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ISBN 978-2-89435-913-6 (version ePub)

ISBN 978-2-89435-692-0 (version imprimée)

 

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PREMIÈRE PARTIE

***

HÉLIUM

Car ce n’est pas l’apocalypse qui nous guette
mais une révolution de civilisation […].
 
Virginie Raisson, 2033, Atlas des futurs du monde

1.

Chincoteague, Virginie.

Dimanche 18 mai 2042, 20 h 53.

La première chose que Pat Palmer ressentit quand la lame du couteau pénétra dans son bas-ventre fut une immense stupéfaction.

— Mais pourquoi est-ce qu’ils…

Puis vint un deuxième coup. Plus haut. Touchant cette fois des organes vitaux. Les poumons, sans doute, parce qu’il sentit subitement qu’il manquait d’air, et que chaque inspiration, laborieuse, brûlait comme du feu, comme s’il aspirait des éclats de cristal.

Et surgit ensuite une douleur effroyable. Sans lendemain. Il sut dès lors qu’il allait y passer. Au bout de son sang… Il allait mourir au bout de son sang… Déjà, un intense goût de fer remontait de quelque part en lui, envahissant sa gorge, envahissant sa bouche.

À l’aide! tenta-t-il de hurler. À l’aide! Mais il avait si mal qu’aucun son n’arrivait à sortir.

Comment avait-il pu en arriver là, lui qui n’était qu’un petit notaire? Qu’un petit notaire tranquille? Il n’avait rien à se reprocher, rien du tout. Au contraire. Il était d’une probité exemplaire. Sans doute trop pour les gens qui l’employaient. C’était là le nœud de l’affaire. Il avait frayé avec des personnes qui lui avaient semblé, au départ, tout à fait honnêtes mais qui, au bout du compte, s’étaient avérées fort peu scrupuleuses et guère fréquentables.

Il sentit qu’il perdait pied, qu’il s’affaissait, qu’il tombait dans les pommes.

Puis, la minute suivante, il reprit connaissance. Son visage était contre le sol. Il était donc tombé. Il avait toujours ses lunettes, mais un des deux verres était sans doute cassé, car il voyait la scène en plusieurs images décalées. À moins que son cerveau, déréglé, lui jouât de mauvais tours.

Mon Dieu qu’il avait mal! Il allait mourir… Il allait mourir… Déjà. Il était trop jeune, trop jeune… Cinquante ans à peine. C’était trop injuste.

Mais, au moins, il allait mourir la conscience tranquille, car lui n’avait rien à se reprocher, tandis que les autres…

Ils l’avaient fait venir ici à la tombée de la nuit, dans le stationnement désert du Chincoteague National Wildlife Refuge, près de ce marécage nauséabond et infesté de moustiques, soi-disant pour lui parler d’une affaire confidentielle liée à un des membres en disgrâce du conseil d’administration, mais, dès qu’il était sorti de voiture, un homme avait brusquement quitté l’automobile garée à côté de la sienne – une grosse Mercedes noire, familière – et l’avait poignardé sans avertissement.

Face contre bitume, son champ de vision s’était considérablement rétréci : il ne voyait plus que des pieds et des pneus; les pieds de son agresseur et les pneus de la Mercedes. Par intermittence, sa vue se brouillait totalement.

Un deuxième homme sortit alors de la voiture, car une paire d’autres pieds rejoignit la première. Puis il sentit qu’on le soulevait, qu’il allait être déplacé ailleurs. Pour faire disparaître toute trace du meurtre sans doute.

Il eut un puissant haut-le-cœur et entendit un drôle de gargouillement humide qui, il le comprit quelques instants plus tard, venait de son propre corps.

Mon Dieu qu’il avait mal!

Tandis qu’on le transportait dans le coffre de sa propre voiture, la dernière chose que Palmer vit avant de perdre connaissance de manière définitive fut la large flaque de sang qu’il avait laissée sur le pavage du stationnement. Son sang, le sang qui s’échappait de lui.

Puis tout devint noir.

***

Au moment même où les deux hommes de main s’affairaient à déposer le corps de Pat Palmer dans la voiture, une forte pluie se mit à tomber.

L’eau délaya le sang répandu sur le bitume et, en un mince filet, le liquide rosé ruissela jusqu’au caniveau.

