À Julia et Jérôme.
À mes parents.
 
Merci à Aurélie, Marlène, Claudine,
Eric et sa famille, Michel Quintin et Clément.

IX

ÉTONNANTE DÉCOUVERTE

Un geste d’humanité et de charité a parfois plus d’empire sur l’esprit de l’homme qu’une action marquée du sceau de la violence et de la cruauté.
Machiavel

Anglase, le 5 octobre 2013

Lisa hésita. L’occasion de satisfaire sa curiosité ne se représenterait pas et elle regretterait de n’avoir pas essayé. Aussi laissa-t-elle ses doigts tremblants se poser sur la poignée. La porte céda incontinent.

Quelle ne fut pas sa stupéfaction lorsqu’elle découvrit une salle inondée de lumière! Elle avait imaginé que les volets seraient fermés, puisque la pièce n’était pas ouverte au public. Cette clarté contrastait à tel point avec l’obscurité du corridor qu’elle crut un instant à une illumination. Car, là, les choses dépassaient l’entendement. Tout était tel que dans la chambre de son rêve : les meubles, les tapisseries, les rideaux, le dessus-de-lit, l’écritoire, le prie-Dieu… Elle ne voyait aucune différence, sinon l’usure des tissus! Elle fit quelques pas et franchit le seuil. Cette fois, nul besoin de toucher quoi que ce soit ni de fermer les yeux. Les images se bousculèrent d’elles-mêmes.

Lisa se voyait en train de s’habiller, avec l’aide d’une femme. Elle était d’humeur joyeuse et ne se privait pas de rire, imitée en cela par sa compagne nettement plus âgée.

Elle se voyait seule, la tête penchée à la fenêtre, arborant un sourire en coin, puis assise devant l’écritoire à étudier, et aussi à lire allongée de tout son long sur le lit en compagnie d’un chien dont la tête reposait sur son bras.

Son ventre se serra soudain sous l’effet d’une douleur cuisante. Elle posa la main sur son abdomen comme pour le soulager et s’avança vers la fenêtre pour observer le paysage. Le village en contrebas, lui, n’avait rien à voir avec son songe. Il était plus grand et des maisons en pierres avaient remplacé les pauvres chaumières. Et l’église! Que s’était-il passé?

— Puis-je vous aider? dit dans son dos une voix grave qui la fit tressaillir.

Un beau jeune homme à la chevelure flamboyante dévisageait Lisa, qui fut assaillie par une folle envie de prendre ses jambes à son cou.

— Je suis désolée, bredouilla-t-elle, je cherchais le… les…

— Les toilettes, peut-être? fit le charmant rouquin aux yeux bleus.

— Oui, et puis, en voyant cette magnifique chambre, je n’ai pas pu m’empêcher d’y jeter un coup d’œil. Les meubles, la décoration, c’est enchanteur!

— Vous êtes une adepte du style Renaissance?

— Heu! non, à vrai dire, mais j’admire ça.

D’un geste de la main, elle désigna l’ensemble de la pièce.

— Vous trouverez la même chose dans les grands palais du pays de la Loire. Les avez-vous visités?

— Pas encore, confessa-t-elle en rougissant.

Pourquoi ce rouquin ne se contentait-il pas de la sermonner et de la faire sortir? À quoi rimaient ses questions? Avaient-elles pour motif de l’humilier?

Le jeune homme dut réaliser l’embarras de Lisa, car il lui adressa un sourire bienveillant.

— Eh bien! Vous faites un grand honneur aux propriétaires de ce petit château. Vous entreprenez la découverte de ce magnifique pays autrefois très fréquenté par la cour de France en commençant par Anglase, qui n’a pourtant jamais accueilli le moindre souverain.

— Oh, c’est un peu par hasard que je l’ai choisi… En me documentant sur Internet.

— Un très joli hasard! se permit le jeune homme avec un large sourire qui dévoila de longues dents blanches.

« Il me drague, ou quoi, là? » se demanda la brunette. Légèrement rougissant, le jeune inconnu se gratta la gorge et poursuivit :

— Oui, hum! c’est un heureux hasard pour moi, en tant que guide de ce château, de parler de cette pièce que nous ne faisons plus visiter depuis quelques mois pour cause de travaux.

— Mais il n’y a pas de travaux ici! s’étonna Lisa.

— En fait, les propriétaires manquent de moyens actuellement. Ils veulent faire en sorte de protéger les meubles par des barrières qui empêcheront les visiteurs de toucher à tout. En attendant de pouvoir payer l’artisan qui va s’en occuper, ils l’ont fermée au public. Il est prévu aussi de protéger tous les tissus, qui sont âgés, comme vous pouvez le constater, et cela va se révéler encore plus onéreux.

— Pourquoi ne font-ils pas la même chose dans le reste du château?

— Je crois que vous n’avez pas encore visité les autres chambres de cet étage, dit-il en éclatant de rire bruyamment. Vous devriez! Le plafond de l’une d’entre elles a été peint par Titien en personne! Des barrières y sont installées depuis deux ans. Plus tard, il sera question du rez-de-chaussée, mais c’est encore prématuré, financièrement parlant…

Les joues de Lisa s’étaient empourprées. Quelle imbécile elle faisait de se dévoiler ainsi! S’il n’avait pas compris qu’elle ne cherchait pas les toilettes, c’était qu’il était bien naïf. Et puis, qui penserait monter à l’étage d’un château pour chercher les commodités?

— Souhaitez-vous connaître l’histoire de cette chambre? demanda-t-il aimablement en la voyant mal à l’aise. À mes yeux de guide, c’est la plus passionnante de tout le château.

— J’en meurs d’envie, monsieur le guide, fit-elle en retenant sa respiration devant une telle aubaine.

