L’HOMME
QUI N’AVAIT
PAS DE
NOMBRIL
1. Voir L’homme qui n’avait pas de nombril – Alter ego, Éditions Michel Quintin.
L’HOMME
QUI N’AVAIT
PAS DE
NOMBRIL
ALMA MATER
MICHEL LEBOEUF
Conception de la couverture et infographie : Marie-Ève Boisvert, Éditions Michel Quintin
Conversion au format ePub : Studio C1C4
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ISBN 978-2-89435-929-7 (version ePub)
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Hébrides extérieures.
1262 après Jésus-Christ.
Il le savait, il le sentait, la dague de l’Écossais avait pénétré loin en lui, profondément, en son bas-ventre. Il allait mourir ici, sur ce rivage, loin de chez lui, au bout de son sang.
Il était d’abord tombé à genoux, puis s’était écroulé sur le côté, le visage dans le sable froid. Son assaillant, convaincu qu’il avait déjà trépassé, l’avait abandonné et s’était dirigé vers un autre guerrier norvégien.
Ils avaient été repérés par une troupe du comte écossais de Ross, alors que, longeant la côte à la faveur de la nuit, ils avaient échoué leur petit langskip à faible tirant d’eau sur la plage déserte du delta d’une rivière. Et les Écossais, profitant de l’effet de surprise, mieux armés qu’eux et surtout vêtus de cottes de mailles, avaient rapidement pris le dessus.
Il tenta de se relever et de s’asseoir, mais y renonça bien vite car la douleur était trop intense. En crachotant du sang, il se tourna et se coucha sur le dos.
Comment ses hommes allaient-ils réussir à remporter la bataille sans lui? Sans leur chef? Les rescapés, si d’aucuns survivaient à cette autre escarmouche avec l’Écosse, rentreraient au pays la mort dans l’âme. Leur roi, Håkon IV de Norvège, dit Håkonsson l’Ancien, allait être furieux. Une fois de plus.
Les relations entre l’Écosse et la Norvège, de plus en plus tendues en raison d’un contentieux pour le contrôle des Hébrides et de l’île de Man, empoisonnaient la vie d’Håkon IV, souverain âgé en fin de règne. Les insulaires des Hébrides, notamment, n’avaient de cesse de se plaindre à sa cour des raids et des pillages écossais sur leurs terres. La suzeraineté norvégienne dans la région, contestée par l’Écosse, ne faisait pourtant aucun doute; les Norvégiens avaient pris possession de ces lieux voilà plus de deux cents ans.
Un des premiers gestes du jeune Alexandre III, nouvellement installé sur le trône d’Écosse, avait été de faire parvenir un ultimatum à Håkon IV : soit les Norvégiens acceptaient de leur rétrocéder les Hébrides et l’île de Man, soit les Écossais allaient reprendre ce qu’ils considéraient comme leur bien par la force et les armes. Avant de lui répondre, Håkon IV avait choisi de gagner du temps et, afin de prendre une décision sur la manière d’agir, tentait de recueillir le plus de renseignements possibles sur les faits et gestes de l’ennemi dans la région controversée. D’où la multiplication de missions de reconnaissance norvégiennes sur les îles celto-scandinaves. Pas toutes glorieuses, il fallait bien l’admettre.
Avant de rendre l’âme, fixant le zénith d’un regard qui commençait déjà à se figer, le chef de l’équipée norvégienne crut voir passer au-dessus de lui un gigantesque oiseau rouge sang, si imposant que ses ailes obscurcissaient toute la voûte étoilée.
Puis son cœur s’arrêta de battre.
L’oiseau géant qu’il avait cru voir n’était, en fait, qu’une aurore boréale.
***
AURORIS
En s’en allant, Satan cracha sur cette masse de terre; ce crachat, l’ange Gabriel l’enleva avec un peu de terre. De là vient le nombril que l’homme a maintenant dans le ventre.
Évangile de Barnabé, chapitre 35
Auroris, capitale de la province du Paléonord, île de la Nouvelle-Zemble.
1er mai 1262 après la Nouvelle Genèse (3304 après Jésus-Christ).
Le stade d’Auroris était plein à craquer ce jour-là. Un peu plus de 28 000 spectateurs assistaient au quart de finale de solball opposant les HO de Nuuka, au Groenland, aux HS de Punta Arenas, au Néosud.