Le premier homme prit le volant de la Mercedes, le second, celui de la voiture de Palmer.

Ne restait plus qu’à se débarrasser du corps et du véhicule. L’affaire de quelques heures.

***

Le village de Chincoteague, dans l’île du même nom, au sud-ouest de l’étroite île d’Assateague – un long cordon littoral s’étirant de la côte du Maryland à celle de la Virginie –, se distinguait de toutes les autres stations balnéaires de la région par la présence de poneys sauvages. Outre la plage magnifique donnant sur l’Atlantique, les plats paysages de dunes et la sympathique petite agglomération, la harde de poneys du refuge faunique fédéral contribuait à attirer sur ces îles, chaque été, un contingent important de visiteurs.

La bourgade, composée d’un aménagement dense d’hôtels, de motels, de restaurants, de commerces de souvenirs et de location de vélos, avait été aménagée dans un périmètre restreint, au croisement des deux artères principales de l’île de Chincoteague. Le reste et l’autre île – désignée territoire fédéral protégé – étaient constitués de marais, de marécages, de barres de sable, de lagunes et de prés salés.

Personne ne savait exactement comment cette population de poneys sauvages, présente sur l’île d’Assateague depuis plus de 300 ans, s’était retrouvée là. Certains affirmaient que les poneys descendaient d’animaux domestiques relâchés par les premiers colons de la région. D’autres, plus nombreux, croyaient en l’histoire romantique d’un galion espagnol transportant à son bord des animaux qui, poussé sur les hauts-fonds lors d’une tempête, aurait fait naufrage sur les rivages d’Assateague. Les ongulés qui auraient survécu à la tragédie, ancêtres de la harde d’aujourd’hui, auraient proliféré en l’absence de prédateurs.

Chaque été, au mois de juillet, les pompiers volontaires de Chincoteague organisaient une vente aux enchères de poneys, une vieille tradition perpétuée par les insulaires, qui servait à la fois à limiter la population de l’île à 150 poneys adultes et à attirer encore plus de touristes tandis que la saison estivale battait son plein.

***

À proximité de l’île d’Assateague, sur le continent, d’importantes installations de la NASA avaient été érigées. Elles formaient le complexe du Wallops Flight Facility, un centre de recherches aéronautiques employant plusieurs centaines de personnes. On y étudiait, entre autres, les conditions météo en haute atmosphère et l’impact des vents solaires sur les satellites géostationnaires. On y avait testé, au fil des décennies, de nombreux modèles de fusées et de systèmes de lancement.

Près du pas de tir des vols expérimentaux de la NASA se dressait un sobre édifice gris de cinq étages, en forme de simple rectangle, abritant les bureaux d’He-3 Solutions, une firme privée appartenant à des intérêts canadiens et états-uniens. S’y trouvaient les services de recherche et de développement de la compagnie, soit l’essentiel des effectifs d’informaticiens et d’ingénieurs, de même qu’une vaste salle de contrôle de mission, occupant pratiquement tout le sous-sol du bâtiment, d’où était actuellement supervisée une expérience d’exploitation minière sur la Lune.

On en savait fort peu sur He-3 Solutions puisque la firme, plutôt discrète sur ses opérations, n’était pas cotée en Bourse.

À partir du 19 mai 2042 toutefois, les choses allaient changer.

2.

Chincoteague, Virginie.

Lundi 19 mai 2042, 9 h 08.

Julia Brown ouvrit laborieusement un œil, puis le second. Sa tête était lourde; sa bouche, sèche et râpeuse. Pour une cuite, ça avait été toute une cuite, la veille au soir. Elle se souvenait néanmoins de tout, ou presque.

Nue dans le grand lit de la chambre d’hôtel, elle sentit qu’un long frisson incontrôlable l’envahissait. Elle réussit à se déplacer un peu à droite, là où son partenaire avait dormi. Y rayonnait encore un peu de sa chaleur à lui. Elle émit alors un petit grognement de satisfaction.