— Appelez-moi Alexandre, se présenta-t-il.

— Enchantée! Moi, c’est Lisa.

— Charmant prénom! laissa-t-il tomber en virant une nouvelle fois au rouge pivoine et en toussotant. Pour ce qui est de l’histoire, tout ce que vous avez sous les yeux est d’origine. Le mobilier et son emplacement datent du début du XVIe siècle. La chambre que vous voyez est telle qu’elle a été laissée dans les années 1540.

— Mais comment est-ce possible? questionna Lisa, interloquée. Depuis cinq siècles, la chambre n’aurait pas bougé? Et les innombrables descendants de la famille n’y auraient jamais touché alors qu’elle était complètement démodée? J’ai du mal à y croire.

— Pourtant, c’est la pure vérité, affirma le rouquin en balançant une mèche de cheveux en arrière. Vers la seconde moitié du XVIe siècle, le duc de l’époque a exigé dans son testament que personne ne touche jamais à cette chambre.

— C’était celle de sa fille?

— Non. Cette chambre avait en effet appartenu à la fille de Godefroy de Mirabeau, qui était duc d’Anglase. Il n’a pas eu de fils, et…

— C’est un certain Joachim de Montmartre qui a hérité du titre et des terres du duc, continua Lisa.

Alexandre la regarda, stupéfait.

— Mais vous connaissez l’histoire de la famille?

— Avant de visiter quoi que ce soit, j’aime bien me documenter. Mais pourquoi ce duc a-t-il fait une telle demande dans son testament?

— C’est un mystère.

— Oh! fit Lisa, pensive.

Elle se tourna vers la fenêtre et, sans réfléchir, s’aventura à poser une autre question :

— Est-ce que l’église a toujours été là où elle est aujourd’hui?

— Eh bien, on trouve vraiment tout sur Internet!

Lisa sourit, comme si elle était de connivence. Si elle devait lui avouer la vérité, il s’empresserait de mettre fin à sa visite et la tiendrait forcément pour folle.

— L’ancienne église du village, expliqua Alexandre, a été complètement détruite lors de la Révolution française, comme une partie du château, d’ailleurs, et elle a été reconstruite, mais pas exactement au même endroit.

Ce fut à ce moment-là que des voix provenant des escaliers se firent entendre. Le guide invita Lisa à sortir de la pièce et, cette fois, il ferma la porte à clé.

— Pour éviter d’autres incidents de toilettes, commenta-t-il sur le ton de la plaisanterie.

— Ah, tu es là! On te cherchait partout!

— Alexandre, je vous présente mes amis, Marianne et Angelo. Voici le guide, Alexandre.

— Enchantée, Alexandre! fit Marianne. Devons-nous recommencer la visite avec vous?

— Ce n’est pas nécessaire, à moins que vous y teniez. Je vous propose de passer au salon, où je pourrai vous parler de certaines œuvres, puis nous irons au jardin, où nous aborderons la construction du château entamée au XIVe siècle et achevée en 1515.

* * *

Le jeune guide avait dû faire des études poussées en histoire. Excellent pédagogue, il réussit à passionner les trois amis auxquels s’étaient ajoutés un couple d’une soixantaine d’années ainsi qu’une mère accompagnée de ses deux filles adolescentes. Il ponctuait sa présentation d’anecdotes de la vie de tous les jours à différents moments de l’histoire.

Mais personne n’était aussi attentif que Lisa lorsqu’il aborda les modifications apportées au château au début des années 1500 par le duc de l’époque, qui avait accompagné en Italie Charles VIII en 1495, puis Louis XII en 1499. Ces campagnes lui avaient donné le goût de l’art et de l’architecture italiens, très prisés à l’époque. C’était lui qui avait fait installer la loggia typiquement italienne qui avait survécu à la Révolution. C’était grâce à lui que le domaine possédait encore des tableaux de Jean Perréal, peintre de Charles VIII et de Louis XII.

L’un d’eux fit une forte impression à Lisa pour la seconde fois. Elle resta longtemps à détailler l’homme altier représenté dans son costume de guerre. Godefroy de Mirabeau, pouvait-elle lire. C’était de lui qu’Alexandre venait de longuement parler aux visiteurs, car il avait beaucoup apporté au château.

À l’extérieur, les visiteurs purent admirer cinq anciennes statues qui donnaient de l’allure au jardin. Alexandre leur expliqua que les sculpteurs avaient importé d’Italie l’étude de l’anatomie et du mouvement. Cette maîtrise permettait de reproduire dans le marbre la beauté de la nudité. Selon une légende, l’une des statues représentait une maîtresse éphémère de François Ier. Le groupe apprit que ce roi avait été élevé par sa mère après la mort de son père, Charles d’Angoulême. Ainsi ce jeune garçon avait-il grandi d’abord à Cognac auprès d’une petite cour érudite, puis près d’Amboise, qu’Alexandre conseilla à ses visiteurs d’aller voir s’ils en avaient le temps. Il leur cita une phrase prêtée à Marguerite de Navarre : « À la cour d’Amboise, François faisait la pluie et le beau temps. Les dames, prosternées devant sa jeunesse et sa grande beauté, n’attendaient qu’un signe de lui pour consentir à satisfaire son désir. »

Alexandre leur parla aussi longuement du savoir-faire des constructeurs français, acquis au Moyen Âge avec notamment l’avènement de la lumière dans les salles. Il s’attarda également à l’évolution des habits pour les rendre plus pratiques. Il n’oublia pas de mentionner que le contrôle exercé par les Turcs avait obligé la France, et aussi l’Espagne et le Portugal, à trouver de nouvelles voies commerciales vers les Indes. C’était ainsi que Christophe Colomb avait découvert l’Amérique en 1492 et que Jacques Cartier était arrivé au Canada en 1534.