Bien évidemment, toute la haute société de la capitale, située sur l’île de la Nouvelle-Zemble au large de la Sibérie centrale, assistait au match. S’y trouvaient notamment la première gouverneure de l’État Unique, Edna Cerones, de même que le maire de la ville, quelques ministres et hauts dirigeants en vue, dont Horaz Barras, le ministre du Trésor, et Nahum Nelo, le gouverneur territorial de la province du Néosud.
Bien haut sur le pourtour de l’édifice, des oriflammes usées, arborant l’emblème de l’État Unique – un gros soleil jaune sur fond blanc –, claquaient au vent. Le stade, en piteux état, aurait eu besoin d’une sérieuse rénovation; il avait été construit une quarantaine d’années plus tôt avec des matériaux recyclés provenant de la démolition d’immeubles d’un quartier résidentiel du sud de la capitale. Mais l’administration municipale, étant donné l’état précaire de ses finances, ne pouvait se permettre d’y entreprendre des travaux d’envergure. Les spectateurs, eux, s’en foutaient, tant que la structure ne s’écroulait pas sur eux.
Pour l’instant, l’atmosphère était morose. Depuis l’élimination de l’équipe locale, celle de la province du Paléonord, la population d’Auroris appuyait l’équipe des HO du Groenland. Et celle-ci tirait de l’arrière depuis un bon moment déjà.
Il ne restait qu’une quinzaine de minutes à la partie, et les HS de Punta Arenas menaient toujours 1 à 0. À la suite du but compté en première demie, les HO avaient évidemment changé de gardien. Au solball, chaque fois que la balle – une grosse boule gris acier, bourrée d’énergie, recouverte de minuscules capteurs solaires – passait la ligne des buts, elle explosait, blessant gravement le gardien ou, la plupart du temps, l’entraînant dans la mort.
Les gardiens de but, des volontaires, étaient les véritables héros du jeu. On les choisissait lors de rondes périodiques d’entrevues réalisées au sein de la population carcérale des établissements des quatre provinces. Ceux qui acceptaient de courir le risque étaient automatiquement graciés en échange de leur promesse de garder les buts d’une des équipes de la Ligue internationale de solball pendant trois saisons consécutives. Dans les faits, rares étaient ceux qui réussissaient à se rendre au bout du terme et à regagner leur liberté.
Seul le gardien faisait ainsi face au danger lors d’une partie de solball; les autres joueurs formant l’équipe, sept attaquants et sept défenseurs, étaient munis de longs bâtons noirs magnétiques qui attiraient la balle à eux par induction, sans jamais que celle-ci n’entre en contact avec la gaule. Pour faire une passe ou lancer vers le but, il suffisait d’annuler la puissance d’attraction du bâton en appuyant sur une touche rectangulaire disposée sur le manche tout en visant la cible à atteindre. Ces joueurs, tous des professionnels, ne couraient, eux, aucun risque, sauf des blessures d’amour-propre quand leur équipe jouait mal et qu’ils subissaient alors les huées de la foule.
La ligue ne comptait que cinq équipes, soit une par province, plus celle du protectorat du Groenland.
Les quatre provinces couvraient les seules latitudes désormais habitables sur Terre : la province du Paléonord – l’extrême nord de l’Asie et de l’Europe, avec comme capitale Auroris, dans l’île de la Nouvelle-Zemble; la province du Paléosud –la pointe sud de l’Afrique, dont la capitale était El Cap; la province du Néonord – l’extrême nord de l’Amérique du Nord, avec Santa Churchilla comme capitale; la province du Néosud – la pointe sud de l’Amérique du Sud et l’Antarctique, dont la capitale était Punta Arenas.
Le petit protectorat du Groenland, sous la juridiction particulière de l’administration d’Auroris, avait pour capitale Nuuka. Bien que sa population fût la plus faible des cinq territoires de l’État Unique – on n’y comptait qu’un peu moins de trois millions d’habitants –, le Groenland possédait la plus talentueuse équipe de solball de toutes, celle qui depuis la création de la ligue cumulait le plus grand nombre de championnats.
De mauvaises langues soutenaient que, depuis plusieurs années déjà, les matchs de fin de saison étaient truqués pour permettre aux HO du Groenland de gagner les championnats, contribuant, ce faisant, à maintenir une relative paix sociale dans le protectorat. Mais il n’existait aucune preuve formelle que pareil système eut été mis en place.
Depuis quelques minutes, les HO de Nuuka se faisaient de plus en plus menaçants en territoire néosudiste. Un premier lancer fut aisément repoussé par le gardien des HS, mais un de leurs défenseurs, tentant de dégager en zone neutre en s’emparant de la balle, rata son tir. La boule, reprise au bond par un des meilleurs attaquants de l’équipe des HO, fut cette fois projetée avec force et précision dans le coin gauche du filet, sans que le gardien puisse y faire quoi que ce soit.