À un certain moment de la soirée, le grand patron de la firme, Alex Armstrong, l’avait ouvertement draguée. L’affaire avait été fort courte, quelques minutes tout au plus. L’alcool aidant, elle n’avait pas refusé ses avances. De toute manière, aurait-elle pu faire autrement? Avait-elle vraiment le choix? Elle était sans doute une des dernières sur sa liste; tout le personnel féminin d’He-3 Solutions, ou presque, était passé dans son lit. Les seules laissées sur la touche étaient les plus vieilles, les plus laides ou les trop corpulentes. Celles-ci n’étaient pas légion car, à compétences égales, le service des ressources humaines sélectionnait toujours les éléments féminins les plus séduisants, au bénéfice du président-directeur général en exercice.

Recroquevillée en chien de fusil au creux du confortable matelas, Julia Brown écoutait les bruits de la longue douche que prenait son patron.

Elle n’était pas parmi les plus jolies de l’entreprise. Son visage était anguleux; son nez, un peu long; sa bouche, trop grande. Mais ses seins étaient à l’avenant, comme le reste de son jeune corps. Sa performance de la nuit passée avait été des plus acceptables, bien qu’alourdie par un trop grand nombre de martinis. Elle se souvenait d’à peu près tout, de même que du corps athlétique d’Armstrong – comme elle n'avait pas eu le loisir de l’inspecter dans tous les recoins, certains détails restaient encore flous.

Douché, rasé de près et habillé, le PDG d’He-3  Solutions sortit de la salle de bains. Ses cheveux noirs, coupés en brosse, encore humides, luisaient sous le plafonnier où il se tenait, debout devant la glace, ajustant le col de sa chemise.

Il semblait en bien meilleure forme que Julia, laquelle soupçonnait son patron d’avoir bien peu bu la veille.

L’homme grand, mince, énergique, qui avait atteint le début de la cinquantaine mais paraissait dix ans plus jeune, était plutôt beau garçon. D’un tempérament renfrogné, il souriait rarement et était, en général, peu enclin à la conversation.

— Bien dormi? demanda-t-il à Julia Brown sur le même ton machinal que s’il lui avait demandé l’heure.

Elle répondit par l’affirmative avec un discret sourire qui n’engageait à rien, puis il conclut, avant d’enfiler son veston qui reposait sur le dossier du fauteuil et de quitter la chambre :

— À tout à l’heure.

C’était jour de réunion aujourd’hui, la rencontre mensuelle du conseil d’administration, dans la grande salle du cinquième étage, non loin d’où elle avait son bureau. Tous deux allaient assurément s’y voir puisque Armstrong allait, comme d’habitude, présider la réunion et, pour s’y rendre, passer devant son poste de travail.

Julia ne se faisait toutefois pas d’illusion. Elle n’était qu’une adjointe administrative de plus au tableau de chasse du président-directeur général. Qu’une proie additionnelle. La libido du patron était notoire, mais comme les emplois se faisaient rares en ces temps difficiles, et surtout les postes bien rémunérés avec avantages sociaux et assurances, tout le personnel – ou presque – fermait les yeux.

La veille au soir, tandis que la fête battait son plein, elles avaient été plusieurs à se demander sur quelle fille Armstrong allait jeter son dévolu. Il faut dire que la soirée avait été bien arrosée, car les raisons de célébrer étaient nombreuses : l’entreprise venait de réussir à faire atterrir à Cap Canaveral sa première navette-cargo de retour de la Lune. Sans le moindre incident.

Les cales du vaisseau de transport étaient remplies à ras bord d’hélium-3, un élément qui allait faire la fortune de tous les membres du conseil d’administration et des directeurs qui détenaient des parts dans l’entreprise. Tous les cadres, à qui on avait fait miroiter de généreux bonis de performance en cas de réussite, allaient également recevoir leur part du pactole. Quant à la sécurité d’emploi des 650 employés d’He-3 Solutions, elle était enfin assurée, et ce, pour de nombreuses années.

Conformément au protocole établi, la navette s’était posée en Floride, la veille, un peu après 18 h, sous une explosion de joie de la centaine d’employés affectés au contrôle de mission établi ici, en Virginie. Seul Alex Armstrong – présent pour une rare fois sur le plancher de l’immense salle de commande aménagée au sous-sol – n’avait pas sauté au plafond lorsque, sur le grand écran plasma accroché en hauteur, on avait vu la navette qui, après s’être posée en déployant ses rétrofusées pour ralentir sa course, s’était immobilisée devant le hangar où l’attendait une horde de techniciens et d’ingénieurs. Il avait tout de même esquissé un de ses rares sourires, preuve que l’événement était historique.