La promenade dans le jardin s’éternisa, pour le plaisir de tous. Le soleil radieux de ce début d’octobre rendait la flânerie agréable. Passionnés par ce retour aux siècles anciens, les visiteurs ne voyaient pas le temps passer ; ils se représentaient les ducs guerriers ou intellectuels, la vie grouillante au sein de ce château si calme à présent, les costumes d’époque qui évoluaient dans leur imagination stimulée par Alexandre.

— Maintenant, je vous propose un petit en-cas avant que vous ne partiez vous restaurer ailleurs. La maison offre une spécialité typique d’ici, les anglasettes!

— Les anglasettes! s’exclama la dame d’une soixantaine d’années. Quel joli nom! Mais de quoi s’agit-il au juste?

Elle était visiblement alléchée.

— Une friandise, chère madame. Mais je ne vous en dirai pas plus! Je veux que vous découvriez par vous-même. Croyez-moi, vous ne serez pas déçue!

Le groupe reprit la direction du château. Des ah! et des oh! de contentement saluèrent l’hôtesse en costume qui avait disposé sur une petite table des paniers remplis à ras bord de ce qui ressemblait à des gaufres en miniature. Elle était en train de verser du jus de fruit dans des gobelets. La dame qui s’était renseignée sur la nature des anglasettes fut la première à se servir.

— Oh mon Dieu, cher monsieur! s’exclama-t-elle, vous ne nous avez pas menti. C’est un véritable délice pour le palais! Mmmm!

La bouche pleine, elle demanda :

— J’espère que vous en vendez?

— Mais oui, chère madame! C’est la famille Anglase qui a mis au point la recette des anglasettes et nous perpétuons la tradition qui consiste à les faire découvrir à tous nos visiteurs. Vous pouvez vous adresser à Danielle, précisa-t-il en désignant l’hôtesse, elle vous en vendra autant que vous voudrez.

— À ce propos, monsieur le duc, intervint ladite Danielle, souhaitez-vous que je montre à nos invités nos nouveaux porte-clés? Ils viennent d’arriver par la poste et je n’ai qu’à ouvrir le carton.

Le jeune guide s’empourpra pour la troisième fois de la matinée, mais, cette fois, cela semblait plutôt dû à de la contrariété.

— S’ils le souhaitent, Danielle, répondit-il avec flegme, mais ne vous inquiétez pas, chers amis, nous ne poussons pas les gens à la consommation, ici!

À nouveau, il balança en arrière la mèche de cheveux qui avait tendance à lui tomber dans les yeux.

— Monsieur le duc? s’étrangla la dame qui en était à sa sixième anglasette. Ai-je bien entendu?

— Ah! intervint Danielle. Il ne se présente jamais autrement que par son titre de guide. Mais j’ai l’honneur et le privilège de vous présenter le duc d’Anglase!

Les yeux de Lisa s’ouvrirent grand sous le coup de la surprise. Quelle honte! Elle avait été prise en flagrant délit de visite illicite par le propriétaire même des lieux. Un duc! Elle ne pourrait jamais retrouver un semblant de contenance.

— Ainsi, fit le mari de la dame gourmande, nous avons eu la chance de nous faire expliquer l’histoire du château par l’héritier du domaine en personne. Quel honneur!

Les joues légèrement en feu, Alexandre passa sa main dans sa mèche rebelle. Tous les invités avaient cessé de mâchouiller leurs anglasettes et le fixaient, bouche bée.

— Pourquoi ne pas vous être présenté? demanda la mère de famille.

— Mais je me suis présenté, répondit-il avec ce sourire qui le quittait rarement et le rendait ravissant. Je suis Alexandre, le guide de ce château.

— Mais, alors, c’est vous qui vous occupez également de l’entretien du domaine? questionna Angelo.

Avant qu’Alexandre ait eu le temps de répondre, une multitude de questions fusèrent de toutes parts : « Y a-t-il une duchesse d’Anglase? », « Qu’est-ce que cela fait d’être duc? », « Connaissez-vous le prince de Monaco et le prince Charles d’Angleterre? », « Vivez-vous de la rente de votre domaine comme vos ancêtres? »

Alexandre rit beaucoup de ces questions pour la plupart saugrenues et expliqua qu’il était guide pendant ses temps libres, mais que son métier était plutôt celui d’instituteur au village même d’Anglase ; la dernière duchesse d’Anglase était sa mère, morte sept ans auparavant ; d’être duc ne le différenciait pas des autres et, non, il ne connaissait ni le prince de Monaco ni le prince Charles. Lisa voyait bien qu’il était embarrassé par toutes ces questions. Elle admirait sa patience et son obligeance envers ses hôtes. Lorsque la curiosité de tous fut satisfaite, ils jetèrent un coup d’œil aux souvenirs proposés dans la miniboutique et tous, sans exception, laissèrent un bon pourboire à Alexandre, non parce qu’il était duc, mais bel et bien pour ses talents de guide touristique.

Le petit groupe se dispersa alors. La mère de famille et ses filles furent les premières à monter dans leur véhicule et à quitter le château. Le couple le plus âgé s’attarda dans la boutique, hésitant à choisir ce qu’il allait rapporter. Quant aux trois amis, ils traînèrent un peu dans le jardin après avoir salué le reste du groupe. Marianne était ravie de prendre le soleil à l’air pur, comme elle aimait à dire, et Lisa rechignait intérieurement à quitter les lieux. Pendant ce temps, d’autres touristes étaient arrivés, et Alexandre s’apprêtait à les rejoindre. Cependant, il les laissa commencer seuls la visite et, derrière la vitre du hall d’entrée, il observa Lisa. Son petit manège n’échappa pas à Danielle, qui se fit discrète. Elle regrettait ses paroles qui avaient valu tant de gêne à son adorable patron.