Le quadrillage de faisceaux lumineux qui balisait l’espace entre les deux poteaux enregistra le passage de la balle derrière la zone de but et la boule explosa alors dans un fracas assourdissant.
La foule rugit, le stade vibra. Les HO venaient d’égaliser le pointage.
Alors que la clameur, lentement, s’apaisait, des brancardiers vinrent récupérer le corps ensanglanté, défiguré, du gardien des HS puis ils s’engouffrèrent avec lui dans les entrailles du stade. Une voix informa ensuite les spectateurs que le gardien avait succombé à ses blessures, et qu’en sa mémoire on allait observer une minute de silence. Ce qui fut fait.
Pendant que le gardien de relève s’échauffait dans son but, un cube noir gigantesque descendit d’une structure métallique entrecroisée au centre de la voûte ouverte du stade. Le cube s’immobilisa à la hauteur idéale pour que tous les spectateurs puissent le contempler aisément. On entendit le bref hymne mondial de l’État Unique – cinq simples notes austères, jouées sur une trompette militaire –, puis les quatre faces du cube s’illuminèrent. Après qu’un gros soleil jaune sur fond blanc eut brièvement rempli l’écran apparut le visage familier de la première gouverneure.
Edna Cerones portait, fidèle à son habitude, le costume terne, gris-bleu, de tous les officiers gouvernementaux, incluant les plus hauts gradés. Ses cheveux, jadis noirs et maintenant grisonnants, montaient en un rigide chignon. Comme tous ses concitoyens, elle avait le teint légèrement basané, et les yeux en amande. Son maintien rigide, les traits anguleux de son visage, son regard résolu; tout chez elle rappelait la dignité naturelle et la détermination qui étaient siennes.
Elle commença son allocution préenregistrée avec, en fond de scène, un faux ciel d’un bleu profond où flottaient quelques gros cumulus, affichant un sourire tout aussi apocryphe que le bleu de l’azur – les jours de temps clair étaient rarissimes aux latitudes habitées; la plupart du temps, un épais couvert nuageux obstruait le firmament.
En fin de saison, durant les matchs de solball les plus importants du championnat retransmis aux quatre coins de la planète, de tels interludes politiques étaient monnaie courante.
— Concitoyennes et concitoyens, annonça Edna Cerones sur un ton solennel, j’ai de bonnes nouvelles.
Elle fit une pause, calculée, puis reprit.
— Nous avons mis en culture ce printemps plus de quinze mille hectares d’une variété de légumineuse inédite, la BR45, qui, selon les agronomes du ministère de la Sustentation, sera beaucoup plus résistante que la précédente.
La foule salua la chose en applaudissant poliment.
— Ces derniers mois, nous avons également procédé à la reforestation d’un secteur prometteur du Néonord, poursuivit-elle, sur une superficie de quelque trente mille hectares.
Derechef, les spectateurs applaudirent.
— Par ailleurs, continua-t-elle, les statistiques du premier trimestre de l’année sont encourageantes quant à la sécurité citoyenne : on note une baisse de la criminalité de 1,5% au Néosud, de 2,2% au Néonord et d’un impressionnant 13,7% au Paléosud. Vous vous joindrez à moi, j’en suis convaincue, pour adresser des félicitations particulières aux administrateurs d’El Cap pour ces excellents résultats.
Edna Cerones n’avait pas voulu remercier publiquement le gouverneur territorial du Paléosud, Ruky Qwerto, car depuis plusieurs mois déjà les relations entre la première gouverneure et le dirigeant de cette province étaient des plus tendues. Des rumeurs de plus en plus insistantes laissaient entendre que Qwerto allait perdre son poste d’ici peu et qu’Edna Cerones lui substituerait un gouverneur plus malléable. C’était en réalité le seul politicien d’envergure qui osait, publiquement du moins, s’opposer, à l’occasion, aux décisions de Cerones, aux commandes des cinq territoires depuis vingt-deux ans.
À l’approche des élections mondiales, et même si sa réélection ne faisait pratiquement aucun doute, Cerones jouait de prudence. Elle multipliait les sorties publiques et les discours, ce qui laissait présumer qu’elle ne tenait rien pour acquis.