L’atterrissage impeccable de la navette-cargo concluait de manière satisfaisante cinq longues années de recherche, de tests, de préparation. Et ce n’était que le début. Que le premier d’une longue suite de chargements du précieux hélium-3, dont l’extraction, le transport et la vente sur Terre allaient faire bondir le chiffre d’affaires de l’entreprise vers les plus hauts sommets.

Pour fêter dignement la chose, la firme avait loué dans son entièreté l’hôtel doté du plus grand nombre d’étoiles sur l’île de Chincoteague – la salle de bal et toutes les chambres – parce que, d’une part, l’endroit était à un jet de pierre des bureaux d’He-3 Solutions en Virginie et, d’autre part, la table était la meilleure de toute la région.

Julia prit son courage à deux mains, rejeta la douce couverture qui l’enveloppait et s’assit lentement sur le bord du lit. Sa tête tournait encore. Elle mit un peu d’ordre dans sa longue chevelure blonde, se leva précautionneusement et entrouvrit les rideaux pour regarder dehors. La journée s’annonçait splendide. Les longues herbes des dunes dorées de Chincoteague, chatoyantes sous le soleil de mai, ondulaient sous la brise de mer naissante. Au-dessus de la lagune qui séparait l’île de la terre ferme, des mouettes patrouillaient dans les cieux. Au loin, vers l’ouest, au bout du pont qui reliait Chincoteague au continent, se dressait l’immeuble anthracite anonyme, presque sans fenêtres, qui abritait les bureaux et les laboratoires d’He-3 Solutions en sol états-unien.

Julia eut le plaisir d’apercevoir et d’observer durant de longues minutes, près de la bretelle d’accès menant au tablier du pont, un groupe d’une vingtaine de poneys sauvages en train de brouter l’herbe des prés salés bordant la lagune. Mais, au moment où la grosse Mercedes noire du patron s’engagea sur le pont, ils détalèrent d’un même mouvement, s’enfuyant au grand galop comme si un redoutable prédateur était à leurs trousses.

Alors qu’elle refermait les rideaux et se dirigeait vers la salle de bains, elle fut prise d’un vertige. Elle avait l’estomac chamboulé, mais ce n’en était pas la cause. Elle ressentait une émotion étrange. Comme si, ce matin, elle était une personne différente. Comme si quelque chose était en train de germer au plus profond d’elle.

Julia n’avait pas pris grande précaution la veille au soir. Et si elle tombait enceinte? Si elle tombait enceinte d’Alexandre Armstrong? La chose était-elle possible? Bon sang, quelle catastrophe ce serait! Quand elle posa le pied sur le carrelage froid de la salle de bains, elle se sentit de plus en plus mal.

Puis, agenouillée par terre au-dessus de la cuvette, elle vomit avec violence tout ce qu’elle avait en elle.

3.

Bureaux d’He-3 Solutions, Virginie.

Lundi 19 mai 2042, 10 h 27.

Assis dans son fauteuil de cuir, tout au bout de l’interminable table de réunion en bois précieux qui dominait la pièce, dos à la large fenêtre – une des rares du bâtiment –, Alexandre Armstrong saluait un à un les membres du conseil d’administration qui entraient dans la salle.

Sur la table, aucun document, aucun papier n’était déposé devant lui, seule trônait une mince tablette électronique, faite d’une matière totalement translucide, d’où émanait une faible lueur bleutée.

Armstrong n’avait pas dormi beaucoup, mais comme il n’avait pas fait d’abus la veille – ce n’était pas son genre, il était toujours en parfait contrôle –, il se sentait tout de même en pleine forme, grisé surtout par la réussite d’hier et les événements à venir aujourd’hui.

À 10 h 30 précises, heure prévue de l’ouverture de la 47e séance ordinaire du conseil, tout le monde, ou presque, était arrivé. Il était dix assis autour de la table. Seule une place était encore vacante, celle du secrétaire.

Alex Armstrong consulta machinalement sa montre de nouveau, émit un long soupir, puis demanda à la ronde :

— Est-ce que l’un de vous a été informé que notre secrétaire allait être absent aujourd’hui?

— Non, firent-ils tous à peu près en même temps.