Le cœur d’Alexandre se mit à palpiter lorsque les trois amis prirent la direction du stationnement. Sans réfléchir, il se précipita dans la boutique et prit une carte postale au hasard sur laquelle il griffonna quelque chose. Après avoir saisi deux autres cartes, il se précipita à l’extérieur. Angelo venait juste d’actionner le déverrouillage automatique de la voiture et d’ouvrir le coffre pour se saisir d’une bouteille d’eau minérale qu’il présenta galamment à ses compagnes. Ce fut lui qui le premier vit Alexandre se diriger d’un pas faussement nonchalant vers eux.

— Monsieur le guide, ou plutôt monsieur le duc, devrais-je dire, fit Angelo dans un grand sourire, avons-nous oublié quelque chose?

— Pas du tout, en fait…

— Vraiment, nous vous remercions beaucoup pour la visite! le coupa Marianne. Nous aurions dû visiter votre château en dernier, car nous risquons d’être terriblement déçus par l’accueil dans les autres palais.

— C’est gentil, la remercia sincèrement Alexandre.

— Et soyez sûr que nous recommanderons chaudement à tous nos amis de venir à Anglase pour un week-end de détente, ajouta Angelo.

— C’est très aimable à vous. En fait, je vous ai apporté des cartes postales. J’en donne toujours à mes visiteurs lorsqu’ils sont aussi sympathiques que vous, mentit-il avec aplomb.

Il tendit une carte à chacun. Lorsque ce fut le tour de Lisa, il la regarda intensément. Heureuse, elle lui offrit son plus beau sourire. Pour que Marianne et Angelo ne remarquent rien, elle s’empressa de tourner sa carte pour faire semblant de lire l’explication donnée au sujet de la photographie.

Elle comprit immédiatement en lisant la petite note à son intention.

J’ai beaucoup aimé vous rencontrer. Si vous avez d’autres questions sur Anglase, je vous laisse mon numéro de portable. N’hésitez surtout pas à m’appeler, cela me fera tellement plaisir!

Alexandre

Le numéro était noté en dessous.

Lorsqu’elle releva la tête, elle fut la seule à remarquer l’anxiété au fond des yeux bleus du guide. Elle lui sourit à nouveau. Aussitôt, elle vit que l’appréhension du châtelain se muait en un sentiment de joie.

— Allez, je vous fais la bise! s’écria Marianne en enlaçant le duc.

Angelo lui donna une vigoureuse poignée de main. Telle une enfant timide, Lisa lui tendit sa joue en dernier. De sentir la peau du jeune homme contre la sienne lui fit battre le cœur.

Ce ne fut que lorsque la Volvo noire d’Angelo disparut sur la route qu’Alexandre tourna le dos pour reprendre le chemin inverse. Il se demandait si Lisa l’appellerait, si elle en avait envie. Sinon, comment la retrouver? Il ne connaissait pas même son nom de famille…

Au même instant, dans la voiture, Marianne ne tarissait pas d’éloges sur leur guide.

— En plus, il est vachement mignon! Moi qui trouve tous les roux moches, d’habitude!

— Hé! ho! ça va bien, oui! vociféra Angelo.

— Oh, ne sois pas jaloux, mon amour. Je préfère nettement ton style italien, susurra-t-elle en lui caressant la cuisse. Toi, Lisou, tu l’as trouvé comment?

— Moi? dit Lisa d’une voix plus aiguë que d’habitude. Oh, bof…

Mais Marianne ne prêta pas attention à son air faussement détaché. Elle regardait tendrement Angelo, qui venait de fondre parce que, pour la première fois, elle lui donnait le sobriquet de « mon amour ». Ce fut à ce moment précis que Lisa réalisa à quel point son amie paraissait attachée à Angelo. Bien sûr, leur histoire ne datait pas encore d’un mois, mais, tout de même, elle n’était pas aussi tendre avec ses copains, d’habitude, et c’était un euphémisme que de le dire. Non seulement Marianne n’employait jamais de tendres petits noms pour désigner ses petits amis, mais en plus elle abominait qu’on l’en affuble. C’était une cause de rupture aussi subite qu’inattendue pour le malheureux qui s’y aventurait sans même y songer. Il était donc indéniable que quelque chose de miraculeux se tramait sous ses yeux. « À suivre… », se dit-elle.

XI

BLOIS

Trois choses valent mieux ici que dans tout le royaume : les hommes, les chiens, les vins.
François Ier

Anglase, le 5 octobre 2013

Malgré les délicieuses sucreries offertes par Alexandre d’Anglase, un petit creux au ventre décida les trois amis à faire un saut à la boulangerie du village. Elle proposait des sandwichs faits maison qui leur firent envie, et ils dévorèrent leur casse-croûte en déambulant tranquillement dans les rues étroites d’Anglase. Le village connaissait du mouvement, entre les touristes qui prenaient des photos et les habitants qui faisaient leur marché. C’était agréable. Personne ne courait avec son portable à la main ni ne bousculait les autres sans demander pardon. Là, les gens prenaient le temps de se dire bonjour, de se raconter les derniers potins du coin ou de critiquer la politique du gouvernement.

Le début de l’après-midi pointant son nez, Marianne, Lisa et Angelo décidèrent d’aller visiter Amboise. Une fois qu’elle fut sur place, aucun souvenir ne surgit à la mémoire de Lisa, aucune impression de déjà-vu ne vint troubler sa visite de l’ancien palais royal, passionnante au demeurant. Ainsi que le petit château d’Anglase, le palais d’Amboise surplombait la Loire. Comme lui, il avait été en grande partie détruit pendant la Révolution française, après avoir longtemps servi de résidence royale. En 1434, il avait été rattaché à la couronne de France, à cause de la trahison de l’un des membres de la famille d’Amboise aux dépens du favori de Charles VII. C’était à partir du règne d’Henri III que les séjours de la cour dans ce palais avaient commencé à se raréfier.