Dans ses allocutions, depuis des semaines, elle insistait sur ses trois thèmes de prédilection : un approvisionnement alimentaire plus soutenu et plus diversifié, le reboisement à grande échelle pour une meilleure régulation du climat et la sécurité accrue pour les citoyens de tous les continents, et ce, peu importe leur origine ou leur appartenance raciale – HS ou HO. Un choix de thèmes nullement lié au hasard; tous trois étaient les principales sources de frustration de la population.
On en avait marre, en effet, de ne jamais pouvoir manger à sa faim, et d’avoir dans son assiette les mêmes fruits, essentiellement des pommes, et les mêmes légumes – tous de la famille des légumineuses : des pois, des lentilles, des fèves et des haricots. S’ajoutaient quelques autres végétaux, comme la moutarde et le pavot, dont on tirait épices et assaisonnements pour varier un peu le menu.
On en avait aussi plus qu’assez de toujours consommer les mêmes insectes – des coléoptères ou des larves de sauterelles, de papillons et de mouches – et ces bouillies sans saveur à base de farine d’invertébrés. Seules les élites – les vedettes de solball, les politiciens, les hauts fonctionnaires – avaient accès, à l’occasion, à d’autres protéines animales plus goûteuses, à savoir de la viande de chèvre ou même, pour les plus fortunés d’entre eux, de la volaille.
On n’en pouvait plus non plus de ce climat de serre, chaud et humide, et de ce film nuageux qui voilait à peu près toujours le soleil. Car le ciel n’était bleu qu’aux latitudes intermédiaires, comprises entre le 58e parallèle nord et le 30e parallèle sud, des zones trop sèches, où rien ne poussait, trop torrides pour être habitables.
On en avait enfin par-dessus la tête de cette insécurité dans les villes, c’est-à-dire à peu près partout sur la planète, car l’immense majorité de la population était urbaine. À l’exception de quelques HO au Groenland, plus personne n’habitait en rase campagne.
Ce que la première gouverneure ne pouvait pas évoquer, publiquement du moins, c’était la fragilité de l’approvisionnement énergétique des cités des quatre provinces, basé sur une seule source : le solaire. Une technologie coûteuse et capricieuse, surtout en 1262 après la Nouvelle Genèse.
Tandis que l’immense cube, lentement, remontait s’accrocher dans son écrin de métal, une sirène retentit; le match pouvait reprendre son cours. Les spectateurs saluèrent la fin de l’intermission avec des hourras, des bravos et des sifflements; signe tangible que le sport, en ces années difficiles, intéressait le peuple davantage que la politique.
Mais Edna Cerones n’en prit pas ombrage.
Elle savait bien que les élections, imminentes, allaient être l’occasion de remonter la pente auprès de ses concitoyens.
***
Depuis la reprise du jeu, les HO de Nuuka, portés par la foule et leur dernier but, attaquaient sans relâche. Les défenseurs des HS, épuisés, multipliaient les erreurs et les passes imparfaites. Comme il s’agissait d’un match éliminatoire, sans lendemain, une des deux équipes devait marquer un but pour mettre un terme à la rencontre. Un des deux gardiens était donc pratiquement assuré d’y laisser sa peau avant la fin de la partie. Et ce qui devait arriver arriva : l’attaquant le plus talentueux des HO, celui-là même qui tout à l’heure avait nivelé la marque, décocha sans avertissement un tir puissant et la balle pénétra dans le filet.
La foule explosa en même temps que le gardien et toute la zone de ses buts.
Les HO du Groenland passaient en demi-finale.
Dans la loge des dignitaires, Edna Cerones se tourna vers Nahum Nelo, le gouverneur territorial de la province du Néosud, et lui dit à l’oreille :
— Je sais que ça vous désole de voir perdre votre équipe, fit-elle. Mais, Nahum, avions-nous vraiment le choix?
Nuuka, capitale du protectorat du Groenland.
1er mai 1262 après la Nouvelle Genèse.
Tandis qu’il fourrait ses affaires dans un sac de voyage élimé, le technicien de première classe Anton Pery écoutait en souriant les commentaires d’après-match retransmis par satellite depuis Auroris. L’image sautillait au gré de la qualité de la liaison, et parfois il perdait le son, mais cela n’avait guère d’importance. Seul comptait le résultat : encore une fois, les HO du Groenland avaient gagné. Ils étaient décidément les plus forts. Les HS pouvaient aller se rhabiller.
Même si les HO étaient sous le joug administratif et militaire des HS depuis belle lurette, même si leur domination politique et économique était incontestable, ce n’était pas demain la veille qu’au solball les HO – les humains avec ombilic – allaient être détrônés par une équipe de HS – les humains sans nombril.