Sans plus attendre, le président du conseil, désignant d’office un jeune administrateur assis à sa droite pour prendre des notes et rédiger le procès-verbal, déclara la réunion ouverte.

— Vous avez tous en mains l’ordre du jour, commença-t-il. Comme vous pouvez le constater, il est assez bref. Quelqu’un propose son adoption?

Un des membres, un homme corpulent et chauve d’une soixantaine d’années, leva la main.

— Merci, Matt. Quelqu’un est en mesure d’appuyer la proposition de Matt? Oui?

Cette fois, c’est une grande brune vêtue d’un chic tailleur, la vice-présidente du conseil, qui leva la main.

— Merci, Anna. Point numéro deux : adoption du procès-verbal de la dernière séance. Vous l’avez tous lu? Bien. Est-ce que quelqu’un aurait des modifications à apporter au texte?

Un troisième membre, un rouquin barbu dans la quarantaine, leva la main.

— Vous avez des commentaires à formuler, Derek? fit alors Armstrong, dont les narines se dilatèrent légèrement tandis qu’il se grattait la joue avec la main droite.

— Euh… non, répondit l’autre, légèrement embarrassé… j’ai levé la main pour en proposer l’adoption.

— Ah! déclara Alex Armstrong, je vois. Vous précipitez les choses, mon ami… Mais bon, si personne n’a de modifications à rapporter, je crois que nous pouvons considérer que Derek propose l’adoption du procès-verbal. Quelqu’un l’appuie?

Il en fut ainsi pour quelques autres affaires mineures, plutôt formelles, lesquelles furent expédiées manu militari en peu de temps par le président, puis celui-ci aborda l’élément essentiel de la rencontre de ce jour : la stratégie de déploiement du plan d’action d’He-3 Solutions à la suite de l’atterrissage couronné de succès, hier en fin de journée, du premier cargo de transport d’hélium-3.

Alexandre Armstrong annonça aux membres du conseil que, comme prévu, la presse avait été convoquée pour cet après-midi. La vice-présidente et lui allaient faire état de leur prouesse technologique – une première mondiale –, annoncer le début de l’exploitation d’hélium lunaire à grande échelle et dévoiler ensuite la signature des premiers contrats d’approvisionnement avec les principales compagnies d’électricité de l’Amérique du Nord. Une grande aventure commençait, précisa-t-il, une aventure qui allait les rendre tous riches, et en très peu de temps.

Éclats de voix et applaudissements fusèrent de part et d’autre de la table, puis, après qu’Armstrong eut fait un bref signe de tête à un subalterne posté tout près des portes de la salle du conseil, ce dernier quitta la pièce et revint quelques instants plus tard en les ouvrant toutes grandes. Une équipe de serveurs entra pour offrir des bouchées fines et un coûteux champagne à tous les membres du conseil.

Hier avait eu lieu la fête pour les employés; aujourd’hui, c’était au tour des administrateurs de l’entreprise de célébrer. En cette période faste, Armstrong ne lésinait pas sur les dépenses.

On leur présenta des mets recherchés : tartares de thon rouge – du faux thon bien sûr, parce que ce poisson figurait depuis peu sur le registre des espèces disparues –, œufs de caille farcis, carpaccios miniatures de magret de canard et divers autres amuse-gueules montés avec des fromages d’exception et des viandes rares.

Un toast fut porté, on but et on mangea avec délectation. Aucun des membres du conseil ne se rappelait avoir assisté à une réunion aussi chaleureuse que celle-ci. Jusqu’à ce que le président l’interrompît en disant, sur un ton âcre, un peu trop appuyé, que c’était dommage que le secrétaire ne pût être avec eux pour fêter cette belle réussite.

Il y eut un silence gêné, puis le brouhaha reprit, tout un chacun se sentant obligé de combler ce vide embarrassant. Sauf Armstrong qui quitta les lieux pour retourner dans son bureau, prétextant qu’il avait à se préparer pour la conférence de presse de l’après-midi.

***

La grande salle qui avait servi à tenir la réunion du conseil en matinée avait été rapidement réaménagée pour la tenue de la conférence de presse. On avait installé, derrière la table où le président-directeur général allait faire son allocution, un mur-écran qui n’affichait pour l’instant qu’une toile de fond unie, d’un bleu profond, où se détachait une version sobre, couleur blanc argenté, de l’élégant logo d’He-3 Solutions.