Si Lisa et ses amis le trouvèrent magnifique, ils eurent néanmoins du mal à imaginer à quoi il avait dû vraiment ressembler dans son intégralité. Il avait dû être gigantesque et somptueux. Marianne commençait à envisager la Révolution française sous un angle différent. Quel gâchis que toutes ces destructions!

En fin de journée, ils firent quelques pas dans la ville. Dans la grande rue piétonne, ils purent admirer la tour de l’horloge qui avait été autrefois une porte de la ville, des maisons à pans de bois et les bords de la Loire. C’était un ravissement que ces rues tout droit sorties du passé. Ils s’installèrent à la table d’un bistrot et commandèrent du café et du chocolat chaud pour faire durer le plaisir. Mais il fut bientôt temps de partir à la recherche du B&B qui se trouvait en pleine campagne. La Volvo d’Angelo longea des forêts giboyeuses sans fin où ils imaginèrent les seigneurs de l’époque qui y chassaient. Leurs yeux se posèrent sur les étangs profonds où se baignaient des canards, sur les villages aux belles maisons à colombages, sur les propriétés et les fermes qui les renvoyaient dans le passé autant que le faisaient les châteaux les plus renommés. Le silence régna dans l’automobile, chacun s’adonnant à sa rêverie.

Arrivés à destination, ils furent aimablement accueillis par le couple d’hôtes d’une quarantaine d’années qui prit plaisir à leur faire visiter leur propriété. La jolie habitation était entourée d’un vaste jardin à l’orée de champs cultivés où passait une petite rivière agrémentée d’un vieux moulin. Au salon, le feu de la cheminée crépitait déjà, alors que deux vieux canapés en cuir et une table basse couverte de magazines n’attendaient que les visiteurs désireux de se détendre en s’adonnant à des lectures légères. Dans la salle à manger, les tables étaient prêtes pour le dîner. Leur hôtesse leur proposa de se sustenter sur place, ce qu’ils acceptèrent avec un contentement non dissimulé. La marche les avait exténués et ils ne se sentaient pas le courage de ressortir, surtout qu’ils étaient loin de la ville. Enfin, Lisa et Marianne s’émerveillèrent à la vue des chambres, décorées avec des mélanges d’époques. Elles remercièrent vivement Angelo, radieux de leur faire plaisir.

Une fois seule dans sa chambre, Lisa se fit couler un bain et se détendit en humant avec délices l’odeur de lavande qui émanait de la mousse. Les écouteurs au creux de ses oreilles diffusaient le Requiem de Mozart. Elle pensait moins aux visions qui l’avaient terrorisée dans la matinée. Elle oubliait l’impression qui la taraudait d’avoir déjà été à Anglase sans s’en souvenir, ainsi que les rêves qu’elle avait faits et qui l’avaient amenée là avec ses deux amis, une pure folie, quand elle y songeait. Elle pensait moins à son problème et bien plus à Alexandre.

Elle sourit au souvenir de leur rencontre et regretta les trop courts instants passés près de lui, seule à seul au commencement, puis en compagnie du groupe avec lequel elle avait dû le partager. Les yeux fermés, la jolie brune souriait. Alexandre l’attirait comme jamais elle n’avait été attirée. Il dégageait quelque chose qu’elle essayait de s’expliquer : de la bonté, de la douceur, beaucoup d’esprit et une grande joie de vivre. Et puis, ses yeux étaient d’un bleu! Elle n’en avait jamais vu de semblables. Elle avait dû se forcer à maintes reprises à tourner la tête pour ne pas le dévorer du regard de façon indécente. La forme angulaire de son visage aux lèvres charnues qui paraissaient faites pour embrasser, sa chevelure de feu, son corps grand et solide, ses larges mains… et elle n’en finissait pas, tout l’attirait chez lui et attisait un feu éteint depuis trop longtemps. Fermant les yeux, elle ne résista pas à l’attraction de sa main vers son sexe qu’elle caressa doucement, avec de faibles soupirs. Ivre de jouissance, elle se mordit les lèvres pour ne pas être entendue à travers le mur. Lorsqu’une plainte sourde jaillit de sa gorge, tout son corps tremblait d’un plaisir qu’elle croyait oublié.

 

Quelques heures plus tard, après le savoureux dîner près du feu au cours duquel les trois amis avaient décidé d’un commun accord d’aller visiter Blois le lendemain matin, Lisa fut ravie de se coucher dans le grand lit de sa chambre. Avant de se laisser aller au sommeil, elle se força à faire taire sa réserve habituelle et rédigea un court message à l’intention d’Alexandre. Elle tomba malgré elle dans les bras de Morphée avant d’avoir reçu la réponse.

* * *

Blois, le 6 octobre 2013

Lisa Lépine se réveilla en souriant. Quand elle vit qu’il ne faisait pas encore jour, elle s’enfonça sous la couette et referma les yeux pour tenter de revoir quelques images d’un rêve qui lui avait fait beaucoup de bien. Elle avait la sensation d’avoir retrouvé quelqu’un d’oublié depuis longtemps, quelqu’un qu’elle avait aimé à la folie. « Même si je portais un costume, c’était moi. Qu’est-ce que j’étais amoureuse! J’aimerais me rendormir pour y retourner. Peut-être est-ce parce que je suis en train de tomber amoureuse d’Alexandre… »

Ses étonnantes incursions dans le passé lui faisaient peur ; elle craignait de devenir folle, mythomane, tout juste bonne à enfermer. En même temps, les personnages qu’elle côtoyait dans ses rêves en empruntant le corps et le mode de vie d’une personne disparue depuis des siècles lui devenaient de plus en plus familiers et elle éprouvait une sorte de fascination à les retrouver, un plaisir qu’elle jugeait malsain. Mais c’était si bon d’être follement amoureuse! Et ses heures de sommeil la plongeaient presque toujours dans une douce euphorie qui faisait ses nuits trop courtes.