L’équipe de Nuuka, fierté du protectorat groenlandais, était la seule équipe de HO de la ligue, toutes les autres équipes des provinces étant composées de HS. La chose n’avait rien d’étonnant : c’est au Groenland qu’habitait la totalité de la population mondiale d’humains avec nombril, soit environ trois millions de personnes. Un gros ghetto, disaient certains des HO les plus revanchards du protectorat. Et ceux d’entre eux qui n’arrivaient pas à tenir leur langue, qui s’exprimaient haut et fort sur ces questions, se qualifiaient souvent pour un « stage de formation » à la CRT, la Colonie de redressement par le travail, aménagée au nord de la capitale du Groenland, tout au bout d’une longue route isolée. Selon la nature de l’offense, ces « stagiaires » – ni plus ni moins que des prisonniers politiques, d’après les contestataires du régime dans le protectorat – y demeuraient pour un bref ou un plus long séjour, dans des conditions pitoyables.
Tant qu’il avait du travail, un petit logement et de la nourriture, Anton Pery ne trouvait quant à lui pas de véritable motif de se plaindre de la situation, ni de s’occuper de politique, laquelle, d’ailleurs, ne l’intéressait pas le moins du monde. Du fait de ses compétences, il avait la chance de voyager, de voir du pays. Ce qui était plutôt rare pour les citoyens de l’État Unique, les HS y compris.
En vérité, les HS quittaient rarement le plancher des vaches. Bien peu d’entre eux prenaient l’aéronef pour se déplacer; seulement les hauts fonctionnaires et quelques privilégiés du régime en place avaient la chance de voir d’autres agglomérations urbaines que celle où ils habitaient. Car non seulement les ressources énergétiques étaient extrêmement limitées, mais les engins en bon état se faisaient rares. Pour le transport des personnes et des marchandises outre-mer, on avait surtout recours à la navigation. C’était certes beaucoup plus long, mais moins énergivore.
Outre en solball, les HO dominaient aussi les HS en d’autres matières, par exemple dans l’entretien des systèmes énergétiques. Seuls des techniciens HO certifiés, sortis avec haut mérite des rangs de l’Internat de technologie solaire, étaient en mesure de se rendre en zones dangereuses, aux latitudes intermédiaires – qu’on appelait aussi les latitudes interdites –, pour effectuer des diagnostics et des réparations dans les parcs de panneaux solaires qui y avaient été aménagés pour fournir l’énergie à la civilisation, réfugiée aux deux pôles pour d’évidentes raisons climatiques.
Sauf à ses deux extrémités, plus personne n’habitait en Amérique. Même chose pour le sous-continent indien, l’Australie et toutes les îles du Pacifique : des zones ingrates, stériles, dépeuplées depuis plusieurs centaines d’années. Seul l’extrême nord de l’Asie et une toute petite pointe de l’Europe étaient encore – un peu – fertiles.
La pointe d’El Cap mise à part, toute l’Afrique était désormais, elle aussi, un désert brûlant. Anton Pery s’apprêtait d’ailleurs à se rendre dans sa partie orientale, dès le lendemain matin, pour une tournée régulière d’entretien d’un des parcs les plus étendus de la planète, le PSPN26, aménagé au nord des Grands Lacs africains. Le PSPN26 produisait l’essentiel de la puissance requise pour l’approvisionnement énergétique de la province du Paléonord, et surtout de la Nouvelle-Zemble, son île la plus peuplée, où résidaient 32 millions de citoyens.
Du quartier général du service aérien du ministère de l’Énergie, basé à Auroris, était venue plus tôt par ondes radio la confirmation de son heure de départ du lendemain : 5 h 30, heure de Nuuka. Un vol en solitaire pour limiter les pertes en cas d’accident, car au chapitre des ressources humaines, mieux valait ne perdre qu’un officier au lieu de deux.
La chose n’inquiétait toutefois pas Pery car il en avait l’habitude. En plus d’être de redoutables adversaires au solball et des techniciens solaires hors pair, les HO étaient d’excellents pilotes.
***
Non seulement on avait confié aux HO du Groenland la tâche fastidieuse et risquée d’entretenir les parcs de panneaux solaires aux latitudes intermédiaires, mais on leur avait aussi assigné l’entretien des géobloqueurs.