Bien peu de journalistes assistaient désormais en personne aux conférences convoquées par les entreprises, en fait pratiquement plus aucun représentant des médias ne se déplaçait pour de tels événements. Le mode le plus usuel était la vidéoconférence retransmise directement dans les salles de rédaction. Chaque matin, en consultant le menu des conférences annoncées pour la journée sur un fil de presse spécialisé du Web, les chefs de pupitre et les responsables de l’affectation des salles de nouvelles avaient le loisir de déterminer qui, de l’équipe de rédaction, allait – ou non – suivre en direct, et de manière interactive, la conférence de telle ou telle société commerciale, de tel organisme ou de tel ministre.

L’écran, de grande taille et divisé en de multiples fenêtres, permettait au journaliste affecté à la conférence de non seulement voir et entendre le porte-parole principal de l’événement, qui discourait dans la fenêtre centrale – la plus grande –, mais aussi une douzaine de journalistes, dans de plus petites cases tout autour de l’image; tous les autres qui, installés devant leur propre ordinateur, suivaient eux aussi la conférence de presse. L’écran du porte-parole était aménagé de la même manière; il pouvait ainsi voir et écouter les journalistes et répondre à leurs questions.

Bien qu’encore appelés « journaux », « radios » ou « stations de télé », les médias ne diffusaient plus qu’à partir de plateformes Web, et ce, depuis une bonne vingtaine d’années. Plus aucun quotidien n’était imprimé; plus aucune station de radio ou de télévision ne diffusait à partir d’un signal relayé par antenne, par satellite ou par câble classique. Les automobilistes écoutaient encore la radio dans leur voiture, mais chacune était désormais munie de récepteurs Wi-Fi; la diffusion ne passait plus par les ondes AM ou FM traditionnelles. La consommation média à domicile était aussi régie essentiellement par le Web. Chaque citoyen payait son ou ses abonnements directement à ses médias préférés, lesquels l’alimentaient en nouvelles à partir de sites attrayants, bien conçus, diffusant l’information en continu et pratiquement en direct sur d’immenses murs-écrans domestiques. Le contenu était tout aussi encombré qu’avant de messages publicitaires.

Plusieurs médias avaient fait des pieds et des mains pour affecter un journaliste à la conférence de presse d’He-3 Solutions, puisque la rumeur d’une grosse nouvelle avait enflé au courant des dernières heures, mais seulement douze d’entre eux, les plus importants de la planète en matière de lectorat ou de cote d’écoute, avaient été choisis pour y prendre part. On trouvait sur cette courte liste de grands quotidiens nord-américains comme le New York Times, des agences de presse internationales comme Reuter ou AFP, des chaînes d’information en continu comme CNN, aux États-Unis, ou NDW, en Inde.

À 14 h exactement, lorsque s’alluma le gros témoin rouge près de la lentille de la caméra installée face à lui, Alexandre Armstrong, flanqué à sa droite de la vice-présidente du conseil – qui n’allait avoir ce jour-là qu’un rôle de figurante –, souhaita la bienvenue aux journalistes et se mit en devoir de commencer sa brève allocution.

— Hier, amorça-t-il, à 18 h 20, heure normale de l’Est, une navette en provenance de la Lune, transportant la toute première cargaison d’hélium-3, s’est posée sans incident à Cap Canaveral. Comme vous le savez, l’hélium-3 est un élément très rare sur Terre, mais il se trouve en bonne quantité sur la Lune, particulièrement dans l’hémisphère sud. Jusqu’à aujourd’hui, aucune entreprise n’avait réussi le pari technologique d’aller sur place, d’extraire l’élément et de le rapporter sur Terre. Mais c’est chose faite maintenant. He-3 Solutions a une belle longueur d’avance : aucune société concurrente, présente ou future, ne peut désormais rivaliser avec elle sur le marché de l’hélium-3.