Quelques heures plus tard, dans la voiture lancée à toute vitesse en direction de Blois, Lisa rêvassait au jeune duc d’Anglase, la tempe collée contre la vitre. Tout à coup, alors qu’ils traversaient un village, ses yeux rencontrèrent l’enseigne d’un artisan en menuiserie. Delon et fils, y était-il écrit? Cela ramena sa pensée à son patron et à l’anecdote du vendredi précédent. Elle avait dû prendre sa matinée pour un rendez-vous en ophtalmologie. Il ne s’agissait que d’une demi-journée et pourtant, à son retour, Jean-Daniel Delon était tout chamboulé. Il avait quasiment piqué une crise de nerfs parce que la secrétaire qui avait remplacé Lisa avait catégoriquement refusé de porter pour lui un chèque à la banque, ce que Lisa avait toujours accepté de faire. La réponse de sa remplaçante avait été sèche :

— J’ai du boulot et en plus je ne suis certainement pas payée pour m’occuper de vos affaires personnelles!

Le pauvre M. Delon en était encore tout secoué quand Lisa avait repris sa place. Elle l’avait écouté avec patience et compréhension jusqu’à ce qu’il prononce ces mots méprisants :

— Comprenez-moi bien, Lisa, je ne puis tolérer qu’une petite secrétaire de rien du tout me parle ainsi! Pour qui se prend-elle? Je suis sous-directeur! On ne joue pas dans la même cour, elle et moi!

Son mépris à l’égard de sa collègue, et donc d’elle-même de façon indirecte, l’avait heurtée. Tout l’après-midi, elle avait regretté de s’être montrée si peu ambitieuse et de n’avoir pas encore eu le courage de tenter sa chance ailleurs. Elle y réfléchissait sérieusement, à présent. Son avenir n’était pas auprès de Jean-Daniel Delon. Il lui fallait aller de l’avant.

Lisa oublia instantanément son chef à l’approche de Blois. Cette cité, elle aussi traversée par la Loire, était située au centre du Val de Loire, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. En sus du palais royal, la ville offrait de nombreuses visites et balades. Quelque chose de fort et d’indéfinissable submergea la jeune femme, tandis qu’Angelo cherchait une place près du château, dont la richesse architecturale les frappa tous les trois avant même qu’ils n’aient quitté la voiture. Cette fois, l’effet fut différent malgré les similitudes avec Anglase et Amboise. Lisa perçut une douleur qui lui fit mal comme jamais. Elle se mit à paniquer, prise d’un effroi aussi inexplicable qu’incontrôlable. Elle voulait hurler à Angelo d’arrêter la voiture! De faire demi-tour! Comme elle était à l’arrière, ni son amie ni Angelo ne la virent pâlir. Une morte n’aurait pas eu moins de couleur aux joues. « Que s’est-il passé ici? » se demanda-t-elle. « Mais rien! hurla-t-elle en elle-même. Rien! Tu n’es jamais venue ici, Lisa, jamais! Arrête ton délire et va te faire soigner! »

La jeune femme abaissa la glace et pencha son visage de manière à recevoir l’air en pleine figure. Bientôt elle respira mieux. Elle ferma les yeux quelques instants en espérant que cela passe. Les impressions de déjà-vu, les visions, tout cela ne durait jamais plus de quelques secondes ou quelques minutes. Ça allait passer ; il le fallait.

Mais ça ne passa pas. Pire, cela s’amplifia. Lisa n’arrivait même plus à regarder ce qui les entourait. Ce furent les voix de Marianne et d’Angelo qui la maintinrent en contact avec le monde réel. Angelo avait trouvé une place en contrebas du palais et bientôt les amoureux furent d’attaque. Ils claquaient déjà les portières derrière eux, alors que Lisa réfléchissait, toujours assise à l’arrière de la Volvo. Marianne s’étira longuement et sortit son petit miroir pour vérifier son maquillage, pendant qu’Angelo allumait une cigarette et levait la tête pour admirer le palais. Au ralenti, Lisa actionna enfin l’ouverture de sa porte.

— Je crois que j’ai mangé quelque chose qui ne passe pas, mentit-elle avec assurance en se tenant le ventre à deux mains.

— Quelle déveine! fit Marianne. Reste dans la voiture, Angelo et moi allons chercher une pharmacie.

— Ce n’est pas la peine, répondit Lisa. Nous sommes dimanche et, le temps de trouver la pharmacie de garde, il sera l’heure de repartir pour Paris. Non, je vais rester un peu dans la voiture et, si ça va mieux, soit je vous rejoins, soit j’irai faire un petit tour dans la ville.

— Il est hors de question que nous te laissions seule! affirma Angelo.

— Je suis bien d’accord, confirma Marianne.

— S’il vous plaît, faites-moi plaisir! On fait comme j’ai dit. Je vous assure que ça va aller, insista Lisa sur un ton qui acheva de convaincre ses amis.

Angelo lui tendit les clés.

— Tu nous appelles si quelque chose ne va pas! ordonna-t-il.

— C’est promis, garantit-elle.

