, des érables et des bouleaux. Une île de grande taille occupe un vaste périmètre à la base du Y, dans la portion méridionale du lac.
Au ras du sol, de la berge sud, on pourrait croire que le lac est plutôt petit, car une section isolée par un passage étroit donne l’impression d’être en face d’un lac modeste. Une fois ce passage franchi, on pénètre dans une baie un peu plus large où l’on croit, encore une fois, contempler le véritable lac au Sorcier. Mais l’énorme île, en trompe-l’œil, bouche la vue des deux autres longues branches du Y, car elle prend toute la place, ne laissant que deux chenaux, à l’ouest ou à l’est, pour la contourner.
Une légende amérindienne raconte qu’un sorcier avait élu domicile dans l’île. Une sorte d’ermite taciturne et revêche qui, selon les Abénakis, empêchait par toutes sortes de moyens quiconque d’y passer la nuit. Quand le soir tombait et le vent se faisait murmure, on entendait sur l’île d’inquiétantes manifestations sonores : des incantations, des grincements et des hurlements. Revenants, loups-garous et feux follets y faisaient des apparitions aussi brèves que soudaines.
On raconte même qu’un serpent d’eau, au corps aussi gros qu’un baril, fréquentait les abords de l’île. Troublés par ces bruits inquiétants, les rares aventuriers qui autrefois bivouaquaient sur les berges du lac y dormaient mal, peu ou pas du tout. Il va sans dire que personne, y compris les Abénakis, n’osait séjourner dans l’île. Maudits étaient les téméraires jeunes gens qui, désireux de se mesurer au sorcier et de prouver leur courage, tentaient d’y dormir. On les retrouvait parfois vivants, apeurés, livides, hagards.
De mystérieuses forces, disaient-ils, les avaient jetés à l’eau avec violence et avaient coulé leur canot d’écorce.
***
La chaloupe abandonnée, poussée par la brise légère, s’échoue tout en douceur, après des heures et des heures d’errance, sur un rivage de sable de la berge sud. Les deux rames ont été soigneusement déposées sur les bancs, contre les flancs de l’embarcation. Seule trace indiquant qu’un drame est survenu à bord : un peu de sang croûté sur les bancs et le rebord.
C’est la fin du mois d’août, la fin de l’été 2001.
Il est 9 h 30. Le ciel est couvert depuis le lever du jour, mais il ne pleut pas. Des jours entiers qu’il ne pleut pas.
Une mince flaque d’eau et de sang, mue par le lent ballottement, s’étend et se rétracte, s’étend et se rétracte, au fond de la chaloupe. Du liquide putride émanent des relents qui, prenant de l’altitude, sont ensuite portés par le courant d’air qui souffle du lac vers la forêt.
Non loin de là, en surplomb, dans le sous-bois d’une haute futaie de pins rouges, un ours noir flaire l’odeur. Il se contente de peu, l’ours noir, même de chair légèrement faisandée, surtout quand l’été est sec et que les petits fruits qui, d’ordinaire, composent une large part de sa diète automnale se font rares. À l’approche de l’hibernation, il doit s’empiffrer jusqu’à la dernière heure.
Chaque automne, c’est la même chose; s’il sent qu’il n’a pas suffisamment de graisse d’engrangée, il devient de plus en plus opportuniste et prend des risques.
Voilà le plantigrade qui descend la pente, quitte le couvert des arbres, débouche sur la rive, s’approche lentement de la chaloupe, s’arrête, grogne, s’approche encore et finit par la faire basculer en y appuyant avec détermination ses deux pattes avant. Il s’abreuve goulûment du liquide rosé, renifle ensuite le sang coagulé sur les bancs, puis relève la tête, se lèche les babines et remonte la pente, sans hâte, pour gagner le couvert de la forêt et se perdre dans les broussailles.
***
Plusieurs semaines plus tard, au début d’octobre, des chasseurs découvrirent la chaloupe abandonnée.
Le sang croûté – indice qui aurait pu laisser supposer qu’un drame avait eu lieu à bord – avait été délavé par les pluies de septembre. Et l’ours était revenu plusieurs fois lécher le fond de la chaloupe, jusqu’à ce que tout le liquide rose pâle eût été consommé.
Le coupable pouvait dormir tranquille : personne n’allait pouvoir deviner ce qui s’était réellement passé au lac au Sorcier. Seul l’ours en savait un peu plus que les autres. Mis à part, peut-être, le sorcier de l’île.