Alex Armstrong fit une courte pause, histoire de mesurer l’effet produit par son entrée en matière, puis il reprit :

— Nous estimons à un peu plus d’un million et demi de tonnes la quantité de cet élément sur l’astre lunaire. Puisqu’il est enfoui très près de la surface, parfois même mélangé aux autres matériaux et particules composant le régolite – la couche fine de débris issue de l’altération de l’assise rocheuse lunaire –, la logistique de sa récupération est assez simple. Il suffit de creuser avec le bon matériel d’excavation et d’extraire l’élément du substrat. C’est surtout la complexité de l’ensemble des opérations qui constituait le grand défi de cette nouvelle exploitation. Il nous a fallu concevoir, construire et tester des véhicules servant au transport du personnel et de l’équipement de même que des navettes-cargos, puis dessiner et planifier la construction d’entrepôts préfabriqués et d’habitations pour loger nos équipes le temps de leur séjour sur la Lune. Les sommes et les efforts investis sont colossaux, comme vous vous en doutez. Mais le jeu en vaut la chandelle. L’exploitation d’hélium-3 permettra d’alimenter avec une grande régularité des centrales nucléaires partout sur le globe, et de fournir ainsi l’énergie nécessaire pour des décennies. Et comme une seule petite dizaine de tonnes de cet élément suffit à répondre aux besoins énergétiques de toute l’Amérique du Nord pendant une année, nous croyons que…

Dans une des petites fenêtres réparties au pourtour de l’écran, le journaliste du Los Angeles Times, un grand type au regard vif, brisa cavalièrement le PDG dans son élan.

— Monsieur Armstrong, commença-t-il, pardonnez-moi de vous interrompre, mais par quel moyen arrivez-vous à extraire l’hélium-3 du substrat, étant donné que cette opération représente sans aucun doute la plus grande difficulté technique de ce projet?

— Vous me permettrez de vous répondre, répliqua Armstrong avec un sourire, qu’il s’agit là d’un secret industriel que je ne dévoilerai pas, bien sûr. Je vous prierais aussi, et ceci vaut également pour tous vos collègues, d’attendre la fin de mon allocution pour poser vos questions.

Alex Armstrong avait parlé de manière si ferme qu’assurément aucun autre représentant des médias n’allait s’aventurer à l’interrompre.

— Puis-je reprendre maintenant? poursuivit-il.

Tous les journalistes, figés dans leur petit carré, attendirent sagement qu’Alexandre Armstrong termine ce qu’il avait à dire puis, poliment, comme à la petite école, levèrent la main en bon ordre pour poser leurs questions.

***

Sur la piste d’atterrissage aménagée près des installations du Wallops Flight Facility, le jet d’affaires d’He-3 Solutions attendait, tous moteurs éteints, qu’arrive son unique passager.

La longue Mercedes noire du PDG s’engagea enfin sur le tarmac, roula jusqu’à l’avion et s’immobilisa près de l’appareil. En émergea Alex Armstrong, complètement absorbé par ce qu’il lisait sur sa tablette translucide, alors que son costaud chauffeur s’affairait à transférer les bagages de la voiture à l’avion.

Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis la fin de la conférence de presse – il était 19 h 55 – et Armstrong mesurait avec satisfaction l’ampleur médiatique suscitée par la nouvelle. La couverture de presse, très positive, s’étalait dans les grands médias de tous les marchés potentiels d’He-3 Solutions. Outre en Amérique du Nord, on rapportait leur exploit technologique partout, sur toutes les tribunes, en Europe, dans le Sud-Est asiatique, au Brésil, en Russie, en Chine, en Inde… La vente d’hélium-3 à tous les pays ayant recours à l’énergie nucléaire allait prendre un essor rapide et spectaculaire.

Pour des raisons stratégiques et personnelles, Armstrong s’était toujours opposé à ce que sa firme devienne une société cotée en Bourse – il désirait garder le contrôle absolu des opérations – mais, si tel avait été le cas, le cours des actions se serait littéralement envolé aujourd’hui.

Tandis qu’il marchait lentement vers l’avion, les yeux rivés sur sa tablette, il remarqua la lueur chaude du couchant qui se mirait sur l’écran lustré. Il releva la tête et contempla le ciel.

Dans un firmament pur, qui s’assombrissait lentement, il tenta en vain de repérer la Lune. Puis il se rappela qu’hier et avant-hier, un croissant aussi mince qu’une rognure d’ongle était visible. Ce soir, c’était donc la nouvelle lune. Inutile de chercher.