Pour limiter le rayonnement solaire aux hautes latitudes, et tenter de faire diminuer la température moyenne de la planète, on avait installé en orbite autour de la Terre, à 36 000 km d’altitude, de gigantesques déflecteurs géostationnaires qui empêchaient la lumière du Soleil d’atteindre directement le sol, là où l’humanité s’était réfugiée. Une civilisation en décroissance, dont la population entière dépassait tout juste les 53 millions de personnes.
Les géobloqueurs nécessitaient, eux aussi, un entretien minutieux, à intervalles réguliers, dans l’espace. Des missions cruciales, effectuées dans des conditions difficiles – notamment en raison du piètre état des navettes vieillissantes encore en service –, qu’on n’avait pas hésité à confier, encore une fois, aux techniciens HO.
***
Anton Pery, qui s’était couché tard en raison du match, ne dormit que quelques heures, mais d’un sommeil de plomb. Il se leva d’attaque, à l’aurore, prêt, comme d’habitude, à mener à bien la mission qu’on lui avait assignée.
***
Après avoir quitté le Groenland, survolé l’Islande et la mer de Norvège, Pery longeait maintenant la côte occidentale du désert européen.
Bien sûr, il allongeait ainsi considérablement son temps de vol, mais vu l’état lamentable du matériel volant mis à la disposition des techniciens HO, la traversée de l’Atlantique Nord en diagonale, de la pointe du Groenland aux rives de l’Afrique, était trop risquée. Si une panne de moteur survenait alors qu’il survolait la terre ferme, il pouvait au moins se poser et appeler pour obtenir de l’aide. Par contre, au-dessus de l’océan, c’était le grand plongeon et la mort assurée. Pery vivait seul; ni femme ni enfant ni personne n’allait pleurer sur son sort si pareille chose arrivait, sauf peut-être son chef de service, forcé de lui trouver un remplaçant, ou Nuri Flores, sa nouvelle flamme du moment.
À vingt-trois ans, il s’estimait néanmoins encore trop jeune pour mourir. Alors en vol vers l’Afrique, il longeait les côtes le plus souvent possible.
Son véhicule de service rappelait vaguement une fourmi volante par sa couleur rouille, sa structure en trois sections – la cabine de pilotage, le compartiment moteur, la cale où étaient entreposés divers outils et pièces de rechange pour les panneaux solaires – et ses six pieds, lesquelles permettaient à tout pilote le moindrement habile de se poser sans problème sur n’importe quel type de sol, même les plus meubles, sans s’y enfoncer. Mû à l’énergie solaire, l’aéronef rechargeait ses batteries grâce à de minces capteurs, disposés sur les ailes en de multiples rangées.
Le cockpit, plutôt vaste, permettait à trois personnes de prendre place à bord. Outre celui du pilote s’y trouvaient un autre siège derrière le pare-brise pour le copilote, et un troisième, en retrait, destiné à un officier de liaison radio. Jamais Pery n’avait volé autrement qu’en solitaire toutefois. Et c’était sans doute le cas pour les autres pilotes qui, précédemment, avaient utilisé cet appareil; ces deux sièges-là étaient encore comme neufs.
Le temps avait été clément et Pery avait bien progressé. À l’horizon se profilaient déjà les premières montagnes du continent africain. Plus que quelques heures de vol. Ses instruments de bord lui confirmèrent qu’aucune tempête ne se préparait devant lui; rien que des hautes pressions jusqu’à destination.
La plus grande crainte des pilotes-techniciens HO chargés de l’entretien des panneaux solaires? Les tempêtes de sable des latitudes interdites, malheureusement plutôt fréquentes. Des bourrasques terribles, mugissantes, qui faisaient tourbillonner le sable haut dans le ciel, restreignaient la visibilité et déstabilisaient les aéronefs. Pris dans pareil maelström, il fallait naviguer aux instruments et se fier aveuglement à eux. Ce qu’Anton Pery détestait par-dessus tout en raison de leur fiabilité discutable.
Tous les deux ou trois ans, en moyenne, un pilote y laissait sa peau. Le dernier en liste avait été Tho Mor, un bon ami d’Anton qui, jadis, avait la responsabilité du même secteur que lui. Il y avait été porté disparu voilà un peu plus d’un an.
La côte nord-africaine déjà en vue, Pery ajusta son casque d’écoute et entreprit de signaler sa position à la tour de contrôle d’Auroris, alors que défilaient sous lui les premières montagnes du nord-ouest du continent.
La pression barométrique des zones devant lui demeurait élevée, promesse de beau temps et d’un ciel indulgent.
Il avait connu, cette fois encore, un vol sans histoire.