Ses amis disparus dans les hauteurs du palais, Lisa verrouilla le véhicule et se dirigea vers le centre-ville à grandes enjambées. Elle ressentait un besoin impérieux de s’éloigner du palais. Le château lui inspirait une peur panique sans qu’elle comprît pourquoi. À mesure qu’elle s’enfonçait dans la cité et qu’elle se mêlait aux passants, Blésois dans leur vie quotidienne comme touristes en quête de souvenirs, elle acquérait une nouvelle certitude, celle d’être déjà venue là. Pourtant, sa mère lui avait bien dit qu’elle n’avait jamais été dans cette région. Elle avait seulement précisé que mamie Marie-Andrée y était née.

Lisa gardait peu de souvenirs de sa grand-mère paternelle. Elle se remémorait une dame tranquille au grand sourire qui lui contait des histoires quand elle allait la voir à La Rochelle, où elle habitait depuis son mariage avec son grand-père, Christian Lépine. Mais il ne semblait y avoir aucun lien entre elle et les souvenirs, réels ou imaginaires, de Lisa. D’où lui venaient ces images de deux femmes dans le salon du château d’Anglase? Où donc prenait sa source son rêve où elle avait vu les cuisines, le salon et la chambre du haut qui était restée identique à ce qu’elle était dans les années 1540? D’où lui venait la certitude que l’église d’Anglase avait été déplacée? Elle ne le saurait peut-être jamais.

Après une longue marche et la visite de moult boutiques, Lisa trouva un petit parc pourvu de bancs au bord d’un étang où se prélassaient des canards, des oies et même un ragondin solitaire. Elle s’assit face au soleil comme elle aimait à le faire, ne prêtant pas attention, à son âge, aux dégâts que pouvait causer l’astre solaire sur sa peau. Après avoir posé ses lunettes de soleil sur le bout de son nez, elle prit son téléphone portable dans son sac à main et consulta ses messages. Le matin, lorsqu’elle l’avait allumé, son appareil lui avait fait la surprise de lui présenter un nouveau message. Il était d’Alexandre. Le cœur palpitant, elle avait découvert ces quelques mots :

Chère Lisa, merci! J’ai espéré votre message toute la journée, et tout le plaisir a été pour moi, aujourd’hui. J’espère vous revoir bientôt. M’autorisez-vous à vous appeler de temps en temps?

Bises,

Alexandre

Sur le visage juvénile de Lisa s’était dessiné un sourire immense qu’elle avait eu du mal à cacher à ses amis au petit-déjeuner. Pourtant, elle n’avait pas encore répondu à Alexandre, non pas qu’elle voulût jouer les stars qui aiment se faire désirer, loin de là. Simplement, elle avait besoin de solitude et de temps pour songer aux mots qu’elle allait lui adresser.

À présent qu’elle était seule et qu’elle pouvait lui écrire tranquillement, elle craignait qu’après avoir reçu son message il ne l’appelât sur-le-champ. Or elle était perturbée et nerveuse. S’il s’en apercevait, elle risquait de moins lui plaire, et même pire, de le faire partir en courant. Et il était hors de question qu’elle passe à côté de lui ; elle ne voulait pas le manquer. Si, habituellement, elle était plutôt du style à se laisser courtiser avant de sortir avec un homme, il n’était nul besoin de faire passer un examen à Alexandre.

Elle savait déjà qu’elle l’avait dans la peau.

* * *

Paris, le 9 octobre 2013

Les yeux dans le vide, Lisa était encore dans l’ambiance agréable du rêve qu’elle avait fait cette nuit-là, bien qu’elle fût incapable de remettre les images dans l’ordre. Il avait été question cette fois encore d’amour éternel. Elle sursauta en entendant des pas au loin dans le couloir. Tout à coup, elle repensa à ce qui la taraudait. « Cela fait trois jours, maintenant. Je dois répondre, sinon il va penser que je ne sais pas ce que je veux. Il doit déjà être vexé que je ne sois pas revenue vers lui. Peut-être même qu’il n’appellera plus… »

Décidée, elle se baissa pour attraper son sac au pied de son bureau. Elle trifouilla au fond en maugréant contre les sacs féminins qui s’avéraient un vrai calvaire dès qu’on avait besoin d’y récupérer quelque chose. Au moment où, triomphante, elle se saisissait enfin du téléphone portable, le téléphone du bureau sonna. C’était une sonnerie qu’elle connaissait bien, puisqu’elle l’avait choisie. M. Delon l’appelait.

— Pfff! Ce n’est pas vrai, ça, pas maintenant! soupira-t-elle à voix haute.

Si elle s’exprimait ainsi, c’était que personne ne pouvait l’entendre. Son bureau, qui n’en était pas un, était placé dans un recoin du couloir qui menait au cabinet de Jean-Daniel Delon. Dieu merci, il y avait très peu de circulation. Elle passait d’ailleurs souvent ses journées seule.

— Lisa, venez tout de suite! J’ai un gros problème!

Avec une moue excédée, elle déposa son téléphone portable sur le bureau. « Qu’est-ce qu’il va encore nous inventer, cette fois? se demanda-t-elle en son for intérieur. La dernière fois, il était accablé par la terreur de devoir payer l’impôt sur sa fortune à cause de ses villas, au point que des verrues lui sortaient sur les doigts de pieds… Oser s’en plaindre à une personne qui gagne le salaire minimum! Sans compter tous les rendez-vous médicaux que j’ai dû lui prendre sur ses heures de travail pour traiter ces satanées verrues. Ben voyons! et avec un chauffeur de la société pour l’y conduire, n’est-ce pas! Moi, si je suis malade, je dois attendre la fin des heures de service et me traîner au cabinet en métro. Il m’énerve, parfois! Même de plus en plus! »

Lisa frappa à la porte, un bloc-notes et un stylo à la main.

— Entrez, entrez! lui fut-il répondu avec empressement.