Alexandre Armstrong s’imagina les équipes – ses équipes – à l’œuvre à la surface du satellite terrestre. Sans son leadership, sa ténacité, sa vision, ses contacts politiques et ses efforts – ô combien d’efforts! –, ils n’y seraient jamais arrivés. Il pouvait, sans aucun doute, s’attribuer le succès de la chose, et savourer pleinement le moment – son moment.

Armstrong se remit en mouvement vers l’appareil, grimpa l’escalier escamotable et s’engouffra dans le jet.

Il s’envolerait dans quelques minutes pour Toronto, ville où se trouvait le siège social de l’entreprise. Un choix tout à fait logique, non seulement parce qu’Armstrong était citoyen canadien, mais aussi pour des raisons historiques, fiscales et politiques.

C’est à Toronto qu’était née l’entreprise He-3  

Les élégants bureaux de la firme, aménagés désormais dans l’une des tours les plus chics du centre-ville, abritaient les services administratifs de l’organisation : les ressources humaines, la comptabilité, le marketing, les affaires intergouvernementales.

Afin de s’assurer que l’entreprise rayonne à l’échelle nord-américaine, Armstrong avait toujours veillé à ce que la composition du conseil d’administration soit mixte, c’est-à-dire qu’y siègent à la fois des Canadiens et des États-Uniens. Des citoyens du pays de l’Oncle Sam occupaient d’ailleurs, d’office, deux postes statutaires au sein du comité de direction, soit les sièges réservés au secrétariat et à la vice-présidence. Par ailleurs, comme le sous-continent indien était un marché à fort potentiel pour He-3 Solutions – la proportion d’énergie de source nucléaire utilisée dans la consommation domestique de l’Inde étant considérable –, Armstrong tenait à ce qu’un Américain d’origine indienne siège aussi au comité de direction. Depuis quatre ans, Ashvin Tandria, trésorier, veillait ainsi à la bonne marche des dossiers financiers.

Le pilote lança les moteurs du jet. La grande et ravissante agente de bord, préposée au service exclusif du PDG durant le vol, vint demander à ce dernier, gentiment, de boucler sa ceinture. Puis l’appareil s’ébroua et, lentement, progressa sur la piste pour prendre position avant le décollage.

Armstrong allait être fort occupé dans les prochains jours. Dès le lendemain commençait la ronde des signatures officielles de contrats d’approvisionnement en sol canadien avec les sociétés productrices d’énergie nucléaire de l’Ontario, du Nouveau-Brunswick, de la Colombie-Britannique, du Manitoba, de la Saskatchewan et de l’Alberta – dont les réserves de sables bitumineux s’étaient taries. En raison de son indépendance énergétique, assurée entièrement par l’hydroélectricité, seul le Québec n’avait pas besoin d’hélium-3. S’il s’était jadis trouvé une centrale nucléaire sur le territoire québécois, à Gentilly, dans la vallée du Saint-Laurent, elle avait été démantelée depuis longtemps.

Suivraient pour le PDG d’He-3 Solutions les signatures de contrats avec des sociétés américaines dans les prochaines semaines, puis toutes les autres à venir, sans doute, ailleurs dans le monde. À court terme, Armstrong allait aussi avoir pour tâche de pourvoir le poste de secrétaire, désormais vacant au sein du conseil, un siège qui avait été occupé depuis plus de trois ans par Pat Palmer. Une grande perte pour l’organisation, certes, mais malheureusement inévitable dans les circonstances.

L’avion s’immobilisa à l’endroit désigné et, quelques minutes plus tard, après que la tour de contrôle eut donné l’autorisation de décoller, le pilote mit les gaz à fond.

Une très faible lumière rougissait encore l’horizon, à l’ouest. Tandis qu’il s’envolait dans un ciel qui, progressivement, s’ennuageait, Armstrong jeta un coup d’œil à travers le hublot, observant une dernière fois les premières étoiles qui s’étaient levées, avant qu’elles ne disparaissent tout à fait derrière un gros cumulus gris argenté.

La réussite d’He-3 Solutions était totale. Mais ce n’était que le début.

He-3 Solutions n’était qu’une grosse machine à imprimer de l’argent, une machine destinée à financer l’autre projet d’Alex Armstrong. Un projet de longue haleine.

Et le seul qui comptait vraiment à ses yeux.