Lorsqu’elle pénétra dans le vaste cabinet, elle trouva Jean-Daniel Delon assis derrière son bureau, le dos voûté et les coudes posés sur le meuble en acajou, soutenant sa tête baissée des deux mains. Il ne leva même pas les yeux à son entrée. « S’il avait un vrai problème, cette fois? » se dit-elle. Elle était égoïste de ne penser qu’à elle, alors qu’elle avait disposé de trois jours entiers pour répondre à Alexandre. Après tout, elle était au travail, et ce n’était pas le moment d’acheminer ses messages personnels.

— Vous ne vous sentez pas bien, monsieur? s’inquiéta-t-elle.

Il leva la tête lentement, avec difficulté. Son visage exprimait un tourment certain, ses lèvres grimaçaient, ses sourcils s’affaissaient, mais surtout ses yeux reflétaient une telle détresse que Lisa se mit à craindre le pire.

— Si, si, Lisa, fit-il en essayant sans succès de sourire. J’ai reçu un message, une mauvaise nouvelle…

Lisa s’en voulut alors terriblement. Il avait peut-être perdu un être cher ou appris qu’un ami était gravement malade. En colère contre elle-même, elle se jura de ne plus se reprendre à critiquer M. Delon. Elle avait presque envie de poser une main sur la sienne pour le soutenir.

Après avoir expiré longuement et s’être massé les tempes, il entreprit de se confier.

— Vous vous souvenez de la note que je vous avais demandé de rédiger pour que j’obtienne une place de stationnement au sous-sol de l’immeuble?

Déconcertée par la question, elle mit quelques secondes à se rappeler ce détail. Elle avait d’abord été chargée de s’occuper des papiers relatifs à l’achat de la voiture personnelle de son chef. La seule chose qu’elle n’avait pas faite, c’était le chèque. Dès qu’il était entré en possession du véhicule, il lui avait demandé de lui obtenir cette place de stationnement. Ainsi, il n’aurait plus besoin de se faire conduire par son épouse au travail tous les matins et de subir l’infernal stress de ne pas savoir s’il obtiendrait un chauffeur pour le ramener chez lui les jours où Mme Delon ne pouvait pas venir le chercher, parce qu’elle se prélassait au spa ou qu’elle avait un dîner mondain.

— Oui, fit Lisa en fronçant à peine les sourcils. Qu’y a-t-il?

— Eh bien! je viens de recevoir la réponse. Seuls les directeurs y ont droit. Pas les sous-directeurs. Vous vous rendez compte?

Tel un acteur tragique, il ouvrit grand les bras.

Lisa suffoqua in petto : « Quoi? C’est ça son problème? Il se moque de moi! »

Malgré son nombrilisme et ses maladresses, Lisa appréciait M. Delon, qui restait plaisant et accessible. Mais là, il commençait à vraiment l’insupporter, il dépassait les limites du raisonnable.

— Comme ça, enchaîna-t-il en soufflant, M. Demaisonneuve y a droit, mais pas moi! C’est incroyable! Incroyable!

Une immense jalousie mettait de l’ombre dans ses petits yeux marron. Il se leva et se mit à faire les cent pas dans la pièce. Il soufflait de plus en plus fort, une main de nouveau posée sur son front soucieux. Et arriva ce qui devait arriver, ce à quoi Lisa avait assisté au moins une dizaine de fois en deux ans.

— Il me faut cette place! s’époumona-t-il en tapant du pied. Il me la faut, Lisa, il faut que vous trouviez une solution à ce problème. Comment vais-je faire, sinon?

« Comme tout le monde, mon p’tit vieux », lui répondit-elle en pensée.

Mais Jean-Daniel Delon continuait de taper du pied sur la moquette, exaspérant au possible la jeune femme. Elle le calma séance tenante en lui disant :

— Ne vous inquiétez pas, je m’en occupe.

Il n’en attendait pas moins. Il savait que Lisa lui donnerait satisfaction une fois de plus. De son côté, la jeune femme se disait que, si elle racontait cela autour d’elle, personne ne la croirait. Les scènes de Jean-Daniel Delon étaient dignes d’une pièce de théâtre. Il vivait vraiment dans un monde parallèle, ne se doutant pas un instant de ce à quoi ressemblait la réalité des gens normaux.

— Faites vite, Lisa! Je compte sur vous, hein!

— Pas de problème! répondit-elle un tantinet sèchement avant de quitter le bureau de son supérieur.

« Quel imbécile! s’insurgea-t-elle intérieurement. Il y a des gens qui crèvent de faim dans la rue juste en bas et lui se crée de faux problèmes de gros privilégié. Il est vraiment trop nul! »

Elle se mit à passer des appels téléphoniques pour trouver qui serait en mesure de l’aider. Son bon caractère avait fait qu’en deux ans elle avait su se faire apprécier par ses contacts. Elle passa trois quarts d’heure au téléphone avant de pouvoir parler enfin à l’assistante du chef de l’organisation interne, celle qui était à même de répondre à ses interrogations. Il n’y avait aucune solution, à moins que… le médecin de M. Delon lui fasse une attestation selon laquelle il lui serait déconseillé de prendre les transports en commun à cause de sa santé. Lisa sourit. M. Delon n’aurait aucune difficulté à obtenir une telle ordonnance, le médecin en question étant l’un de ses amis intimes. De surcroît, selon son assistante, le chef de l’organisation interne préférerait trouver une place de stationnement plutôt que de faire payer à la société un chauffeur matin et soir, ce qui serait bien plus onéreux.

Quel ne fut pas le ravissement de son patron, le soir même, lorsque Lisa passa la tête dans la porte entrebâillée de son bureau pour lui dire qu’une place était réservée à son nom au premier sous-sol de l’immeuble! Il remercia pourtant à peine sa collaboratrice qui, de dépit, se promit de s’inscrire à un programme de formation pour trouver un vrai travail dès qu’elle aurait résolu ses problèmes personnels.